passage1.eklablog.com
Le Savetier
et le Malin
C'était la veille de Noël. Maria ronflait depuis longtemps sur le poële, il n'y avait plus de pétrole dans la lampe, mais Fédor Nilov était toujours au travail. Il aurait depuis longtemps abandonné son ouvrage pour aller faire un tout mais le client de la rue Kolokolnaïa, qui lui avait donné une paire de bottes à remonter quinze jours plus tôt était venu la veille, avait crié et exigé qu'elles fussent terminées sans faute pour aujourd'hui avant matines.
" Quelle vie de forçat, maugréait-il tout en travaillant. Il y en a qui dorment depuis longtemps, d'autres qui font la noce, et toi, pareil à Caïn, tu es là, à tirer l'alêne pour une espèce de... "
Pour ne pas s'endormir par inadvertance il tirait à tout instant une bouteille de dessous son établi, buvait au goulot et, après chaque lampée, branlait la tête et disait tout haut :
" Pourquoi, dîtes-moi un peu, mes clients font-ils la fête et moi je suis obligé de tirer l'aiguille pour eux ? Parce qu'ils ont de l'argent et que moi je suis pauvre. "
Il haïssait tous ses clients, surtout celui de la rue Kolokolnaïa. C'était un monsieur à l'air sombre, avec de longs cheveux, au teint jaune, portant de grandes lunettes bleues et doté d'une voix rauque. Il avait un nom allemand impossible à prononcer. Quels étaient sa condition sociale et son métier, impossible de le comprendre. Quand, quinze jours plus tôt, Nilov était allé prendre ses mesures il l'avait trouvé assis par terre pilant quelque chose dans un mortier. Nilov n'avait pas eu le temps de dire bonjour que le contenu du mortier avait soudain pris feu, dégageant une flamme rouge vif et une puanteur de soufre et de plumes brûlées. La pièce avait été envahie d'une épaisse fumée rose, si bien que Nilov avait éternué cinq ou six fois et que, sur le chemin du retour il s'était dit :
" Quand on craint le Bon Dieu, on ne s'occupe pas de choses pareilles. "
Quand la bouteille fut vide, Nilov posa les bottes sur l'établi et se mit à réfléchir. La tête lourde appuyée sur son poing, il songea à sa pauvreté, à sa vie dure, sans lumière, puis aux riches, à leurs grandes maisons, à leurs voitures, à leurs billets de cent roubles... Que ce serait bien, bon sang ! si les maisons de ces riches pouvaient se fendre du haut en bas, si leurs chevaux crevaient, si leurs pelisses et leurs bonnets de zibeline perdaient leurs poils ! Que ce serait bien s'ils devenaient peu à peu des misérables qui n'auraient rien à manger et si le savetier besogneux devenait riche et pouvait venir crâner devant un pauvre hère de savetier la veille de Noël.
Au milieu de ses rêves il se rappela soudain son travail et ouvrit les yeux.
" En voilà une histoire ! pensa-t-il en regardant les bottes. Les voilà remontées depuis un bon moment et je suis toujours là. Il faut que je les porte à mon client ! "
Il enveloppa son travail dans un fichu rouge, s'habilla et sortit. Il tombait une neige fine, rêche, qui vous piquait la figure comme autant d'aiguilles. Il faisait froid, on glissait, on n'y voyait rien, les becs de gaz diffusaient une lumière minable et la rue sentait si fort le pétrole que la gorge de Nilov lui piqua et qu'il se mit à tousser. Des voitures de richards allaient et venaient sur la chaussée et chacun d'eux tenait dans les mains un jambon et un quart de vodka. De riches demoiselles qui passaient en coupé ou en traîneau regardaient Nilov, lui tiraient la langue et criaient en riant :
" - Un mendiant ! un mendiant ! "
Derrière lui des étudiants marchaient, des officiers, des marchands, des généraux qui le houspillaient :
" - Ivrogne ! Savetier mal baptisé, âme mal chaussée ! Mendiant ! "
Tout cela était blessant, pourtant il se taisait et se contentait de cracher par terre. Mais quant il eut rencontré le maître bottier Kouzma Lebiodkine, de Varsovie, qui lui dit :
" - J'ai épousé une femme riche, j'ai des employés et toi tu es un gueux, tu n'as rien à manger "
Nilov, n'y tenant plus, se lança à sa poursuite. Il le poursuivit jusqu'au moment où il se retrouva dans la rue Kolokolnaïa. Son client habitait le dernier étage de la quatrième maison à partir du coin.. Pour y arriver il fallait traverser une longue cour obscure et grimper un haut escalier glissant qui branlait sous le pied. En entrant il le trouva comme quinze plus tôt, assis par terre pilant quelque chose dans un mortier.
