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dimanche 3 mai 2015

Mémoires d'un père Marmontel ( extrait 8 France )


autoportrait vigée-lebrun

                                                           Livre huitième

            Lorsque Diderot se vit seul avec moi, et assez loin de la compagnie pour n'en être pas entendu, il commença son récit en ces mots :
           " - Si vous ne saviez pas une partie de ce que j'ai à vous dire, je garderais avec vous le silence, comme je le garde avec le public sur l'origine et le motif de l'injure que m'a faite un homme que j'aimais et que je plains encore, car je le crois bien malheureux. Il est cruel d'être calomnié, de l'être avec noirceur, de l'être sur le ton perfide de l'amitié trahie et de ne pouvoir se défendre. Mais telle est ma position. Vous allez voir que ma réputation n'est pas ici la seule intéressée. Or, dès que l'on ne peut défendre son honneur qu'aux dépens de l'honneur d'autrui, il faut se taire, et je me tais.
            Rousseau m'outrage sans s'expliquer. Mais moi, pour lui répondre, il faut que je m'explique, il faut que je divulgue ce qu'il a passé sous silence. Et il a bien prévu que je n'en ferais rien. Il était bien sûr que je le laisserais jouir de son outrage plutôt que de mettre le public dans la confidence d'un secret qui n'est pas le mien. Et en cela Rousseau est un agresseur malhonnête : il frappe un homme désarmé.
            Vous connaissez la passion malheureuse qu'avait prise Rousseau pour madame ***. Il eut un jour la témérité de la lui déclarer d'une manière qui devait la blesser. Peu de temps après Rousseau vint me trouver à Paris : " - Je suis un fou, je suis un homme perdu, me dit-il. Voici ce qui m'est arrivé. " Et il me raconta son aventure.
            " - Eh bien, lui dis-je où est le malheur  ? - Comment ! Où est le malheur ! reprit-il, ne voyez-vous pas qu'elle va écrire à *** que j'ai voulu la séduire, la lui enlever ! et doutez-vous qu'il m'accuse d'insolence, de perfidie ! C'est pour la vie un ennemi mortel que je me suis fait . - Point du tout, lui dis-je froidement,
*** est un homme juste, il vous connaît , il sait bien que vous n'êtes ni un Cyrus ni un Scipion. Après tout, de quoi s'agit-il  ? D'un moment de délire, d'égarement. Il faut vous-même, sans différer, lui écrire, lui tout avouer et, en vous donnant pour excuse une ivresse qu'il doit connaître, le prier de vous pardonner ce moment de trouble et d'erreur. Je vous promets qu'il ne s'en souviendra que pour vous aimer davantage. "
            Rousseau transporté m'embrassa. "- Vous me rendez la vie, me dit-il, et le conseil que vous me donnez me réconcilie avec moi-même, dès ce soir je m'en vais écrire. "
            Depuis je le vis plus tranquille, et je ne doutais pas qu'il n'eût fait ce dont nous étions convenus.
            Mais, quelque temps après, *** arriva, et m'étant venu voir il me parut, sans s'expliquer, si profondément indigné contre Rousseau, que ma première idée fut que Rousseau ne lui avait point écrit.
