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vendredi 27 mai 2022

Satire première Denis Diderot ( Nouvelle France )

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                                                      Satire

                                                                       par M. Diderot

                                                                        Combien de sondages vivent, combien de milliers d'études

                                                              A mon ami, Monsieur Naigeon
                                         sur un passage de la 1è Satire du 2è Livre d'Horace :

                                                         Il y a ceux qui, dans la satire, semblent être trop vifs et ont tendance à travailler au-delà de la loi.

            N'avez-vous pas remarqué, mon ami, que telle est la variété de cette prérogative qui nous est propre et qu'on appelle raison, qu'elle correspond seule à toute la diversité de l'instinct des animaux ? De là vient que sous la forme bipède de l'homme il n'y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l'air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître. Il y a l'homme loup, l'homme tigre, l'homme renard, l'homme taupe, l'homme pourceau, l'homme mouton, et celui-ci est le plus commun. Il y a l'homme anguille ; serrez-le tant qu'il vous plaira, il vous échappera. L'homme brochet, qui dévore tout ; l'homme serpent, qui se replie en cent façons diverses ; l'homme ours, qui ne me déplaît pas ; l'homme aigle, qui plane aux hauts des cieux ; l'homme corbeau ; l'homme épervier ; l'homme et l'oiseau de proie. Rien de plus rare qu'un homme qui soit homme de toute pièce ; aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal.
            Aussi, autant d'hommes, autant de cris divers.
            Il y a le cri de la nature, et je l'entends lorsque Sara dit du sacrifice de son fils ;
            " Dieu ne l'eut jamais demandé à sa mère ".
             Lorsque Fontenelle, témoin des progrès de l'incrédulité, dit :
             " Je voudrais bien y être dans soixante ans, pour voir ce que cela deviendra. "
              Il ne voulait qu'y être. On ne veut pas mourir, et on finit toujours un jour trop tôt. Un jour de plus, et l'on eût découvert la quadrature du cercle.
            Comment se fait-il que dans les arts d'imitation ce cri de nature qui nous est propre soit si difficile à trouver ? Comment se fait-il que le poète qui l'a trouvé nous étonne et nous transporte ? Serait-ce qu'alors il nous révèle le secret de notre cœur ?
            Il y a le cri de la passion, et je l'entends encore dans le poète lorsque Hermione dit à Oreste :
            " Qui te l'a dit ? lorsqu'à Ils ne se verront plus, Phèdre répond Ils s'aimeront toujours ; à côté de moi, lorsqu'au sortir d'un sermon éloquent sur l'aumône, l'avare dit :
            " Cela donnerait envie de demander ";
             lorsqu'une maîtresse surprise en flagrant délit, dit à son amant :
             " Ah ! vous ne m'aimez plus, puisque vous en croyez plutôt ce que vous avez vu que ce que je vous dis ;
            lorsque l'usurier agonisant dit au prêtre qui l'exhorte :
            " Ce crucifix, en conscience, je ne saurais prêter là-dessus plus de cent écus, encore faut-il m'en passer un billet de vente. "

