Lettre à Madeleine
29 janvier 1916
Mon amour je reçois tout d'un coup avec une enveloppe contenant du papier et des enveloppes 3 lettres de toi, tes lettres des 22, 23 et 24 janvier.
L'aquarelle de Marie Laurencin est un très joli croquis d'après Goya. Il est très délicat même comme facture.
L'histoire de Jean est curieuse mais ne vous faites pas trop de bile peut-être n'y aura-t-il rien de ce côté-là.
Distrais-toi et si cette jeune fille de chez Haton n'est pas mal comme conduite et t'amuse je ne vois pas d'inconvénient à ce que tu la voies. Oui, dis à la jeune photographe Louise qu'elle ne nous a pas mal réussis et que j'espère que sa timidité à mon égard aura disparu quand je reviendrai. Parle-moi du poème de Jean. Je n'ai pas eu le temps de faire un vers depuis mon retour ; c'est fantastique comme j'ai peu de temps.
J'ai fait venir des brochures sur les mitrailleuses et n'ai pas eu le temps de m'en occuper, pas même de les parcourir.
J'ai rencontré hier soir quelqu'un de mon ancienne batterie qui m'a dit que Berthier allait aller à Fontainebleau. J'ai reçu encore une lettre charmante et très flatteuse de mon ancien capitaine ( qui est passé au 9è ).
Mon amour, je t'adore, tu es gentille comme tout. Ne grossis pas trop. Ne t'alourdis pas, c'est inutile. Je t'aime bien comme tu es. Je veux que tu calmes tes émotions et que le caméléon diminue un peu dans ma panthère.
Je t'ai dit que je n'avais pas lu. Si cependant en attendant qu'on serve à la popote, pendant les 2 ou 3 minutes qui précèdent le dîner j'ai pu lire dans la collection des feuilles littéraires emportées d'Oran un ouvrage remarquable intitulé Le Coeur du poète par Henri Delatouche ( c'était l'amant de Marceline Desbordes-Valmore et le 1er éditeur d'André Chénier ). La 1è partie de cet ouvrage qui a trait à la vie de M.J. Chénier est de 1er ordre.
J'emporte toujours une feuille littéraire en poche pr avoir quelque chose à lire dans les haltes.Mon amour, j'ai oublié de te parler de la boutargue elle était épouvantable, c'est pas fameux même pour moi qui aime le poisson.
Par contre les écorces de courge confites étaient délicieuses.
J'ai encore des cigarettes. Je crois que les meilleures sont les Job à bout doré comme tu m'avait préparé.
Je voudrais aussi commencer un long poème sur la guerre. J'essaierai dans le train de commencer.
Mon amour, tu es mon délice ne sois pas impatiente maintenant.
Sois calme, mignonne et gentille.
Mon amour, je t'adore. Il faut que je cesse ma lettre parce qu'on va dîner. Je t'écrirai longuement demain et sans doute en un long poème qui sera le 1er chant de ma nouvelle oeuvrre.
Je t'aime, je prends ta bouche follement, ma chère petite femme chérie. Attends-moi avec moi.
Ton Gui
3 février 1916
Mon amour, je suis parti le 30 au soir et n'ai plus eu une minute pour t'écrire jusqu'aujourd'hui car je n'ai pu entrer chez moi ayant perdu les clefs et n'ayant eu le temps de m'en faire faire d'autres. J'ai fait faire un nouveau costume très chic. J'ai appris beaucoup de choses mais sans pouvoir te les écrire. Je n'ai cessé de penser à toi. Je me suis occupé de ma naturalisation et m'occuperai de notre mariage dès que je saurai à quoi m'en tenir là-dessus. Je n'ai pas du tout aimé Paris ces deux jours. J'ai tes lettres adorées des 25, 26, 27. L'histoire du flirt de Denise m'a intéressé. Mon amour je t'adore. Je t'enverrai le Mercure que j'ai pris en passant.
