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mercredi 7 avril 2021

Le journal du Séducteur Sören Kierkegaard 10 ( Essai Danemark )











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                               Le 23 juillet.

            Aujourd'hui j'ai recueilli le fruit d'un bruit que j'avais fait courir, disant que j'étais amoureux d'une jeune fille. Grâce à Edouard il est arrivé aussi jusqu'à Cordélia. Elle est curieuse, elle m'observe, mais n'ose pas me questionner, et cependant, ce n'est pas sans importance pour elle d'en acquérir la certitude, d'une part parce que cela passe toute croyance et, d'autre part, parce qu'elle verrait presque un antécédent pour elle-même. Car, si un railleur aussi froid que moi peut tomber amoureux, elle le pourrait aussi bien sans avoir besoin d'en rougir. 
            Aujourd'hui j'y ai fait allusion. Je crois que je sais raconter une histoire de telle façon que la pointe ne s'en perde pas, et n'arrive pas trop tôt. Et ma joie est de tenir in suspenso ceux qui m'écoutent de vérifier par de petits mouvements épisodiques l'issue qu'on désire à mon récit et de les tromper pendant son cours. Mon art est d'employer des amphibologies pour qu'on me comprenne dans un sens et qu'on s'aperçoive subitement que mes paroles peuvent être comprises autrement aussi. Si on veut avoir une bonne occasion pour les observations spéciales il faut toujours faire un discours. Dans une conversation les autres s'échappent plus facilement de vous, et par des questions et des réponses ils peuvent mieux cacher l'impression produite par les paroles.
            Je commençai mon discours à la tante avec une gravité solennelle :
            " - Dois-je l'attribuer à la bienveillance de mes amis ou à la méchanceté de mes ennemis, et qui des deux choses n'en a pas excès ? ".
            Ici la tante fit une remarque que je délayais de mon mieux afin de tenir en haleine Cordélia, qui écoutait et ne pouvait pas rompre cette attention soutenue puisque c'était avec la tante que je parlais, et que je mettais tant de solennité. Je continuai !
            " - ou dois-je l'attribuer à un hasard, au generatio aequivoca d'un bruit... " 
            Apparemment Cordélia ne comprenait pas cette expression, elle la rendait seulement confuse, et ceci d'autant plus que j'y mettais un accent faux et que je la prononçais en prenant une mine matoise, comme si c'était l'essentiel de ce que j'avais à dire
            " - un hasard, dis-je, qui m'a fait tout l'objet de commentaires prétendant que je me suis fiancé "
             Cordélia attendait évidemment encore mes explications, et je continuai :
             " - c'est peut-être mes amis, puisqu'on doit toujours estimer que c'est un grand bonheur de devenir amoureux ( elle restait interdite ), ou mes ennemis, puisqu'on doit toujours estimer très ridicule que ce bonheur m'échet ( mouvement en sens contraire ), ou c'est un pur hasard, puisqu'à la base il n'y a pas la moindre raison, ou bien c'est la generatio aequivoca, puisque le bruit a dû naître grâce aux hantises irréfléchies d'une tête vide ".                                                                123RF
            La tante s'impatientait avec une curiosité féminine pour connaître le nom de la dame avec laquelle il m'aurait plu de me fiancer. Mais je récusai toute question à cet égard. Toute l'histoire fit de l'impression sur Cordélia, et je crois presque que les actions d'Edouard sont en hausse de quelques points.
            L'instant décisif s'approche. Je pourrais m'adresser à la tante et, par écrit, demander la main de Cordélia. C'est bien là le procédé habituel dans les affaires de cœur, comme s'il était plus naturel pour le cœur de s'exprimer par écrit que par vive voix. Mais ce qui me ferait choisir ce procédé est justement ce qu'il y a de prudhommesque en lui. Si je le choisis je serai privé de la surprise proprement dite et je ne veux pas y renoncer
            Si j'avais un ami il me dirait peut-être : " - As-tu bien réfléchi à la démarche très grave que tu fais, démarche qui décidera de toute ta vie future et du bonheur d'un autre ? " C'est bien l'avantage qu'on possède quand on a un ami. Je n'ai pas d'ami. Je ne déciderai pas si c'est un avantage, mais être dispensé de ses conseils est, selon moi, un avantage absolu. J'ai, d'ailleurs, au sens le plus strict mûrement médité toute l'affaire.
            En ce qui me concerne il n'y a plus rien qui s'oppose aux fiançailles.
            Je suis donc un candidat épouseur, mais qui s'en doute à me voir ? Bientôt, ma pauvre personne sera regardée d'un point de vue supérieur. Je cesse d'en être une et je deviens " un parti". Oui, un bon parti, dira la tante. C'est elle qui me fait presque le plus de peine, car elle m'aime d'un amour agronomique si pur et sincère, elle m'adore presque comme son idéal.
            Dans ma vie j'ai déjà fait bien des déclarations d'amour, pourtant toute mon expérience ne m'est d'aucune aide ici, car cette déclaration doit être faite d'une manière toute particulière. Ce que je dois surtout inculquer dans mon esprit est qu'il ne s'agit que d'une feinte. J'ai fait pas mal d'exercices de pas pour trouver la meilleure façon de me présenter. Il serait imprudent de mettre d'érotisme dans ma démarche, car cela risquerait d'anticiper sur ce qui doit suivre plus tard et se développer graduellement.
Mettre trop de gravité serait dangereux. Un tel moment a tant d'importance pour une jeune fille que toute son âme peut s'y fixer, comme celle d'un mourant dans sa dernière volonté.
            Rendre la démarche cordiale ou d'un bas comique jurerait avec le masque adopté jusqu'ici par moi, et aussi avec le nouveau que j'ai l'intention de prendre et de montrer. La rendre spirituelle et ironique serait trop risquer
.            Si l'essentiel pour moi et pour les gens en général dans une telle occasion, était de faire sortir le petit " oui ", cela irait tout de go. Il est vrai que cela est important, mais non pas d'une importance absolue. Car, bien que j'aie jeté les yeux sur cette jeune fille une fois pour toutes, bien que je lui aie voué beaucoup d'attention, oui : tout mon intérêt. Il y a pourtant des conditions qui ne me permettraient pas d'accepter son oui.
            Je ne tiens pas du tout à la posséder, au sens grossier. Ce qui m'importe est de jouir d'elle au sens artistique. C'est pourquoi il faut mettre autant d'art que possible dans le commencement.
            Celui-ci doit avoir une forme aussi vague que possible et ouvrir la porte à toutes sortes de choses. Elle m'entend mal si elle voit tout de suite en moi un trompeur, car je n'en suis pas un au sens vulgaire. Mais si elle me prend pour un amant fidèle, elle s'entend mal aussi à mon égard. 
            Ce qui importe, c'est qu'à cet épisode son âme reste aussi peu déterminée que possible. A un tel moment l'âme d'une jeune fille est prophétique comme celle d'un mourant. C'est ce qu'il faut empêcher. Ma charmante Cordélia ! Je te frustre de quelque chose de beau, mais il n'y a rien à faire et je donnerai toutes les compensations en mon pouvoir. Tout cet épisode doit rester aussi insignifiant que possible pour qu'après m'avoir donné son oui elle ne soit capable en aucune manière de rendre compte de ce qui peut se cacher dans nos rapports. C'est justement cette possibilité infinie qui constitue ce qui est intéressant. Si elle était capable de prédire quelque chose, j'aurais fait fausse route et nos rapports perdraient leur sens.   fr.rbth.com 
            Il n'est pas imaginable qu'elle me dise oui parce qu'elle m'aime, car elle ne m'aime pas du tout. Le mieux serait que je pusse transformer les fiançailles de sorte qu'elles deviennent un événement au lieu d'être un acte, qu'elles deviennent quelque chose qui lui arrive, au lieu d'être quelque chose qu'elle fait et dont elle doit dire : " Dieu sait comment c'est arrivé. "


