sourdsromands.ch
( Après le 5 Novembre 1912
102 bd Hausmann ( Lettre adressée 103, réception retardée )
Monsieur,
1° question - Pouvez-vous faire des volumes ayant environ la longueur de 550 pages de 35 lignes de 45 lettres ( excusez ces génitifs ). Si cela vous est impossible pouvez-vous faire paraître 3 ou 4 fascicules représentant cette longueur et paraissant simultanément, et ne coûtant ensemble que 3f.50 ( Remarquez que c'est moi qui paierais l'édition à la Revue Française, tandis que c'est le contraire chez mon éditeur ) : mais ma question est parce que je désire être lu, et non exclusivement par des gens riches ou des bibliophiles. Et je ne veux pas que mon ouvrage entier coûte plus cher que 7 francs à l'acheteur, dût-il en résulter une plus grande dépense pour moi. C'est une question de diffusion. J'ai eu autrefois un volume de luxe chez Calmann Lévy qui coûtait 15 francs. C'est trop cher.
Deuxième question -
A supposer que je puisse reprendre mon manuscrit et le donner à votre maison d'édition, à supposer également que mon manuscrit vous plaise ( je pourrais d'ailleurs à tout hasard, vous en communiquer une copie inexacte mais approximative et dactylograohiée des 600 premières pages dont j'ai le double ), en un mot si le livre, tant de mon fait que du vôtre, pouvait paraître chez vous, QUAND mon 1er volume ( un volume de 600 pages en un tome ou en plusieurs pourrait-il - je parle de l'époque, du temps qu'il vous faudrait - ) être mis en vente ? Cette question n°2 a dans l'état de ma santé, et dans mon désir, dans le cas où son déclin serait rapide, d'avoir pu corriger mes épreuves etc. une grande importance. 3e question, quand, à quelle époque pourraient être mis(.) en vente les 600 dernières pages.
Enfin je ne pense pas qu'aucune raison personnelle vous rende hostile à ce que mon livre soit dédié à M. Gaston Calmette, Directeur du journal où j'écris. Il est possible qu'à cause de l'extrême indécence de cet ouvrage, je ne maintienne pas cette dédicace. Mais comme elle est un témoignage de reconnaissance je ne pourrais, sauf cette raison d'indécence que j'examinerais, la supprimer.
Voilà Monsieur une bien longue lettre et qui m'a paru d'autant plus ennuyeuse à écrire qu'elle représentait pour moi le renoncement au plaisir de vous rencontrer et de vous serrer la main. Mais j'ai pensé que le plus pratique était de ne pas perdre plus de temps en vains faux pas, et d'élucider ces points de fabrication matérielle. Car s'ils m'acculaient chez vous à une impossibilité, il serait inutile que je cherche les moyens de reprendre mon livre et de vous le donner. J'ai l'intention de donner, plutôt qu'à la Revue de Paris, qq fragments , en Revue, à votre Revue. Mais de cela je ne vous parle pas, car je suppose que cela concerne plutôt Mr Copeau, et c'est donc à lui que j'écriai pour cela. Excusez-moi si c'est faussement que j'ai cru à une mauvaise volonté téléphonique dont les raisons m'ont échappé et par-dessus laquelle par dévouement à mon oeuvre j'ai bien volontiers passé. Quand Mr Copeau m'avait dit votre nom que j'ignorais être celui du Directeur de ces Editions, j'avais assez naïvement laissé échapper ma joie de rapports plus faciles pour un malade qu'avec un éditeur inconnu et purement professionnel. Or il s'est trouvé que les choses se sont passées moins aisément. Si cependant il vous semble possible de donner une réponse à mes questions ( possibilité d'un volume de 550 pages ou 600 pages ou de fascicules simultanés ce que j'aime moins - date de l'apparition du 1er volume - date de l'apparition du 2è - dédicace ), je crois qu'en m'écrivant un mot de quatre ou cinq lignes vous pourrez me fixer. Si vous préfériez me le dire par téléphone, ne le faites que si vous pouvez avoir la communication avec moi car les commissions sont mal redites. Or avant huit heures du soir, il est bien rare qu'on puisse me parler au téléphone. Je crois donc qu'un mot, aussi bref que vous voudrez serait le mieux. Croyez je vous prie à mon meilleur souvenir.
