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Me voilà donc en possession légitime de Cordélia. J'ai le consentement et le bénédiction de la tante, les félicitations des amis et des parents. On verra bien si cela persiste.
Les tracas de la guerre sont donc du passé, et les bienfaits de la paix commenceront. Quelles sottises ! Comme si les bénédictions de la tante, les félicitations des amis étaient capables, au sens le plus profond, de me mettre en possession de Cordélia. Comme si l'amour exprimait un tel contraste entre le temps de guerre et le temps de paix ! n'est-ce pas plutôt que, tant qu'il dure, il se proclame en lutte, même si les armes sont autres ? La différence est, au fond, si la lutte a lieu " cominus " ou " eminus ". Dans les affaires de cœur plus la lutte a eu lieu " eminus ", plus c'est triste, car plus la mêlée devient insignifiante. La mêlée inclut des poignées de main, des attouchements de pied, qu'Ovide, comme on sait, recommande et déconseille à la fois avec une jalousie profonde, et je ne parle pas des baisers et des étreintes. Celui qui lutte " eminus " n'a, en général, comme armes que ses yeux, et pourtant, s'il s'en sert en artiste, sa virtuosité lui permettra d'arriver presque au même résultat.
Il pourra porter ses yeux sur une jeune fille avec une tendresse trompeuse qui agit comme s'il la touchait accidentellement. Il sera capable de la saisir aussi fermement avec ses yeux que s'il la tenait serrée dans ses bras. Mais ce sera toujours une faute ou un malheur de lutter trop longtemps " eminus ", car une telle lutte n'est qu'une indication et non pas une jouissance. Ce n'est qu'en luttant " cominus " que tout aura sa signification réelle.
L'amour cesse s'il n'y a pas de lutte. Je n'ai presque pas du tout lutté " eminus ", et c'est pourquoi je ne me trouve pas à la fin mais au début, et je sors les armes.
Je la possède, c'est vrai, mais au sens juridique et prudhommesque, et je n'en retire aucun avantage, j'ai des intentions beaucoup plus pures. Elle est fiancée, à moi, c'est vrai. Mais, si j'en concluais qu'elle m'aime, ce serait une déception, car elle n'aime pas du tout. Je la possède légitimement, et je ne suis pourtant pas en possession d'elle, de même qu'on peut bien être en possession d'une jeune fille sans la posséder légitimement.
Auf heimlich errötender Wange
Leuchter des Herzens Glühen.
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Elle est assise sur le sofa devant la table à thé et moi sur une chaise, je suis à côté d'elle. Cette position, bien qu'intime, est d'une dignité qui éloigne.
Enormément de choses dépendent de la position, c'est-à-dire pour celui qui comprend. L'amour en possède beaucoup, mais celle-ci est la première.
Comme la nature a royalement doté cette jeune fille ! Ses chastes formes si douces, sa profonde candeur féminine, ses yeux clairs, tout m'enivre. Je l'ai saluée. Elle est venue à ma rencontre avec sa gaieté habituelle, mais un peu confuse, un peu désorientée.
Les fiançailles doivent bien un peu modifier nos rapports, mais comment ? elle ne le sait pas. Elle m'a pris la main, mais sans sourire comme d'habitude. Je lui ai rendu son salut d'une poignée de main légère, presque imperceptible. J'étais affectueux, aimable, mais sans manifester d'érotisme. Elle est assise sur le sofa, devant la table à thé, et moi sur une chaise à côté d'elle.
Une solennité radieuse plane sur la situation, une douce lumière matinale. Elle est silencieuse, rien n'interrompt le calme. Mes yeux glissent sur elle doucement, sans convoitise, ce qui serait effronté. Une rougeur fine et fuyante, comme un nuage sur les champs, passe sur elle et dépérit lentement. Que signifie cette rougeur ? Est-ce de l'amour, du désir, de l'espoir, de la crainte ? Car la couleur du cœur est le rouge. Rien de tout cela. Elle s'étonne, elle est surprise, non pas de moi, ce serait trop peu lui offrir, elle s'étonne non pas d'elle-même, mais en elle-même, elle se transforme en elle-même. Cet instant exige le silence, c'est pourquoi aucune réflexion ne doit venir le troubler, aucun bruit de passion le rompre. C'est comme si j'étais absent, Pourtant, c'est justement ma présence qui est à la base de sa surprise contemplative. Nos natures sont en harmonie. C'est dans un tel état qu'une jeune fille, comme quelques divinités, est adorée par le silence.
