En Chasse
M. Lepic emmène ses fils à la chasse alternativement. Ils marchent derrière lui, un peu sur sa droite, à cause de la direction du fusil, et portent le carnier. M. Lepic est un marcheur infatigable. Poil de Carotte met un entêtement passionné à le suivre, sans se plaindre. Ses souliers le blessent, il n'en dit mot, et ses doigts se cordellent ; le bout de ses orteils enfle, ce qui leur donne la forme de petits marteaux.
Si M. Lepic tue un lièvre au début de la chasse, il dit :
- Veux-tu le laisser à la première ferme ou le cacher dans une haie, et nous le reprendrons ce soir ?
- Non, papa, dit Poil de Carotte, j'aime mieux le garder.
Il lui arrive de porter une journée entière deux lièvres et cinq perdrix. Il glisse sa main ou son mouchoir sous la courroie du carnier, pour reposer son épaule endolorie. S'il rencontre quelqu'un, il montre son dos avec affectation et oublie un moment sa charge.
Mais il est las, surtout quand on ne tue rien et que la vanité cesse de le soutenir.
- Attends-moi ici, dit parfois M. Lepic. Je vais battre ce labouré.
Poil de Carotte, irrité, s'arrête, debout au soleil. Il regarde son père piétiner le champ, sillon par sillon, motte à motte, le fouler, l'égaliser comme avec une herse, frapper de son fusil les haies, les buissons, les chardons, tandis que Pyrame même, n'en pouvant plus, cherche l'ombre, se couche un peu et halète, toute sa langue dehors.
- Mais il n'y a rien là, pense Poil de Carotte. Oui, tape, casse des orties, fourrage. Si j'étais lièvre gîté au creux d'un fossé, sous les feuilles, c'est moi qui me retiendrais de bouger, par cette chaleur !
Et en sourdine il maudit M. Lepic ; il lui adresse de menues injures.
Et M. Lepic saute un autre échalier, pour battre une luzerne d'à côté où, cette fois, il serait bien étonné de ne pas trouver quelque gars de lièvre.
- Il me dit de l'attendre, murmure Poil de Carotte, et il faut que je coure après lui, maintenant. Une journée qui commence mal, finit mal. Trotte et sue, papa, éreinte le chien, courbature-moi, c'est comme si on s'asseyait. Nous rentrerons bredouille, ce soir.
Car Poil de Carotte est naïvement superstitieux.
Chaque fois qu'il touche le bord de sa casquette, voilà Pyrame en arrêt, le poil hérisse, la queue raide. Sur la pointe du pied, M. Lepic s'approche le plus près possible, la crosse au défaut de l'épaule. Poil de Carotte s'immobilise, et un premier jet d'émotion le fait suffoquer.
Il soulève sa casquette.
Des perdrix partent, ou un lièvre déboule. Et selon que Poil de Carotte laisse retomber la casquette ou qu'il simule un grand salut, M. Lepic manque ou tue.
Poil de Carotte l'avoue, ce système n'est pas infaillible. Le geste trop souvent répété ne produit plus d'effet, comme si la fortune se fatiguait de répondre aux mêmes signes. Poil de Carotte les espace discrètement, et à cette condition, ça réussit presque toujours.
- As-tu vu le coup ? demande M. Lepic qui soupèse un lièvre chaud encore dont il presse le ventre blond, pour lui faire faire ses suprêmes besoins. Pourquoi ris-tu ?
- Parce que tu l'as tué, grâce à moi, dit Poil de Carotte.
Et fier de ce nouveau succès, il expose avec aplomb sa méthode.
Poil de Carotte
- Mon Dieu ! je n'irai pas jusqu'à prétendre que je ne me trompe jamais.
Monsieur Lepic
- Veux-tu bien te taire tout de suite, nigaud. Je ne te conseille guère, si tu tiens à ta réputation de garçon d'esprit, de débiter ces bourdes devant des étrangers. On t'éclaterait au nez. A moins que, par hasard, tu ne te moques de ton père.