" - N'avez-vous point reçu de lui une lettre ? lui demandai-je. - Oui, me dit-il, une lettre qui mériterait le plus sévère châtiment. -Ah ! monsieur, lui dis-je, est-ce à vous de concevoir tant de colère d'un moment de folie dont il vous fait l'aveu, vous demande pardon ? Si cette lettre vous offense, c'est moi qu'il en faut accuser, car c'est moi qui lui ai conseillé de vous l'écrire. - Et savez-vous, me dit-il, ce qu'elle contient cette lettre ? - Je sais qu'elle contient un aveu, des excuses, et un pardon qu'il vous demande. - Rien moins que tout cela. C'est un tissu de fourberie et d'insolence, c'est un chef-d'oeuvre d'artifice pour rejeter sur madame *** le tort dont il veut se laver. - Vous m'étonnez, lui dis-je, et ce n'est point là ce qu'il m'avait promis. " Alors, pour l'apaiser, je lui racontai simplement la douleur et le repentir où j'avais vu Rousseau d'avoir pu l'offenser et la résolution où il avait été de lui en demander grâce. Par là je l'amenai sans peine au point de le voir en pitié. "
            C'est à cet éclaircissement que Rousseau a donné le nom de perfidie. Dès qu'il apprit que j'avais fait pour lui un aveu qu'il n'avait pas fait, il jeta feu et flamme, m'accusant de l'avoir trahi. Je l'appris, j'allai le trouver. " - Que venez-vous faire ici, me demanda-t-il ? - Je viens savoir, lui dis-je, si vous êtes fou ou méchant. - Ni l'un ni l'autre, me dit-il, mais j'ai le coeur blessé, ulcéré contre vous. Je ne veux plus vous voir. - Qu'ai-je donc fait ? lui demandai-je. - Vous avez fouillé, me dit-il, dans les replis de mon âme, vous en avez arraché mon secret, vous l'avez trahi. Vous m'avez livré au mépris, à la haine d'un homme qui ne me pardonnera jamais. " Je laissai son feu s'exhaler et quand il se fut épuisé en reproches. "  - Nous sommes seuls, lui dis-je, et entre nous votre éloquence est inutile. Nos juges sont, ici, la raison, la vérité, votre conscience et la mienne. Voulez-vous les interroger ? " Sans me répondre il se jeta dans son fauteuil, les deux mains sur les yeux, et je pris la parole. " Le jour, lui dis-je, où nous convînmes que vous seriez sincère dans votre lettre à *** vous étiez, disiez-vous, réconcilié avec vous-même. Qui vous fit donc changer de résolution ? Vous ne répondez point. Je vais me répondre pour vous. Quand il vous fallut prendre la plume et faire l'humble aveu d'une malheureuse folie, aveu qui cependant vous aurait honoré, votre diable d'orgueil se souleva, oui votre orgueil, vous m'avez accusé de perfidie, et je l'ai souffert, souffrez à votre tour que je vous accuse d'orgueil, car sans cela votre conduite ne serait que de la bassesse. L'orgueil donc vint vous faire entendre qu'il était indigne de votre caractère de vous humilier devant un homme et de demander grâce à un rival heureux, que ce n'était pas vous qu'il fallait accuser, mais celle dont la séduction, la coquetterie attrayante, les flatteuses douceurs vous avaient engagé. Et vous, avec votre art, colorant cette belle excuse, vous ne vous êtes pas aperçu qu'en attribuant le manège d'une coquette à une femme délicate et sensible aux yeux d'un homme qui l'estime et qui l'aime, vous blessiez deux coeurs à la fois. - Eh bien, s'écria-t-il ! que j'aie été injuste, imprudent, insensé, qu'en inférez-vous qui vous justifie à mes yeux d'avoir trahi ma confiance et d'avoir révélé le secret de mon coeur ?
            - J'en infère, lui dis-je, que c'est vous qui m'avez trompé, que c'est vous qui m'avez induit à vous défendre comme j'ai fait. Que ne me disiez-vous que vous aviez changé d'avis?Je n'aurais point parlé de votre repentir, je n'aurais pas cru répéter les propres termes de votre lettre...... Allez, puisque dans l'amitié la plus tendre vous cherchez des sujets de haine, votre coeur ne sait que haïr.
            - Courage ! barbare, me dit-il, achevez d'accabler un homme faible et misérable. Il ne me restait au monde que ma propre estime et vous venez me l'arracher. "
             ...... En me voyant pleurer, lui-même il s'attendrit, et il me reçut dans ses bras.
