zola par manet
Edouard Manet *
Je viens de lire, dans le dernier numéro de l'
Artiste, ces quelques mots de M. Arsène Houssaye :
" Manet serait un artiste hors ligne s'il avait de la main... Ce n'est point assez d'avoir un front qui pense, un oeil qui voit ; il faut encore avoir une main qui parle. "
C'est là, pour moi, un aveu précieux à recueillir. Je constate avec plaisir la déclaration du poète des élégances, du romancier des grandes dames trouvant qu'Edouard Manet a un front qui pense, un oeil qui voit, et qu'il pourrait être un artiste hors ligne. Je sais qu'il y a une restriction, mais cette restriction est très explicable : M. Arsène Houssaye, le galant épicurien du XVIIIè siècle, égaré dans nos temps de prose et d'analyse, voudrait mettre quelques mouches et un soupçon de poudre de riz au talent grave et exact du peintre.
Je répondrai au poète : " Ne désirez pas trop que le maître original et personnel dont vous parlez, ait une main qui parle plus qu'elle ne le fait, plus qu'elle ne le doit. Voyez au Salon ces tableaux de curiosités, ces robes en trompe-l'oeil. Nos artistes ont les doigts trop habiles, ils font joujou avec des difficultés puériles. Si j'étais grand justicier, je leur couperais le poignet, je leur ouvrirais l'intelligence et les yeux avec des tenailles. "
D'ailleurs il n'y a pas que M. Arsène Houssaye à cette heure qui ose trouver quelque talent à Edouard Manet. L'année lors de l'Exposition particulière de l'artiste, j'ai lu dans plusieurs journaux l'éloge d'un grand nombre de ses oeuvres. La réaction nécessaire, fatale, que j'annonçais en 1866, s'accomplit doucement : le public s'habitue, les critiques se calment et consentent à ouvrir les yeux, le succès vient. Houssaye par Nadar
C'est surtout parmi ses confrères qu'Edouard Manet trouve cette année une sympathie croissante. Je ne crois pas avoir le droit de citer ici les noms des peintres qui accueillent avec une admiration franche le portrait exposé par le jeune maître. Mais ces peintres sont nombreux et parmi les premiers.
Quant au public, il ne comprend pas encore, mais il ne rit plus. Je me suis amusé, dimanche dernier, à étudier la physionomie des personnes qui s'arrêtaient devant les toiles d'Edouard Manet. Le dimanche est le jour de la vraie foule, le jour des ignorants, de ceux dont l'éducation artistique est encore entièrement à faire.
J'ai vu arriver des gens qui venaient là avec l'intention bien arrêtée de s'égayer un peu. Ils restaient les yeux en l'air, les lèvres ouvertes, tout démontés, ne trouvant pas le moindre sourire. Leurs regards se sont habitués à leur insu ; l'originalité qui leur avait semblé si prodigieusement comique, ne leur cause plus que l'étonnement inquiet qu'éprouve un enfant mis en face d'un spectacle inconnu.
D'autres entrent dans la salle, jettent un coup d'oeil le long des murs, et sont attirés par les élégances étranges des oeuvres du peintre. Ils s'approchent, ils ouvrent le livret. Quand ils voient le nom de Manet, ils essaient de pouffer de rire. Mais les toiles sont là, claires, lumineuses, qui semblent les regarder avec un dédain grave et fier. Et ils s'en vont, mal à l'aise, ne sachant plus ce qu'ils doivent penser, remuer malgré eux par la voix sévère du talent, préparés à l'admiration pour les prochaines années.
A mon sens, le succès d'Edouard Manet est complet. Je n'osais le rêver si rapide, si digne. Il est singulièrement difficile de faire revenir d'une erreur le peuple le plus spirituel de la terre. En France, un homme dont on a ri bêtement est souvent condamné à vivre et à mourir ridicule.Vous verrez qu'il y aura longtemps encore dans les petits journaux des plaisanteries sur le peintre d'Olympia. Mais dès aujourd'hui, les gens d'intelligence sont conquis, le reste de la foule suivra.
Les deux tableaux de l'artiste sont malheureusement fort mal placés, dans des coins, très haut, à côté des portes. Pour les bien voir, pour les bien juger, il aurait fallu qu'ils fussent sur la cimaise, sous le nez du public qui aime à regarder de près. Je veux croire qu'un hasard malheureux a seul reléguer ainsi des toiles remarquables. D'ailleurs, tout mal placés qu'elles sont, on les voit et de loin : au milieu des niaiseries et des sentimentalités environnantes, elles font des trous dans le mur.
Je ne parlerai pas du tableau intitulé :
Une jeune dame. On le connaît, on l'a vu à l'Exposition particulière du peintre. Je conseille seulement aux messieurs habiles qui habillent leurs poupées de robes copiées dans des gravures de mode, d'aller voir la robe rose que porte cette jeune dame ; on n'y distingue pas, il est vrai, le grain de l'étoffe, on ne saurait y compter les trous de l'aiguille ; mais elle se drape admirablement sur un corps vivant ; elle est de la famille de ces linges souples et grassement peints que les maîtres ont jetés sur les épaules de leurs personnages. Aujourd'hui les peintres se fournissent chez la bonne faiseuse, comme les petites dames.
Quant à l'autre tableau...