Quelle chance que j'occupe la maison de mon oncle. Pour dégoûter un jeune homme du tabac je l'introduirais dans quelque fumoir de Regensen. Si je désire dégoûter une jeune fille des fiançailles je n'ai qu'à l'introduire ici. Comme il n'y a que des tailleurs pour aller au siège de la corporation des tailleurs, seuls des fiancés viennent ici. C'est effarant d'être tombé dans une telle compagnie et je ne peux blâmer Cordélia de s'impatienter. Quand nous nous réunissons en masse, je crois que nous sommes dix couples, sans compter les bataillons annexes qui, aux grandes fêtes, arrivent de la province.
Je me présente avec Cordélia sur la place d'alarme afin de la dégoûter de ces palpabilités passionnées, de ces gaucheries d'artisans amoureux. Sans discontinuer, tout le long de la soirée on entend un bruit comme si quelqu'un se promenait avec un tue-mouches. Il s'agit des baisers des amoureux. On se comporte dans cette maison avec un sans-gêne aimable. On ne cherche même pas les coins, non ! on reste assis autour d'une grande table ronde. Moi aussi, je fais mine de traiter Cordélia de même. A cette fin, je dois faire effort sur moi-même. Il serait vraiment révoltant que je me permette de blesser sa profonde féminité de cette façon. Je me le reproche plus que si je la trompais.
En somme, toutes les jeunes filles qui veulent se confier à moi peuvent être assurées d'un traitement parfaitement esthétique, seulement, à la fin bien entendu, elles seront trompées, mais aussi c'est une clause dans mon esthétique car, ou bien la jeune fille trompe l'homme, ou bien c'est l'homme qui trompe la jeune fille. Il serait assez intéressant d'obtenir de quelque rosse littéraire qu'elle compte dans les fables, les légendes, les chansons populaires, les mythologies, si une jeune fille est plus souvent infidèle qu'un homme.
Je ne regrette pas le temps que Cordélia me coûte, bien qu'elle m'en coûte beaucoup. Toute rencontre demande souvent de longs préparatifs. Je vis avec elle la naissance de son amour. Ma présence est presque invisible bien que je sois visiblement assis près d'elle. Une danse qui devrait réellement être dansée par deux mais qui ne l'est que par un, donne l'image de mon rapport avec elle. Car je suis le danseur numéro deux, mais je suis invisible. Elle se conduit comme si elle rêvait et pourtant, elle danse avec un autre, cet autre étant moi, invisible bien que visiblement présent, et visible bien qu'invisible. pinterest.cl
Les mouvements exigent un second danseur, elle s'incline vers lui, elle lui tend la main, elle s'enfuit, elle s'approche de nouveau. Je prends sa main, je complète sa pensée qui est pourtant achevée en elle-même. Ses mouvements suivent la mélodie de sa propre âme, je ne suis que le prétexte de ces mouvements. Je ne suis pas érotique, ce qui ne ferait que l'éveiller, je suis souple, malléable, impersonnel, je présente presque un état d'âme.
De quoi parlent, généralement, les fiancés. Autant que je sache ils s'appliquent beaucoup à s'emmêler l'un l'autre dans les ennuyeux rapports de parenté des deux familles.
Est-ce alors étonnant que l'érotisme n'y ait pas de place ? Si on ne sait pas faire de l'amour cet absolu auprès de quoi toute autre histoire disparaît, on ne devrait jamais se hasarder à aimer, même pas si on se mariait dix fois.
Si j'ai une tante qui s'appelle Marianne, un oncle nommé Christophe, un père chef de bataillon, etc., toutes ces questions de notoriété publique n'ont rien à faire avec les mystères de l'amour. Oui, même votre propre passé est sans importance. Une jeune fille n'a généralement rien à raconter à cet égard. Dans le cas contraire, peut-être pourrait-on l'écouter, mais la plupart du temps, non l'aimer.
Personnellement, je ne recherche pas d'histoires. Il est vrai de dire que j'en ai eues pas mal. Je recherche l'immédiateté. Le fonds éternel de l'amour c'est que les individus ne naissent l'un pour l'autre que dans son instant suprême.
Il faut qu'un peu de confiance soit éveillée chez elle, ou plutôt qu'un doute soit éloigné. Je n'appartiens pas précisément au nombre de ces amants qui s'aiment par estime, qui se marient par estime et qui, par estime, ont ensemble des enfants, mais je sais bien que l'amour, tant que la passion n'a pas été mise en mouvement, exige de celui qui en est l'objet qu'il ne choque pas esthétiquement la morale. L'amour a sa propre dialectique à cet égard. Par exemple, tandis que du point de vue de la morale, mes rapports avec Edouard sont beaucoup plus blâmables que ma conduite envers la tante, il me sera beaucoup plus facile de justifier ceux-là que celle-ci pour Cordélia.
