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20 Janvier 1918
Cher ami,
Votre lettre me touche beaucoup, m'attriste aussi à cause de ce que vous pensez de mon indiscrétion, me rend surtout heureux parce que je crois comprendre que vous avez un bonheur. Mais ce bonheur, je vous supplie, puisque vous n'avez pas absolument confiance en moi, de ne pas me le révéler, même partiellement ( puisque actuellement je n'en soupçonne absolument rien ). La Bruyère dit très bien :
" Toute confiance est dangereuse, si elle n'est pas entière ; il y a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher. On a déjà trop dit de son secret à celui à qui on doit devoir en dérober une circonstance. "
J'ajoute que je ne suis pas curieux, même dans le sens le plus élevé du mot. Je ne regretterais qu'un ami me tût un secret que dans un seul cas, celui où je pourrais directement le servir, dans un cas où son coeur ou bien son amour-propre seraient engagés. J'ai dû en effet vous dire souvent que, si maladroit pour moi-même et faisant toujours rater les choses que je désire, j'y suis fort habile pour les autres, parce que j'unis deux qualités qui ne sont généralement pas jointes dans un seul être : une certaine perspicacité d'une part, de l'autre une absence totale d'amour-propre et l'incapacité de tromper un ami. Aussi me suis-je trompé sur ma vocation qui était d'être entremetteur ou témoin dans les duels. C'est du reste souvent la compensation des gens qui échouent à tout pour eux-mêmes, de faire réussir pour les autres. Quant au défaut que vous m'attribuez, et qui est le plus contraire à ma nature ! l' indiscrétion, votre erreur a été probablement causée par ceci : Lors de votre dernière visite, j'ai pensé à une page de vous ( dans Isabelle, je crois ) où vous disiez que Jammes vous plaisait par sa manière de raconter les histoires. Pris d'émulation, je vous en ai conté ou voulu conter quelques-unes. Mais elles avaient trait à des gens que je ne connais pas, à côté de qui j'ai pu dîner une fois et que je n'ai jamais revus. Je ne puis appeler indiscrétion le récit de leurs dires nullement confidentiels.
Hélas, je vois revenir à moi, touchant mes amis, des confidences d'eux qu'ils ont faites à tel qu'ils ont cru discret, qui les a redites à un autre et ainsi de suite. Or, je suis justement celui qui ne ferait pas cela. Je peux porter des jugements plus ou moins sévères sur deux indifférents. Mais sur un ami ( et depuis trois ans, il me semble que vous en êtes un pour moi ), cela me serait impossible. Cher ami, je serais désespéré que pour me montrer que je vous ai persuadé, vous me confiiez quoi que ce soit. J'en serais au contraire malheureux. Et vous, si vous êtes heureux, ayez la force de garder votre bonheur pour vous seul. Il y a déperdition dans la simple confidence. En partageant son bonheur, on ne le multiplie pas, au contraire de ce que Hugo dit si bien pour l'amour maternel. En résumé, je vous supplie de ne me rien dire. Je me figure que je ne pourrais pas vous voir à votre passage à Paris. Voici pourquoi. En ce moment mes crises ne finissent presque jamais avant une heure avancée de la soirée. Par exemple, à l'heure où vous m'avez vu la dernière fois, personne ne pourrait entrer chez moi. Cela tient à ce que je me suis fatigué pour une personne qui a été opérée ; j'ai dû me plier aux heures que le médecin lui permettait, et mon mal a pris sa revanche comme une oscillation de pendule. Je pense que cela ira en s'améliorant - d'ailleurs il y a des jours - mais si rares - de répit relatif, et je le désire d'autant plus que je n'ai toujours pas reçu mes épreuves de la N.R.F. et que j'aurai " un coup de collier à donner " quand elles arriveront enfin. Surtout ne vous plaignez pas à la N.R.F. de ce retard ; l'imprimeur avait égaré un cahier ; à la N.R.F., on ignorait qui l'avait envoyé, etc. Je me suis déjà plaint, plus peut-être que je n'aurais dû ; je serais donc très fâché que vous ajoutiez vos reproches à mes doléances. Ce serait d'autant plus inutile que l'imprimeur a promis de faire vite. crayonsdecouleur.forumactif.com
Votre admirateur, votre ami,
Marcel Proust
21 novembre 1918
expositionsbnf.fr
Cher ami,
( Et vous le savez bien ) ce serait le plus grand honneur de ma vie. Un honneur douloureux peut-être, car il est si rare qu'un après-midi je me trouve en état de me lever, maintenant. Et ne pas vous entendre ce jour-là !