             Nous voilà donc réconciliés, lui continuant de me lire sa Nouvelle Héloïse qu'il avait achevée et moi allant à pied, deux ou trois fois la semaine de Paris à son Ermitage pour en entendre la lecture et répondre en ami à la confiance de mon ami. C'était dans les bois de Montmorency qu'était le rendez-vous. J'y arrivais baigné de sueur, et il ne laissait pas de se plaindre lorsque je m'étais fait attendre. Ce fut dans ce temps-là que partit la lettre sur les spectacles, avec ce beau passage de Salomon par lequel il m'accuse de l'avoir outragé et de l'avoir trahi. "
            - Quoi, m'écriai-je, en pleine paix ! après votre réconciliation ! cela n'est point croyable.
            - Non cela ne l'est point, et cela n'en est pas moins vrai. Rousseau voulait rompre avec moi et avec mes amis. Il en avait manqué l'occasion la plus favorable. Quoi de plus commode en effet que de m'attribuer des torts dont je ne pouvais me laver ? Fâché d'avoir perdu cet avantage, il le reprit en se persuadant que, de ma par, notre réconciliation n'avait été qu'un scène jouée où je lui en avais imposé.  *
            - Quel homme ! m'écriai-je encore. Et il croit être bon !        
            - Il serait bon, répondit Diderot, car il est né sensible et, dans *
l'éloignement, il aime assez les hommes. Il ne hait que ceux qui l'approchent, parce que son orgueil lui fait croire qu'ils sont tous envieux de lui, qu'ils ne le flattent que pour lui nuire et que ceux même qui font sembler de l'aimer sont de ce complot. C'est là sa maladie. Intéressant par son infortune, par ses talents, par un fonds de bonté, de droiture qu'il a dans l'âme,..... Ce délire d'un esprit ombrageux, timide, effarouché par le malheur, fut bien réellement la maladie de Rousseau et le tourment de sa pensée.
            On en voyait tous les jours des exemples dans la manière injurieuse dont il rompait avec les gens qui lui étaient les plus dévoués, les accusant tantôt de lui tendre des pièges, tantôt de ne venir chez lui que pour l'épier, le trahir et le vendre à ses ennemis. J'en sais des détails incroyables, mais le plus étonnant de tous fut la monstrueuse ingratitudes dont il paya l'amitié tendre, officieuse, active de vertueux David Hume.... Vous trouverez dans le recueil même des Oeuvres de Rousseau ce monument de sa honte. Vous y verrez avec quel artifice il a ourdi sa calomnie. Vous y verrez de quelles fausses lueurs il a cru tirer, contre son ami le plus vrai, contre le plus honnête et le meilleur des hommes, une conviction de mauvaise foi, de duplicité, de noirceur......
                                Premier soufflet sur la joue de mon patron
                                Second soufflet sur la joue de mon patron
                                Troisième soufflet sur la joue de mon patron.
            ..... Voici des faits dont j'ai été témoin.
            ..... Hume offrit à Rousseau de lui procurer en Angleterre une retraite libre et tranquille et que Rousseau ayant accepté cette offre généreuse ils furent sur le point de partir, Hume, qui voyait le baron d'Holbach, lui apprit qu'il emmenait Rousseau dans sa patrie " Monsieur, lui dit le baron, vous allez réchauffer une vipère dans votre sein. Je vous en avertis, vous en sentirez la morsure. " .... Sa maison était  le rendez-vous de ce qu'on appelait alors les philosophes
               ......  On peut voir dans son Émile comment il les avait notés.
               ...... Il ne laissa donc pas d'emmener Rousseau avec lui..... Il croyait et il devait croire avoir rendu heureux le plus sensible et le meilleur des hommes. Il s'en félicitait dans toutes les lettres...... D'Holbach.... en nous les lisant disait toujours : " - Il ne le connaît pas encore. Patience ! il le connaîtra. " .... Peu de temps après il reçut une lettre : " .... Rousseau est un monstre ! " " Ah ! nous dit le baron, froidement et sans s'étonner, il le connaît enfin. "
            ....... Grande leçon pour les esprits enclins à ce vice de l'amour-propre ! Sans cela personne n'eût été plus chéri, plus considéré que Rousseau. Ce fut le poison de sa vie. Il lui rendit les bienfaits odieux, les bienfaiteurs insupportables, la reconnaissance importune. Il lui fit outrager l'amitié. Il l'a fait vivre malheureux et mourir presque abandonné.