* - Excellence, voici vos bottes ! dit-il d'un air revêche.
Le client se leva et, sans desserrer les lèvres, essaya les bottes.Voulant l'aider Nilov mit un genou à terre et lui retira sa vieille botte. Mais, aussitôt, il sauta sur ses pieds et recula vers la porte, en proie à une violente terreur. Au lieu d'un pied le client avait un sabot de cheval.
" Eh, pensa Nilov, c'est donc ça l'histoire ! "
La première chose à faire eût été de se signer puis de tout laisser en plan et de dégringoler l'escalier, mais il se représenta aussitôt qu'il rencontrait le Malin pour la première, et vraisemblablement la dernière fois de son existence et qu'il serait bien bête de ne pas le mettre à contribution. Il fit un effort sur lui-même et résolut de tenter sa chance. Les mains croisées derrière le dos pour éviter de se signer, il toussota respectueusement et dit :
- On dit qu'il n'y a rien de plus immonde et de plus dégoûtant que le Malin, mais moi je me dis, Excellence, que le Malin est plus instruit que personne. Le diable, faites excuse, a des sabots et une queue mais, pour la peine, il a plus d'idées dans la tête qu'un étudiant, des fois.
- Je t'aime pour ces mots-là, dit le client flatté. Merci, cordonnier. Que veux-tu donc ?
Et le savetier, sans perdre un instant, commença à se lamenter sur son sort.
Il déclara d'abord que, depuis son enfance, il enviait les riches. Ça lui avait toujours fait mal de voir que tout le monde ne vivait pas, à titre égal, dans de grandes maisons et ne possédait pas de bons chevaux. Pourquoi, dîtes-moi un peu, était-il pauvre, lui ? En quoi était-il pire que Lebiodkine de Varsovie qui avait sa maison à lui, et dont la femme portait chapeau ? Il avait le même nez, les mêmes mains, les mêmes pieds, la même tête, le même dos que les riches, alors pourquoi était-il obligé de travailler quand d'autres faisaient la fête ? Pourquoi était-il marié avec Maria et non avec une dame parfumée ? Chez les clients riches il avait souvent l'occasion de voir de belles demoiselles, mais elles ne faisaient pas attention à lui et se contentaient, parfois, de rire et de chuchoter entre elles
" - Ce qu'il a le nez rouge, le cordonnier ! "
Maria, il est vrai, est une brave et bonne femme, travailleuse mais sans instruction, elle a la main lourde et elle cogne dur et, quand on parle devant elle de politique ou de choses qui demandent de l'entendement, elle s'en mêle et vous sort des stupidités effroyables.
- Que veux-tu donc ? l'interrompit le client.
- Je voudrais, Excellence, Monseigneur le Diable, si c'était un effet de votre bonté, devenir riche !
- Soit. Mais tu dois en échange me vendre ton âme ! Avant que le coq ait chanté, signe-moi ce papier comme quoi tu me vends ton âme.
- Excellence, dit Nilov avec civilité, quand vous m'avez demandé de remonter vos bottes, je ne vous ai pas demandé d'argent d'avance. Il faut commencer par exécuter la commande et réclamer le paiement ensuite
. pinterest.com
- Bon, d'accord, convint le client.
