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dimanche 3 mai 2015

Mémoires d'un père Marmontel ( extrait 7 France )


montespan par mignard
                                         Livre septième

            J'ai observé plus d'une fois, et dans les circonstances les plus critiques de ma vie que, lorsque la fortune a paru me contrarier, elle a mieux fait pour moi que je n'aurais voulu moi-même. Ici me voilà ruiné et, du milieu de ma ruine vous allez, mes enfants, voir naître le bonheur..... L'âge ou les maladies, celle surtout qui semblais être contagieuse dans ma famille, diminuaient successivement le nombre de ces bons parents que j'avais eu tant de plaisir à faire vivre dans l'aisance. J'avais déjà obtenu de mes tantes de cesser tout commerce et, après avoir liquidé nos dettes, j'avais ajouté des pensions au revenu de mon petit bien. Or ces pensions de cent écus chacune étant réduites au nombre de cinq, il me restait à moi d'abord la moitié de mes mille écus de pension sur le Mercure. J'avais de plus les cinq cents livres d'intérêts de mes dix mille francs que j'avais employé au cautionnement de M Odde, j'y ajoutai une rente de cinq cent quarante livres sur le duc d'Orléans et, du surplus des fonds qui me restaient dans la caisse du Mercure, j'achetai quelques effets royaux. Ainsi, pour mon loyer, mon domestique et moi je n'avais guère moins de mille écus à dépenser. Je n'en avais jamais dépensé davantage. Madame Geoffrin voulait même que le paiement de mon loyer cessât dès lors. Mais je la priai de permettre que j'essayasse encore un an si mes facultés ne me suffiraient pas, en l'assurant que, si mon loyer me gênait, je le lui avouerais sans rougir. Je ne fus point à cette peine. Bien malheureusement le nombre des pensions que je faisais diminua par la mort de mes deux soeurs qui étaient au couvent de Clermont, et que m'enleva la même maladie dont étaient morts nos père et mère. Peu de temps après je perdis mes deux tantes, les seules qui me restaient à la maison. La mort ne me laissa que la soeur de ma mère, cette tante d'Albois qui vit encore. Ainsi j'héritais tous les ans de quelques-uns de mes bienfaits. D'un autre côté les premières éditions de mes contes commencèrent à m'enrichir.
            Tranquille du côté de la fortune, ma seule ambition était l'Académie Française, et cette ambition même était modérée et paisible. Avant d'atteindre à ma quarantième année j'avais encore trois ans à donner au travail, et dans trois ans j'aurais acquis de nouveaux titres à cette place. Ma traduction de Lucain s'avançait, je préparais en même temps les matériaux de ma Poétique, et la célébrité de mes contes allait toujours croissant à chaque édition nouvelle. Je croyais donc pouvoir me donner du bon temps.
            Vous avez vu de quelle manière obligeante l'officieux Bouret avait débuté avec moi. La connaissance faite, la liaison formée, ses sociétés avaient été les miennes. Dans l'un des contes de la veillée j'ai peint le caractère de la plus intime de ses amies, la belle madame Gaulard. L'un de ses deux fils, homme aimable, occupait à Bordeaux l'emploi de la recette générale des fermes. Il avait fait un voyage à Paris et, la veille de son départ, l'un des plus beaux jours de l'année, nous dînions ensemble chez notre ami Bouret en belle et bonne compagnie. La magnificence de cet hôtel que les arts avaient décoré, la somptuosité de la table, la naissante verdure des jardins, la sérénité d'un ciel pur, et surtout l'amabilité d'un hôte qui, au milieu de ses convives, semblait être l'amoureux de toutes les femmes, le meilleur de tous les hommes, enfin tout ce qui peut répandre la belle humeur dans un repas, y avait exalté les esprits.......
            Au milieu de cette gaîté, le jeune fils de madame Gaulard nous faisait ses adieux et, en me parlant de Bordeaux, il me demanda s'il pouvait m'y être bon à quelque chose ?
            " - A m'y bien recevoir, lui dis-je, lorsque j'irai voir ce beau port et cette ville opulente car, dans les rêves de ma vie, c'est l'un de mes projets les plus intéressants.
            - Si je l'avais su, me dit-il, vous auriez pu l'exécuter dès demain. J'avais une place à vous offrir dans ma chaise.
            - Et moi, me dit l'un des convives (c'était un juif appelé Gradis , l'un des plus riches négociants de Bordeaux ), et moi je me serais chargé de faire voiturer vos malles.
            - Mes malles, dis-je, n'auraient pas été lourdes. Mais pour mon retour à Paris ?