**          Passons à des objets plus doux et qui me touchent de plus près         Ni la vie agréable que je menais à Paris, ni celle plus agréable encore que je menais à la campagne, ne dérobaient à mon cher Odde et à ma soeur la délicieuse quinzaine qui, tous les ans, leur était réservée, et que j'allais passer avec à Saumur..... Leur tendresse me pénétrait..... Madame Odde y était citée pour le modèle des femmes, le nom de M Odde était comme un synonyme de justice et de vérité..... Moi-même je participais au respect qu'on avait pour eux. On ne savait quelle fête me faire, et tous les jours que nous passions ensemble étaient des jours de réjouissance. Vous ne seriez pas nés mes enfants si ma bonne soeur eût vécu. C'eût été auprès d'elle que je serais allé vieillir..... Bientôt cet espoir dont je m'étais flatté me fut cruellement ravi.
            Dans l'un de ces heureux voyage que je faisais à Saumur, je profitai du voisinage de la terre des Ormes pour y aller voir le comte d'Argenson, l'ancien ministre de la guerre que le roi y avait exilé..... Chez lui à table il m'avait présenté comme un jeune homme qui avait des droits à sa reconnaissance et à sa protection
Il me reçut dans son exil avec une extrême sensibilité. O mes enfants ! quelle maladie incurable que celle de l'ambition ! quelle tristesse que celle de la vie d'un ministre disgracié ! Déjà usé par le travail, le chagrin achevait de ruiner sa santé. Son corps était rongé de goutte.....
            En me promenant avec lui dans ses jardins, j'aperçus de loin une statue de marbre. Je lui demandai ce que c'était.
            " - C'est, me dit-il, ce que je n'ai plus le courage de regarder. Et en se détournant : Ah, Marmontel ! si vous saviez avec quel zèle je l'ai servi !..... Voilà les promesses des rois ! Voilà leur amitié !..... Combien il a changé ! rien de moi ne le touche plus. "
            ....... Le malheureux qui ne vivait que de poisson à l'eau  à cause de sa goutte, était encore privé par là du seul plaisir de ses sens auquel il eût été sensible, car il était gourmand. Mais le régime le plus austère ne procurait pas même de soulagement à ses maux..... Peu de temps après il obtint la permission d'être transporté à Paris. Je l'y vis arriver mourant, et j'y reçus ses derniers adieux.

            Dans ces trois mois j'avais avancé mon ouvrage.....
            ..... Le premier essai que je fis de cette lecture ce fût sur l'âme de Diderot, le second sur l'âme du prince héréditaire de Brunswick, aujourd'hui régnant. Diderot fut très content de la partie morale, il trouva la partie politique trop rétrécie et il m'engagea à l'étendre..... Il se plaisait singulièrement au commerce des gens de lettres..... Helvétius lui donna à dîner avec nous, et il convint qu'il n'avait de sa vie fait un dîner pareil. Je n'étais pas fait pour y être remarqué, je le fus cependant. Helvétius ayant dit au prince qu'il lui trouvait de la ressemblance avec le prétendant, et le prince lui ayant répondu qu'en effet..... je dis à mi-voix : " Avec quelques traits de plus de cette ressemblance, le prince Edouard aurait été roi d'Angleterre. " Ce mot fut entendu et je le vis rougir de modestie et de pudeur.
