Lettre à Madeleine
13 octobre 1915
Mon amour, j'ai relu tout le jour ton adorable du 5. Je veux que ma panthère soit entièrement domptée par moi et qu'elle n'ait plus de révolte. Je tiens la cravache qui sait décider de la lutte et les bonds sauvages de ta croupe frémissante ne peuvent qu'irriter ma volonté de te mater. Mais ta passion de sauvagesse impudique m'affole à mon tour et me voilà ivre de volupté dans tes bras, mon esclave enchaînée à sa servitude et ma panthère dompte adorablement son dompteur qui enlace éperdument ses flancs merveilleusement souples.
Tes réflexions sur l'art de Renoir ont peut-être plus de justesse encore que je n'en avais vu hier et il est bien possible que l'anthropomorphisme de cet art exige que la beauté y soit parfaite selon la norme humaine qui est sa mesure. Et combien tu as eu raison de te comparer aussitôt à ces dessins, toi qui cependant es incomparable.
Et en relisant j'ai aussi aimé cette volupté fluide que tu distilles. Que tu es savante ma Madeleine, tu devines même cette subtilité qui sera sans doute la grande étude du XXè siècle où nous sommes et notre subtilité à nous ne la dégageons-nous pas exquisément et étrangement dans nos lettres ou plutôt grâce à nos lettres nous dont la subtilité se rejoint si exquisément si délicatement, ô subtiles amours. Oui, notre amour a de quoi nous faire délicatement trembler. Ce n'est pas te tordre les entrailles que je veux mon amour. Je veux au contraire émouvoir exquisément et puissamment ta chair, mais je veux aujourd'hui qu'elle s'émeuve, qu'elle s'agite sans souffrance, mais avec une volupté fantastique. Car j'aime ta volupté de vierge, ma chérie. Je ne connais rien de ce si exquis que ta volupté de vierge. C'est une volupté qui m'émeut si merveilleusement quand j'y pense. C'est une sorte de féerie adorable où ta volupté s'exhale plus pure encore en volupté, le lys y devient la belle rose. chacune de tes lettres me donne le plus grand plaisir de ma vie. C'est inouï le raffinement simple et si délicat des plaisirs que tu me donnes.Ces plaisirs sont comme de pure montagne de neige éternelle et ma bouche fraîche de cette froide ardeur si sublime des cimes s'égare adorablement vers la secrète profondeur du temple dont j'ensanglanterai le parvis. J'en adore l'exquise volupté et l'exquise pureté. Je défie Vénus même puisqu'elle est si pure. Ne savais-tu pas que j'étais fou de toi, va, tu le sais bien que je suis ton fou. Je le suis complètement ton fou et tu es bien ma folle aussi, ardente, ardente Madeleine.Je te mange, je t'ai dit où mon amour et n'as-tu pas écrit toi-même, ô mon coquillage : " Gui, mange-moi ! " Oui je te mange et ne m'as-tu pas envoyé toi-même, quel exquis présent d'amour, la loupe pour que je te déshabille, vois comme je te suis bien, mon guide adoré. Tu es ma panthère et je suis ton caniche et tant de folie exprime à peine notre adorable folie de nous-mêmes, puisque nous nous aimons éperdument.
Nos yeux ne se quitteront pas même dans le spasme n'est-ce pas, mon amour, et nos bouches non plus elles seront si goulues que mon âme ira dans corps exquis intérieurement jusqu'aux moelles et la tienne passera dans mon corps aussi jusqu'aux fibres de ma vigueur.
Et puis tu as bien compris que notre amour est à nous deux seuls et que nous pouvons nous aimer comme nous voulons c'est-à-dire jusqu'au ciel. Pas de lettre de toi aujourd'hui, rien que deux cartes visées par la censure et qui venaient de Martinetti le futuriste - cycliste dans l'armée italienne. Hier j'avais eu une lettre d'Italie également ouverte par la censure et qui me venait d'un ami qui m'envoie le Corriere della Sera journal très bien fait. Tu me demandes si je te voudrais près de moi. Je l'adorerais mon amour cette présence impossible car nous ne serions jamais seuls. Je t'aime va et t'imagine en artilleur en bleu horizon sous le casque, tu serais charmante, mais tes formes troubleraient trop les soldats. Je t'adore, je prends ta bouche et t'adore encore, ma très adorée Madeleine. J'adore ta langue et je la prends.
Gui
4 H
C'est 4h. du matin
Je me lève tout habillé
Je tiens une savonnette
Que m'a envoyée quelqu'un que j'aime
Je vais me laver
Je sors du trou où nous dormons
Je suis dispos
Et content de pouvoir me laver ce qui n'est pas arrivé depuis trois jours
Puis lavé je vais me faire raser
Ensuite bleu de ciel je me confonds avec l'horizon jusqu'à la nuit et c'est
un plaisir très doux
De ne rien dire de plus, tout ce que je fais c'est un être invisible qui le fait
Puisqu'une fois boutonné tout bleu confondu dans le ciel je deviens invisible
Photographie
Ton sourire m'attire comme pourrait m'attirer une fleur
Photographie tu es le champignon brun de la forêt qu'est sa beauté
Les blancs y sont un clair de lune dans un jardin pacifique
Plein d'eau vive et de jardiniers endiablés
Photographie tu es la fumée de l'ardeur qu'est sa beauté
Et il y en toi¨Photographie des tons alanguis
On y entend une mélopée
Photographie tu es l'ombre du soleil qu'est sa beauté
Peu de chose
Combien qu'on a pu en tuer ?
Ma foi !
C'est drôle que ça ne vous fasse rien
Ma foi !
Une tablette de chocolat aux Boches ?
Ma foi ! Feu !
Chaque fois que tu dis feu le mot se change en acier qui éclate là-bas ?
Ma foi !
Abritez-vous
Ma foi
Kra
Ils répondent les salauds
Drôle de langage ma foi
Pour Madeleine seule
Lune candide vous brillez moins que les hanches de
Mon amour
Aubes que j'admire vous êtes moins blanches
Aubes que chaque jour
J'admire ô hanches si blanches
Il y a le reflet de votre blancheur
Au fond de cet aluminium
Dont on fait des bagues
Dans cette zone où règne la blancheur
Ô hanches si blanches
1 Apollinaire écrit ces poèmes sur le dos d'un catalogue
2 Vase Tournesols Vincent