Il est vrai qu'elle n'a rien dit, mais j'ai tout de même trouvé qu'il valait mieux lui expliquer pourquoi j'ai dû me conduire ainsi. Ma précaution a flatté sa fierté et le mystère que j'y mettais à captivé son attention. Il se peut qu'en cela j'ai trahi déjà trop de formation érotique, que je serai plus tard en contradiction avec moi-même lorsque je serai forcé d'insinuer que je n'ai jamais aimé auparavant, mais cela n'a pas d'importance. Je ne crains pas de me contredire, pourvu qu'elle ne le flaire pas et que j'atteigne mon but. Libre aux disputailleurs savants de mettre de l'orgueil à éviter toute contradiction, la vie d'une jeune fille est trop riche pour en être exempte et elle rend donc la contradiction nécessaire.
Elle est fière et, en outre, n'a aucune idée de l'érotisme. En matière spirituelle, il est vrai, elle me rend quelque hommage, mais quand l'érotisme commencera à se faire valoir il est fort possible qu'elle s'avise de tourner sa fierté contre moi. D'après tout ce que j'ai pu observer, elle ne sait que penser de l'importance réelle de la femme. C'est pourquoi il a été facile de soulever sa fierté contre Edouard. Mais cette fierté était tout à fait excentrique parce qu'elle n'avait aucune idée de l'amour. Dès qu'elle s'en fera une, sa vraie fierté naîtra, mais un reste de cette fierté excentrique pourrait bien s'y joindre, et alors il est toujours possible qu'elle se tourne contre moi.
Elle ne se repentira pas d'avoir consenti aux fiançailles, mais cependant elle verra aisément que j'en suis sorti à bon marché et que de son côté l'histoire est mal partie. Si elle s'en rend compte elle osera m'affronter. Et c'est bien ce qu'il faut. Je saurai alors jusqu'à quel point l'émotion l'a pénétrée.
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En effet ! De loin, dans la rue, j'ai déjà vu cette jolie petite tête bouclée qui se penche aussi loin que possible par la fenêtre. Voilà trois jours que je la remarque
Ce n'est sûrement pas pour rien qu'une jeune fille regarde par la fenêtre, elle a sans doute ses raisons... Mais, je vous en prie, pour la grâce du ciel, ne vous penchez pas autant que cela. Je parie que vous êtes montée sur le barreau de la chaise, je le devine à la position. Rendez-vous compte de l'horreur que ce serait si vous tombiez sur une tête, non pas la mienne, car je reste, jusqu'à nouvel ordre, en-dehors de l'affaire, mais sur la sienne, car enfin il faut bien qu'il y en ait un...
Tiens, qu'est-ce que je vois là-bas, au milieu de la rue ? Mais, c'est mon ami le licencié Hansen. Sa tenue est singulière, il a choisi un véhicule exceptionnel et, à en juger par les apparences, il arrive sur les ailes du désir. Fréquenterait-il cette maison ? Et moi qui ne le savais pas...
" Ma belle demoiselle, vous avez disparu. Oh ! je comprends, vous êtes allée ouvrir la porte pour le recevoir...
Mais revenez donc, il n'a rien à faire du tout dans la maison...
comment ? vous le savez mieux que moi ? Mais je vous l'assure, il me l'a dit lui-même. Si la voiture qui vient de passer n'avait pas fait tant de bruit, vous auriez pu l'entendre vous-même. Je lui disais, oh ! tout en passant : - Entres-tu ici ?
Il m'a répondu sans rien mâcher :
- Non.
Vous pouvez bien dire adieu, car à présent le licencié et moi allons faire une promenade. Il est
embarrassé, et les gens embarrassés aiment à bavarder. Maintenant je lui parlerai de la paroisse qu'il demande... Adieu, ma belle demoiselle, nous irons à la douane. En arrivant je lui dirai : malédiction ! comme tu m'as détourné de mon chemin. Je devais aller à Vestergade. "
embarrassé, et les gens embarrassés aiment à bavarder. Maintenant je lui parlerai de la paroisse qu'il demande... Adieu, ma belle demoiselle, nous irons à la douane. En arrivant je lui dirai : malédiction ! comme tu m'as détourné de mon chemin. Je devais aller à Vestergade. "
Enfin nous y voilà de nouveau... Quelle fidélité, encore à la fenêtre. Une fille pareille doit rendre un homme heureux... Mais, demandez-vous, pourquoi fais-je tout cela ? Est-ce parce que je suis une crapule qui trouve son plaisir à taquiner les autres ? Nullement. Je le fais par sollicitude pour vous, aimable demoiselle. D'abord. Vous avez attendu le licencié, vous avez soupiré après lui, et lorsqu'il arrivera alors il sera doublement beau. Ensuite. Quand à présent le licencié entre il dira :
" - Fichtre ! nous avons failli être pincés, ce sacré homme n'était-il pas devant la porte quand je venais te voir. Mais j'ai été malin, je l'ai engagé dans une longue parlotte sur la paroisse que je cherche, et patati et patata, je l'ai entraîné jusqu'à la douane. Je te promets qu'il n'a rien remarqué. "
Et quoi alors ? Eh bien, vous aimerez le licencié plus que jamais, car vous avez toujours cru qu'il avait une excellente disposition d' esprit, mais qu'il fût malin... hein, vous venez de le voir vous-même. Et vous pouvez m'en remercier. cottet.org
Mais, j'y pense, vos fiançailles n'ont évidemment pas encore été déclarées, car autrement je l'aurais su.