            - Dans six semaines, reprit Gaulard, je vous y aurais ramené.
            - Tout cela n'est donc plus possible, leur demandai-je ?
            - Très possible de notre part, me dirent-ils. Mais nous partons demain. "
            Alors, disant quatre mots à l'oreille au fidèle Bury qui me servait à table, je l'envoyai faire mes paquets. Et aussitôt, buvant à la santé de mes compagnons de voyage :
            " - Me voilà prêt, leur dis-je, et nous partons demain. "
            Tout le monde applaudit à une résolution si leste, et tout le monde but à la santé des voyageurs.
             Il est difficile d'imaginer un voyage plus agréable......
             A Bordeaux, je fus accueilli et traité aussi bien qu'il était possible, c'est-à-dire qu'on m'y donna de bons dîners, d'excellents vins et même des salves de canon des vaisseaux que je visitais.

            Dans les loisirs que me laissait la société d'une ville où, le matin, tout le monde est à ses affaires, je repris le goût de la poésie, et je composai mon épître aux poètes. J'eus aussi pour amusement les facéties qu'on imprimait à Paris dans ce moment-là contre un homme qui méritait d'être châtié de son insolence, mais qui le fut aussi bien rigoureusement : c'était Le Franc de Pompignan.
            Avec un mérite littéraire considérable dans sa province, médiocre à Paris, mais suffisant encore pour y être estimé, il y aurait joui paisiblement de cette estime, si l'excès de sa vanité, de sa présomption, de son ambition ne l'avait pas tant enivré. Malheureusement trop flatté dans ses académies de Montauban et de Toulouse, accoutumé à s'y entendre applaudir dès qu'il ouvrait la bouche, et avant même qu'il eût parlé, vanté dans les journaux dont il savait gagner ou payer la faveur, il se croyait un homme d'importance en littérature. Et par malheur encore, il avait ajouté à l'arrogance d'un seigneur de paroisse l'orgueil d'un président de cour supérieure dans sa ville de Montauban. Ce qui formait un personnage ridicule dans tous les points.  bdgest.com
            D'après l'opinion qu'il avait de lui-même, il avait trouvé malhonnête qu'à la première envie qu'il avait témoignée d'être de l'Académie française, on ne se fût pas empressé à l'y recevoir. Et lorsqu'en 1758 Sainte-Palaye y avait eu sur lui la préférence, il en avait marqué un superbe dépit. Deux ans après, l'Académie n'avait pas laissé de lui accorder ses suffrages. Et il n'y avait pour lui que de l'agrément dans l'unanimité de son élection. Mais au lieu de la modestie que les plus grands hommes eux-mêmes affectaient, au moins en y entrant, il y apporta l'humeur de l'orgueil offensé, avec un excès d'âpreté et de hauteur inconcevable..... Il savait que dans ses principes de religion, M le Dauphin n'aimait pas Voltaire, et qu'il voyait de mauvais oeil l'atelier encyclopédique...... il croyait l'avoir très flatté en lui confiant le manuscrit de sa traduction des Georgiques. Il ne savait pas à qui sa vanité avait à faire..... le dauphin lui-même,..... Il crut faire un coup de partie en attaquant publiquement dans son discours de réception à l'Académie française, cette classe de gens de lettres que l'on appelait philosophes, et singulièrement Voltaire et les encycopédistes.
            Il venait de faire cette sortie, lorsque je partis pour Bordeaux et, ce qui n'était guère moins étonnant que son arrogance, c'était le succès qu'elle avait eu. L'Académie avait écouté en silence cette insolente déclamation, le public l'avait applaudie. Pompignan était sorti de là triomphant et enflé de sa vaine gloire.
            Mais, peu de temps après commença contre lui la légère escarmouche des " Facéties parisiennes "
et ce fut l'un de ses amis, le président Barbeau qui, étant venu me voir, m'apprit que - ce pauvre M de Pompignan était la fable de Paris ! - Il me montra les premières feuilles qu'il venait de recevoir. C'étaient les quand et les pourquoi. Je vis la tournure et le ton que prenait la plaisanterie.
            " - Vous êtes donc l'ami de M Le Franc ?
              - Hélas ! oui, me dit-il.
