Livre Troisième
Les jeunes gens qui, nés avec quelque talent et de l'amour pour les beaux-arts, ont vu de près les hommes célèbres dans l'art dont ils faisaient eux-mêmes leurs études et leurs délices, ont connu comme moi le trouble, le saisissement, l'espèce d'effroi religieux que j'éprouve en allant voir Voltaire.
Persuadé que ce serait à moi de parler le premier, j'avais tourné de vingt manières la phrase par laquelle je débuterais avec lui, et je n'étais content d'aucune. Il me tira de cette peine. En m'entendant nommer, il vint à moi ; et me tendant les bras :
- Mon ami, me dit-il, je suis bien aise de vous voir. J'ai cependant une mauvaise nouvelle à vous apprendre ; Mr Orri s'était chargé de votre fortune ; Mr Orri est disgracié.
Je ne pouvais tomber de plus haut, ni d'une chute plus imprévue et plus soudaine ; et je n'en fus point étourdi......
- Eh bien ! monsieur, lui répondis-je, il faudra que je lutte contre l'adversité. Il y a longtemps que je la connais et que je suis aux prises avec elle.
- J'aime à vous voir, me dit-il, cette confiance en vos propres forces. Oui, mon ami, la véritable et la plus digne ressource d'un homme de lettres est en lui-même et dans ses talents ; mais, en attendant que les vôtres vous donnent de quoi vivre, je vous parle en ami et sans détour, je veux pourvoir à tout. Je ne vous ai pas fait venir ici pour vous abandonner. Si dès ce moment même il vous faut de l'argent, dîtes-le moi ; je ne veux pas que vous ayez d'autre créancier que Voltaire.
Je lui rendis grâce de ses bontés, en l'assurant qu'au moins de quelque temps je n'en aurais pas besoin, et que dans l'occasion j'y aurais recours avec confiance.
- Vous me le promettez, me dit-il, et j'y compte. En attendant, voyons, à quoi allez-vous travailler ?
- Hélas ! je n'en sais rien, et c'est à vous de me le dire.
- Le théâtre, mon ami, le théâtre est la plus belle des carrières ; c'est là qu'en un jour on obtient de la gloire et de la fortune. Il ne faut qu'un succès pour rendre un jeune homme célèbre et riche en même temps ; et vous l'aurez ce succès en travaillant bien.
- Ce n'est pas l'ardeur qui me manque, lui répondis-je, mais au théâtre que ferai-je ?
- Une bonne comédie, me dit-il d'un ton résolu.
- Hélas ! monsieur, comment ferai-je des portraits ? je ne connais pas les visages.
Il sourit à cette réponse.
- Eh bien ! faites des tragédies.
Je répondis que les personnages m'en étaient un peu moins inconnus, et que je voulais bien m'essayer dans ce genre-là. Ainsi se passa ma première entrevue avec cette homme illustre. caricadoc.com
En le quittant j'allai me loger à 9 francs pas mois près de la Sorbonne, dans la rue des Maçons, chez un traiteur qui, pour mes dix-huit sous, me donnait un assez bon dîner...... Je trouvai un honnête libraire qui voulut bien m'acheter le manuscrit de ma traduction de la " Boucle de cheveux enlevée " et qui m'en donna cent écus mais en billets, et ces billets n'étaient pas de l'argent comptant. Un Gascon, avec qui j'avais fait connaissance au café, me découvrit, dans la rue Saint-André-des-Arts, un épicier qui consentit à prendre mes billets en paiement, si je voulais acheter de sa marchandise. Je lui achetai pour cent écus de sucre, et après le lui avoir payé je le priai de le revendre. J'y perdis peu de chose, et...... en état d'aller jusqu'à la récolte des prix académiques sans rien emprunter à personne...... Je pouvais donc jusqu'à la Saint-Louis travailler sans inquiétude et, si je remportais le prix de l'Académie Française qui était de cinq cents livres, j'atteindrais à la fin de l'année. Ce calcul soutint mon courage.
Mon premier travail fut " l'Etude de l'Art du Théâtre ". Voltaire me prêtait des livres. La poétique d'Aristote, les discours de P. Corneille sur les trois unités, ses examens, le théâtre des Grecs, nos tragiques modernes, tout cela fut avidement et rapidement dévoré. Il me tardait d'essayer mon talent ; et le premier sujet que mon impatience me fit saisir fut la Révolution du Portugal. J'y perdis un temps précieux......faible encore la manière dont j'avais précipitamment conçu et exécuté mon sujet. Quelques scènes que je communiquai à un comédien homme d'esprit lui firent cependant bien augurer de moi. Mais il fallait, me disait-il, étudier l'art du théâtre au théâtre même, et il me conseilla d'engager Voltaire à demander mes entrées.