                                Le 31 juillet.

            Aujourd'hui j'ai écrit une lettre d'amour pour un tiers. J'y prends toujours un grand plaisir. Il est d'abord toujours très intéressant d'approfondir une telle situation, et pourtant à peu de frais. Ma pipe bourrée j'écoute l'histoire, et les lettres de l'intéressée me sont mises sous les yeux. Je m'intéresse toujours vivement à la façon dont une jeune fille s'exprime par écrit. Alors il reste là, amoureux comme un rat, il me lit les lettres et est interrompu par ses remarques laconiques : " c'est écrit bien, elle a du sentiment, de goût, de la prudence, sans doute n'est-ce pas la première fois qu'elle aime, etc. " En second lieu je fais une bonne action. J'aide des jeunes gens à s'unir, ensuite je prends mon parti. Pour chaque couple heureux je jette mon dévolu sur une victime. Je fais deux heureux et, au plus, un seul malheureux. Je suis honnête, on peut se fier à moi, je n'ai jamais trompé personne qui se soit ouvert à moi. Il y a toujours un peu de bouffonnerie pour moi, enfin, cela ne représente que l'émolument légitime. Et pourquoi a-t-on tant de confiance en moi? parce que je sais le latin, que je suis assidu à mes études et parce que je garde toujours mes petites histoires pour moi. Et je mérite bien cette confiance, n'est-ce pas ? Car je n'en abuse jamais.