              - Je vous plains donc, car je connais les railleurs qui sont à ses trousses. voilà les quand et les pourqyoi, bientôt les si, les mais, les car vont venir à la file, et je vous annonce qu'on ne le quittera point qu'il n'ait passé par les particules. "
            La correction fut encore plus sévère que je n'avais prévu. On se joua de lui de toutes les manières. Il voulut se défendre sérieusement, il n'en fut que plus ridicule. Il adressa un mémoire au roi. Son mémoire fut bafoué. Voltaire parut rajeunir pour s'égayer à ses dépens, en vers, en prose sa malice fut plus légère, plus piquante, plus féconde en idées originales et plaisantes qu'elle n'avait jamais été. Une saillie n'attendait pas l'autre. Le public ne cessait de rire au dépens du triste Le Franc. Obligé de se tenir enfermé chez lui, pour ne pas entendre chanter sa chanson dans le monde, et pour ne pas se voir montrer du doigt, il finit par aller s'ensevelir dans son château, où il est mort, sans avoir jamais osé reparaître à l'Académie. J'avoue que je n'eus aucune pitié de lui, non seulement parce qu'il était l'agresseur, mais parce que son agression avait été sérieuse et grave, et n'allait pas à moins, si on l'en avait cru, qu'à faire proscrire nombre de gens de lettres qu'il dénonçait et désignait comme les ennemis du trône et de l'autel.
            Lorsque nous fûmes sur le point, Gaulard et moi, de revenir à Paris :
            " - Allons-nous, me dit-il, retourner par la même route ? n'aimeriez-vous pas mieux faire le tour par Toulouse, Montpellier, Nîmes, Avignon, Vaucluse, Aix, Marseille, Toulon, et par Lyon, Genève où nous verrions Voltaire, dont mon père a été connu ? "
            Vous pensez bien que j'embrassai ce beau projet avec transport et, avant de partir, j'écrivis à Voltaire.
         
            Rien de plus singulier, de plus original que l'accueil que nous fit Voltaire. Il était dans son lit lorsque nous arrivâmes. Il nous tendit les bras. Il pleura de joie en m'embrassant, il embrassa de même le fils de mon ancien ami M Gaulard.
            " - Vous me trouvez mourant, nous dit-il, venez-vous me rendre la vie ou recevoir mes derniers soupirs ? "
            Mon camarade fut effrayé de ce début, mais moi qui avais cent fois entendu dire à Voltaire qu'il se mourait, je fis signe à Gaulard de se rassurer. En effet, le moment d'après, le mourant nous faisant asseoir auprès de son lit :
            " - Mon ami, me dit-il, que je suis aise de vous voir ! surtout dans le moment où je possède un homme que vous serez ravi d'entendre. C'est M de l'Ecluse, le chirurgien-dentiste du feu roi de Pologne, aujourd'hui seigneur d'une terre auprès de Montargis et qui a bien voulu venir raccommoder les dents irraccommodables de Mme Denis. C'est un homme charmant. Mais ne le connaissez-vous pas ?
            - Le seul l'Ecluse que je connaisse est, lui dis-je, un acteur de l'ancien Opéra-Comique.
            - C'est lui, mon ami, c'est lui-même. Si vous le connaissez vous avez entendu cette chanson du " Rémouleur " qu'il joue et qu'il chante si bien. "
            Et à l'instant voilà Voltaire imitant l'Ecluse, et avec ses bras nus et sa voix sépulcrale, jouant le           " Rémouleur " et chantant la chanson :
                                                       Je ne sais où la mettre
                                                           Ma jeune fillette
                                                        Je ne sais où la mettre
                                                            Car on me la che...
            Nous riions aux éclats et lui toujours sérieusement :
            " - Je l'imite mal, disait-il, c'est M de l'Ecluse qu'il faut entendre, et sa chanson de la Fileuse ! et celle du Postillon ! et la querelle des Ecosseuses avec Vadé ! c'est la vérité même. Ah ! vous aurez bien du plaisir. Allez voir madame Denis. Moi, tout malade que je suis, je m'en vais me lever pour dîner avec vous. Nous mangerons un ombre-chevalier, et nous entendrons M de l'Ecluse. Le plaisir de vous voir a suspendu mes maux, et je me sens tout ranimé. "
4082102696_f7acd523ca_z            Madame Denis nous reçut avec cette cordialité qui faisait le charme de son caractère. Elle nous présenta M de l'Ecluse et à dîner Voltaire l'anima, par les louanges les plus flatteuses, à nous donner le plaisir de l'entendre. Il déploya tous ses talents, et nous en parûmes charmés. Il le fallait bien, car Voltaire ne nous aurait point pardonné de faibles applaudissements.