- Roselli a raison, me dit Voltaire, le théâtre est notre école à tous ; il faut qu'elle vous soit ouverte ; et j'aurais dû y penser plus tôt.
Mes entrées au Théâtre Français me furent libéralement accordées, et dès lors je ne manquai plus un seul jour d'y aller prendre leçon. Je ne puis exprimer combien cette étude assidue hâta le développement et le progrès de mes idées et du peu de talent que je pouvais avoir......
* Ce fut dans ce temps-là que je vis chez lui l'homme du monde qui a eu pour moi le plus d'attrait, le bon, le vertueux, le sage Vauvenargues. Cruellement traité par la nature du côté du corps, il était, du côté de l'âme l'un de ses plus rares chefs-d'oeuvre. Je croyais voir en lui Fénelon infirme et souffrant. Il me témoignait de la bienveillance et j'obtins aisément de lui la permission de l'aller voir...... tout sensible qu'il est dans ses écrits, il l'était, ce me semble, encore plus dans ses entretiens avec nous. Je dis " avec nous ", car le plus souvent, je me trouvais chez lui avec un homme qui lui était tout dévoué et qui, par là, eut bientôt gagné mon estime et ma confiance..... homme de goût, mais d'un naturel indolent ; épicurien par caractère, mais presque aussi pauvre que moi.
....... Nous nous donnions tous les soirs rendez-vous après le comédie au café de Procope, le tribunal de la critique et l'école des jeunes poètes, pour étudier l'humeur et le goût du public....... Le marquis de Vauvenargues logeait à l'hôtel de Tours, petite rue du Paon et, vis-à-vis de cet hôtel était la maison de la fruitière de Beauvin. M'y voilà logé avec lui. Son projet de faire à nous deux une feuille périodique ne fut pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait espéré : nous n'avions ni fiel, ni venin...... Cependant, au moyen de ce petit casuel et du prix de l'Académie, que j'eus le bonheur d'obtenir, nous arrivâmes à l'automne, moi ruminant des vers tragiques, et lui rêvant à ses amours.
Il était laid, bancal, déjà même assez vieux, et il était amant aimé d'une jeune Artésienne dont il me parlait tous les jours avec les plus tendres regrets ; car il souffrait les tourments de l'absence, et moi j'étais l'écho qui répondait à ses soupirs. Quoique bien plus jeune que lui, j'avais d'autres soins dans la tête. Le plus cuisant de mes soucis était la répugnance qu'avait déjà notre aubergiste à nous faire crédit. Le boulanger et la fruitière voulaient bien nous fournir encore, l'un du pain, l'autre du fromage : c'étaient là nos soupers, mais le dîner d'un jour à l'autre, courait risque de nous manquer. Il me restait une espérance : Voltaire, qui se doutait bien que j'étais plus fier qu'opulent, avait voulu que le petit poème couronné à l'Académie fût imprimé à mon profit, et il avait exigé d'un libraire d'en compter avec moi les frais d'impression prélevés. Mais, soit que le libraire en eût retiré peu de choses, soit qu'il aimât mieux son profit que le mien, il dit n'avoir rien à me rendre, et qu'au moins la moitié de l'édition lui restait.
- Eh bien ! lui dit Voltaire donnez-moi ce qui vous en reste, j'en trouverai bien le débit.
Il partait pour Fontainebleau où était la cour et là, comme le sujet proposé par l'Académie était un éloge du roi, Voltaire prit sur lui de distribuer cet éloge, en appréciant à son gré le bénéfice de l'auteur. C'était sur ce débit que je comptais, sans cependant l'évaluer outre mesure : mais Voltaire n'arrivait pas.
Enfin notre situation devint telle qu'un soir Beauvin me dit en soupirant ! weblettres.net
- Mon ami, toutes nos ressources sont épuisées, et nous en sommes réduits au point de n'avoir pas de quoi payer le porteur d'eau.
Je le vis abattu, mais je ne le fus point.
- Le boulanger et la fruitière, lui demandai-je, nous refusent-ils le crédit ?
- Non, pas encore, me dit-il.
Rien n'est donc perdu, répliquai-je, et il est bien aisé de se passer de porteur d'eau.
- Comment cela ?
- Comment ? Eh, parbleu ! en allant nous-mêmes prendre de l'eau à la fontaine.
- Vous auriez ce courage ?