            Il y eut un temps où j'aimais la musique et surtout l'opéra. J'étais un jour à l'Opéra entre l'abbé de Cannaye que vous connaissez, et un certain Montbron, auteur de quelques brochures où l'on trouve beaucoup de fiel et peu, très peu de talent. Je venais d'entendre un morceau pathétique dont les paroles et la musique m'avaient transporté. Alors nous ne connaissions pas Pergolèse, et Lulli était un homme sublime pour nous. Dans le transport de mon ivresse je saisis mon voisin Montbron par le bras et lui dis
            - Convenez, Monsieur, que cela est beau. 
            L'homme au teint jaune, aux sourcils noirs et touffus, à l'œil féroce et couvert, me répond :
            - Vous ne sentez pas cela ?
            - Non, j'ai le cœur velu...
            Je frissonne, je m'éloigne du tigre à deux pieds ; je m'approche de l'abbé de Cannaye et lui adressant la parole :
            - Monsieur l'abbé, ce morceau qu'on vient de chanter comment vous a-t-il paru ?
            L'abbé me répond froidement et avec dédain :
            - Mais assez bien, pas mal.
            - Et vous connaissez quelque chose de mieux ?
            - D'infiniment mieux.
            - Qu'est-ce donc ?
            - Certains vers qu'on a faits sur ce pauvre abbé Pellegrin :
                                                 Sa culotte attachée avec une ficelle
                                                  Laisse voir par cent trous un trou plus noir qu'icelle
               C'est là ce qui est beau !
               Combien de ramages divers, combien de cris discordants dans la seule forêt qu'on appelle société.
            - Allons ! prenez cette eau de riz.
            - Combien a-t-elle coûté ?
            - Peu de chose.                                                        europeanscientist.com
            - Mais encore combien ?
            - Cinq ou six sous peut-être.
            - Et qu'importe que je périsse de mon mal, ou par le vol et les rapines ?
            - Vous qui aimez tant à parler, comment écoutez-vous cet homme si longtemps ?
            - J'attends ; s'il tousse ou s'il crache, il est perdu.
            - Quel est cet homme assis à votre droite ?
            - C'est un homme d'un grand mérite et qui écoute comme personne. Celui-ci dit au prêtre qui lui annonçait la visite de son Dieu : " Je le reconnais à sa monture : c'est ainsi qu'il entra dans Jerusalem... Celui-là, moins caustique, s'épargne dans ses derniers moments l'ennui de l'exhortation du vicaire qui l'avait administré, en lui disant : " Monsieur, ne vous serais-je plus bon à rien ?..." Et voilà le cri de caractère.
            Méfiez-vous de l'homme singe. Il est sans caractère, il a toutes sortes de cris.
            - Cette démarche ne vous perdra pas vous, mais elle perdra votre ami.
            - Eh, que m'importe, pourvu qu'elle me sauve.
            - Mais votre " ami " ? 
            - Mon ami tant qu'il vous plaira ; moi d'abord.
            - Croyez-vous, Monsieur l'abbé, que madame Geoffrin vous reçoive chez elle avec grand plaisir? 
            - Qu'est-ce que cela me fait, pourvu que je m'y trouve bien ?... Regardez cet homme-ci, lorsqu'il entre quelque part ; il a la tête penchée sur sa poitrine, il s'embrasse, il se serre étroitement pour être plus près de lui-même. Vous avez vu le maintien et vous avez entendu le cri de l'homme personnel, cri qui retentit de tout côté. C'est un des cris de la nature.
           - J'ai contracté ce pacte avec vous, il est vrai : mais je vous annonce que je ne le tiendrai pas.
           - Monsieur le Comte, vous ne le tiendrez pas ! et pourquoi cela, s'il vous plaît ?
           - Parce que je suis le plus fort...
           - Le cri de la force est encore un des cris de la nature..
           - Vous penserez que je suis un infâme, je m'en moque...
           - Voilà le cri de l'impudence.
           - Mais ce sont, je crois, des foies d'oies de Toulouse ?
           - Excellents ? Délicieux ? 
           - Eh ! que n'ai-je la maladie dont ce serait là le remède !
           - Et c'est là l'exclamation d'un gourmand qui souffrait de l'estomac.
           En les croquant, Seigneur, vous leur fîtes beaucoup d'honneur...  Et voilà le cri de la flatterie, de la bassesse et des cours. Mais ce n'est pas tout.
            Le cri de l'homme prend encore une infinité de formes diverses de la profession qu'il exerce. Souvent elles déguisent l'accent du caractère.
            Lorsque Ferrein dit : " Mon ami tomba malade, je le traitai, il mourut, je le disséquai ; Ferrein fut-il un homme dur ? Je l'ignore.
            - Docteur, vous arrivez bien tard.
            - Il est vrai. Cette pauvre mademoiselle de Thé n'est plus.