            La promenade dans ses jardins fut employée à parler de Paris, du Mercure, de la Bastille, dont je ne lui dis que deux mots, du théâtre, de l'Encyclopédie et de ce malheureux Le Franc, qu'il harcelait encore. Son médecin lui ayant ordonné, disait-il, pour exercice, de courre une heure ou deux, tous les matins, le Pompignan. Il me chargea d'assurer nos amis que tous les jours on recevrait de lui quelque nouvelle facétie. Il fut fidèle à sa promesse.
            Au retour de la promenade, il fit quelques parties d'échec avec M Gaulard qui, respectueusement, le laissa gagner. Ensuite il revint à parler du théâtre et de la révolution que mademoiselle Clairon y avait faite.
            " - C'est donc, me dit-il, quelque chose de bien prodigieux que le changement qui s'est fait en elle ?
              - C'est, lui dis-je, un talent nouveau. C'est la perfection de l'art, ou plutôt, c'est la nature même telle que l'imagination peut vous la peindre en beau. "
            ...... J'épuisai le peu que j'avais d'éloquence à lui inspirer pour Clairon l'enthousiasme dont j'étais plein moi-même......
            " - Eh bien ! mon ami, me dit-il avec transport, c'est comme madame Denis, elle a fait des progrès étonnants, incroyables. Je voudrais que vous lui vissiez jouer Zaïre, Alzire, Idamé ! le talent ne va pas plus loin. "
            Madame Denis jouant Zaïre ! Madame Denis comparée à Clairon ! Je tombai de mon haut, tant il est vrai que le goût s'accommode aux objets dont il peut jouir, et que cette sage maxime
                                            Quand on n'a pas ce que l'on aime,
                                             Il faut aimer ce que l'on a
est en effet non seulement une leçon de la nature, mais un moyen qu'elle se ménage pour nous procurer des plaisirs.
            ...... Le lendemain nous eûmes la discrétion de lui laisser au moins une partie de sa matinée, et nous lui fîmes dire que nous attendrions qu'il sonnât. Il fut visible sur les onze heures. Il était dans son lit encore.
            ....... Avant dîner, il me mena faire à Genève quelques visites et, en me parlant de sa façon de vivre avec les Génévois :
            " - Il est fort doux, me dit-il, d'habiter dans un pays dont les souverains vous envoient demander votre carrosse pour venir dîner avec vous. "
            Sa maison leur était ouverte. Ils y passaient les jours entiers et, comme les portes de la ville se fermaient à l'entrée de la nuit pour ne s'ouvrir qu'au point du jour, ceux qui soupaient chez lui étaient obligés d'y coucher, ou dans les maisons de campagne dont les bords du lac sont couverts.
            Chemin faisant je lui demandai comment, presque sans territoire et sans aucune facilité de commerce avec l'étranger, Genève s'était enrichie.
            " - A fabriquer des mouvements de montre, me dit-il, à lire vos gazettes, et à profiter de vos sottises. Ces gens-ci savent calculer les bénéfices de vos emprunts. "                          
            A propos de Genève il me demanda ce que je pensais de Rousseau. Je répondis que dans ses écrits il ne me semblait qu'un éloquent sophiste, et dans son caractère qu'un faux cynique qui crèverait d'orgueil et de dépit dans son tonneau, si on cessait de le regarder. Quant à l'envie qui lui avait pris de revêtir ce personnage, j'en savais l'anecdote, et je la lui contai.                      
            Dans l'une des lettres de Rousseau à M de Malesherbes, l'on a vu dans quel accès d'inspiration et d'enthousiasme il avait conçu le projet de se déclarer contre les sciences et les arts.
            " - J'allais, dit-il dans le récit qu'il fait de ce miracle, j'allais voir Diderot alors prisonnier à Vincennes. J'avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture.Tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières. Des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jetèrent dans un désordre inexprimable. Je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Un violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en marchant je me laisse tomber sous un arbre de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandais. "
            Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans sa simplicité, tel que me l'avait raconté Diderot, et tel que je le racontai à Voltaire.
            " J'étais ( c'est Diderot qui parle ), j'étais prisonnier à Vincennes. Rousseau venait m'y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble il me dit que l'académie de Dijon venait de proposer une question intéressante et qu'il avait envie de la traiter. Cette question était :  Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les moeurs ?
Quel parti prendrez-vous ? Il me répondit :
             - Le parti de l'affirmative.
             - C'est le pont aux ânes, lui dis-je, tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, et vous n'y trouverez que des idées communes, au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.
            - Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil.