Marcel Proust
( Lettre extraite de " Correspondance Marcel Proust Gaston Gallimard
Editions Gallimard )
A cette lettre Gaston Gallimard répond le 8, se dit prêt à publier les volumes selon les propositions de l'auteur.
************
hcorredera.blogspot.com Peu après le 8 Novembre 1912
Cher Monsieur,
sans les arrière préoccupations professionnelles. Puisque je vous ai écrit une si longue lettre et comme cela me fatigue d'écrire trop souvent, j'ai bien envie ( 2è confidence ) de vous e dire ce qu'il y a de choquant dans le 2è volume pour que si cela vous semblait impubliable vous n'ayez pas besoin de lire le 1er. A la fin du 1er volume ( 3è partie ) vous verrez un M. de Fleurus ( ou de Gurcy, j'ai plusieurs fois changé de noms ) dont il a été vaguement question comme amant de Mme Swann; Or comme dans la vie où les réputations sont souvent fausses et où on met longtemps à connaître les gens, on verra dans le 2è volume seulement que ce vieux monsieur n'est pas du tout l'amant de Mme Swann mais un pédéraste. C'est un caractère que je crois assez neuf, le pédéraste viril, épris de virilité, détestant les jeunes gens efféminés, détestant à vrai dire tous les jeunes gens comme sont misogynes les hommes qui ont souffert par les femmes. Ce personnage est assez épars au milieu de parties absolument différentes pour que ce volume n'ait nullement un air de monographie spéciale comme le Lucien de Binet-Valmer par exemple ( rien n'est du reste plus opposé, à tous points lede vue ). De plus il n'y a pas une expression crue. Et enfin vous pouvez penser que le p de vue métaphysique et moral prédomine partout dans l'oeuvre. Mais enfin on voit ce vieux monsieur lever un concierge et entretenir un pianiste. J'aime mieux vous prévenir d'avance de tout ce qui pourrait vous décourager. - Je crois que je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire et que c'est la dernière dont je vous ennuie. J'en arrive presque à souhaiter que vous n'aimiez pas mon oeuvre et n'en vouliez pas, et pour de cette façon m'épargner et mes perplexités actuelles, et le regret que j'aurais si je recevais demain des épreuves de Fasquelle, maintenant que j'ai entrevu une collaboration avec vous. Et je suis comme ces voyageurs qui ne pouvant se résoudre eux-mêmes à renoncer à un voyage qui les tente, tâchent de se mettre en retard, de manquer le train, pour être forcés de ne pas partir/ - . Mais non, je serais t de même content si vous aimez mon oeuvre car je tiens beaucoup à votre jugement. Je vous ai lu dans la Revue F. Et si mon livre n'est pas de ces oeuvres que vous aimez parce qu'elles " frisent comme un chou ", cependant la part de spontanéité y est infiniment plus grande qu'un parti pris d'intercaler des démonstrations intellectuelles de vérités trouvées par la sensibilité ne le laisse croire au premier abord. Le 3è volume, Le Temps Retrouvé, ne laisse aucun doute à cet égard.
Je vous recommande le secret au sujet du nom de mon autre éditeur. D'ailleurs une discrétion absolue est ma seule chance de pouvoir arriver à une solution favorable sans qu'elle ait rien de désobligeant. Je vous recommande aussi le secret sur le sujet de ma 2è partie et en vous priant d'excuser cette lettre infinie et de croire au plaisir que m'a fait la vôtre, je vous envoie l'expression de mes meilleurs sentiments.
pinterest.fr Marcel Proust
Si vous voulez à tout hasard jeter un coup d'oeil sur mon livre, quand vous l'aurez fini prévenez-moi et je le ferai reprendre car je n'ai plus aucun texte pour travailler. Je préfère le faire prendre ayant surtout peur que des cahiers soient perdus. Je ne sais trop si je dois les faire porter à votre domicile privé ou rue Madame. Vous pourriez prévenir le concierge de l'endroit où vous ne voulez pas que ce soit porté, de prévenir un porteur quand il arrivera, de rebrousser chemin vers la bonne destination.