            Autant la lecture de Bélisaire avait réussi à l'Académie, autant j'étais certain qu'il réussirait mal à la Sorbonne. Mais ce n'était point là ce qui m'inquiétait, et pourvu que la cour et le parlement ne s'en mêlassent point, je voulus bien être aux prises avec la faculté de théologie. Je pris donc mes précautions pour n'avoir qu'elle à redouter.
richelieu-champaigne            ..... L'endroit périlleux de mon livre n'était pas la théologie. Je redoutais les allusions, les applications malignes et l'accusation d'avoir pensé à un autre que Justinien dans la peinture d'un roi faible et trompé. Il n'y avait malheureusement que trop d'analogie d'un règne à l'autre..... Cependant il n'y avait pas moyen de prendre à cet égard des précautions directes. La moindre inquiétude que j'aurais témoignée aurait donné l'éveil et m'aurait dénoncé...... que n'aurait-il pas fallu en effacer ?
            Je pris la contenance toute contraire à celle de l'inquiétude. J'écrivis au ministre de la maison du roi....
que je souhaitais vivement que sa majesté me permit de le lui dédier et qu'en le lui donnant à examiner j'irais le supplier de solliciter pour moi cette faveur......
            En lui confiant mon manuscrit je lui avouai, en confidence, qu'il y avait un chapitre dont les théologiens fanatiques pourraient bien n'être pas contents. " ..... Je vous supplie monsieur le comte de ne pas laisser sortir mon manuscrit de votre cabinet. "..... Il me le promit et il me tint parole. Mais quelques jours plus tard..... il me dit que la religion de Bélisaire ne serait pas du goût des théologiens, que vraisemblablement mon  livre serait censuré et que, pour cela seul, il n'osait proposer au roi d'en accepter la dédicace. Sur quoi je le priai de vouloir bien me garder le silence et je me retirai content.
            Que voulais-je, en effet ? Avoir à la cour un témoin de l'intention où j'avais été de dédier mon ouvrage au roi et, par conséquent, une preuve que rien n'avait été plus éloigné de ma pensée que de faire la satire de son règne...... Il me fallait passer sous les yeux d'un censeur et, au lieu d'un, l'on m'en donna deux, le censeur littéraire n'ayant osé prendre sur lui d'approuver ce qui touchait à la théologie.
            Voilà donc Bélisaire soumis à l'examen d'un docteur de Sorbonne, il s'appelait Chevrier. Huit jours après que je lui eus livré mon ouvrage j'allai le voir.... Il m'en fit grands éloges, mais lorsque je jetai les yeux sur le dernier feuillet je n'y vis point son approbation..... " - .... Ne l'approuvez-vous pas ? - Non, monsieur, Dieu m'en garde, me répondit-il doucement. - Et puis-je au moins savoir ce que vous y trouvez de répréhensible ? - Peu de chose en détail, mais beaucoup dans le tout ensemble.... Vous m'entendez très bien et je vous entends de même..... cherchez un autre censeur. " Heureusement j'en trouvai un moins difficile, et Bélisaire  fut imprimé.
            Aussitôt qu'il parut, la Sorbonne fut en rumeur et il fut résolu par les sages docteurs que l'on  en ferait la censure..... cette censure était encore une chose effrayante..... Je rassurai les uns et les autres, ne dis mon secret à aucun, et commençai par bien écouter le public.
Résultat de recherche d'images pour "bélisaire marmontel"            Mon livre était enlevé, la première édition en était épuisée. Je pressai la seconde, je hâtai la troisième. Il y en avait 9 000 exemplaires de répandus avant que la Sorbonne en eût extrait ce qu'elle devait censurer et grâce au bruit qu'elle faisait sur le quinzième chapitre, on ne parlait que de celui-là. C'était pour moi comme la queue du chien d'Alcibiade. Je me réjouissais de voir comme les docteurs me servaient en donnant le change aux esprits. Mon rôle à moi était de ne paraître ni faible, ni mutin et de gagner du temps pour laisser se multiplier et se répandre dans l'Europe les éditions de mon livre.....