Poil de Carotte
- Je te jure que non, papa. Mais tu as raison, pardonne-moi, je ne suis qu'un serein. quebecoriginal.com
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La Mouche
La chasse continue, Poil de Carotte qui hausse les épaules de remords, tant il se trouve bête, emboîte le pas de son père avec une nouvelle ardeur, s'applique à poser exactement le pied gauche là où M. Lepic a posé son pied gauche, et il écarte les jambes comme s'il fuyait un ogre. Il ne se repose que pour attraper une mûre, une poire sauvage, et des prunelles qui resserrent la bouche, blanchissent les lèvres et calment la soif. D'ailleurs, il a dans une des poches du carnier le flacon d'eau de vie. Gorgée par gorgée, il boit presque tout à lui seul, car M. Lepic, que la chasse grise, oublie d'en demander.
- Une goutte, papa ?
Le vent n'apporte qu'un bruit de refus. Poil de Carotte avale la goutte qu'il offrait, vide le flacon et la tête tournante, repart à la poursuite de son père. Soudain, il s'arrête, enfonce un doigt au creux de son oreille, l'agite vivement, le retire, puis feint d'écouter, et il crie à M. Lepic :
- Tu sais, papa, je crois que j'ai une mouche dans l'oreille.
Monsieur Lepic
- Ote-la, mon garçon.
Poil de Carotte
- Elle y est trop avant, je ne peux pas la toucher. Je l'entends qu'elle bourdonne.
Monsieur Lepic
- Laisse-la mourir toute seule.
Poil de Carotte vos-reves.com
- Mais si elle pondait, papa, si elle faisait son nid ?
Monsieur Lepic
- Tâche de la tuer avec une corne de mouchoir.
Poil de Carotte
- Si je versais un peu d'eau de vie pour la noyer ? Me donnes-tu la permission ?
- Verse ce que tu voudras, lui crie M. Lepic. Mais dépêche-toi.
Poil de Carotte applique sur son oreille le goulot de la bouteille, et il la vide une deuxième fois, pour le cas où M. Lepic imaginerait de réclamer sa part.
Et bientôt, Poil de Carotte s'écrie, allègre, en courant :
- Tu sais, papa, je n'entends plus la mouche. Elle doit être morte. Seulement, elle a tout bu.
**************************
La première bécasse
- Mets-toi là, dit M. Lepic. C'est la meilleure place. Je me promènerai dans le bois avec le chien ; nous ferons lever les bécasses, et quand tu entendras : pit, pit,, dresse l'oreille et ouvre l'oeil. Les bécasses passeront sur ta tête.
Poil de Carotte tient le fusil couché entre ses bras. C'est la première fois qu'il va tirer une bécasse. Il a déjà tué une caille, déplumé une perdrix, et manqué un lièvre avec le fusil de M. Lepic.
Il a tué la caille par terre, sous le nez du chien en arrêt. D'abord il regardait, sans la voir, cette petite boule ronde, couleur du sol.
- Recule-toi, lui dit M. Lepic, tu es trop près.
Mais Poil de Carotte, instinctif, fit un pas de plus en avant, épaula, déchargea son arme à bout portant et rentra dans la terre la boulette grise. Il ne put retrouver de sa caille broyée, disparue, que quelques plumes et un bec sanglant.
Toutefois, ce qui consacre la renommée d'un jeune chasseur, c'est de tuer une bécasse, et il faut que cette soirée marque dans la vie de Poil de Carotte.
Le crépuscule trompe, comme chacun sait. Les objets remuent leurs lignes fumeuses. Le vol d'un moustique trouble autant que l'approche du tonnerre. Aussi, Poil de Carotte, ému, voudrait bien être à tout à l'heure.
Les grives, de retour des prés, fusent avec rapidité entre les chênes. Il les ajuste pour se faire l'oeil. Il frotte de sa manche la buée qui ternit le canon du fusil. Des feuilles sèches trottinent çà et là.
Enfin, deux bécasses, dont les longs becs alourdissent le vol, se lèvent, se poursuivent amoureuses et tournoient au-dessus du bois frémissant.
Elles font pit, pit, pit, comme M. Lepic l'avait promis mais si faiblement, que Poil de Carotte doute qu'elles viennent de son côté. Ses yeux se meuvent vivement. Il voit deux ombres passer sur sa tête, et la crosse du fusil sur son ventre, il tire au juger, en l'air.