            - Elle est morte !
            -  Oui. Il a fallu assister à l'ouverture de son corps : je n'ai jamais eu plus grand plaisir de ma vie... Lorsque le Docteur parlait ainsi était-il un homme dur ? Je l'ignore. L'enthousiasme de métier, vous savez ce que c'est, mon ami. La satisfaction d'avoir deviné la cause secrète de la mort de Mlle de Thé fit oublier au Docteur qu'il parlait de son amie. Le moment de l'enthousiasme passé, le Docteur pleura-t-il son amie ? Si vous me le demandez, je vous avouerai que je n'en crois rien.
            Tirez, tirez, il n'est pas ensemble. Celui qui tient ce propos d'un mauvais christ qu'on approche de sa bouche n'est point un impie. Son mot est de son métier, c'est celui d'un sculpteur agonisant            
            Ce plaisant abbé de Cannaye, dont je vous ai parlé, fit une petite satire bien amère et bien gaie des petits dialogues de son ami Raymond de Saint-Mard. Celui-ci qui ignorait que l'abbé fut l'auteur de la satire, se plaignait un jour de cette malice à une de leurs meilleures amies. Tandis que Saint-Mard, qui avait la peau tendre, se lamentait outre mesure d'une piqûre d'épingle, l'abbé, placé derrière lui et en face de la dame s'avouait auteur de la satire et se moquait de son ami en tirant la langue. Les uns disaient que le procédé de l'abbé était malhonnête, d'autres n'y voyaient qu'une espièglerie. Cette question de morale fut portée au tribunal de l'érudit abbé Fenel, dont on ne put jamais obtenir d'autre décision, sinon que c'était un usage chez les anciens Gaulois de tirer la langue...
            Que conclurez-vous de là ? Que l'abbé de Cannaye était un méchant ? Je le crois. Que l'autre abbé était un sot ? Je le nie. C'était un homme qui avait consumé ses yeux et sa vie à des recherches d'érudition, et qui ne voyait rien dans ce monde de quelque importance en comparaison de la restitution d'un passage ou de la découverte d'un ancien usage. C'est le pendant du géomètre qui fatigué des éloges dont la capitale retentissait lorsque Racine donna son Iphigénie, voulut lire cette Iphigénie si vantée. Il prend la pièce, il se retire dans un coin ; il lit une scène, deux scènes, à la troisième il jette le livre en disant : " Qu'est-ce que cela prouve ?... C'est le jugement et le mot d'un homme accoutumé dès ses jeunes années à écrire à chaque bout de page : Ce qu'il fallait démontrer.
            On se sent ridicule, mais on n'est ni ignorant ni sot, moins encore méchant, pour ne voir jamais que la pointe de son clocher.
            Me voilà tourmenté d'un vomissement périodique, je verse des flots d'une eau caustique et limpide. Je m'effraie, j'appelle Thierry. Le docteur regarde en souriant le fluide que j'avais rendu par la bouche et qui remplissait toute une cuvette
            - Eh bien, Docteur, qu'est-ce qu'il y a ?
            - Vous êtes trop heureux ; vous nous avez restitué la pituite vitrée des Anciens que nous avions perdue...
            Je souris à mon tour, et n'en estimai ni plus ni moins le docteur Thierry.
            Il y a tant et tant de mots de métier, que je fatiguerais à périr un homme plus patient que vous, si je voulais vous raconter ceux qui se présentent à ma mémoire en vous écrivant. Lorsqu'un monarque qui commande lui-même ses armées, dit à des officiers qui avaient abandonné une attaque où ils auraient tous perdu la vie sans aucun avantage : " Est-ce que vous êtes faits pour autre chose que pour mourir ?... il dit un mot de métier.
            Lorsque des grenadiers sollicitent auprès de leur général la grâce d'un de leurs braves camarades surpris en maraude, et lui disent : " Notre général, remettez-le entre nos mains, Vous le voulez faire mourir ; nous savons punir plus sévèrement un grenadier : il n'assistera point à la première bataille que vous gagnerez... ils ont l'éloquence de leur métier, éloquence sublime !
            Malheur à l'homme de bronze qu'elle ne fléchit pas ! Dites-moi, mon ami, eussiez-vous fait pendre ce soldat si bien défendu par ses camarades ? Non. Ni moi non plus.
            - Sire, et la bombe ?
            - Qu'a de commun la bombe avec ce que je vous ai dicté ?
            - Le boulet a emporté la timbale, mais le riz n'y était pas...
            - C'est un roi qui a dit le premier de ces mots, c'est un soldat qui a dit le second, mais ils sont l'un et l'autre d'une âme ferme ; ils n'appartiennent point à l'état.
            Y étiez-vous lorsque le castrat Caffarelli nous jetait dans un ravissement que ni ta véhémence, Démosthène ! ni ton harmonie, Cicéron ! ni l'élévation de ton génie, ô Corneille ! ni ta douceur, Racine! ne nous firent jamais éprouver ? Non, mon ami, vous n'y étiez pas. Combien de temps et de plaisir nous avons perdu sans nous connaître ! Caffarelli a chanté ; nous restons stupéfaits d'admiration. Je m'adresse au célèbre naturaliste d'Aubenton, avec lequel je partageais un sofa... Eh bien docteur, qu'en dites vous?             