                             Le 2 août

            Le moment était venu. J'ai entrevu la tante dans la rue et je savais donc qu'elle n'était pas à la maison. Edouard était allé aux douanes. Par conséquent, il y avait toute chance pour que Cordélia soit toute seule chez elle. Et elle l'était aussi, assise à son travail devant la table à ouvrage. Il est très rare que je rende visite à la famille le matin, et elle fut donc un peu émue en me voyant. La situation faillit s'en ressentir. Cela n'aurait pas été de sa faute car elle se ressaisit assez vite, mais de la mienne, car malgré ma cuirasse elle me fit une impression exceptionnellement forte. Quelle grâce elle avait dans sa robe d'intérieur en calicot, à rayures bleues et simple, avec une rose fraîche cueillie, non, la jeune fille en était une elle-même. Elle était aussi fraîche que si elle venait d'arriver. 
            Qui veut bien me dire où une jeune fille passe la nuit, ce doit être dans le pays des mirages, mais chaque matin elle rentre et rapporte cette fraîcheur juvénile. Elle paraissait si jeune et pourtant si parfaite, comme si la nature, semblable à une tendre et riche mère, ne venait qu'à cet instant même de la laisser échapper de ses mains. J'avais l'impression d'être témoin de cette scène d'adieux, je voyais comment cette tendre mère l'embrassait encor une fois avant de se séparer d'elle, et je l'entendais dire :
            " - Va, par monts et par vaux, ma petite, j'ai fait tout pour toi, prends ce baiser comme un sceau sur tes lèvres, c'est un sceau qui gardera le sanctuaire et que personne ne peut briser sans que tu ne le veuilles toi-même, mais quand viendra celui qu'il faut, tu le comprendras. " Et elle pose un baiser sur ses lèvres, un baiser qui ne s'empare pas de quelque chose comme fait un baiser humain, mais un baiser divin qui donne tout, qui donne à la jeune fille la puissance du baiser. 
            Oh ! Nature merveilleuse, profonde et énigmatique, tu donnes la parole aux hommes mais l'éloquence du baiser aux jeunes filles ! C'est ce baiser qu'elle avait sur ses lèvres, cet adieu sur son front et ce salut joyeux dans son regard, et c'est pourquoi elle apparaissait à la fois si familière, car elle est bien enfant de la maison, et si étrangère, car elle ne connaissait pas le monde, mais seulement la tendre mère qui, invisible, veillait sur elle. Elle était vraiment charmante, jeune comme une enfant et, pourtant, imprégnée de la noble dignité virginale qui commande le respect.
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      Mais bientôt j'étais de nouveau froid et solennellement stupide, comme il sied quand on veut faire une chose importante sans qu'elle ait, en réalité, aucun sens.
            Après quelques remarques d'ordre général je l'approchai d'un peu plus près et sortis ma demande. Quelqu'un qui parle comme un livre est extrêmement ennuyeux à écouter. Parfois, cependant, parler ainsi peut être utile, car, chose curieuse, un livre a ceci de particulier qu'il peut être interprété comme on veut. De même les paroles quand on parle comme un livre. Je me tins tout sobrement à quelques formules ordinaires. Incontestablement, elle fut surprise, comme je m'y attendais.
            Il m'est difficile de me rendre compte de son air à ce moment. Son air était complexe, oui, à peu près comme le commentaire pas encore édité, mais annoncé, de mon livre, commentaire qui admettra la possibilité de toutes les interprétations. Un mot, et elle aurait ri de moi, un mot, elle aurait été émue, un mot, et elle m'eût évité. Mais aucun mot ne s'échappait de mes lèvres, je restais solennellement stupide et je suivais strictement le rituel.
            " Elle m'avait connu si peu de temps ", que voulez-vous, on ne rencontre de telles difficultés que sur la route étroite des fiançailles, non pas sur les sentiers fleuris de l'amour. Chose curieuse ! Quand, les jours précédents, je réfléchissais à toute la question, j'avais assez de cran et j'étais sûr qu'à l'instant de la surprise elle dirait oui.
            Ce n'est pas ainsi que l'affaire se dénoua, car elle ne dit ni oui ni non, mais elle m'adressa à la tante. J'aurais dû le prévoir. J'ai vraiment de la chance, car ce résultat était encore meilleur.



            La tante donnera son consentement, ce dont je n'ai d'ailleurs jamais douté. Cordélia suivra ses conseils. Quant à mes fiançailles je ne me vanterai pas de leur poésie, elles sont à tous égards prudhommesques, d'esprit boutiquier. La jeune fille ne sait pas si elle doit dire oui ou non. La tante dira oui, la jeune fille aussi dira oui, je prends la jeune fille, elle me prend, et l'histoire commencera.


