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lundi 24 août 2015

Correspondance Proust Gide 4 ( lettres France )


fawsy.com

                                                                                                                Sans date

            Cher ami,
            Si jamais vous avez eu le désir d'enchanter un enfant ( fût-ce un très vieil enfant ), je ne dis même pas en bourrant ses souliers de Noël ( car c'est trop peu la saison et nous sommes plus loin des neiges de la Nativité que des soleils de la Résurrection ) mais en lui envoyant un énorme, un miraculeux oeuf de Pâques, jamais vous n'avez si bien réussi qu'en écrivant les pages dont Rivière m'envoie les " bonnes feuilles ". J'aurais voulu attendre, non pas d'être guéri ( ce qui voudrait dire d'être mort ) pour les lire, mais au moins que fût tombée la terrible fièvre rhumatismale que m'a donnée un refroidissement. Car je sentais le cadeau si beau, si inespéré, que je le gardais près de moi, comme, quand j'avais cinq ans, les trop belles choses que je ne voulais regarder qu'en état de réceptivité parfaite. Ce qui m'a décidé à ne pas être sage, c'est Venise. J'y arrivai jadis dans un tel état de souffrance que je ne pus ressentir aucune impression ; mais Venise ne s'en est pas moins inscrite en moi et je goûte encore, à me souvenir d'elle, un plaisir prorogé.
            Cher ami, chaque phrase fut pour moi un émerveillement. Je n'ai pas tant de vanité qu'être l'objet de toutes altérât mon sens critique. Heureusement les Pauvres, si à certaines heures votre pureté vous semble pauvreté. Elle passe les trésors de la terre. Dès le début, quel accent qui ne fut pas retrouvé depuis
Malherbe !                                                                                                        
            Je veux qu'on m'ignore si... etc. Les illusions de votre amitié me prêtent en dehors de tout ce que vous possédez d'autre, ce côté d'enchantement qui vous fait mettre de la féérie dans la simple promenade de mes parents, et quelles fraîches délices, que je n'eusse pas trouvées, dans la disjonction des gerbes. A chaque ligne, je me disais ! " Ce n'est pas possible qu'il y ait encore quelque chose de charmant pour moi. " Mais la ligne suivante, l'enchantement m'apportait un nouveau présent, et sous quelle forme ! la plus belle, la plus savante, la plus naturelle que je sache.
            Cher ami, je ne puis encore me fatiguer à écrire une longue lettre ( bien que votre billet ait été pour moi plus que l'oeuf de Pâques, mais Pâques même : " Dic nobis Maria quid vidisti de via. Madeleine croira que c'est le jardinier Thomas ( mon médecin ), s'obstinera à douter et nier. Mais mes deux pieds percés le forceront de croire ? "
           Gaston et Jacques Rivière ont dû vous dire combien ces temps-ci j'avais prié pour avoir votre préface à Baudelaire, que je ne connais pas. En tout temps elle m'eût été précieuse comme étant évidemment ce qu'on a écrit de mieux sur Baudelaire. Mais il y avait une raison spéciale. On m'avait demandé pour le prochain numéro un " Baudelaire ". La fièvre m'empêchait de faire autre chose que de rapprocher des vers, avec le contexte le plus trivial et le plus lâche ( quand je pense à votre admirable " informer " si savant, si beau, dans le billet à Angèle ). De quel secours votre préface m'eût été ! Mais sans doute ni Gallimard, ni Rivière, ne le possédaient, puisque, malgré mes multiples réclamations, je ne l'ai pas reçue. A propos de Baudelaire, avez-vous lu sur lui deux - très beaux - articles de Léon Daudet ? Je n'aurai pas l'occasion de les citer, ne citant personne puisque je ne pouvais parler de votre préface. Mais ils mériteraient que vous les lisiez. Dans L'Action française de ce matin ( samedi ), il a fait un article sur les peintres hollandais, inférieur aux deux sur Baudelaire, mais tout de même bien. Croyez, cher ami, à toute mon admiration et à mon affection pleine de gratitude. C'est votre billet, bien plus que mon livre, qui me fait retrouver le Temps perdu.


                                                         
                                                                                                            Marcel Proust


                                                                  *********************

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                                                               102, Boulevard Haussmann