            L'abbé Georgel vint m'inviter à prendre pour médiateur l'archevêque..... J'allai voir le prélat. Il me reçut d'un air paterne, en m'appelant toujours " Mon cher monsieur Marmontel ". ..... J'ai su depuis que c'était le protocole de Monseigneur en parlant aux petites gens...... Ce personnage de médiateur parut lui plaire.... il me dit d'aller voir le syndic de la Faculté, le docteur Riballier et de m'expliquer avec lui..... Nos entretiens et ma correspondance avec lui sont imprimés, je vous y renvoie.
 ***        Les autres docteurs qu'assembla l'archevêque à sa maison de Conflans où je me rendais pour y conférer avec eux, furent un peu moins malhonnêtes que Riballier
            ..... Armé de patience et de modération, je rectifiais le texte qu'ils avaient altéré et leur expliquais ma pensée ..... et l'archevêque était assez content de moi.Mais ces messieurs ne l'étaient pas. " - Tout ce que vous nous dîtes là est inutile, conclut enfin l'abbé le Fèvre, vieil ergoteur que dans l'école on n'appelait que
La grande Cateau, il faut absolument faire disparaître de votre livre le quinzième chapitre, c'est là qu'est le venin..... - Il y 40 000 exemplaires de mon livre répandus dans l'Europe et dans toutes les éditions qu'on en a faites et qu'on en fera , le quinzième chapitre est imprimé et le sera toujours. Que servirait donc aujourd'hui d'en faire une édition..... mutilée ? Personne ne l'achèterait . - Eh bien me dit-il votre livre sera censuré sans pitié..... - Eh bien ! leur demandai-je, puisque votre autorité seule doit faire loi, que me demandez-vous ? -
Le droit du glaive, me dirent-ils, pour exterminer l'hérésie, l'irréligion, l'impiété, et tout soumettre au joug de la foi. "
            ...... Je leur répondis donc " que le glaive était l'une de ces armes " charnelles " que saint Paul avait réprouvées lorsqu'il avait dit : " Arma militiae nostroe non carnalia sunt ".  A ces mots j'allais sortir. Le prélat me retint et, me serrant les mains entre les siennes, me conjura, avec un pathétique vraiment risible, de souscrire à ce dogme atroce.
            " - Non monseigneur, lui dis-je, si je l'avais signé, je croirais avoir trempé ma plume dans le sang. Je croirais avoir approuvé toutes les cruautés commises au nom de la religion.
              - Vous attachez donc, me dit le Fèvre avec son insolence doctorale, une grande importance et une grande autorité à votre opinion ?
              - Je sais, lui dis-je, monsieur l'abbé, que mon autorité n'est rien, mais ma conscience est quelque chose, et c'est elle qui, au nom de l'humanité, au nom de la religion même, me défend d'approuver les persécutions. " Defendenda religio est,...... " C'est le serment de Lactance, c'est aussi celui de Tertulien et celui de saint Paul, et vous me permettrez de croire que ces gens-là vous valaient bien.
              - Allons, dit-il à ses confrères, monsieur veut être censuré, il le sera. "
            Ils ont voulu, pouvais-je dire, me faire reconnaître le droit de forcer la croyance, d'y employer le glaive, les tortures, les échafauds et les bûchers. Ils ont voulu me faire approuver qu'on prêchât l'Evangile le poignard à la main, et j'ai refusé de signer cette doctrine abominable.Voilà pourquoi l'abbé le Fèvre m'a déclaré que je serais censuré sans pitié.
            Ce résumé que je fis répandre à la ville, à la cour, au parlement, dans les conseils, rendit la Sorbonne odieuse. En même temps mes amis travaillèrent à la rendre ridicule, et je m'en reposai sur eux.