- Sans doute, je l'aurai. Le beau courage que celui-là ! Il est nuit close, et, quand il serait jour, où est donc le déshonneur de se servir soi-même ?
...... En rentrant, ma cruche à la main, je vois Beauvin, d'un air épanoui de joie, venir à moi les bras ouverts :
- Mon ami, la voilà, c'est elle !.......
....... Je vois une grande jeune fille bien fraîche, bien découplée et assez jolie, quoiqu'un peu camuse.....
Voltaire, peu de jours après, arrivant de Fontainebleau, me remplit mon chapeau d'écus...... je pris la liberté de lui représenter qu'il avait vendu ce petit ouvrage trop au-dessus de sa valeur ; mais il me fit entendre que les personnes qui l'avaient payé noblement étaient de celles dont lui ni moi nous n'avions rien à refuser. Quelques ennemis de Voltaire auraient voulu que pour cela je me fusse brouillé avec lui. Je n'en fis rien, et avec ces écus..... j'allai payer toutes mes dettes.
....... Il n'était ni juste ni possible, vu sa nouvelle façon de vivre que nous fussions plus longtemps en communauté de dépenses.
Dans cette conjoncture....... je ne sais quelle heureuse influence de mon étoile ou de la bonne opinion que Voltaire donnait de moi, fit souhaiter à une femme, dont je révère la mémoire, que je voulusse me charger d'achever l'éducation de son petit-fils........
Ma tragédie étant achevée, il était temps de la soumettre à la correction de Voltaire ; mais Voltaire était à Cirey........ Mais plus mon ouvrage eût gagné en passant sous ses yeux, moins il eût été mon ouvrage..... et j'allai demander aux comédiens d'entendre la lecture de ma pièce....... Les trois premiers actes et le cinquième furent pleinement approuvés. Mais on ne me dissimula point que le quatrième était trop faible...... Je demandai trois jours pour travailler..... mais je fus bien payé..... par le succès...... Ce fut alors que commencèrent les tribulations de l'auteur ; et la première eut pour objet la distribution des rôles.
....... la vigueur que demandait le rôle de mon héroïne, mademoiselle Gaussin n'avait pas dissimulé le désir de l'avoir......
Dans ce temps-là les tragédies nouvelles étaient rares, et plus rares encore les rôles dont on attendait du succès ; mais le motif le plus intéressant pour elle était d'ôter ce rôle à l'actrice qui tous les jours lui en enlevait quelqu'un. Jamais la jalousie du talent n'avait inspiré plus de haine qu'à la belle Gaussin pour la jeune Clairon. Celle-ci n'avait pas le même charme dans la figure ; mais en elle, les traits, la voix, le regard, l'action, et surtout la fierté, l'énergie du caractère, tout s'accordait pour exprimer les passions violentes et les sentiments élevés. Depuis qu'elle s'était saisie des rôles de Camille, de Didon, d'Ariane, de Roxane, d'Hermione, d'Alzire, il avait fallu les lui céder. Son jeu n' était pas encore réglé et modéré comme il l'a été dans la suite, mais il avait déjà toute la sève et la vigueur d'un grand talent. Il n'y avait dont pas à balancer entre elle et sa rivale,pour un rôle de force, de fierté, d'enthousiasme, tel que le rôle d'Arétie ; et, malgré toute ma répugnance à désobliger l'une, je n'hésitai point à l'offrir à l'autre. Le dépit de Gaussin ne put se contenir. Elle dit " qu'on savait bien par quelle genre de séduction Clairon s'était fait préférer. " Assurément elle avait tort, mais Clairon piquée à son tour m'obligea de la suivre dans la loge de sa rivale ; et là, sans m'avoir prévenu de ce qui allait se passer :
- Tenez, mademoiselle, je vous l'amène, lui dit-elle, et pour vous faire voir si je l'ai séduit, si j'ai même sollicité même la préférence qu'il m'a donnée, je vous déclare, et je lui déclare à lui-même, que si j'accepte son rôle, ce ne sera que de votre main.
A ces mots, jetant le manuscrit sur la toilette de la loge, elle m'y laissa.
J'avais alors vingt-quatre ans, et je me trouvais tête à tête avec la plus belle personne du monde.......