Cher ami, votre lettre m'a causé une grande joie ; parce que vous ne me donniez plus depuis si longtemps signe de vie, je vous croyais, volontairement, définitivement, sans raison que je pusse imaginer, sorti de la mienne. J'ai beau être à l'état de vie ralentie, dire tout naturellement d'un ami :
" Ah ! lui, justement, je l'ai vu tout dernièrement ! "
et quand on me demande quand, calculer et remonter à une date si éloignée que je vois rire ceux qui ne comptent pas le temps à la même échelle que moi, malgré tout, ma pensée toujours concentrée sur vous avait trouvé bien longue la distance que vous aviez mise. Certes, j'ai trop pris dans l'isolement l'habitude d'aimer rien qu'en esprit et en vérité, et mes liens avec vous sont trop impossibles à rompre, pour que l'absence prolongée distende même, relâche, amincisse mon amitié. Tout de même un peu d'amitié pratiquée, effective, eût été douce. Sans savoir quoi que ce soit, j'imagine qu'il y a des choses dans votre vie, comme dans la mienne, douces dans la vôtre, cruelles jusqu'à mourir dans la mienne. Mais le hasard inouï, " Comme un ange cruel qui fouette des soleils ", est que le pèlerin bissextile, le bon Samaritain aux rares apparitions, que vous êtes pour moi, s'éclipse pendant les mois, les années, où l'inertie par exemple des imprimeurs me laisserait tout loisir de le voir, et le jour où des difficultés difficilement surmontables surgissent qui empêchent tout rendez-vous, apparaîtra. Je dois dire que pourtant je les surmonterai et qu'un de ces soirs vous me verrez venir ( mais peut-être vous serez sorti ) rue de la Cure, à moins que vous ne préfériez venir dîner, mais très tard, car je me repose très tard maintenant, près de mon lit ( ou au Ritz " Un oasis d'horreur dans un désert d'ennui ". ) Un taxi dévoué, dont le conducteur est le beau-frère de ma femme de chambre, vous reconduirait rue de la Cure. Ce qui ajoute terriblement aux difficultés de ce rendez-vous est ceci : la maison dans laquelle j'habite vient d'être vendue à un banquier qui va en faire une banque, donc m'expulser. Or un asthmatique ne sait jamais s'il respirera, et peut être à peu près sûr d'étouffer dans un logis nouveau. Or l'état de mon coeur ( physique ) ne me permet plus de faire les frais de crises, par elles-mêmes sans gravité. Moi qui aimais malgré tout tellement la vie, je comprends que la mort est notre seul espoir et donne le courage de marcher jusqu'au soir, si au moins elle n'était pas précédée de déménagement, de la recherche d'un appartement introuvable, et d'ennuis à côté desquels ceux-là ne sont rien.