Une des deux bécasses tombe, bec en avant, et l'écho disperse la détonation formidable aux quatre coins du bois.
Poil de Carotte ramasse la bécasse dont l'aile est cassée, l'agite glorieusement et respire l'odeur de la poudre.
Pyrame accourt, précédant M. Lepic, qui ne s'attarde ni se chateau-menetou-salon.com hâte plus que d'ordinaire.
- Il n'en reviendra pas, pense Poil de Carotte prêt aux éloges.
Mais M. Lepic écarte les branches, paraît, et dit d'une voix calme à son fils encore fumant :
- Pourquoi donc que tu ne les as pas tuées toutes les deux ?
*************************
coloriages-pour-enfants.net L'hameçon
Poil de Carotte est en train d'écailler ses poissons, des goujons, des ablettes et même des perches. Il les gratte avec un couteau, leur fend le ventre, et fait éclater sous son talon les vessies doubles transparentes. Il réunit les vidures pour le chat. Il travaille, se hâte, absorbé, penché sur le seau blanc d'écume, et prend garde de se mouiller.
Mme Lepic vient donner un coup d'oeil.
- A la bonne heure, dit-elle, tu nous as pêché une belle friture, aujourd'hui. Tu n'es pas maladroit, quand tu veux.
Elle lui caresse le cou et les épaules, mais, comme elle retire sa main, elle pousse un cri de douleur.
Elle a un hameçon au bout du doigt.
Soeur Ernestine accourt. Grand frère Félix la suit, et bientôt M. Lepic lui-même arrive.
- Montre voir, disent-ils.
Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux, et l'hameçon s'enfonce plus profondément. Tandis que grand frère Félix et soeur Ernestine la soutiennent, M. Lepic lui saisit le bras, le lève en l'air, et chacun peut voir le doigt. L'hameçon l'a traversé.
M. Lepic tente de l'ôter.
- Oh! non ! pas comme ça ! dit Mme Lepic d'une voix aiguë.
En effet, l'hameçon est arrêté d'un côté par son dard et de l'autre côté par sa boucle.
M. Lepic met son lorgnon.
- Diable, dit-il, il faut casser l'hameçon !
Comment le casser ! Au moindre effort de son mari, qui n'a pas de prise, Mme Lepic bondit et hurle. On lui arrache donc le coeur, la vie ? D'ailleurs l'hameçon est d'un acier de bonne trempe.
- Alors, dit M. Lepic, il faut couper la chair.
Il affermit son lorgnon, sort son canif, et commence de passer sur le doigt une lame mal aiguisée, si faiblement qu'elle ne pénètre pas. Il appuie ; il sue. Du sang paraît.
- Oh ! là ! oh ! là ! crie Mme Lepic, et tout le groupe tremble.
- Plus vite, papa ! dit soeur Ernestine.
- Ne fais donc pas ta lourde comme ça ! dit grand frère Félix à sa mère.
M. Lepic perd patience. Le canif déchire, scie au hasard, et Mme Lepic, après avoir murmuré
" Boucher ! boucher ! " se trouve mal, heureusement.
M. Lepic en profite. Blanc, affolé, il charcute, fouit la chair, et le doigt n'est plus qu'une plaie sanglante d'où l'hameçon tombe.
Ouf !
Pendant cela, Poil de Carotte n'a servi à rien. Au premier cri de sa mère, il s'est sauvé. Assis sur l'escalier, la tête entre ses mains, il s'explique l'aventure. Sans doute, une fois qu'il lançait sa ligne au loin son hameçon lui est resté dans le dos.
- Je ne m'étonne plus que ça ne mordait pas, dit-il.
Il écoute les plaintes de sa mère, et d'abord n'est guère chagriné de les entendre. Ne criera-t-il pas à son tour, tout à l'heure, non moins fort qu'elle, aussi fort qu'il pourra, jusqu'à l'enrouement, afin qu'elle se croie plus tôt vengée et le laisse tranquille ?
Des voisins attirés le questionnent :
- Qu'est-ce qu'il y a donc, Poil de Carotte ?
