Lettre à Madeleine
( après plusieurs lettres toujours pleines de ses sentiments, de quelques confidences - son argent épuisé, sa mère à sa charge son frère parti à Mexico - de son autoportrait " poète fantasque pas buveur pas joueur plus très beau alors qu'il fut un très bel enfant " il informe Madeleine que le courrier sera désormais ouvert et enfin demande la main de la jeune femme à sa mère Madame Pagès " Aux Armées le 10 août 1915 " signé brigadier au 38è Rgt d'Artillerie de campagne
45è batterie secteur 138
11 août 1915
Ma petite fée,
J'ai écrit hier à votre maman. -
- S i j'ai écrit " fantasque " je n"ai voulu donner à cette épithète que le sens qui procède de fantaisie ; la véritable fantaisie en effet ne vient pas de l'incertitude, ni du changement irraisonné et vous qui êtes une fée, pouvez-vous croire qu'une féerie se développe au hasard ? Mes seuls changements sont dans les nuances comme celles qui animent la gorge d'un pigeon. Au reste, je me suis chanté ainsi
Les jours s'en vont, je demeure
Et je ne change oint si on ne me fait pas changer. Entre nous, les liens de l'esprit assureront, bien qu'une telle sûreté soit inutile, les liens du coeur.
La vie n'est douloureuse que pour ceux qui se tiennent éloignés de la poésie par quoi il est vrai que nous sommes à l'image de Dieu. La poésie est ( même étymologiquement ) la création. La création, expression sereine de l'intelligence hors du temps est la joie parfaite.
L'enfantement seul est douloureux.
Le poète doit créer et non pas enfanter. C'est pourquoi les poètes passent souvent pour des paresseux, car ils ne peinent point et c'est leur destinée.
C'est ainsi qu'en toutes traverses de bonheur ou autres, j'ai toujours été heureux car la vie même est mon bonheur.
Vous êtes ma vie, Madeleine, c'est-à-dire mon bonheur ineffable et cette joie qui ne participe point du temps.
Et il ne peut changer celui que la redoutable fuite des heures ne saurait entraîner.
Non, il ne faut point voir de tristesse dans mon oeuvre, mais la vie même, avec une constante et consciente volupté de vivre de connaître de voir, de savoir et d'exprimer.
Votre raison, dites-vous, Madeleine, s'accorde parfaitement avec l'amour, moi, c'est un instinct, une fureur prophétique, comme celle dont brûlait la Sibylle, qui m'a poussé vers vous. Pour la fidélité, rien n'est plus fidèle à ses engagements qu'un poète.
Et au hasard de l'histoire des lyres, y a-t-il de vie plus dissipée que celle de Racine jusqu'à son mariage ?
Et le plus tendre des poètes fut-il moins bon époux d'avoir connu la Champmeslé ?
D'ailleurs, Madeleine, je ne pêche point contre vous et je suis absous par votre amour.
Je m'attacherai à votre bonheur de toutes mes forces et de toute mon âme...
Tristan Bernard m'a envoyé les 15 premiers n° de son Poil civil. Je vous les enverrai un de ces jours. L'esprit qui dicte ce petit pamphlet périodique me plaît assez à cause de la liberté d'esprit qu'il reflète.
Cette liberté d'esprit qui est la plus belle qualité française on ne saurait trop la sauvegarder.
Pour nous, soldats du Front la liberté d'écrire ne nous est plus dévolue ; je m'étais d'abord persuadé du peu d'à-propos de cette restriction. Nos lettres envoyées ouvertes sont lues par des officiers censeurs. A la réflexion, je me suis dit que l'art épistolaire allait renaître car chacun s'efforcera d'écrire le mieux qu'il peut, on cherchera des formules nouvelles pour dire ce qu'il faut faire deviner, l'esprit critique qui ayant tant de sujets n'avait plus d'objet va s'exercer le plus finement du monde et notre intelligence aiguisée par la nécessité va redevenir ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être : forte et subtile.
Voilà qui est de bon augure pour que la guerre finisse et Paul-Louis Courier qui avait tant d'esprit et de si raisonnable pouvait bien écrire sa Pétition pour des villageois qu'on empêche de danser mais se garderait bien de formuler une Pétition pour les soldats qu'on gêne dans leur correspondance. La mesure est excellente. E sur cette réflexion ma fiancée très chérie je vous donne mon âme...
Gui
A MADELEINE
Je serre votre souvenir comme un corps véritable
Et ce que mes mains pourraient prendre de votre beauté
Ce que mes mains pourraient en prendre un jour
Aura-t-il plus de réalité ?