             - Il a les jambes grêles, les genoux ronds, les cuisses grosses, les hanches larges ; soit qu'un être privé des organes qui caractérisent son sexe affecte la conformation du sexe opposé...
            - Mais cette musique angélique !...                                                              arnaud-kasper.fr 
            - Pas un poil de barbe au menton...
            - Ce goût exquis, ce sublime pathétique, cette voix !
            - C'est une voix de femme.
            - C'est la voix la plus belle, la plus égale, la plus flexible, la plus juste, la plus touchante !... Tandis que le virtuose nous faisait fondre en larmes, d'Aubenton l'examinait en naturaliste.
            L'homme qui est tout entier à son métier, s'il a du génie, devient un prodige ; s'il n'en a point, une application opiniâtre l'élève au-dessus de la médiocrité. Heureuse la société où chacun serait à sa chose, et ne serait qu'à sa chose ! Celui qui disperse ses regards sur tout, ne voit rien ou voit mal ; il interrompt souvent et contredit celui qui parle et qui a bien vu.
            Je vous entends d'ici, et vous vous dites : Dieu soit loué ! J'en avais assez de ces cris de nature, de passion, de caractère, de profession, et m'en voilà quitte... Vous vous trompez, mon ami. Après tant de mots malhonnêtes ou ridicules, je vous demanderai grâce pour un ou deux qui ne le soient pas.
            Chevalier, quel âge avez-vous ?
            - Trente ans.
            - Moi j'en ai vingt-cinq, eh bien, vous m'aimeriez une soixantaine d'années ce n'est pas la peine de commencer pour si peu...
            - C'est le mot d'une bégueule.
            - Le vôtre est d'un homme sans mœurs, c'est le mot de la gaieté, de l'esprit et de la vertu. Chaque sexe a son ramage, celui de l'homme n'a ni la légèreté, ni la délicatesse, ni la sensibilité de celui de la femme. L'un semble toujours commander et brusquer ; l'autre se plaindre et supplier... Et puis celui du célèbre Muret, et je passe à d'autres choses.
            Muret tombe malade en voyage ; il se fait porter à l'hôpital. On le place dans un lit voisin du grabat d'un malheureux attaqué d'une de ces infirmités qui rendent l'art perplexe. Les médecins et les chirurgiens délibèrent sur son état. Un des consultants propose une opération qui pouvait également être salutaire ou fatale. Les avis se partagent. On inclinait à livrer le malade à la décision de la nature, lorsqu'un plus intrépide dit : Facimus experimentum in anima vili. Voilà le cri de la bête féroce. Mais d'entre les rideaux qui entouraient Muret s'élève le cri de l'homme, du philosophe, du chrétien : Tanquam foret anima vilis, illa pro quä Christus non dedignatus est mori ! *... Ce mot empêcha l'opération, et le malade guérit.
            A cette variété du cri de la nature, de la passion, du caractère, de la profession joignez le diapason des mœurs nationales, et vous entendrez le vieil Horace dire de son fils, Qu'il mourut, et les Spartiates dire d'Alexandre : Puisque Alexandre veut être Dieu, qu'il soit Dieu. Ces mots ne désignent pas le caractère d'un homme, ils marquent l'esprit général d'un peuple.
            Je ne vous dirai rien de l'esprit et du ton des corps. Le clergé, la noblesse, la magistrature, ont chacun leur manière de commander, de supplier et de se plaindre. Cette manière est traditionnelle. Les membres deviennent vils et rampants, le corps garde sa dignité. Les remontrances de nos parlements n'ont pas toujours été des chefs-d'oeuvre, cependant Thomas, l'homme de lettres le plus éloquent, l'âme la plus fière et la plus digne, ne les aurait pas faites ; il ne serait pas demeuré en-deçà, mais il serait allé au-delà de la mesure.
            Et voilà pourquoi, mon ami, je ne me presserai jamais de demander quel est l'homme qui entre dans un cercle. Souvent cette question est impolie, presque toujours elle est inutile. Avec un peu de patience et d'attention, on n'importune ni le maître ni la maîtresse de maison, et l'on se ménage le plaisir de deviner.
            Ces préceptes ne sont pas de moi, ils m'ont été dictés par un homme très fin, et il en fit en ma présence l'application chez Mlle D***, la veille de mon départ pour le grand voyage, que j'ai entrepris en dépit de vous. Il survint sur le soir un personnage qu'il ne connaissait pas ; mais ce personnage ne parlait pas haut, il avait de l'aisance dans le maintien, de la pureté dans l'expression et une politesse froide dans les manières. C'est, me dit-il à l'oreille, un homme qui tient à la cour... Ensuite il remarqua qu'il avait presque toujours la main droite sur la poitrine, les doigts fermés et les ongles en-dehors... Ah ! ah ! ajouta-t-il, c'est un exempt des gardes du corps, et il ne lui manque que sa baguette. Peu de temps après, cet homme conte une petite histoire.