*            Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son rôle et son masque furent décidés. "
            " - Vous ne m'étonnez pas, me dit Voltaire. Cet homme-là est factice de la tête aux pieds, il l'est de l'esprit et de l'âme. Mais il a beau jouer tantôt le stoïcien et tantôt le cynique, il se démentira sans cesse, et son masque l'étouffera. "
            Parmi les Génevois que je voyais chez lui, les seuls que je goûtai et dont je fus goûté furent le chevalier Hubert et Cramer, le libraire.......
            .... M de Voltaire voulut nous faire voir son château de Tornay où était son théâtre, à un quart d'heure de Genève. Ce fut l'après-dînée le but de notre promenade en carrosse. Tornay était une petite gentilhommière assez négligée, mais dont la vue est admirable. Dans le vallon le lac de Genève bordé de maisons de plaisance et terminé par deux grandes villes, au-delà dans le lointain, une chaîne de montagnes de trente lieues d'étendue, et ce Mont-Blanc chargé de neiges et de glaces qui ne fondent jamais, telle est la vue de Tornay. Là je vis de petit théâtre qui tourmentait Rousseau et où Voltaire se consolait de ne plus voir celui qui était encore plein de sa gloire..... "
            ..... - Elle vous aime encore lui dis-je, elle me l'a répété souvent, mais elle est faible et n'ose pas ou ne peut pas tout ce qu'elle veut. Car la malheureuse n'est plus aimée et peut-être qu'elle porte envie au sort de madame Denis et voudrait bien être aux Délices.
            - Qu'elle y vienne, dit-il avec transport, jouer avec nous la tragédie. Je lui ferai des rôles, et des rôles de reine. Elle est belle, elle doit connaître le jeu des passions.
            - Elle connaît aussi, lui dis-je, les profondes douleurs et les larmes amères.
            - Tant mieux ! c'est là ce qu'il nous faut, s'écria-t-il comme enchanté d'avoir une nouvelle actrice. "
            ....... et madame Denis donnant dans l'illusion priait déjà son oncle de ne pas l'obliger à céder ses rôles à l'actrice nouvelle.
            Et le soir à souper, les rois et leurs maîtresses étant l'objet de l'entretien, Voltaire en comparant l'esprit et la galanterie de la vieille cour et de la cour actuelle, nous déploya cette riche mémoire à laquelle rien d'intéressant n'échappait. Depuis madame de La Vallière jusqu'à madame de Pompadour, l'histoire-anecdote des deux règnes, et dans l'intervalle celle de la Régence, nous passa sous les yeux avec une rapidité et un brillant de traits et de couleurs à éblouir.....
            Le lendemain, c'était le dernier jour que nous devions passer ensemble, il me fit appeler dès le matin et me donnant un manuscrit :                                                         **
Résultat de recherche d'images pour "rousseau"            " - Entrez dans mon cabinet, me dit-il, et lisez cela, vous m'en direz votre sentiment. "
            C'était la tragédie de Tancrède qu'il venait d'achever. Je la lus et, en revenant le visage baigné de larmes, je lui dis qu'il n'avait rien fait de plus intéressant.
            " - A qui donneriez-vous, me demanda-t-il, le rôle d'Aménaïde ?
              - A Clairon, lui répondis-je, à la sublime Clairon, et je vous réponds d'un succès égal au moins à celui de Zaïre.
              - Vos larmes, reprit-il, me disent bien ce qu'il m'importe le plus de savoir, mais dans la marche de l'action rien ne vous a-t-il arrêté ?
              - Je n'y ai trouvé, lui dis-je, à faire que ce que vous appelez des critiques de cabinet. On sera trop ému pour s'en occuper au théâtre. "
            Heureusement il ne me parla point du style ; j'aurais été obligé de dissimuler ma pensée ; car il s'en fallait bien qu'à mon avis Tancrède fût écrit comme ses belles tragédies. Dans Rome sauvée et dans l'Orphelin de la Chine, j'avais encore trouvé la belle versification de Zaïre, de Mérope et de La Mort de César. Mais dans Tancrède je croyais voir la décadence de son style, des vers lâches, diffus, chargés de ces mots redondants qui déguisent le manque de force et de vigueur, en un mot, la vieillesse du poète. Car en lui comme dans Corneille la poésie du style fut la première qui vieillit et, après Tancrède où ce feu du génie jetait encore des étincelles, il fut absolument éteint.....
            ...... " - Rousseau, me dit-il, est connu à Genève mieux qu'à Paris. On n'y est dupe ni de son faux zèle, ni de sa fausse éloquence. C'est à moi qu'il en veut, et cela saute aux yeux. Possédé d'un orgueil outré, il voudrait que dans sa patrie on ne parlât que de lui seul. Mon existence l'y offusque ; il m'envie l'air que j'y respire et surtout il ne peut souffrir qu'en amusant quelquefois Genève je lui dérobe à lui les moments où l'on pense à moi. " .