Car qui peut prendre la magie du printemps ?
Et ce qu'on peut avoir n'est-il pas moins réel encore
Et plus fugace que le souvenir ?
Et l'âme cependant prend l'âme même de loin
Plus profondément plus complètement encore
Qu'un corps ne peut étreindre un corps.
Mon souvenir vous présente à moi comme le tableau de la création
Se présentait à Dieu le septième jour
Madeleine mon cher ouvrage
Que j'ai fait naître brusquement
Votre deuxième naissance
Nice les Arcs Toulon Marseille Prunay Wez Thuizy Courmelois
Beaumont-sur-Vesle
Mourmelon-le-Grand Cuperly Laval S-Jean-sur-Tourbe Le Mesnil
Hurlus
Perthes-lès-Hurlus Oran Alger
Et j'admire mon ouvrage
Nous sommes l'un à l'autre comme des étoiles très lointaines
Qui s'envoient leur lumière...
vous en souvenez-vous ?
Mon coeur
Allait de porte en porte comme un mendiant
Et vous m'avez fait l'aumône qui m'enrichit à jamais
Quand noircirai-je mes houseaux
Pour la grande cavalcade
Qui me ramènera près de vous ?
Vous m'attendez ayant aux doigts
Des pauvres bagues en aluminium pâle comme l'absence
Et tendre comme le souvenir
Métal de notre amour métal semble à l'aube
Ô Lettres chères lettres
Vous attendez les miennes
Et c'est ma plus chère joie
D'épier dans la grande plaine où s'ouvrent comme le désir les
tranchées
Blanches les tranchées pâles
D'épier l'arrivée du vaguemestre
Les tourbillons de mouches s'élèvent sur son passage
Celles des ennemis qui voudraient l'empêcher d'arriver
Et vous lisant aussitôt
Je m'embarque avec vous pour un pèlerinage infini
Nous sommes seuls
Et je chante pour vous librement joyeusement
Tandis que seule votre voix pure me répond
Qu'il serait temps que s'élevât cette harmonie
Sur l'océan sanglant de ces pauvres années
Où le jour est atroce où le soleil est la blessure
Par où s'écoule en vain la vie de l'univers
Qu'il serait temps, ma Madeleine, de lever l'ancre !
Gui
( après plusieurs lettres toujours pleines de ses sentiments, de quelques confidences - son argent épuisé, sa mère à sa charge son frère parti à Mexico - de son autoportrait " poète fantasque pas buveur pas joueur plus très beau alors qu'il fut un très bel enfant " il informe Madeleine que le courrier sera désormais ouvert et enfin demande la main de la jeune femme à sa mère Madame Pagès " Aux Armées le 10 août 1915 " signé brigadier au 38è Rgt d'Artillerie de campagne
45è batterie secteur 138
11 août 1915
Ma petite fée,
J'ai écrit hier à votre maman. -
- S i j'ai écrit " fantasque " je n"ai voulu donner à cette épithète que le sens qui procède de fantaisie ; la véritable fantaisie en effet ne vient pas de l'incertitude, ni du changement irraisonné et vous qui êtes une fée, pouvez-vous croire qu'une féerie se développe au hasard ? Mes seuls changements sont dans les nuances comme celles qui animent la gorge d'un pigeon. Au reste, je me suis chanté ainsi
Les jours s'en vont, je demeure
Et je ne change oint si on ne me fait pas changer. Entre nous, les liens de l'esprit assureront, bien qu'une telle sûreté soit inutile, les liens du coeur.
La vie n'est douloureuse que pour ceux qui se tiennent éloignés de la poésie par quoi il est vrai que nous sommes à l'image de Dieu. La poésie est ( même étymologiquement ) la création. La création, expression sereine de l'intelligence hors du temps est la joie parfaite.
L'enfantement seul est douloureux.
Le poète doit créer et non pas enfanter. C'est pourquoi les poètes passent souvent pour des paresseux, car ils ne peinent point et c'est leur destinée.
C'est ainsi qu'en toutes traverses de bonheur ou autres, j'ai toujours été heureux car la vie même est mon bonheur.
Vous êtes ma vie, Madeleine, c'est-à-dire mon bonheur ineffable et cette joie qui ne participe point du temps.
Et il ne peut changer celui que la redoutable fuite des heures ne saurait entraîner.
Non, il ne faut point voir de tristesse dans mon oeuvre, mais la vie même, avec une constante et consciente volupté de vivre de connaître de voir, de savoir et d'exprimer.