La fille est délicieuse et fait plaisir aux yeux, mais elle est jeune et ses connaissance n'ont peut-être pas encore mûri. Ne serait-il pas possible qu'elle aille faire un acte extrêmement grave à la légère ? Il faut l'empêcher, il faut que je lui parle. Je le lui dois, car c'est sûrement une jeune fille très aimable. Et je le dois au licencié, car il est mon ami, donc à elle aussi, car elle est la future de mon ami. Je le dois à la famille, car c'est sûrement une famille très respectable. Je le dois à tout le genre humain, car il s'agit d'une bonne action. A tout le genre humain !
Haute pensée, sport édifiant que d'agir au nom de tout le genre humain, et que d'avoir en sa possession un tel pouvoir général.
Mais revenons à Cordélia. J'ai toujours l'emploi d'états d'âme, et la belle langueur de cette jeune fille-là m'a réellement ému.
C'est donc à présent que commence la première guerre avec Cordélia, guerre dans laquelle je prends la fuite et lui apprends ainsi à vaincre en me poursuivant. Je continuerai à reculer et, dans ce mouvement de repli, je lui apprends à reconnaître sur moi toutes les puissances de l'amour, ses pensées inquiètes, sa passion et ce que sont le désir, l'espérance et l'attente impatiente.
En les figurant ainsi pour elle je fais naître et se développer en elle tous ces états. Je la conduis dans une marche triomphale et je suis celui qui chante les louanges dithyrambiques de sa victoire autant que je guide ses pas.
Le courage de croire à l'amour lui viendra et, voyant l'empire qu'il a pris sur moi et mes réflexes, elle comprendra sa puissance éternelle. Devant ma conscience en mon art et la vérité qui est à la base de tout ce que je fais, elle me croira car, autrement, elle ne me croirait pas.
A chacun de mes mouvements elle devient de plus en plus forte, l'amour naît en elle. Elle est investie de la dignité de la femme.
Au sens prudhommesque je n'ai pas encore demandé sa main, mais à présent je le ferai, je la libérerai, car ce n'est qu'ainsi que je veux l'aimer. Il ne faut pas qu'elle soupçonne qu'elle me le doit, car elle perdrait confiance en elle. Alors, quand elle se sentira libre, tellement libre qu'elle serait presque tentée de rompre avec moi, la seconde guerre commencera.
A ce moment elle aura de la force et de la passion, et la lutte aura de l'importance pour moi. Quant aux conséquences immédiates, advienne que pourra.
Mettons que, dans sa fierté, la tête lui tourne et qu'elle rompe avec moi, enfin ! elle aura sa liberté, mais, en tout cas, elle doit m'appartenir. C'est une sottise de penser que les fiançailles la lient, je ne veux la posséder qu'en sa liberté. Même si elle me quitte, la seconde guerre aura lieu et, dans cette lutte, je vaincrai, aussi sûr que sa victoire dans la première a été une déception pour moi.
La première est la guerre de la délivrance, et elle est un jeu. La seconde est la guerre de conquête, elle se fera pour la vie ou la mort.
Est-ce que j'aime Cordélia ? Oui ! Sincèrement ? Oui ! Fidèlement ? Oui ! au sens esthétique et cela aussi signifie bien quelque chose.
A quoi servirait à cette jeune fille d'être tombée entre les mains d'un maladroit de mari fidèle ? Qu'aurait-il fait d'elle ? Rien.
On dit que pour réussir dans la vie il faut un peu plus que de l'honnêteté. Je dirais qu'il faudrait un peu plus que de l'honnêteté pour aimer une telle jeune fille. Et je possède ce plus, c'est la fausseté. Et pourtant, je l'aime fidèlement. C'est avec fermeté et continence que je veille moi-même à ce que tout ce qui est en elle, toute sa riche nature divine puisse se déployer. Je suis un des rares qui puissent le faire, elle est une des rares qui conviennent. Ne sommes-nous donc pas faits l'un pour l'autre ?
à suivre............