Paris
J'ai vu Paris dans l'ombre
Hypogée où l'on riait trop
Paris une grande améthyste
Vieilles femmes habillées en Perrette
Après le pot au lait
L'officier-pilote raconte ses exploits
J'ai entendu la berloque
Mais quel sourire celui de celui qui eut sursis d'appel illimité
Ombre de la statue de Shakespeare sur le boulevard'Hausmann
Laideur des costumes civils des hommes qui ne sont pas partis
Les peintres travaillent
Mon coeur t'adore
Aujourd'hui marche et nous sommes ailleurs. Je t'adore mon amour, je viens d'arriver, patelin charmant. Il a plu tout le jour, nous sommes trempés mais le jour n'est pas trop triste et je ne suis pas fatigué
J'ai traversé un petit village en ruines qui était presque coquet malgré la ruine. Les habitants y vaquaient à leurs occupations et on se sentait très loin de la guerre.
J'attends des photos de Louise surtout celle où je te tiens par la taille.
Je t'écris de la popote en attendant que mon ordonnance ait reconnu ma chambre.
Enfin, je t'adore mon amour très chéri et prends ta bouche. J'espère pouvoir écrire longuement demain.
Gui
5 février 1916
Mon amour, je réponds à tes lettres des 28, 29, 30 et 31 janvier. Tant mieux que les permissions reprennent. C'est curieux que Jean soit au 38è. Les histoires des différents professeurs m'ont amusé. Les conversations illicites sont également tordantes ainsi que l'histoire de Melle Adeline. Les histoires du curé sont en effet déplacées, mais il vaut mieux pour ta tranquillité ne point t'en mêler ; cet homme te prendrait en grippe et te causerait des ennuis. Le patelin où je suis est joli et on y a une vue merveilleuse. Je crains seulement qu'on n'y reste pas longtemps. Je loge chez de vieilles gens qui ont des fils et des gendres à la guerre aussi est-on très gentil. J'ai la plus belle chambre de la maison. Tout est ciré. Mon ordonnance n'est plus Crapouillot mais un petit Lyonnais déluré surnommé Fleur de Nave.
Je t'adore mon amour ; en passant à Paris j'ai eu l'occasion de lire dans le Times un article du meilleur critique militaire anglais, colonel Repington qui avait trait à la conscription anglaise. Cette conscription d'après lui, donnera moins d'hommes qu'on avait dit beaucoup moins même. C'est extraordinaire que les Anglais ne paraissent pas encore comprendre l'importance des grands effectifs.
Moi je n'ai pas beaucoup de choses à dire sur ma vie ici. Il me tarde seulement de te revoir mon amour chéri. As-tu reçu d'Italie, les exemplaires de mon poème ? As-tu reçu mes paquets ? tu n'en parles pas. J'aimerais que la guerre fut moins administrative. Enfin on fait ce qu'on peut. J'ai rencontré à Paris quelques amis embusqués dans des ateliers d'aviation. Je te demande un peu. Ce sont des gens qui ont de 150 à 200 mille francs de rente. Tu vois d'ici les ouvriers ! En outre, à Paris c'est une fièvre de peinture et de sculpture. Cubisme naturellement. Ils vendent ce qu'ils veulent des prix fous. Les marchands allemands ont, paraît-il, repris leur commerce et vendent la peinture des jeunes peintres français en Amérique. Quant aux peintres de l'école ils sont mobilisés comme camoufleurs ce que je ne saurais t'expliquer maintenant car cela touche à la chose militaire. Enfin tout ça est singulier et la guerre est une curieuse et douce chose à Paris malgré les Zeppelins. J'ai un costume nouveau à godets comme tu dis, mais bleu car le kaki est pour l'armée d'Orient. On aurait dû l'adopter pour toute l'armée ou plutôt arlequiner toute l'armée ce qui est la chose la moins visible.
Je crois que Le Poète Assassiné va bientôt paraître bientôt c'est-à-dire quand messieurs les imprimeurs voudront car cela ne dépend plus que d'eux.
Je t'adore mon amour et embrasse tes yeux. Tu ne me parles pas du poème de Jean.
Je prends ta bouche.
** le poète assassiné
Apollinaire
Alechinski
* tableaux 1 et 2
Marie Laurencin
photo 3
la berloque
Gui