            Devant partir au point du jour, dès que, les portes de la ville étant ouvertes, nous pourrions avoir des chevaux, nous résolûmes, avec madame Denis et MM Hubert et Cramer, de prolonger jusque-là le plaisir de veiller et de causer ensemble. Voltaire voulut être de la partie, et inutilement le pressâmes-nous d'aller se coucher ; plus éveillé que nous il nous lut encore quelques chants du poème de " Jeanne ". Cette lecture avait pour moi un charme inexprimable, car, si Voltaire, en récitant les vers héroïques, affectait selon moi , une emphase trop monotone, une cadence trop marquée, personne ne disait les vers familiers et comiques avec autant de naturel, de finesse et de grâce. Ses yeux et son sourire avaient une expression que je n'ai vue qu'à lui. Hélas ! c'était pour moi le chant du cygne, et je ne devais plus le revoir qu'expirant !

            ....... 1763........ Arrivé à l' Académie. Mais je ne vous ai pas dit quelles épines la vanité du bel-esprit avait semées sur mon chemin.
            Durant les contrariétés que j'éprouvais, madame Geoffrin était mal à son aise. Elle m'en parlait quelquefois du bout de ses lèvres pincées, et à chaque nouvelle élection qui reculait la mienne, je voyais qu'elle en avait du dépit :
            " - Eh bien ! me disait-elle, il est donc décidé que vous n'en serez point ? "
            Moi qui ne voulais pas qu'elle en fût tracassée, je répondais négligemment :
            " que c'était le moindre de mes soucis, que l'auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, n'avait été de l'Académie qu'à 50 ans passés, que je n'en avais pas 40, que j'en serais peut-être quelque jour.....
            Un jour elle me demanda :
            - Que vous a fait M de Marivaux, pour vous moquer de lui et le tourner en ridicule ?
            - Moi, madame ?
            - Oui, vous-même, qui lui riez au nez et faites rire à ses dépens.
            - En vérité, madame, je ne sais ce que vous voulez me dire.
            - Je veux vous dire ce qu'il m'a dit. Marivaux est un honnête homme qui ne m'en a pas imposé.
            - Il m'expliquera donc lui-même ce que je n'entends pas, car de ma vie il n'a été ni présent, ni absent
l'objet de mes plaisanteries.
            - Eh bien  voyez le donc ! et tâchez, me dit-elle, de le dissuader car, même dans ses plaintes, il ne dit que du bien de vous.
            En traversant le jardin du Palais-Royal, sur lequel il logeait, je le vis, et je l'abordai.
            ...... Il eut d'abord quelque répugnance à s'expliquer....... La mort m'enleva son suffrage, mais s'il me l'avait accordé, il se serait cru généreux.

***         Je ne mets pas au nombre de mes sociétés particulières l'assemblée qui se tenait les soirs chez mademoiselle l'Espinasse car, à l'exception de quelques amis de d'Alembert comme le chevalier de Chastellux, l'abbé Morellet, Saint-Lambert et moi, ce cercle était formé de gens qui n'étaient point liés ensemble. Elle les avait pris ça et là dans le monde, mais si bien assortis que, lorsqu'ils étaient là, ils s'y trouvaient en harmonie........ Et remarquez bien que les têtes qu'elle remuait à son gré n'étaient ni faibles, ni légères, les Condillac et les Turgot étaient du nombre...... son talent d'amener de nouvelles idées et de varier l'entretien...... ce talent dis-je n'était pas celui d'une femme vulgaire.
            L'histoire d'une personne aussi singulièrement douée que l'était Mlle l'Espinasse doit être pour vous, mes enfants, assez curieuse à savoir. Le récit n'en sera pas long.
            Il y avait à Paris une marquise du Deffand, femme pleine d'esprit, d'humeur et de malice. Galante et assez belle dans sa jeunesse, mais vieille dans le temps dont je vais parler, presque aveugle, et rongée de vapeurs et d'ennui. Retirée dans un couvent avec une étroite fortune, elle ne laissait pas de voir encore le grand monde où elle avait vécu. Elle avait connu d'Alembert chez son ancien amant, le président Hénault, qu'elle tyrannisait encore et qui, naturellement très timide, était resté esclave de la crainte longtemps après avoir cessé de l'être de l'amour. Madame du Deffand, charmée de l'esprit et de la gaîté de d'Alembert, l'avait attiré chez elle et si bien captivé qu'il en était inséparable. Il logeait loin d'elle, et il ne passait pas un jour sans l'aller voir.