Il ne répond rien ; il bouche ses oreilles, et sa tête rousse disparaît. Les voisins se rangent au bas de l'escalier et attendent les nouvelles.
Enfin Mme Lepic s'avance. Elle est pâle comme une accouchée, et, fière d'avoir couru un grand danger, elle porte devant elle son doigt emmailloté avec soin. Elle triomphe d'un reste de souffrance. Elle sourit aux assistants, les rassure en quelques mots et dit doucement à Poil de Carotte
- Tu m'as fait mal, va, mon cher petit. Oh ! je ne t'en veux pas ; ce n'est pas de ta faute.
Jamais elle n'a parlé sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, il lève le front. Il voit le doigt de sa mère enveloppé de linges et de ficelles, propre, gros et carré, pareil à une poupée d'enfant pauvre. Ses yeux secs s'emplissent de larmes.
Mme Lepic se courbe. Il fait le geste habituel de s'abriter derrière son coude. Mais, généreuse, elle l'embrasse devant tout le monde. merci-facteur.com
Il ne comprend plus. Il pleure à pleins yeux.
- Puisqu'on te dit que c'est fini, que je te pardonne ! Tu me crois donc bien méchante ?
Les sanglots de Poil de Carotte redoublent.
- Est-il bête ? On jurerait qu'on l'égorge, dit Mme Lepic aux voisins attendris par sa bonté.
Elle leur passe l'hameçon qu'ils examinent curieusement. L'un d'eux affirme que c'est du numéro 8. Peu à peu elle retrouve sa facilité de parole, et elle raconte le drame au public, d'une langue volubile.
- Ah ! sur le moment, je l'aurais tué, si je ne l'aimais tant. Est-ce malin, ce petit outil d'hameçon ! J'ai cru qu'il m'enlevait au ciel.
Soeur Ernestine propose d'aller l'encroter loin, au bout du jardin, dans un trou, et de piétiner la terre. !
- Ah ! mais non ! dit grand frère Félix, moi je le garde. Je veux pêcher avec. Bigre ! un hameçon trempé dans le sang à maman, c'est ça qui sera bon ! Ce que je vais les sortir, les poissons ! malheur ! des gros comme la cuisse !
Et il secoue Poil de Carotte, qui, toujours stupéfait d'avoir échappé au châtiment, exagère encore son repentir, rend par la gorge des gémissements rauques et lave à grande eau les taches de son de sa laide figure à claques.
- Une goutte, papa ?
Le vent n'apporte qu'un bruit de refus. Poil de Carotte avale la goutte qu'il offrait, vide le flacon et la tête tournante, repart à la poursuite de son père. Soudain, il s'arrête, enfonce un doigt au creux de son oreille, l'agite vivement, le retire, puis feint d'écouter, et il crie à M. Lepic :
- Tu sais, papa, je crois que j'ai une mouche dans l'oreille.
Monsieur Lepic
- Ote-la, mon garçon.
Poil de Carotte
- Elle y est trop avant, je ne peux pas la toucher. Je l'entends qu'elle bourdonne.
Monsieur Lepic
- Laisse-la mourir toute seule.
Poil de Carotte vos-reves.com
- Mais si elle pondait, papa, si elle faisait son nid ?
Monsieur Lepic
- Tâche de la tuer avec une corne de mouchoir.
Poil de Carotte
- Si je versais un peu d'eau de vie pour la noyer ? Me donnes-tu la permission ?
- Verse ce que tu voudras, lui crie M. Lepic. Mais dépêche-toi.
Poil de Carotte applique sur son oreille le goulot de la bouteille, et il la vide une deuxième fois, pour le cas où M. Lepic imaginerait de réclamer sa part.
Et bientôt, Poil de Carotte s'écrie, allègre, en courant :
- Tu sais, papa, je n'entends plus la mouche. Elle doit être morte. Seulement, elle a tout bu.
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La première bécasse
- Mets-toi là, dit M. Lepic. C'est la meilleure place. Je me promènerai dans le bois avec le chien ; nous ferons lever les bécasses, et quand tu entendras : pit, pit,, dresse l'oreille et ouvre l'oeil. Les bécasses passeront sur ta tête.
