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mardi 30 mars 2021

Le journal du Séducteur 9 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )


      











             Il existe plusieurs sortes de rougeur féminine. Il y a le rouge grossier de la brique. C'est celle dont les auteurs de romans se servent toujours assez lorsqu'ils font leurs héroïnes rougir " über und über ". Il y a la rougeur fine, c'est l'aube matinale de l'esprit qui est sans prix chez une jeune fille. La rougeur furtive qui suit une idée heureuse, est belle chez l'homme, plus belle encore chez l'adolescent, ravissante chez la femme. C'est la lueur de la foudre, l'éclair de chaleur de l'esprit. Elle est la plus belle chez l'adolescent, ravissante chez la jeune fille parce qu'elle se montre dans sa virginité et c'est pourquoi elle est  aussi la pudeur de la surprise. Plus on vieillit, plus cette rougeur disparaît.
              Je lis parfois à haute voix pour Cordélia, il s'agit en général de choses très indifférentes. Edouard, comme d'habitude, doit tenir la chandelle car je lui ai signalé un moyen très utile pour se mettre en rapport avec une jeune fille, c'est de lui prêter des livres. Aussi il y a gagné plusieurs choses, car elle lui en est assez obligée. C'est moi qui y gagne le plus car je décide du choix des livres, mais je me tiens à l'écart. Là j'ai un champ libre très étendu pour mes observations. Je peux donner à Edouard tous les livres qu'il me plaît, puisqu'il ne s'entend pas en littérature. Je peux oser ce que je veux, aller jusqu'à n'importe quel extrême. Alors, quand je me rencontre avec elle le soir, je prends, comme par hasard, un livre, je le feuillette un peu, lis à mi-voix et fais l'éloge de l'attention d'Edouard. 
            Hier soir j'ai voulu, par une expérience, me rendre compte de l'élasticité spirituelle de Cordélia. Je ne savais si je devais demander à Edouard de lui prêter les poèmes de Schiller pour tomber accidentellement sur le chant de Thécla à lire à haute voix, ou les poèmes de Bürger. J'optai pour ces derniers, surtout parce que sa " Lénore ", malgré toute sa beauté, est un peu exaltée.
            J'ouvris le livre et lus ce poème avec tout le pathétique possible. Cordélia était émue, elle cousait rapidement comme si c'était elle que Vilhelm venait enlever. Je m'arrêtai, la tante avait écouté sans y prêter beaucoup d'attention, elle ne craint pas les Vilhelm, vivants ou morts, d'ailleurs, elle ne comprend pas très bien l'allemand. Mais elle fut tout à fait à son aise lorsque je lui montrai la belle reliure du livre et que je commençai à lui parler de l'art du relieur.
            Mon intention était de détruire chez Cordélia l'effet du pathétique à l'instant même où il se produisait. Elle était un peu anxieuse mais, manifestement, cette anxiété ne la tentait pas, mais créait chez elle un effet peu rassurant.
            Aujourd'hui, pour la première fois, mes yeux se sont reposés sur elle. On dit que le sommeil peut alourdir une paupière jusqu'à la fermer. Ce regard pourrait peut-être avoir un pouvoir semblable. Les yeux se ferment, et pourtant des puissances obscures s'agitent en elle. Elle ne voit pas que je la regarde, elle le sent, tout son corps le sent. Les yeux se ferment et c'est la nuit, mais en elle il fait grand jour.

            Il faut qu'Edouard disparaisse. Il est arrivé aux dernières extrémités. A chaque instant j'ai à craindre qu'il n'aille faire une déclaration d'amour. Personne mieux que moi ne peut le savoir, moi, son confident qui à dessein le maintiens dans cette exaltation pour qu'il puisse d'autant plus influencer Cordélia. Mais ce serait trop risquer que de lui permettre de faire l'aveu de son amour. Je sais bien qu'il recevrait un refus, mais cela ne terminerait pas l'affaire. Il en serait sûrement très affecté, et cela pourrait peut-être émouvoir et attendrir Cordélia. Bien que dans ce cas je n'aie pas à craindre le pire, c'est-à-dire qu'elle revienne sur son refus, il est possible que sa fierté d'âme souffre de cette simple comparaison. Et si c'était le cas, j'aurais tout à fait manqué mon but en me servant d'Edouard.