            La première opération de la faculté de théologie avait été d'extraire de mon livre les propositions condamnables..... Ils les triaient curieusement comme des perles..... Après en avoir recueilli trente-sept, trouvant ce nombre suffisant, ils en firent imprimer la liste sous le titre d'Indiculus. Voltaire y ajouta l'épithète de Ridiculus. Indiculus Ridiculus semblaient faits l'un pour l'autre, ils restèrent inséparables
            M Turgot se joua d'une autre manière de la sottise des docteurs. Comme il était bon théologien lui-même, et encore meilleur logicien, il établit d'abord ce principe évident et universellement reconnu, que de deux propositions contradictoires, si l'une est fausse l'autre est nécessairement vraie. Il mit ensuite en opposition sur deux colonnes parallèles, les trente-sept propositions réprouvées par la Sorbonne et les trente-sept contradictoires, bien exactement énoncées. Point de milieu, en condamnant les unes il fallait que la faculté adoptât, professât les autres. Or, parmi celles-ci, il n'y en avait pas une seule qui ne fût révoltante d'horreur ou ridicule d'absurdité. Ce coup de lumière jeté sur la doctrine de la Sorbonne, fut foudroyant pour elle. Inutilement voulut-elle retirer son Indiculus, il n'était plus temps, le coup était porté.
            Voltaire se chargea de traîner dans la boue le syndic Riballier et son scribe Cogé, professeur à ce même collège Mazarin, dont Riballier était principal et qui, sous sa dictée avait écrit contre Bélisaire et contre moi un libelle calomnieux. En même temps avec cette arme du ridicule qu'il maniait si bien, Voltaire tomba à bras raccourcis sur la Sorbonne entière. Et ses petites feuilles qui arrivaient de Genève et qui voltigeaient dans Paris, amusaient le public aux dépens de la faculté...... Le décret du tribunal théologique était déjà honni et bafoué avant d'avoir paru.
Résultat de recherche d'images pour "mme de seran" ****       Tandis que la Sorbonne plus furieuse encore de se voir harcelée travaillait de toutes ses forces à rendre Bélisaire hérétique.... ennemi du trône et de l'autel....... les lettres des souverains de l'Europe..... m'arrivaient de tous les côtés, pleines d'éloges pour mon livre, qu'ils disaient être le bréviaire des rois. L' impératrice de Russie l'avait traduit en langue russe et en avait dédié la traduction à un archevêque de son pays..... Je ne négligeai pas, comme vous pensez bien, de donner connaissance à la cour et au parlement de ce succès universel. Ni l'une ni l'autre n'eurent envie de partager le ridicule de la Sorbonne.  

            Madame de Seran m'avait mis dans sa confidence..... succéder si elle l'avait voulu à madame de Pompadour.....
            Si le roi avait été jeune et animé de ce feu qui donne de l'audace et qui la fait pardonner, je n'aurais pas juré que la jeune et sage comtesse eût toujours passé sans péril le pas glissant du tête à tête. Mais un désir faible, timide, mal assuré, tel qu'il était dans un homme vieilli par les plaisirs plus que par les années, avait besoin d'être encouragé, et un air de décence, de réserve et de modestie n'était pas ce qu'il lui fallait. La
jeune femme le sentait bien. " - Aussi, nous disait-elle, il n'osera jamais être que mon ami, j'en suis sûre, et je m'en tiens là. "
            Elle lui parla cependant un jour de ses maîtresses, et lui demanda s'il avait jamais été véritablement amoureux. Il répondit qu'il l'avait été de madame de Châteauroux.
            " - Et de madame de Pompadour ?
              - Non, dit-il, je n'ai jamais eu de l'amour pour elle.
              - Vous l'avez cependant gardée aussi longtemps qu'elle a vécu.
              - Oui, parce que la renvoyer c'eût été lui donner la mort. "
              Cette naïveté n'était pas séduisante, aussi madame de Séran ne fut-elle jamais tentée de succéder à une femme que le roi n'avait gardée que par pitié.......


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                                                                                                         livre neuvième....../

            Un logement fait à souhait.....