Poil de Carotte tient le fusil couché entre ses bras. C'est la première fois qu'il va tirer une bécasse. Il a déjà tué une caille, déplumé une perdrix, et manqué un lièvre avec le fusil de M. Lepic.
Il a tué la caille par terre, sous le nez du chien en arrêt. D'abord il regardait, sans la voir, cette petite boule ronde, couleur du sol.
- Recule-toi, lui dit M. Lepic, tu es trop près.
Mais Poil de Carotte, instinctif, fit un pas de plus en avant, épaula, déchargea son arme à bout portant et rentra dans la terre la boulette grise. Il ne put retrouver de sa caille broyée, disparue, que quelques plumes et un bec sanglant.
Toutefois, ce qui consacre la renommée d'un jeune chasseur, c'est de tuer une bécasse, et il faut que cette soirée marque dans la vie de Poil de Carotte.
Le crépuscule trompe, comme chacun sait. Les objets remuent leurs lignes fumeuses. Le vol d'un moustique trouble autant que l'approche du tonnerre. Aussi, Poil de Carotte, ému, voudrait bien être à tout à l'heure.
Les grives, de retour des prés, fusent avec rapidité entre les chênes. Il les ajuste pour se faire l'oeil. Il frotte de sa manche la buée qui ternit le canon du fusil. Des feuilles sèches trottinent çà et là.
Enfin, deux bécasses, dont les longs becs alourdissent le vol, se lèvent, se poursuivent amoureuses et tournoient au-dessus du bois frémissant.
Elles font pit, pit, pit, comme M. Lepic l'avait promis mais si faiblement, que Poil de Carotte doute qu'elles viennent de son côté. Ses yeux se meuvent vivement. Il voit deux ombres passer sur sa tête, et la crosse du fusil sur son ventre, il tire au juger, en l'air.
Une des deux bécasses tombe, bec en avant, et l'écho disperse la détonation formidable aux quatre coins du bois.
Poil de Carotte ramasse la bécasse dont l'aile est cassée, l'agite glorieusement et respire l'odeur de la poudre.
Pyrame accourt, précédant M. Lepic, qui ne s'attarde ni se chateau-menetou-salon.com hâte plus que d'ordinaire.
- Il n'en reviendra pas, pense Poil de Carotte prêt aux éloges.
Mais M. Lepic écarte les branches, paraît, et dit d'une voix calme à son fils encore fumant :
- Pourquoi donc que tu ne les as pas tuées toutes les deux ?
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coloriages-pour-enfants.net L'hameçon
Poil de Carotte est en train d'écailler ses poissons, des goujons, des ablettes et même des perches. Il les gratte avec un couteau, leur fend le ventre, et fait éclater sous son talon les vessies doubles transparentes. Il réunit les vidures pour le chat. Il travaille, se hâte, absorbé, penché sur le seau blanc d'écume, et prend garde de se mouiller.
Mme Lepic vient donner un coup d'oeil.
- A la bonne heure, dit-elle, tu nous as pêché une belle friture, aujourd'hui. Tu n'es pas maladroit, quand tu veux.
Elle lui caresse le cou et les épaules, mais, comme elle retire sa main, elle pousse un cri de douleur.
Elle a un hameçon au bout du doigt.
Soeur Ernestine accourt. Grand frère Félix la suit, et bientôt M. Lepic lui-même arrive.
- Montre voir, disent-ils.
Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux, et l'hameçon s'enfonce plus profondément. Tandis que grand frère Félix et soeur Ernestine la soutiennent, M. Lepic lui saisit le bras, le lève en l'air, et chacun peut voir le doigt. L'hameçon l'a traversé.
M. Lepic tente de l'ôter.
- Oh! non ! pas comme ça ! dit Mme Lepic d'une voix aiguë.
En effet, l'hameçon est arrêté d'un côté par son dard et de l'autre côté par sa boucle.
M. Lepic met son lorgnon.
- Diable, dit-il, il faut casser l'hameçon !
Comment le casser ! Au moindre effort de son mari, qui n'a pas de prise, Mme Lepic bondit et hurle. On lui arrache donc le coeur, la vie ? D'ailleurs l'hameçon est d'un acier de bonne trempe.