            Mes rapports avec Cordélia commencent à prendre une tournure dramatique. Arrivera ce qui pourra, mais je ne peux pas plus longtemps rester seulement spectateur, à moins de laisser l'instant s'échapper. Il est indispensable qu'elle soit surprise, mais si on veut la surprendre, il faut être à son poste. Ce qui d'ordinaire en surprendrait d'autres n'aurait peut-être pas le même effet sur elle. Au fond, elle devrait être surprise de telle façon qu'à l'instant même la raison en soit presque quelque chose de tout à fait ordinaire. C'est peu à peu que quelque chose de surprenant doit apparaître implicitement. C'est aussi toujours la loi de ce qui est intéressant, et de son côté la loi de tous mes mouvements concernant Cordélia. Pourvu qu'on sache surprendre, on a toujours partie gagnée, on suspend pour un instant l'énergie de celle dont il s'agit, on la met dans l'impossibilité d'agir, quel que soit d'ailleurs le moyen qu'on emploie, le moyen extraordinaire ou le moyen commun. 
            Je me rappelle encore, avec une certaine vanité, une tentative téméraire pratiquée contre une dame de la haute société. Depuis quelque temps j'avais vraiment, et en cachette, rôdé autour d'elle afin de trouver un contact intéressant, lorsqu'un après-midi je la rencontre dans la rue. J'étais sûr qu'elle ne me connaissait pas, ou ne savait pas que j'habitais à Copenhague. Elle était seule. Je coulais devant elle pour la rencontrer de face. Je me rangeais, lui cédant les dalles du trottoir. A ce moment-là je lui jetai un regard mélancolique, et je crois presque avoir une larme à l'oeil. Je soulevai mon chapeau. Elle s'arrêta. Avec une voix émue et un regard rêveur, je dis :
            " - Ne vous fâchez pas, Mademoiselle, entre vos traits et ceux de quelqu'un que j'aime de toute mon âme, mais qui vit loin de moi, il y a une ressemblance tellement frappante que vous me pardonnerez ma conduite assez bizarre. "
            Elle pensait avoir affaire à un rêveur, et une jeune fille aime bien un peu de rêverie, surtout lorsqu'en même temps elle a le sentiment de sa supériorité et ose sourire de vous. Je ne me suis pas trompé, elle souriait, ce qui lui allait à ravir. Elle me salua avec une condescendance digne et sourit. Elle reprit sa marche et je fis tout au plus deux pas à côté d'elle.
            Quelques jours plus tard je la rencontrai, et je me permis de la saluer. Elle me rit au nez. Mais la patience est une vertu précieuse, et rira bien qui rira le dernier.
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            Il y aurait plusieurs moyens pour surprendre Cordélia. Je pourrais essayer de déchaîner une tempête érotique, capable de déraciner les arbres. Grâce à elle je réussirais peut-être à lui faire perdre pied, à l'arracher du rapport de filiation et, dans cette agitation, je pourrais essayer, à l'aide de rendez-vous secrets, de provoquer sa passion. Cela n'est pas inimaginable. On peut sans doute amener une jeune fille aussi passionnée qu'elle à n'importe quoi. Cependant, esthétiquement pensé, ce ne serait pas correct. Je n'aime pas le vertige et cet état n'est recommandable que lorsqu'on a affaire avec des jeunes filles qui ne sauraient pas autrement gagner un reflet poétique. En outre, on manquerait aisément la véritable jouissance, car trop d'émoi est nuisible aussi. Sur elle cette mesure porterait entièrement à faux. En quelques traits j'aborderais peut-être ce dont je pourrais jouir pendant longtemps, oui, pis encore, ce dont j'aurais pu avec du sang-froid tirer une jouissance plus entière et plus riche.
   