Votre raison, dites-vous, Madeleine, s'accorde parfaitement avec l'amour, moi, c'est un instinct, une fureur prophétique, comme celle dont brûlait la Sibylle, qui m'a poussé vers vous. Pour la fidélité, rien n'est plus fidèle à ses engagements qu'un poète.
Et au hasard de l'histoire des lyres, y a-t-il de vie plus dissipée que celle de Racine jusqu'à son mariage ?
Et le plus tendre des poètes fut-il moins bon époux d'avoir connu la Champmeslé ?
D'ailleurs, Madeleine, je ne pêche point contre vous et je suis absous par votre amour.
Je m'attacherai à votre bonheur de toutes mes forces et de toute mon âme...
Tristan Bernard m'a envoyé les 15 premiers n° de son Poil civil. Je vous les enverrai un de ces jours. L'esprit qui dicte ce petit pamphlet périodique me plaît assez à cause de la liberté d'esprit qu'il reflète.
Cette liberté d'esprit qui est la plus belle qualité française on ne saurait trop la sauvegarder.
Pour nous, soldats du Front la liberté d'écrire ne nous est plus dévolue ; je m'étais d'abord persuadé du peu d'à-propos de cette restriction. Nos lettres envoyées ouvertes sont lues par des officiers censeurs. A la réflexion, je me suis dit que l'art épistolaire allait renaître car chacun s'efforcera d'écrire le mieux qu'il peut, on cherchera des formules nouvelles pour dire ce qu'il faut faire deviner, l'esprit critique qui ayant tant de sujets n'avait plus d'objet va s'exercer le plus finement du monde et notre intelligence aiguisée par la nécessité va redevenir ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être : forte et subtile.
Voilà qui est de bon augure pour que la guerre finisse et Paul-Louis Courier qui avait tant d'esprit et de si raisonnable pouvait bien écrire sa Pétition pour des villageois qu'on empêche de danser mais se garderait bien de formuler une Pétition pour les soldats qu'on gêne dans leur correspondance. La mesure est excellente. E sur cette réflexion ma fiancée très chérie je vous donne mon âme...
Gui
A MADELEINE
Je serre votre souvenir comme un corps véritable
Et ce que mes mains pourraient prendre de votre beauté
Ce que mes mains pourraient en prendre un jour
Aura-t-il plus de réalité ?
Car qui peut prendre la magie du printemps ?
Et ce qu'on peut avoir n'est-il pas moins réel encore
Et plus fugace que le souvenir ?
Et l'âme cependant prend l'âme même de loin
Plus profondément plus complètement encore
Qu'un corps ne peut étreindre un corps.
Mon souvenir vous présente à moi comme le tableau de la création
Se présentait à Dieu le septième jour
Madeleine mon cher ouvrage
Que j'ai fait naître brusquement
Votre deuxième naissance
Nice les Arcs Toulon Marseille Prunay Wez Thuizy Courmelois
Beaumont-sur-Vesle
Mourmelon-le-Grand Cuperly Laval S-Jean-sur-Tourbe Le Mesnil
Hurlus
Perthes-lès-Hurlus Oran Alger
Et j'admire mon ouvrage
Nous sommes l'un à l'autre comme des étoiles très lointaines
Qui s'envoient leur lumière...
vous en souvenez-vous ?
Mon coeur
Allait de porte en porte comme un mendiant
Et vous m'avez fait l'aumône qui m'enrichit à jamais
Quand noircirai-je mes houseaux
Pour la grande cavalcade
Qui me ramènera près de vous ?
Vous m'attendez ayant aux doigts
Des pauvres bagues en aluminium pâle comme l'absence
Et tendre comme le souvenir
Métal de notre amour métal semble à l'aube
Ô Lettres chères lettres
Vous attendez les miennes
Et c'est ma plus chère joie
D'épier dans la grande plaine où s'ouvrent comme le désir les
tranchées
Blanches les tranchées pâles
D'épier l'arrivée du vaguemestre
Les tourbillons de mouches s'élèvent sur son passage
Celles des ennemis qui voudraient l'empêcher d'arriver
Et vous lisant aussitôt
Je m'embarque avec vous pour un pèlerinage infini
Nous sommes seuls
Et je chante pour vous librement joyeusement
Tandis que seule votre voix pure me répond
Qu'il serait temps que s'élevât cette harmonie
Sur l'océan sanglant de ces pauvres années
Où le jour est atroce où le soleil est la blessure
Par où s'écoule en vain la vie de l'univers
Qu'il serait temps, ma Madeleine, de lever l'ancre !
Gui