Un de mes amis me demandait hier si je parlerais de ce tableau, qui est mon portrait. " Pourquoi pas ? lui ai-je répondu ; je voudrais avoir dix colonnes de journal pour répéter tout haut ce que j'ai pensé tout bas pendant les séances, en voyant Edouard Manet lutter pied à pied avec la nature. Assez que vous croyez ma fierté assez mince pour prendre quelque plaisir à entretenir les gens de ma physionomie ? Certes, oui, je parlerai de ce tableau, et les mauvais plaisants qui trouveront là matière à faire de l'esprit, seront simplement des imbéciles.
Je me rappelle les longues heures de pose. Dans l'engourdissement qui s'empare des membres immobiles, dans la fatigue du regard ouvert sur la pleine clarté, les mêmes pensées flottaient toujours en moi, avec un bruit doux et profond. Les sottises qui courent les rues, les mensonges des uns et les platitudes des autres, tout ce bruit humain qui coule inutile comme une eau sale, était loin, bien loin. Il me semblait que j'étais hors de la terre, dans un air de vérité et de justice, plein d'une pitié dédaigneuse pour les pauvres hères qui pataugeaient en bas.
Un moment, au milieu du demi-sommeil de la pose, je regardais l'artiste, debout devant sa toile, le visage tendu, l'oeil clair, tout à son oeuvre. Il m'avait oublié, il ne savait plus que j'étais là, il me copiait comme il aurait copié une bête humaine quelconque avec une attention, une conscience artistique que je n'ai jamais vue ailleurs. Et alors je songeai au rapin débraillé de la légende, à ce Manet de fantaisie des caricaturistes qui peignait des chats par manière de blague. Il faut avouer que l'esprit est souvent d'une bêtise rare.
Je pensais pendant des heures entières à ce destin des artistes individuels qui les fait vivre à part, dans la solitude de leur talent. Autour de moi, sur les murs de l'atelier étaient pendues ces toiles puissantes et caractéristiques que le public n'a pas voulu comprendre. Il suffit d'être différent des autres, de penser à part pour devenir un monstre. On vous accuser d'ignorer votre art, de vous moquer du sens commun, parce que justement, la science de votre oeil, les poussées de votre tempérament vous mènent à des résultats particuliers. Dès qu'on ne suit pas le large courant de la médiocrité, les sots vous lapident en vous traitant de fou ou d'orgueilleux.
C'est en remuant ces idées que j'ai vu la toile se remplir. Ce qui m'a étonné moi-même a été la conscience extrême de l'artiste. Souvent, quand il traînait un détail secondaire, je voulais quitter la pose, je lui donnais le mauvais conseil d'inventer.
- Non, me répondait-il, je ne puis rien faire sans la nature. Je ne sais pas inventer. Tant que j'ai voulu peindre d'après les leçons apprises, je n'ai produit rien qui vaille. Si je vaux quelque chose aujourd'hui, c'est à l'interprétation exacte, à l'analyse fidèle que je le dois.
Là est tout son talent. Il est avant tout un naturaliste. Son oeil voit et rend les objets avec une simplicité élégante. Je sais bien que je ne ferai pas aimer sa peinture aux aveugles ; mais les vrais artistes me comprendront lorsque je parlerai du charme légèrement âcre de ses oeuvres.
Le portrait qu'il a exposé cette année est une de ses meilleures toiles. La couleur en est très intense et d'une harmonie puissante. C'est pourtant le tableau d'un homme qu'on accuse de ne savoir ni peindre ni dessiner. Je défie tout autre portraitiste de mettre une figure dans un intérieur, avec une égale énergie, sans que les natures mortes environnantes nuisent à la tête.
Ce portrait est un ensemble de difficultés vaincues ; depuis les cadres du fond, depuis le charmant paravent japonais qui se trouve à gauche, jusqu'aux moindres détails de la figure, tout se tient dans une gamme savante, claire et éclatante, si réelle que l'oeil oublie l'entassement des objets pour voir simplement un tout harmonieux.
Je ne parle pas des natures mortes, des accessoires et des livres qui traînent sur la table ; Edouard Manet y est passé maître. Mais je recommande tout particulièrement la main placée sur un genou du personnage ; c'est une merveille d'exécution. Enfin, voilà donc de la peau, de la peau vraie, sans trompe-l'oeil ridicule. Si le portrait entier avait pu être poussé au point où en est cette main, la foule elle-même eût crié au chef-d'oeuvre.
Je finirai comme j'ai commencé, en m'adressant à M. Arsène Houssaye.
Vous vous plaignez qu'Edouard Manet manque d'habileté. En effet, ses confrères sont misérablement adroits auprès de lui. Je viens de voir quelques douzaines de portraits grattés et regrattés qui pourraient servir avec avantage d'étiquettes à des boîtes de gants.
Les jolies femmes trouvent cela charmant. Mais moi qui ne suis pas une jolie femme, je pense que ces travaux d'adresse méritent au plus la curiosité qu'offre une tapisserie faite à petits points. Les toiles d'Edouard Manet qui sont peintes du coup comme celles des maîtres seront éternelles d'intérêt. Vous l'avez dit, il a l'intelligence, il a la vision exacte des choses ; en un mot, il est né peintre. Je crois qu'il se contentera de ce grand éloge qu'il est le seul avec deux ou trois autres artistes, à mériter aujourd'hui.
Zola
* Voir
les Chutes Zola ( 14/06/12 )