            " Nous étions quatre, dit-il, madame et monsieur tels, madame de*** et moi. Sur cela mon instituteur continua : Me voilà entièrement au fait. Mon homme est marié, la femme qu'il a placée la troisième est sûrement la sienne, et il m'a appris son nom en la nommant.   
            Nous sortîmes ensemble de chez Mlle D*** L'heure de la promenade n'était pas encore passée ; il me propose un tour aux Tuileries, j'accepte. Chemin faisant, il me dit beaucoup de choses déliées et conçues dans des termes fort déliés ; mais comme je suis bon homme, bien uni, bien rond, et que la subtilité de ses observations m'en dérobait la vérité, je les priai de les éclaircir par quelques exemples. Les esprits bornés ont besoin d'exemples. Il eut cette complaisance et me dit :
            " Je dînais un jour chez l'archevêque de Paris. Je ne connais guère le monde qui va là, je m'embarrasse même peu de le connaître, mais son voisin, celui à côté duquel on est assis, c'est autre chose. Il faut savoir avec qui l'on cause, et pour y réussir il n'y a qu'à laisser parler et réunir les circonstances. J'en avais un à déchiffrer à ma droite. D'abord l'archevêque, lui parlant peu et assez sèchement, ou il n'est pas dévot, me dis-je, ou il est janséniste... Un petit mot sur les jésuites m'apprend que c'est le dernier. On faisait un emprunt pour le clergé ; j'en prends occasion d'interroger mon homme sur les ressources de ce corps. Il me les développe très bien, se plaint de ce qu'ils sont surchargés, fait une sortie contre le ministre de la finance, ajoute qu'il s'en est expliqué clairement en 1750 avec le contrôleur général. Je vois donc qu'il a été agent du clergé. Dans le courant de la conversation, il me fait entendre qu'il ne tenait qu'à lui d'être évêque. Je le crois homme de qualité. Mais comme il se vante plusieurs fois d'un vieil oncle lieutenant-général et qu'il ne dit pas un mot de son père, je suis sûr que c'est un homme de fortune qui a dit une sottise. Comme il me conte les anecdotes scandaleuses de huit ou dix évêques, je ne doute pas qu'il ne soit méchant. Enfin il a obtenu, malgré bien des concurrents l'intendance de ***  pour son frère... Vous conviendrez que si l'on m'eût dit, en me mettant à table, c'est un janséniste, sans naissance, insolent, intriguant, qui déteste ses confrères, qui en est détesté, enfin c'est l'abbé de ***, on ne m'aurait rien appris de plus que ce que j'en ai su, et qu'on m'aurait privé du plaisir de la découverte.  
            La foule commençait à s'éclaircir dans la grande allée. Mon homme tira sa montre, et me dit :
            - Il est tard, il faut que je vous quitte, à moins que vous ne veniez souper avec moi.
            - Où ?
            - Ici près, chez Arnould.
            - Je ne la connais pas.                                                                                         pinterest.com
            - Est-ce qu'il faut connaître une fille pour aller souper chez elle ? Du reste, c'est une créature charmante, qui a le ton de son état et celui du grand monde. Venez, vous vous amuserez.
            - Non, je vous suis obligé ; mais, comme je vais de ce côté, je vous accompagnerai jusqu'au cul-de-sac Dauphin... 
            Nous allons et en allant il m'apprend quelques plaisanteries cyniques d'Arnould, et quelques-uns de ses mots ingénus et délicats. Il me parle de tous ceux qui fréquentent là, et chacun d'eux eut son mot... Appliquant à cet homme les mêmes principes que j'en avais reçus moi, je vois qu'il fréquente dans de la bonne et de la mauvaise compagnie.
            - Ne fait-il pas des vers, me demandez-vous ?
            - Très bien.
            - N'a-t-il pas été lié avec le maréchal de Richelieu ?
            - Intimement.
            - Ne fait-il pas sa cour à la comtesse d'Egmont ? 
            - Assidument.
            - N'y a-t-il pas sur son compte ?...
            - Oui, une certaine histoire de Bordeaux, mais je n'y crois pas. On est si méchant dans ce pays-ci, on y fait tant de contes, il y a tant de coquins intéressés à multiplier le nombre de leurs semblables !
            - Vous a-t-il lu sa Révolution de Russie ?
            - Oui.
            - Qu'en pensez-vous ?
            - Que c'est un roman historique assez bien écrit et très intéressant, un tissu de mensonges et de vérités que nos neveux compareront à un chapitre de Tacite.