- Alors, dit M. Lepic, il faut couper la chair.
Il affermit son lorgnon, sort son canif, et commence de passer sur le doigt une lame mal aiguisée, si faiblement qu'elle ne pénètre pas. Il appuie ; il sue. Du sang paraît.
- Oh ! là ! oh ! là ! crie Mme Lepic, et tout le groupe tremble.
- Plus vite, papa ! dit soeur Ernestine.
- Ne fais donc pas ta lourde comme ça ! dit grand frère Félix à sa mère.
M. Lepic perd patience. Le canif déchire, scie au hasard, et Mme Lepic, après avoir murmuré
" Boucher ! boucher ! " se trouve mal, heureusement.
M. Lepic en profite. Blanc, affolé, il charcute, fouit la chair, et le doigt n'est plus qu'une plaie sanglante d'où l'hameçon tombe.
Ouf !
Pendant cela, Poil de Carotte n'a servi à rien. Au premier cri de sa mère, il s'est sauvé. Assis sur l'escalier, la tête entre ses mains, il s'explique l'aventure. Sans doute, une fois qu'il lançait sa ligne au loin son hameçon lui est resté dans le dos.
- Je ne m'étonne plus que ça ne mordait pas, dit-il.
Il écoute les plaintes de sa mère, et d'abord n'est guère chagriné de les entendre. Ne criera-t-il pas à son tour, tout à l'heure, non moins fort qu'elle, aussi fort qu'il pourra, jusqu'à l'enrouement, afin qu'elle se croie plus tôt vengée et le laisse tranquille ?
Des voisins attirés le questionnent :
- Qu'est-ce qu'il y a donc, Poil de Carotte ?
Il ne répond rien ; il bouche ses oreilles, et sa tête rousse disparaît. Les voisins se rangent au bas de l'escalier et attendent les nouvelles.
Enfin Mme Lepic s'avance. Elle est pâle comme une accouchée, et, fière d'avoir couru un grand danger, elle porte devant elle son doigt emmailloté avec soin. Elle triomphe d'un reste de souffrance. Elle sourit aux assistants, les rassure en quelques mots et dit doucement à Poil de Carotte
- Tu m'as fait mal, va, mon cher petit. Oh ! je ne t'en veux pas ; ce n'est pas de ta faute.
Jamais elle n'a parlé sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, il lève le front. Il voit le doigt de sa mère enveloppé de linges et de ficelles, propre, gros et carré, pareil à une poupée d'enfant pauvre. Ses yeux secs s'emplissent de larmes.
Mme Lepic se courbe. Il fait le geste habituel de s'abriter derrière son coude. Mais, généreuse, elle l'embrasse devant tout le monde. merci-facteur.com
Il ne comprend plus. Il pleure à pleins yeux.
- Puisqu'on te dit que c'est fini, que je te pardonne ! Tu me crois donc bien méchante ?
Les sanglots de Poil de Carotte redoublent.
- Est-il bête ? On jurerait qu'on l'égorge, dit Mme Lepic aux voisins attendris par sa bonté.
Elle leur passe l'hameçon qu'ils examinent curieusement. L'un d'eux affirme que c'est du numéro 8. Peu à peu elle retrouve sa facilité de parole, et elle raconte le drame au public, d'une langue volubile.
- Ah ! sur le moment, je l'aurais tué, si je ne l'aimais tant. Est-ce malin, ce petit outil d'hameçon ! J'ai cru qu'il m'enlevait au ciel.
Soeur Ernestine propose d'aller l'encroter loin, au bout du jardin, dans un trou, et de piétiner la terre. !
- Ah ! mais non ! dit grand frère Félix, moi je le garde. Je veux pêcher avec. Bigre ! un hameçon trempé dans le sang à maman, c'est ça qui sera bon ! Ce que je vais les sortir, les poissons ! malheur ! des gros comme la cuisse !
Et il secoue Poil de Carotte, qui, toujours stupéfait d'avoir échappé au châtiment, exagère encore son repentir, rend par la gorge des gémissements rauques et lave à grande eau les taches de son de sa laide figure à claques.
à suivre..........
Madame Lepic
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