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            Cher ami,
            J'ai bien reçu votre livre, mais je vois hélas que vous ne recevez pas mes lettres. Et je finis par me demander si celle pour vous remercier des Nourritures terrestres est la seule qui ne vous soit pas parvenue    
De sorte qu'il y a certaines demandes que j'hésite à renouveler, si c'est en connaissance de cause que vous n'y avez pas donné suite - et à ne pas renouveler, si vous les avez ignorées et si, en me taisant, je risque de perpétuer par ma seule faute d'évitables malentendus. Par exemple, vous persistez à me dire " mon cher Proust ", et jamais ( à défaut du prénom que je n'ose demander ) " cher ami ". Et vous avez mille fois raison si vous trouvez que le mot d'amitié excède un peu vos sentiments. - Pour revenir au petit volume immense, vous pensez bien que je vous ai remercié, sinon aussitôt, du moins une huitaine après les avoir reçues, ces Nourritures terrestres qui ont déjà alimenté un génération et sur lesquelles bien d'autres vivront. Car le grand écrivain, et plus particulièrement vous, est comme la graine qui nourrit les autres de ce qui l'a nourrie d'abord elle-même. C'est une des choses qui m'ont toujours le plus touché, dans le règne végétal et dans le coeur humain, que cette distribution des éléments qui ont été tirés de la terre et de la vie, qui ont permis la germination et ensuite, du même albumen sur lequel la plantule a vécu, nourri les peuples. Et cette idée, qui est une de celles que je me fais le plus volontiers de l'écrivain, prend, quand il s'agit de vous, quelque chose de si adéquat que c'est vrai comme à un degré de plus et sans comparaison. D'ailleurs vous ignorerez probablement la substance, mais vous ne pouvez pas en entendre l'accent. Et la nouveauté - durable, bien entendu, puisque le nouveau en art n'est jamais dans l'ordre du temps - de ce livre, nouveauté qui vous saisit davantage si on l'a délaissé quelques années, est avant tout dans l'accent. Je ne veux pas rabaisser, parce qu'il a écrit dans " Parole " une Belle Hélène plus prétentieuse, plus scolaire, et au moins aussi fragile que l'autre, un écrivain que j'ai autrefois admiré. Mais qu'est-ce que c'est que les intentions artificielles de vers libre, ou je ne sais comment on appelle cela, de Claudel, à côté de cet accent des Nourritures. Vous vivrez car vous vous êtes laissé nourrir et vous avez nourri. Cher ami, je crois, contrairement à la mode de quelques-uns de nos contemporains, qu'on peut se faire une très haute idée de la littérature, et sourire avec bonhomie. Je ne crois donc pas vous fâcher en vous racontant que ma femme de chambre, qui est d'une ignorance invraisemblable. " Je lui ai appris récemment que Bonaparte et Napoléon étaient une même personne ". Je n'ai pas pu arriver à lui apprendre un peu d'orthographe et elle n'a jamais eu la patience de lire une demi-page de moi, mais qui est remplie de dons extraordinaires, a eu dernièrement ( comme j'avais trop mal aux yeux et toujours pas de verres ) à me lire haut quelques pages des Nourritures. Dès le lendemain, tout ce qu'elle avait à me dire de désagréable ou d'ironique, elle me le disait dans une forme que je ne saurais appeler " pastichée " des Nourritures terrestres, car je me fais du pastiche une idée plus littéraire, et elle serait incapable d'en faire un, mais enfin, qui prouvait combien elle avait été frappée. Aussi, toutes les personnes qu'elle connaît ont eu leur tour. Si j'allais voir la princesse Soutzo et que je priais Céleste de lui téléphoner, Céleste commençait par me dire :
            " Nathanaël, je te parlerai des amies de Monsieur. Il y a celle qui l'a fait ressortir  après des années, taxi vers le Ritz, chasseurs, pourboires, fatigue. "
            Si on sonnait :
            " Nathanaël, je te dirai les amis de Monsieur "
et des choses assez jolies dont je ne veux pourtant pas vous fatiguer. J'espère que vous écoutez avec bienveillance ces enfantillages que je vous rapporte sans manquer au respect que j'ai pour ce chef-d'oeuvre, comme c'est sans en manquer non plus que la princesse Soutzo m'écrit tout naturellement ( pour me dire que mon absence se prolonge )
            " Céleste devra réviser ses Nourritures terrestres et ne pourra plus dire : Je sais la dâme, etc. "
*            Je voudrais retrouver un vieux livre de moi, écrit presque tout entier pendant que j'étais encore au collège, et imprimé vers 1893. Vous trouveriez çà et là une phrase, par exemple sur les " grottes vertes que sont les feuilles des arbres ", qui a quelque analogie, avec une phrase seulement hélas, des Nourritures terrestres. Et sans doute je ne crois pas qu'il en soit du monde de l'intelligence comme de celui des triangles, et qu'un même angle ou côté de deux esprits suffit pour qu'ils ne soient non pas même égaux mais semblables. Mais je crois pouvoir trouver quelquefois certaines consolations, et peut-être la possibilité de relations amicales qu'il me serait fort doux d'entretenir avec vous. Vous n'aurez qu'à me dire quand vous serez à Paris et je m'arrangerai, le premier jour de santé, pour aller vous voir ou dîner avec vous. Cher ami, je ne sais pas si je vous ai parlé de ce qu'a été pour moi une visite de vous, quand tout d'un coup, à un certain sourire que vous avez eu, j'ai vu se répandre en nappes sur votre visage ( que j'aime d'ailleurs tant sans cela ) ce que je croyais un mot vide de sens, au moins au point de vue physique et matériellement perceptible, la Beauté Morale. J'ai mieux compris alors le sens d'une phrase que le peintre Denis a écrite sur vous et qui ne me satisfait pas du reste entièrement. Mes yeux trop fatigués ne me permettent pas de poursuivre plus longtemps cette causerie où vous m'avez peut-être, depuis pas mal de minutes déjà, laissé parler dans le vide sans plus m'écouter... Je voudrais pouvoir me dire que j'ai suivi les prescriptions que vous avez formulées avec une beauté définitive d'oracle delphique ( je veux dire : suivi dans mon oeuvre, vous pensez bien que je ne parle pas de ma lettre ! )
            " Ce qu'un autre aurait écrit aussi bien que toi, ne l'écris pas. "
            Hélas, je sens que j'y ai trop souvent désobéi. Et pourtant les mots resteront comme une louange pour vous et un enseignement pour les autres.
            Votre reconnaissant


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                                                                              Marcel Proust