            Et voilà, me direz-vous, qu'au lieu de vous avoir éclairci un passage d'Horace, je vous ai presque fait une satire à la manière de Perse.
            - Il est vrai.
            - Et que vous croyez que je vous en tiens quitte ?
            - Non.
            - Vous connaissez Burigny ?
            - Qui ne connait pas l'ancien, l'honnête, le savant et fidèle serviteur de madame Geoffrin ? C'est un très bon et savant homme.
            - Un peu curieux.
            - D'accord.
            - Fort gauche.
            - Il en est d'autant meilleur. Il faut toujours avoir un petit ridicule qui amuse nos amis... Eh bien, Burigny. Je causais avec lui, je ne sais plus de quoi. Le hasard voulut qu'en causant, je touchai sa corde favorite, l'érudition ; et voilà mon érudit qui m'interrompt et se jette dans une digression qui ne finissait pas.                                                                                                                               pinterest.fr 
            - Cela lui arrive tous les jours, et jamais sans qu'on en soit plus  instruit.
            - Et qu'un endroit d'Horace, qui m'avait paru maussade, devient pour moi d'un naturel charmant et d'une finesse exquise.
            - Et cet endroit ?
            - C'est celui où le poète prétend qu'on ne lui refusera pas une indulgence qu'on a bien accordée à Lucilius, son compatriote. Soit que Lucilius fut Apulien ou Lucanien, dit Horace, je marcherai sur ses traces.
            - Je vous entends, et c'est dans la bouche de Trébatius, dont Horace a touché le texte favori, que vous mettez cette longue discussion sur l'histoire ancienne des deux contrées. Cela est bien et finement vu.
            - Quelle vraisemblance, à votre avis, que le poète sût ces choses ! Et, quand il les aurait sues, qu'il eût assez peu de goût pour quitter son sujet, et se jeter dans un fastidieux détail d'antiquités !
            - Je pense comme vous.
            - Horace dit : Sequor hunc, Lucanus an Appulus. L'érudit Trébatius prend la parole à anceps, et dit à Horace : " Ne brouillons rien. Vous n'êtes ni de la Pouille, ni de Lucanie ; vous êtes de Venouse, qui laboure sur l'un et l'autre finage. Vous avez pris la place des Sabelliens après leur expulsion. Vos ancêtres furent placés là comme une barrière qui arrêtât les incursions des Lucaniens et des Apuliens. Ils remplirent cet espace vacant, et firent la sécurité de notre territoire contre deux violents ennemis. C'est du moins une tradition très vieille. "
            - L'érudit Trébatius, toujours érudit, instruit Horace sur les chroniques surannées de son pays. Et l'érudit Burigny, toujours érudit, m'explique un endroit difficile d'Horace, en m'interrompant précisément comme le poète l'avait été par Trébatius. 
            - Et vous partez de là, vous, pour me faire un long narré des mots de nature et des propos de passion, de caractère et de profession ?
            - Il est vrai. Le tic d'Horace est de faire des vers, le tic de Trébatius et de Burigny, de parler antiquité, le mien de moraliser, et le vôtre...
            - Je vous dispense de me le dire, je le sais.
            - Je me tais donc. Je vous salue, je salue tous nos amis de la rue Royale et de la cour de Marsan, et me recommande à votre souvenir qui m'est cher.. A quelques-unes de vos heures perdues, je voudrais que vous lussiez l'ode troisième du IIIè livre............
            Les confins des villes sont fréquentés par les poètes qui y cherchent la solitude, et par les cordiers qui y trouvent un long espace pour filer leur corde. Collecta pecunia, c'est la filasse entassée dans leur tablier. Alternativement elle obéit au cordier et commande au chariot. Elle obéit quand on la file ; elle commande quand on la tord. Pour la seconde manœuvre, la corde filée est accrochée d'un bout à l'émerillon du rouet et de l'autre à l'émerillon du chariot, instrument assez semblable à un petit traîneau. Ce traîneau est chargé d'un gros poids qui en ralentit la marche qui est en sens contraire de celle du cordier. Le cordier qui file s'éloigne à reculons du rouet, le chariot qui tord s'en approche. A mesure que la corde filée se tord par le mouvement du rouet, elle se raccourcit, et en se raccourcissant, tire le chariot vers le rouet. Horace nous fait donc entendre que l'argent ainsi que la filasse doit faire la fonction du chariot et non celle du cordier, suivre la corde torse et non la filer, rendre notre vie plus ferme, plus vigoureuse, mais non la diriger. Le choix et l'ordre des mots employés par le poète indiquent l'emprunt métaphorique d'une manœuvre qu'il avait sous les yeux et dont son goût exquis a sauvé la bassesse.