Une vive lueur brilla soudain dans le mortier, une épaisse fumée rose se répandit et la pièce empesta la plume brûlée et le soufre. Quand la fumée se fut dissipée, Nilov se frotta les yeux et vit qu'il n'était plus Nilov le savetier, mais un autre homme, avec un gilet, une chaîne de montre, un pantalon neuf et qu'il était assis dans un fauteuil, devant une grande table. Deux laquais le servaient, s'inclinaient profondément et disaient :
" - Mangez et prospérez, votre Excellente ! "
Quelle richesse ! Les laquais lui servirent un gros quartier de mouton rôti et une jatte de concombres, puis apportèrent dans une poêle une oie braisée et, peu après, un bouilli de porc au raifort. Et que de distinction ! Que de savoir-faire ! Avant chaque plat il buvait un grand verre de vodka supérieure, comme un général ou un comte. Après le porc on lui servit du gruau au confit d'oie, puis une omelette au lard, du foie frit et il ne cessait de manger et de s'extasier. Et en suite ? Ensuite on lui servit un pâté aux oignons et des navets à la vapeur arrosés de " kvass ".
" Comment ces messieurs n'éclatent-ils pas de tant manger ? " songeait-il. Pour finir on lui apporta un grand pot de miel. Après le dîner, le diable à lunettes bleues apparut et lui demanda avec un profond salut :
- Avez-vous bien manger, monsieur Nilov ?
Mais Nilov ne put articuler un mot, tant il était ballonné. Il avait la digestion pénible, lourde et, pour se distraire, il se mit à examiner sa botte gauche.
" Pour des bottes pareilles je ne prenais pas moins de sept roubles et demi ? Qui c'est qui les a faites, demanda-t-il ?
- Lebiodkine, répondit le laquais.
- Fais venir cet imbécile.
Lebiodkine de Varsovie ne tarda pas à arriver. Il s'arrêta à la porte dans une attitude respectueuse, et demanda :
- Qu'y a-t-il pour votre service, Excellence ?
- Silence ! cria Nilov en tapant du pied. Ne discute pas et souviens-toi que tu n'es qu'un savetier, souviens-toi de ce que tu es ! Butor ! Tu ne sais pas faire les bottes ! Je vais te caresser la gueule ! Qu'est-ce que tu viens faire ?
- Chercher mon argent ?
- Quel argent ? Fous le camp. Reviens samedi ! Flanquez-le dehors par la peau du cou !
Mais il se souvint aussitôt des persiflages de ses propres clients et se sentit mal à l'aise. Pour se distraire il sortit de sa poche un épais portefeuille et compta son argent. Il y en avait beaucoup, mais il en voulait plus. Le diable à lunettes bleues lui apporta un second portefeuille, plus épais que le premier, mais il en voulut encore davantage, et plus il comptait d'argent, moins il était satisfait.
Le soir, le Malin lui amena une dame de haute taille, à la forte poitrine, vêtue d'une robe rouge, et lui dit que c'était sa nouvelle femme. Jusqu'à la nuit il ne fit que l'embrasser et manger des pains d'épice. Pendant la nuit, couche sur un moelleux lit de plumes il tourna et vira sans pouvoir s'endormir. Il avait une peur affreuse.
" - Nous avons beaucoup d'argent, disait-il à sa femme, d'ici que les voleurs viennent nous rendre visite ! Tu devrais prendre la bougie et aller voir ! "
Il ne ferma pas l'oeil de la nuit, il se levait à tout moment pour vérifier si son coffre était intact. Dès l'aube il fallait aller à matines. A L'église, tous riches et pauvres sont traités de même. Quand il était pauvre, il priait en disant :
" Seigneur, pardonne-moi, pauvre pêcheur ! "
Maintenant qu'il était riche, il disait la même chose. Où était la différence ? Et après sa mort on n'enterrerait pas le riche Nilov dans l'or ou le diamant, mais dans la même terre noire que le dernier des pauvres. Il brûlerait dans le même feu que les savetiers. Tout cela le chagrinait et, par surcroît, il se sentait le corps lourd du dîner de la veille et, au lieu de prières, il lui venait toutes sortes d'idées au sujet de son coffre, des voleurs, de son âme perdue, vendue...