                                       Le 3 août

            Me voilà donc fiancé, Cordélia aussi, et c'est sans doute à peu près tout ce qu'elle sait de cette affaire. Si elle avait une amie à qui parler sincèrement, elle dirait probablement :
            " - Quel sens attribuer à tout cela ? réellement je ne le comprends pas. Il y a quelque chose en lui qui m'attire, mais je perds mon latin en cherchant ce que c'est, il a un pouvoir étrange sur moi, l'aimer ? non, et je n'y arriverai peut-être jamais. Mais je supporterai bien de vivre avec lui et, par conséquent, je pourrai aussi devenir assez heureuse avec lui. Car il n'exigera sûrement pas beaucoup pourvu que j'aie la patience de le supporter. "
            Ma chère Cordélia ! Il exigera peut-être plus et, par contre, moins d'endurance.
            Parmi toutes les choses ridicules les fiançailles remportent le prix. Le mariage au moins a un sens. Bien que ce soit un sens peu commode pour moi. Les fiançailles sont d'invention purement humaine et ne font pas honneur à leu inventeur. Elles ne sont ni chair ni poisson et ressemblent aussi peu à l'amour que la bandelette du dos de l'appariteur à une toge de professeur. A présent, je suis membre de cette honorable confrérie. Cela a son importance, car, comme dit Trop, ce n'est que lorsqu'on est artiste soi-même qu'on acquiert le droit de juger les autres artistes. Et un fiancé, n'est-il pas aussi un bateleur comme ceux de Dyrehavsbakken ?

            Edouard est hors de lui, exaspéré. Il laisse pousser sa barbe et, ce qui n'est pas peu dire, il a accroché son habit noir. Il désire voir Cordélia et lui dépeindre ma perfidie. Ce sera une scène poignante : Edouard non rasé, négligemment habillé et parlant haut à Cordélia. Pourvu qu'il ne l'emporte pas sur moi avec sa barbe longue. Je fais de vains efforts pour le raisonner, j'explique que c'est la tante qui est l'artisan des fiançailles, que Cordélia nourrit peut-être encore de bons sentiments pour lui et que je suis prêt à me retirer s'il peut la gagner. Un instant il hésite à se faire tailler sa barbe autrement, à acheter un nouvel habit noir et, l'instant d'après, il me rabroue.  
            Je fais tout pour garder bonne contenance avec lui. Si furieux qu'il soit contre moi, je suis sûr qu'il ne fera pas un pas sans me consulter. Il n'oublie pas le profit qu'il a tiré de moi en ma qualité de mentor. Et pourquoi devrais-je lui ravir son ultime espoir, pourquoi rompre avec lui ? c'est une brave homme et qui sait ce que réserve l'avenir !



            Ce que j'aurai à faire à présent est d'abord de tout arranger pour rompre les fiançailles et m'assurer des rapports plus beaux et plus importants avec Cordélia. Et ensuite mettre à profit le temps aussi bien que possible pour me réjouir de tout le charme, de toute l'amabilité dont la nature l'a si surabondamment dotée, m'en réjouir mais avec la restriction et la circonspection qui empêchent d'anticiper sur les événements. Quand je serai arrivé à lui faire comprendre ce qu'est l'amour, l'amour de moi, alors les fiançailles s'écrouleront naturellement comme représentant un état imparfait, et elle m'appartiendra.
            D'autres se fiancent lorsqu'ils sont arrivés à ce point et ils auront alors de bonnes chances d'un mariage ennuyeux pour toute l'éternité. Tant pis pour eux.
            En sentant dans l'amour toute sa propre importance elle l'appliquera pour m'aimer, et quand elle se doutera que c'est de moi qu'elle l'a appris, elle m'aimera doublement. 
            L'idée de ma joie m'étouffe, tellement que je suis prêt à perdre contenance.
            Son âme n'a pas été évaporée, ni détendue par les émotions indécises de l'amour, ce qui fait que beaucoup de jeunes filles ne réussissent jamais à aimer, c'est-à-dire à aimer d'un amour décidé, énergique, total. Elles portent dans leur conscience une fantasmagorie indécise qui doit être un idéal d'après lequel l'objet réel de l'amour sera mis à l'épreuve. De ces demi-mesures résulte quelque chose avec laquelle on peut se débrouiller chrétiennement à travers l'existence.
            Pendant qu'alors l'amour s'éveille en elle, je le perce à jour et je l'écoute en dehors d'elle à l'aide de toutes les voix de l'amour. Je me rends compte de la forme qu'il a affectée en elle et je me façonne conformément à elle. De même que j'ai été incorporé déjà immédiatement dans l'histoire que l'amour parcourt dans son,coeur, je viens à nouveau à sa rencontre du dehors, d'une manière aussi fallacieuse que possible. Car une jeune fille n'aime qu'une fois.



                                                            à suivre.............