*   Faisins essai sur une âme vile ( traduction Diderot ) - Comme si elle était vile, cette âme pour laquelle le Christ n'a pas dédaigné de mourir ! ( traductions in Classiques de Poche )


                                                  Diderot
                                                                   ( première publication 1778 )











































               
            
















 
            
        












































                                                                                                                                           

                                                 

mardi 29 mars 2022

La Reine Hortense Guy de Maupassant ( Nouvelle France )

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                                                  La Reine Hortense

            On l'appelait, dans Argenteuil, la Reine Hortense. Personne ne sut jamais pourquoi. Peut-être parce qu'elle parlait ferme comme un officier qui commande ? Peut-être parce qu'elle était grande, osseuse, impérieuse ? Peut-être parce qu'elle gouvernait un peuple de bêtes domestiques, poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces bêtes chères aux vieilles filles ? Mais elle n'avait pour ces animaux familiers ni gâteries, ni mots mignards, ni ces puériles tendresses qui semblent couler des lèvres des femmes sur le poil velouté du chat qui ronronne. Elle gouvernait ses bêtes avec autorité, elle régnait.
            C'était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles à la voix cassante, au geste sec, dont l'âme semble dure. Elle n'admettait jamais ni contradiction, ni réplique, ni hésitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l'avait entendu se plaindre, regretter quoi que ce fût, envier n'importe qui. Elle disait: " Chacun sa part " avec une conviction de fataliste. Elle n'allait pas à l'église, n'aimait pas les prêtres, ne croyait guère à Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la " marchandise à pleureurs. "
            Depuis trente ans qu'elle habitait sa petite maison, précédée d'un petit jardin longeant la rue, elle n'avait jamais modifié ses habitudes, ne changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu'elles prenaient vingt et un ans.
            Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses oiseaux quand ils mourraient de vieillesse ou d'accident, et elle enterrait les animaux trépassés dans une platebande, au moyen d'une petite bêche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied indifférents.
            Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d'employés dont les hommes allaient à Paris tous les jours. De temps en temps, on l'invitait à venir prendre une tasse de thé le soir. Elle s'endormait inévitablement dans ces réunions, il fallait la réveiller pour qu'elle retournât chez elle. Jamais elle ne permit à personne de l'accompagner, n'ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas aimer les enfants.
            Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant, jardinant, coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant sa maison vieillie, maçonnant même quand il le fallait.
            Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l'an : les Cimme et les Colombel, ses deux sœurs ayant épousé l'une un herboriste, l'autre un petit rentier. Les Cimme n'avaient pas de descendants les Colombel en possédaient trois : Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans, Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, étant venu alors qu'il semblait impossible que sa mère fût encore féconde.
            Aucune tendresse n'unissait la vieille fille à ses parents.                   warnerbros.fr 
            Au printemps de l'année 1882, la reine Hortense tomba malade tout à coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu'elle chassa. Un prêtre s'étant alors présenté, elle sortit de son lit à moitié nue pour le jeter dehors.
            La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane.
            Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le tonnelier d'à côté, d'après le conseil du médecin, rentré d'autorité dans la maison, prit sur lui d'appeler les deux familles.
            Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, les Colombel ayant amené le petit Joseph.
            Quand elles se présentèrent à l'entrée du jardin, elles aperçurent d'abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur.
            Le chien dormait sur le paillasson de la porte d'entrée, sous une brûlante tombée de soleil ; deux chats, qu'on eût crus morts, étaient allongés sur le rebord des deux fenêtres, les yeux fermés, les pattes et la queue tout au long étendues.
            Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vêtus de duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petit jardin ; et une grande cage accrochée au mur, couverte de mouron, contenait un peuple d'oiseaux qui s'égosillaient dans la lumière de cette chaude matinée de printemps.
            Deux inséparables dans une autre cagette de forme de chalet restaient bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton.
            M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entrait toujours le premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes, quand il le fallait, demanda :
            - Eh bien ! Céleste, ça ne va donc pas ?
            La petite bonne gémit à travers ses larmes :
            - Elle ne me reconnaît seulement plus. Le médecin dit que c'est la fin.
            Tout le monde se regarda.
             Mme Cimme et Mme Colombel s'embrassèrent instantanément, sans dire un mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porté des bandeaux plats et des châles rouges, des cachemires français éclatants comme des brasiers.
                                                                  Cimme se tourna vers son beau-frère : 
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             Mais personne n'osait pénétrer dans la chambre de la mourante située au rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce fut Colombel qui se décida le premier, et il entra en se balançant comme un mât de navire, faisant sonner sur les pavés le fer de sa canne.
            Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma la marche.
            Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue du chien.
            Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout juste les mains qui s'agitaient nerveusement, s'ouvrant et se refermant sans cesse. Les doigts remuaient comme si une pensée les eût animés, comme s'ils eussent signifié des choses, indiqué des idées, obéi à une intelligence. Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure anguleuse n'avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermés.
            Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent à regarder, sans dire un mot, la poitrine serrée, la respiration courte. La petite bonne les avait suivis et larmoyait toujours.
            A la fin, Cimme demanda !
            - Qu'est-ce que dit au juste le médecin ?
            La servante balbutia :
            - Il dit qu'on la laisse tranquille, qu'il n'y a plus rien à faire.
            Mais, soudain les lèvres de vieille fille se mirent à s'agiter. Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots cachés dans cette tête mourante, et ses mains précipitaient leur mouvement singulier.
            Tout à coup elle parla d'une petite voix maigre qu'on ne lui connaissait pas, d'une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce cœur toujours fermé peut-être ?
            Cimme s'en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible ce spectacle. Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait, s'assit.
            Les deux femmes restaient debout.
            La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu'on comprît rien à ses paroles. Elle prononçait des noms, appelait tendrement des personnes imaginaires.
            " - Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l'aimes bien ta maman, dis, mon enfant ?
Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite sœur pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu m'entends ? Et je te défends de toucher aux allumettes. "