            Cependant pour remplir sa solitude madame du Deffand cherchait une jeune personne bien élevée et sans fortune qui voulût être sa compagne et, à titre d'amie, c'est-à-dire de complaisante, vivre avec elle dans son couvent.. Elle rencontra celle-ci. Elle en fut enchantée, comme vous croyez bien. D'Alembert ne fut pas moins charmé de trouver chez sa vieille amie un tiers aussi intéressant......
            ..... Ils étaient tous les deux ce qu'on appelle enfants de l'amour. Je vis leur amitié naissante, lorsque madame du Deffand les menait avec elle souper chez mon amie, madame Harenc. Et c'est de ce temps-là que datait notre connaissance. Il ne fallait pas moins qu'un ami tel que d'Alembert pour adoucir et rendre supportable à Mlle l'Espinasse la tristesse et la dureté de sa condition, car c'était peu d'être assujettie à une assiduité perpétuelle auprès d'une femme aveugle et vaporeuse. Il fallait, pour vivre avec elle, faire comme elle du jour la nuit, et de la nuit le jour, veillez à côté de son lit, et l'endormir en faisant la lecture. Travail qui fut mortel à cette jeune fille naturellement délicate et dont jamais depuis sa poitrine épuisée n'a pu se rétablir. Elle y résistait cependant, lorsqu'arriva l'incident qui rompit la chaîne.
            Madame du Deffand, après avoir veillé toute la nuit chez elle-même ou chez madame du Luxembourg, qui veillait comme elle, donnait tout le jour au sommeil, et n'était visible que vers les six heures du soir. Mlle l'Espinasse, retirée dans sa petite chambre sur la cour du même couvent ne se levait guère qu'une heure avant sa dame. Mais cette heure si précieuse, dérobée à son esclavage, était employée à recevoir chez elle ses amis personnels, d'Alembert, Chastellux, Turgot et moi de temps en temps. Or, ces messieurs étaient aussi la compagnie habituelle de madame du Deffand, mais ils s'oubliaient quelquefois chez Mlle l'Espinasse, et c'était des moments qui lui étaient dérobés. Aussi ce rendez-vous particulier était-il pour elle un mystère, car on prévoyait bien qu'elle en serait jalouse.. Elle le découvrit. Elle en fit les haut cris......
            Leur séparation fut brusque, mais Mlle l'Espinasse ne resta point abandonnée. Tous les amis de madame du Deffand étaient devenus les siens..... Le président Hénault lui-même se déclara pour elle. La duchesse de Luxembourg donna le tort à sa vieille amie, et fit présent d'un meuble complet à Mlle l'Espinasse
dans le logement qu'elle prit. Enfin, par le duc de Choiseul, on obtint pour elle, du roi, une gratification annuelle qui la mettait au-dessus du besoin et les sociétés de Paris les plus distinguées se disputèrent le bonheur de la posséder.
            D'Alembert...... se livra tout entier à sa jeune amie. Ils demeuraient loin l'un de l'autre, et quoique dans le mauvais temps il fût pénible pour d'Alembert de retourner le soir de la rue de Belle-Chasse à la rue Michel-le-Comte où logeait sa nourrice, il ne pensait point à quitter celle-ci. Mais chez elle il tomba malade et assez dangereusement......son logement chez sa vitrière était une petite chambre mal éclairée, mal aérée..... Wetelet lui en offrit un dans son hôtel voisin du boulevard du Temple. Il y fut transporté. Mlle l'Espinasse, quoi qu'on en pût penser et dire, s'établit sa garde-malade. Personne n'en pensa et n'en dit que du bien.......
            Mlle l'Espinasse, avec tous les moyens qu'elle avait de séduire.... il lui parut possible que quelqu'un fut assez épris d'elle pour vouloir l'épouser..... ambitieuse espérance plus d'une fois trompée.....
            ....... Je vivais au milieu des femmes les plus séduisantes, sans tenir à aucune par les liens de l'esclavage......  Cependant, quelque intéressante que fût pour moi, du côté de l'esprit la société de ces femmes, elle ne me faisait pas négliger d'aller fortifier mon âme, fortifier, élever, entendre, agrandir ma pensée et la féconder dans une société d'hommes ;..... Diderot, Rousseau, Buffon.
            Je n'ai jamais bien su pourquoi d'Alembert se tint éloigné de la société dont je parle.