Il sortit de l'église fort en colère. Pour chasser ses mauvaises pensées il chanta à tue-tête, comme il le faisait souvent autrefois. Mais, à peine avait-il commencé qu'un sergent de ville se précipita vers lui, et lui dit en portant la main à sa casquette :
- Monsieur, les messieurs ne chantent pas dans la rue ! Vous n'êtes pas un savetier !
Il s'adossa à une clôture et chercha le moyen de se distraire.
- Monsieur, lui cria le concierge, ne vous appuyez pas trop à la clôture, vous allez salir votre fourrure !
Il entra dans un magasin et s'acheta le plus bel accordéon, puis sortit dans la rue et commença à jouer. Tous les passants le montraient du doigt et riaient.
- Eh ! c'est un monsieur, raillaient les cochers. On dirait un savetier...
- Un monsieur se permet-il de faire du scandale ? lui dit le sergent de ville. Il ne vous manquerait plus que d'aller chez le mastroquet !
- Monsieur, la charité, au nom du Christ ! glapissaient les mendiants qui l'entouraient de toutes parts. La charité !
Naguère, quand il était savetier les mendiants ne lui prêtaient pas la moindre attention, mais maintenant ils le harcelaient.
En rentrant chez lui il fut accueilli par sa nouvelle femme, la barynia, en corsage vert et jupe rouge. Il voulut la caresser et déjà levait le bras pour lui envoyer une tape dans le dos, mais elle lui dit d'un air furieux ;
- Paysan ! Rustre ! Tu ne sais pas te conduire avec les dames ! Si tu m'aimes, baise-moi la main, mais je ne tolérerai pas que tu lèves la main sur moi.
" Quelle vie infernale ! se dit Nilov. Et il y a des gens qui vivent comme ça ! Défense de chanter, défense de jouer de l'accordéon, défense de t'amuser avec ta femme... Pouah ! "
A peine s'était-il assis pour prendre le thé avec son épouse que le diable aux lunettes bleues apparut et lui dit :
- Eh bien cher monsieur, j'ai scrupuleusement respecté ma parole. Maintenant signez mon papier et suivez-moi. Vous savez désormais ce que c'est que de vivre riche, en voilà assez !
Et il l'entraîna en enfer, droit dans la fournaise, et les démons accoururent de partout en lui criant :
- Imbécile ! Butor ! Âne bâté !
L'enfer puait terriblement le pétrole, tellement qu'on risquait d'y suffoquer.
Et soudain tout s'évanouit. Nilov ouvrit les yeux, et aperçut son établi, les bottes et sa lampe de fer-blanc. Le verre en était noir et la petite lueur de la mèche dégageait une fumée infecte, aussi abondante que celle d'une cheminée. Le client aux lunettes bleues se tenait près de lui et criait, en colère. pinterest.com
- Imbécile ! Butor ! Âne bâté ! Je vais t'apprendre, filou ! Tu as pris ma commande ça fait quinze jours, et mes bottes ne sont toujours pas prêtes ! Tu crois que j'ai le temps de courir chez toi cinq fois par jour pour venir les chercher ? Gredin ! Animal !
Nilov secoua la tête et reprit les bottes. Le client l'injuria et le menaça pendant un bon moment encore. Quand il fut enfin calmé, le savetier lui demanda d'un air sombre :
- Quel est votre métier, monsieur ?
- Je fabrique des feux de Bengale et des fusées. Je suis pyrotechnicien.
On sonna matines. Nilov remit les botte, reçut son argent et se rendit à l'église.
Dans la rue allaient et venaient des voitures et des traîneaux à couverture en peau d'ours. Sur le trottoir passaient, en même temps que des gens du menu peuple, des marchands, des dames, des officiers... Mais il ne les enviait plus et ne maugréait plus contre son sort. Il lui semblait maintenant que riches et pauvres étaient pareillement mal lotis. Les uns pouvaient se promener en voiture, les autres chanter à tue-tête et jouer de l'accordéon, mais au total la même chose les attendait tous : la tombe. Et il ne valait rien dans la vie qui valût la peine que l'on vendit au diable la partie la plus infime de son âme.
* passage1.eklablog.com ( gaugin jouant de l'accordéon )
Anton Tchekov