            Elle se taisait quelques secondes puis d'un ton plus haut, comme si elle eût appelé: " Henriette !" Elle attendait un peu et reprenait : " Dis à ton père de venir me parler avant d'aller à son bureau. " Et soudain : " Je suis un peu souffrante aujourd'hui, mon chéri ; promets-moi de ne pas revenir tard. Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu'il est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petits aiment beaucoup cela. C'est Claire qui sera contente ! "
            Elle se mettait à rire, d'un rire jeune et bruyant, comme elle n'avait jamais ri : " Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Il s'est barbouillé avec les confitures, le petit sale ! Regarde donc, mon chéri, comme il est drôle ! "
            Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguée par le voyage, murmura :
            - Elle rêve qu'elle a des enfants et un mari, c'est l'agonie qui commence.
            Les deux sœurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides.
            La petite bonne prononça :
            - Faut retirer vos châles et vos chapeaux, voulez-vous passer dans la salle ?
            Elles sortirent sans avoir prononcé une parole. Et Colombel les suivit en boîtant, laissant de nouveau toute seule la mourante.
            Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route, les femmes s'assirent enfin. Alors un des chats quitta la fenêtre, s'étira, sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit à le caresser.
            On entendait à côté la voix de l'agonisante, vivant, à cette heure dernière, la vie qu'elle avait attendue sans doute, vivant ses rêves eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle.
            Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien, s'amusant beaucoup, d'une gaieté de gros homme aux champs, sans aucun souvenir de la mourante.
             Mais tout à coup il rentra, et, s'adressant à la bonne :
             - Dis donc, ma fille, tu vas nous faire à déjeuner. Qu'est-ce que vous allez manger, Mesdames ?
             On convint d'une omelette aux fines herbes, d'un morceau de faux-filet avec des pommes nouvelles, d'un fromage et d'une tasse de café.
            Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son porte-monnaie, Cimme l'arrêta : puis, se tournant vers la bonne ;
            - Tu dois avoir de l'argent ?                                                                    123rf.com  
            Elle répondit :                                                                                                     
            - Oui, Monsieur.
            - Combien ?
            - Quinze francs.
            - Ca suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoir faim.
            Mme Cimme, regardant au-dehors les fleurs grimpantes baignées de soleil, et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d'un air navré :
            - C'est malheureux d'être venu pour une aussi triste circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd'hui.
            Sa sœur soupira sans répondre, et Colombel murmura ému peut-être par la pensée d'une 
marche :
            - Ma jambe me tracasse bougrement :
            Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible : l'un poussant des cris de joie, l'autre aboyant éperdument. Ils jouaient à cache-cache autour des plates-bandes, courant l'un après l'autre comme deux fous.
            La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avec chacun, s'imaginant qu'elle les habillait, qu'elle les caressait, qu'elle leur apprenait à lire : " Allons, Simon, répète : ABCD. Tu ne dis pas bien, voyons, DDD, m'entends-tu ? Répète alors... "
            Cimme prononça :
            - C'est curieux ce que l'on dit à ces moments-là.
            Mme Colombel alors demanda : 
            - Il vaudrait peut-être mieux retourner auprès d'elle.
            Mais Cimme aussitôt l'en dissuada :
            - Pourquoi faire, puisque vous ne pouvez rien changer à son état ? Nous sommes aussi bien ici.
            Personne n'insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts, dits inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélité singulière et blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme se mit à rire, regarda sa femme, chantonna d'un air goguenard : "Tra-la-la- tra-la-la ", comme pour laisser entendre bien des choses sur sa fidélité, à lui, Cimme.
            Colombel, pris maintenant de crampes d'estomac, frappait le pavé de sa canne.
            L'autre chat entra la queue en l'air.
            On ne se mit à table qu'à une heure.
            Dès qu'il eut goûté au vin, Colombel à qui on avait recommandé de ne boire que du bordeaux de choix, rappela la servante :
            - Dis donc, ma fille, est-ce qu'il n'y a rien de meilleur que cela dans la cave ?
            - Oui, Monsieur, il y a du vin fin qu'on vous servait quand vous veniez.
            - Eh bien ! va nous en chercher trois bouteilles.
            On goûta ce vin qui parut excellent ; non pas qu'il provint d'un cru remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme déclara :
            -  C'est du vin de malade.
            Colombel, saisi d'une envie ardente de posséder ce bordeaux, interrogea de nouveau la bonne :
            - Combien en reste-t-il, ma fille ?
            - Oh ! presque tout, Monsieur ; Mam'zelle n'en buvait jamais. C'est le tas du fond.
            Alors il se tourna vers son beau-frère
          - Si vous vouliez, Cimme, je vous reprendrais ce vin-là pour autre chose, il convient merveilleusement à mon estomac.
            La poule était entrée à son tour avec son troupeau de poussins ; les deux femmes s'amusaient à lui jeter des miettes.
           On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mangé.
            La reine Hortense parlait toujours, mais à voix basse maintenant, de sorte qu'on ne distinguait plus les paroles
            Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l'état de la malade. Elle semblait calme.
            On ressortit et on s'assit en cercle dans le jardin pour digérer.
            Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises de toute la vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L'enfant courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans la maison
            Cimme s'endormit le ventre au soleil.
            La mourante se remit à parler. Puis, tout à coup, elle cria.
            Les deux femmes et Colombel s'empressèrent de rentrer pour voir ce qu'elle avait. Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n'aimant point ces choses-là.
            Elle s'était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapper à la poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchit l'agonisante ; et, retranché derrière l'oreiller, il regardait son camarade de ses yeux luisants, prêt à sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait à la gueule une des pantoufles de sa maîtresse, déchirée à coups de crocs, depuis une heure qu'il jouait avec.
            L'enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui, restait immobile en face de la couche.
            La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sauté sur une chaise ; et elle appelait désespérément ses poussins qui pépiaient, effarés, entre les quatre jambes du siège.
            La reine Hortense criait d'une voix déchirante :
            " - Non, non, je ne veux pas mourir, je ne veux pas ! je ne veux pas ! Qui est-ce qui élèvera mes enfants ? Qui les soignera ? Qui les aimera ? Non, je ne veux pas !... je ne... "
            Elle se renversa sur le dos. C'était fini.
            Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant.
            Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère :
            - Arrivez vite, arrivez vite. Je crois qu'elle vient de passer.
            Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans la chambre en balbutiant :
            - C'a été moins long que je n'aurais cru.


                                                              Guy de Maupassant

                                               ( nouvelle parue en avril 1883 dans Gil Blas )