            Jean-Jacques Rousseau et Buffon furent d'abord quelque temps de cette société philosophique, mais l'un rompit ouvertement, l'autre avec plus de ménagement et d'adresse, se retira et se tint à l'écart.......
            Buffon environné chez lui de complaisants et de flatteurs, et accoutumé à une déférence obséquieuse pour ses idées systématiques, était quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de révérence et de docilité. Je le voyais s'en aller mécontent des contrariétés qu'il avait essuyées. Avec un mérite incontestable il avait un orgueil et une présomption égale au moins à son mérite.Gâté par l'adulation..... il avait le chagrin de voir que les mathématiciens, les chimistes, les astronomes ne lui accordaient qu'un rang très inférieur parmi eux, que les naturalistes eux-mêmes étaient peu disposés à le mettre à leur tête, et que, parmi les gens de lettres il n'obtenait que le mince éloge d'écrivains élégant et de grand coloriste......
            Buffon..... travaillant à part sa fortune chez les ministres et sa réputation dans les cours étrangères, d'où, en échange de ses ouvrages, il recevait de beaux présents......
            ...... Rousseau, prévoyant qu'avec des paradoxes colorés de son style, animés de son éloquence, il lui serait facile d'entraîner avec lui une foule d'enthousiastes, conçut l'ambition de faire secte. Et, au lieu d'être simple associé à l'école philosophique, il voulut être chef et professeur unique d'une école qui fût à lui..... Il avait essayé pour attirer la foule de se donner un air de philosophe antique. D'abord en vieille redingote, puis en habit d'Arménien, il se montrait à l'Opéra, dans les cafés, aux promenades. Mais ni sa petite perruque sale et son bâton de Diogène, ni son bonnet fourré, n'arrêtaient les passants. Il lui fallait un coup d'éclat pour avertir les ennemis des gens de lettres, et singulièrement de ceux qui étaient notés du nom de philosophes, que J.J. Rousseau avait fait divorce avec eux..... Ce fut donc peu pour lui de se séparer de Diderot et de ses amis, il leur dit des injures, et par un trait de calomnie lancé contre Diderot, il donna le signal de la guerre.....
            Cependant leur société, consolée de cette perte..... trouvait en elle-même les plaisirs les plus doux que puissent procurer la liberté de la pensée et le commerce des esprits...... il est des objets révérés et inviolables qui jamais n'y étaient soumis au débat des opinions. Dieu, la vertu, les saintes lois de la morale naturelle, n'y furent jamais mis en doute, du moins en ma présence........ C'était là que Galiani était..... que le chimiste Roux nous révélait, en homme de génie, les mystères de la nature. C'était là que le baron d'Holbach, qui avait tout lu.... versait abondamment les richesses de sa mémoire, c'était là surtout qu'avec sa douce et persuasive éloquence, et son visage étincelant du feu de l'inspiration, Diderot répandait sa lumière..... Qui n'a connu Diderot que dans ses écrits, ne l'a point connu...... Il écrivait de verve avant d'avoir rien médité ; aussi a-t-il écrit de belles pages, comme il disait lui-même, mais il n'a jamais fait un livre......
            Cet homme, l'un des plus éclairés du siècle, était encore l'un des plus aimables.....
            Vous devez comprendre combien il était doux pour moi de faire deux ou trois fois la semaine, d'excellents dîners en aussi bonne compagnie. Nous nous en trouvions si bien que, lorsque venaient les beaux jours, nous entremêlions ces dîners de promenades philosophiques en pique-nique dans les environs de Paris, sur les bords de la Seine, car le régal de ces jours-là était une ample matelote..... le plus souvent Saint-Cloud, nous y descendions le matin en bateau, respirant l'air de la rivière, et nous en revenions le soir à travers le bois de Boulogne. Vous croyez bien que dans ces promenades la conversation languissait rarement
            Un fois, m'étant trouvé seul avec Diderot, à propos de la lettre à d'Alembert sur les spectacles, je lui témoignai mon indignation de la note que Rousseau avait mise à la préface de cette lettre.....
            " - Jamais, lui dis-je, entre vous et Rousseau mon opinion ne sera en balance. Je vous connais et je crois le connaître. Mais, dîtes-moi par quelle rage et sur quel prétexte il vous a si cruellement outragé.
              - Retirons-nous, me dit-il, dans cette allée solitaire. Là je vous confierai ce que je ne dépose que dans le sein de mes amis. "


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                                                                          fin du livre septième
                                                                                                  à suivre
                                                                                 Livre huitième

            Lorsque Diderot se vit seul avec moi......