      Il ne faut pas jouir de Cordélia dans l'exaltation. Au premier instant elle serait peut-être surprise si je me conduisais ainsi, mais elle serait bientôt rassasiée parce que, justement, cette surprise toucherait de trop près à son âme hardie.
            Des fiançailles pures et simples seraient de tous les moyens les meilleurs, les plus à propos. Pour elle ce sera peut-être d'autant plus impossible de croire ses propres oreilles lorsqu'elle m'entendra faire un aveu d'amour banal et la demander en mariage, encore moins que si elle écoutait ma chaude éloquence, buvait ma boisson enivrante et empoisonnée, ou entendait les battements de son cœur à la pensée d'un enlèvement.
            Quant aux fiançailles c'est le diable qu'il y ait toujours en elles de l'éthique, ce qui est aussi ennuyeux quand il s'agit de science que de la vie. Quelle différence ! Sous le ciel de l'esthétique tout est léger, beau fugitif, mais lorsque l'éthique s'en mêle tout devient dur, anguleux, infiniment assommant.
            Des fiançailles, cependant, n'ont pas au sens strict la réalité éthique d'un mariage, elles ne doivent leur validité qu'"ex consensu gentium ". Cette équivoque-là peut m'être très utile. Il y a juste assez d'éthique là-dedans pour que Cordélia, le moment venu, ait l'impression de dépasser les limites de l'ordinaire et, en outre, cette éthique n'est pas assez grave pour que j'aie à craindre un choc plus inquiétant. J'ai toujours eu quelque respect pour l'éthique. Je n'ai jamais fait de promesse de mariage à une jeune fille, pas même par incurie. Si j'ai l'air d'en faire une cette fois-ci, il faut se rappeler qu'il ne s'agit que d'une conduite feinte. Je ferai bien en sorte que ce soit elle-même qui brise l'engagement. Ma fierté chevaleresque méprise les promesses. Je méprise un juge lorsqu'il arrache l'aveu d'un délinquant par la promesse de la liberté. Un tel juge renonce à sa force et à son talent. Dans ma pratique s'ajoute encore le fait que je ne désire rien qui, au sens le plus strict, ne soit pas librement donné. Que les piètres séducteurs se servent de tels moyens ! Par surcroît, qu'y gagnent-ils ?
            Celui qui ne sait pas circonvenir une jeune fille jusqu'à ce qu'elle perde tout de vue, celui qui ne sait pas, au fur et à mesure de sa volonté, faire croire à une jeune fille que c'est elle qui prend toutes les initiatives, il est et il restera un maladroit. Je ne lui envierai pas sa jouissance. Un tel homme est et restera un maladroit, un séducteur, terme qu'on ne peut pas du tout m'appliquer.
            Je suis un esthéticien, un érotique qui a saisi la nature de l'amour, son essence, qui croit à l'amour et le connait à fond, et qui me réserve seulement l'opinion personnelle qu'une aventure galante ne dure que six mois au plus et que tout es fini lorsqu'on a joui des dernières faveurs. 
            Je sais tout cela, mais je sais en outre que la suprême jouissance imaginable est d'être aimé, d'être aimé au-dessus de tout. S'introduire comme un rêve dans l'esprit d'une jeune fille est un art, sortir est un chef-d'œuvre. Mais ceci dépend essentiellement de cela.                                      pinterest.fr
            Un autre moyen serait possible. Je pourrais tout mettre en œuvre pour la fiancer à Edouard. Alors je serais ami de la maison. Edouard aurait une entière confiance en moi, car ce serait moi à qui il serait presque redevable de son bonheur. Il y aurait alors pour moi quelque chose à gagner à rester plus caché. 
            Non, cela ne vaut rien. Elle ne peut pas être fiancée à Edouard sans que, d'une manière ou d'une autre, elle se déprécie. Bien plus, mes rapports avec elle deviendraient ainsi plus piquants qu'intéressants. Le prosaïsme infini inhérent à des fiançailles est justement la table de résonance de ce qui est intéressant.

             Tout chez Wahl devient de plus en plus significatif. On sent clairement qu'une vie cachée s'agite sous les formes de tous les jours, et que cette vie doit bientôt se manifester en une révélation connexe. La maison des Wahl se prépare à des fiançailles. Un observateur simplement étranger penserait peut-être à une union entre la tante et moi. Et qu'est-ce qu'un tel mariage ne pourrait faire dans la génération future pour la propagation des connaissances d'économie rurale !
            Je serais alors l'oncle de Cordélia. Je suis un ami de la liberté de penser, et aucune pensée n'est assez absurde pour que je n'aie pas le courage de la retenir. 
            Cordélia redoute une déclaration d'amour d'Edouard, mais celui-ci espère qu'une telle déclaration décidera tout. Aussi peut-il en être sûr. Mais afin de lui épargner les conséquences désagréables d'une telle démarche, je verrai à le devancer. J'espère bientôt le congédier, car il e barre vraiment le passage. Je l'ai bien senti aujourd'hui. Avec cet air de rêveur, ivre d'amour, on peut redouter que subitement il se dresse comme un somnambule et devant toute la communauté fasse l'aveu de son amour, dans une contemplation si objective qu'il ne s'approche mùeme pas de Cordélia. Je lui allongeai aujourd'hui un coup d'oeil sévère. Comme un éléphant qui prend un objet sur sa trompe je l'ai mis de tout son long sur mes regards et je l'ai renversé. Bien qu'il n'ait pas bougé de sa chaisen je crois que tout son corps a ressenti le choc de ce renversement.

            Cordélia n'est plus si sûre de moi qu'autrefois. Elle s'approchait toujours de moi avec une assurance féminine, à présent elle hésite un peu. Cela n'a cependant pas grande importance et il ne me serait pas difficile de remettre tout en état. Toutefois, cela je ne le veux pas.
            Un seul sondage encore et ensuite les fiançailles. Celles-ci ne peuvent présenter aucune difficulté. Cordélia, dans sa surprise, dira, " oui " , et la tante, " un amen " cordial . Elle sera folle de joie d'avoir un gendre aussi agronomique.
            Gendre ! Comme tout est uni comme les doigts de la main quand on se risque sur ce terrain. Au fond, je ne serai pas son gendre, mais seulement son neveu, ou plutôt, volonte dio, ni l'un, ni l'autre.



                                                             à suivre............