- Que vous ai-je donc fait, me dit-elle avec sa douce voix, pour mériter l'humiliation et le chagrin que vous me causez ? Quand M. de Voltaire a demandé pour vous les entrées de ce spectacle, c'est moi qui ai porté la parole. Quand vous avez lu votre pièce, personne n'a été plus sensible à ses beautés que moi. J'ai bien écouté le rôle d'Arétie, et j'ai été trop émue pour ne pas me flatter de le rendre comme je l'ai senti. Pourquoi donc me le dérober ? Il m'appartient par droit d'ancienneté, et peut-être à quelqu'autre titre..... Croyez-moi, ce n'est pas le bruit d'une déclamation forcée qui convient à ce rôle. Réfléchissez-y bien ; je tiens à mes propres succès, mais je ne tiens pas moins aux vôtres.......
Il fut pénible, je l'avoue, l'effort que je fis sur moi-même...... Charmé..... j'étais prêt à céder..... mais il y allait du sort de mon ouvrage..... cet intérêt l'emporta sur tous les mouvements dont j'étais agité.
- Mademoiselle, lui répondis-je,..... Personne ne sent mieux que moi le charme que vous ajoutez à l'expression d'une douleur....... Laissez les périls et les risques de mon début à celle qui veut bien les courir ; et, en vous réservant l'honneur de lui avoir cédé ce rôle, évitez les hasards qu'en le jouant vous-même vous partageriez avec moi.
- C'en est assez, dit-elle avec un dépit renfermé. Vous le voulez, je le lui cède.....
..... et retrouvant Clairon dans le foyer :
- Je vous le rends, et sans regret, ce rôle dont vous attendez tant de succès.....
Mademoiselle Clairon le reçut avec une fierté modeste ; et, moi les yeux baissés en silence...... Elle ne fut pas peu sensible à la constance avec laquelle j'avais soutenu cette épreuve et ce fut là que prit naissance cette amitié durable qui a vieilli avec nous.
... Vint le moment des répétitions.......Mademoiselle Clairon me proposa d'assembler chez elle un petit nombre de gens de goût qu'elle consultait elle-même...... Je me soumis, comme vous le croyez bien.....
D'Argental, l'âme damnée de Voltaire, et l'ennemi de tous les talents qui menaçaient de réussir.
L'Abbé de Chauvelin, le dénonciateur des jésuites.
Le comte de Praslin qui, comme d'Argental, n'existait que dans les coulisses....
Ce vilain de Thibouvillen distingué parmi les infâmes par l'impudence du plus sale des vices et les raffinements d'un luxe dégoûtant de mollesse et de vanité......
Comment ces personnages avaient-ils du crédit, de l'autorité au théâtre ? En courtisant Voltaire......
Je leur lus mon ouvrage....... et après lecture....... Comme en les écoutant je n'avais rien appris de net et de précis sur mon ouvrage, il me vint dans l'idée que, par ménagement, ils avaient pris, en parlant devant moi, ce langage insignifiant.
- Je vous laisse avec ces messieurs, dis-je tout bas à mon actrice ; ils s'expliqueront mieux quand je n'y serai plus.
Et le soir en la revoyant :
- Eh bien !......
- Vraiment, me dit-elle en riant, ils ont parlé tout à leur aise.
- Et qu'ont-ils dit ?
- Ils ont dit qu'il était possible que cet ouvrage eût du succès ; mais qu'il était possible qu'il n'en eût pas. Et toute réflexion faite, l'un ne répond de rien, l'autre n'ose rien assurer.
- Mais n'ont-ils fait aucune observation particulière ? Et par exemple, sur le sujet ?
- Ah ! le sujet ! c'est là le point critique. Cependant, que sait-on ? Le public est si journalier !
- ....... c'est de vous, mademoiselle, qu'il dépend de déterminer la prédiction en ma faveur.....
L'actrice m'entendit.......
Dès lors je ne fus plus inquiet que du sort de ma tragédie, et c'était bien assez. L'événement était pour moi d'une telle importance, qu'on me pardonnera, j'espère, les moments de faiblesse dont je vais m'accuser.
Dans ce temps-là, l'auteur d'une pièce nouvelle avait pour lui et pour ses amis une petite loge grillée aux troisièmes sur l'avant-scène, dont je puis dire que la banquette était un vrai fagot d'épines. Je m'y rendis demi-heure avant qu'on ne levât la toile ; et jusque-là je conservai assez de force dans mes angoisses. Mais, au bruit que la toile fit à mon oreille en se levant, mon sang se gela dans mes veines. On eut beau me faire respirer des liqueurs, je ne revenais point. Ce ne fut qu'à la fin du premier monologue, au bruit des applaudissements que je fus ranimé. Dès ce moment tout alla bien, et de mieux en mieux, jusqu'à l'endroit du quatrième acte dont on m'avait tant menacé ; mais à l'approche de moment, je fus saisi d'un tremblement si fort, que, sans exagérer, les dents me claquaient dans la bouche...... lorsqu'à l'heureuse violence que fit aux spectateurs la sublime Clairon en prononçant ces vers: "Va, ne crains rien, etc. ", toute la salle retentit d'applaudissements redoublés.........