Cher ami, j'ai une commission à vous faire de la part de Madame Lemarié. Je ne vous parle pas d'elle dans cette lettre qui est déjà trop longue pour mes forces. Mes rapports avec elle n'ont pas toujours été excellents, et j'ai des remords de lui avoir dit, à sa prière il est vrai, ma pensée toute nue, car elle était malade et je n'aurais pas dû parler ainsi. Toujours est-il que sans l'avoir revue depuis, je suis revenu avec elle à l'expression de mes sentiments de sympathie et de reconnaissance très réelle pour de grandes peines qu'elle a prises pour moi : malheureusement, pour des résultats déplorables. En tout cas tout ceci, confidentiel de vous à moi, ne peut s'expliquer ici. Mais voici où vient la commission dont elle m'a chargé. Elle m'a dit qu'elle vous voyait souvent, et elle voudrait que vous veniez chez elle, car elle voudrait avoir votre avis sur la façon de composer les exemplaires de luxe que je compte faire de mes livres ( j'ai l'autorisation de Gaston Gallimard ), les autres étant retenus d'avance, comme tout ce que publie la N.R.F., par la Société des Bibliophiles. Elle a parfaitement admis mon idée, pour faire ces exemplaires différents, d'adjoindre à un certain nombre des pages de mon manuscrit ou de mes épreuves remaniées ( idée approuvée par Gaston, et cela me fera je pense gagner un peu d'argent ), à d'autres, une reproduction de mon portrait par Blanche. Mais elle voudrait avoir vos conseils sur ce qui vous paraît le mieux comme réalisation. J'avoue que je n'aurais jamais osé vous demander cela ; je vous transmets sa demande. Il est certain qu'en dehors même de votre goût merveilleux, comme un portrait de vous a paru en tête des Caves du Vatican, vous pouvez la renseigner sur la manière dont on devrait reproduire le portrait de Blanche ( à qui je n'ai pas encore demandé
l'autorisation, mais il me l'accordera certainement ; d'ailleurs le portrait se vend en photographie chez Braun )
J'avais même pensé, comme depuis longtemps Sert veut faire quelque chose pour moi, portrait
( pour lequel je ne peux me fatiguer à poser ), lanterne magique sur mon liège, à lui demander quelque chose de beaucoup plus simple : un dessin pour mettre en tête d'un de ces livres qu'il voulait illustrer. Mais, bien que désirant offrir aux amateurs de livres rares des exemplaires très variés, je crois que je renoncerai à cette dernière idée, car je ne vois pas d'intermédiaire entre un dessin original ( que je ne peux vraiment pas demander à Sert de faire en plusieurs exemplaires ) et la photographie, inutile, d'un dessin. En tout cas, puisque Madame Lemarié ne veut pas des spécialistes que je lui avais proposés, et croit pouvoir vous déranger ( d'ailleurs, elle a raison en croyant que vous en savez plus que tous les spécialistes et en admirant votre goût infini ), c'est la discrétion seule qui ne me fait pas m'associer à sa demande, mais vous la transmettre seulement. Tâchez surtout qu'elle ne vous propose en aucune chose d'attendre le retour ( toujours retardé ) de Gaston. C'est ainsi qu'elle a transformé la N.R.F. en un cabinet de lecture, quatorze personnes se passant de mains en mains Swann ( je cite ce seul exemple ), alors que, si on m'avait dit qu'il était épuisé, ce dont j'étais loin de me douter, et si on l'avait réimprimé, tous les exemplaires qu'on se prête eussent été achetés, ce qui eût été avantageux, non seulement pour moi, mais pour la N.R.F.
A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs paraîtra dans un état déplorable, certaines parties n'ayant même pas eu d'épreuves, mais il faut en finir. Je crois que les Pastiches vous feront sourire. Mais ce que je voudrais pouvoir faire paraître ( et ce n'est possible que moi vivant, parce que mes manuscrits sont illisibles et que je n'ai pas encore eu une seule épreuve ), ce sont les derniers volumes, car je voudrais tant que vous les lisiez ; Swann, A l'Ombre des Jeunes filles, etc., sont si minces à côté.
En tous cas ces volumes-là, si toutefois on me trouve des imprimeurs, ne paraîtront que plus tard, et c'est mieux ainsi, pour ne pas donner au lecteur un aliment indigérable. Mais dans un mois, si on y met un peu de bonne volonté, paraîtront à la fois : A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs, Pastiches et Mélanges
et la réimpression du premier Swann pour que les gens qui ne l'ont pas lu puissent l'acheter en même temps qu'A l'Ombre des Jeunes Filles qui est le deuxième volume de A la Recherche du Temps Perdu. C'est ce que nous avons convenu avec Madame Lemarié. ( Ne lui parlez pas des différends que nous avons eus ensemble, car sa gentillesse extrême doit me les faire oublier ).
Cher ami, qu'il m'est pénible de vous avoir tant parlé de moi, alors que c'est à vous que je pense sans cesse. Mon moi m'est bien haïssable et je suis bien excédé d'avoir parlé de moi. Je vais me reposer en pensant à vous, à ma tendresse, à mon admiration pour vous.
Marcel Proust