** ...... Crébillon était vieux, Voltaire vieillissant ; aucun jeune homme entre eux et moi ne s'offrait pour les remplacer. J'avais l'air de tomber des nues ; ce coup d'essai d'un provincial, d'un Limosin de vingt-quatre ans, semblait promettre des merveilles, et l'on sait qu'en fait de plaisirs, le public se complaît à exagérer ses espérances ; mais malheur à qui les déçoit........
Dès que le sort de ma pièce fut décidé, j'en fis part à Voltaire, et en même temps je le priai de permettre qu'elle lui fût dédiée...... Les maisons que je fréquentais étaient celles de madame Harenc et de madame Desfourniels, son amie, où j'étais toujours désiré ; celle de Voltaire, où je jouissais avec délices des entretiens de mon illustre maître, et celle de madame Denis sa nièce, femme aimable avec sa laideur, et dont l'esprit naturel et facile avait pris la teinture de l'esprit de son oncle, de son goût, de son enjouement, de son exquise politesse, assez pour faire rechercher et chérir sa société.......
Les conversations de Voltaire et de Vauvenatgues étaient ce que jamais on peut entendre de plus riche et de plus fécond. ...... Mais, dans le moment dont je parle, l'un de ces deux amis illustres n'était plus, et l'autre était absent. Je fus trop livré à moi-même.
Dans ce temps de dissipation et d'étourdissement , je vis un jour arriver chez moi un certain Monet qui fut directeur de l'Opéra-Comique, et que je ne connaissais pas.........
- Avez-vous entendu parler de mademoiselle Navarre...... elle vient de Bruxelles..... elle a vu " Denys le Tyran " ; elle brûle d'envie d'en connaître l'auteur.....
- Mon père est à Bruxelles à la tête d'un magasin qu'il ne peut quitter.... Je pars demain pour Avenay j'y serai seule jusques après les vendanges. Il y aura bien du malheur si, avec moi et d'excellent vin de Champagne, vous ne faites pas de beaux vers........ Ici mes enfants je jette un voile sur mes déplorables folies..... Mais ce que vous devez savoir, c'est que les perfides douceurs dont j'étais abreuvé furent mêlées des plus affreuses amertumes......... Dès que j'étais sorti d'une épreuve, elle en inventait d'autres...... Son père l'ayant rappelée à Bruxelles, il fallut nous quitter......je revins à Paris.
La cause de mon évasion n'était plus un mystère...... Je me trouvai donc avoir acquis la réputation d'homme à bonnes fortunes, dont je me serais bien passé ; car elle me fit des jaloux, c'est-à-dire des ennemis
........ Hélas ! oui je savais déjà par ma fatale expérience, combien la passion de l'amour, même lorsqu'on le croit heureux, est encore un état pénible et violent ; mais jusque-là je n'en avais connu que les peines les plus légères ; il me réservait un supplice bien plus long et bien plus cruel !
La première lettre que je reçus de mademoiselle Navarre fut vive et tendre. La seconde fut tendre encore, mais elle fut moins vive. La troisième se fit attendre. Je m'en plaignis....... Celle-ci cependant moins libertine que romanesque parut avoir changé de moeurs dans ses amours avec le chevalier de Mirabeau.....
Dans la suite j'appris qu'après s'être mariée en Hollande...... cet ami des hommes, que j'ai connu pour un hypocrite de moeurs et pour un intrigant de cour, haineux, orgueilleux et méchant, a été ma bête d'aversion ..... Mademoiselle Clairon, qui voyait la langueur où j'étais tombé, s'empressa d'y apporter remède.....
Ainsi se forma cette nouvelle liaison, qui, comme on peut bien le prévoir, ne fut pas de longue durée, mais qui eut pour moi l'avantage de me ranimer au travail. Jamais l'amour et l'amour de la gloire ne furent mieux d'accord qu'ils l'étaient dans mon coeur.......
" Aristomène " était achevé ; je le lus aux comédiens..... Mademoiselle Clairon.....
- Venez donc, mon ami, venez dîner chez votre bonne amie.
Dès ce moment l'intimité la plus parfaite s'établit entre nous ; elle a duré trente ans la même.......
à suivre Livre quatrième........../
* ruedaix.ag13-blogspot-orange.fr ** dessin daumier- peinture william thompson 3