lefigaro.fr
Janvier 1914
( extrait )
Mon cher Proust,
Depuis quelques jours je ne quitte plus votre livre ; je m'en sursature avec délices, je m'y vautre......
............
Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N.R.F., et ( car j'ai cette honte d'en être beaucoup responsable ) l'un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie. Sans doute je crois qu'il faut voir là un fatum implacable........
André Gide
Janvier 1914
( extrait )
Mon cher Proust,
Je vous écris encore........
La N.R.F. est prête...... à faire l'impossible pour que le premier volume vienne rejoindre dans sa collection les suivants......... Je suis chargé de vous en faire part.......
Votre dévoué
André Gide
Réponse Proust
12 ou 13 janvier 1914
lexpress.fr ( extrait )
J'ai souvent éprouvé que certaines grandes joies ont pour condition que nous ayons d'abord été privés d'une joie de moindre qualité, que nous méritions, et sans le désir de laquelle nous n'aurions jamais pu connaître l'autre joie, la plus belle. Sans le refus, sans les refus répétés de la N.R.F. je n'aurais pas reçu votre lettre. Et si les mots d'un livre ne sont pas entièrement muets, si ( comme je le crois ) ils sont pareils à l'analyse spectrale et nous renseigne sur la composition interne de ces mots lointains que sont les autres êtres, il n'est pas possible qu'ayant lu mon livre vous ne me connaissiez pas assez pour être certain que la joie de recevoir votre lettre passe infiniment celle que j'aurais eue à être publiée par la N.R.F. Je peux d'autant plus le dire que, quand j'ai éprouvé les mauvaises dispositions de la N.R.F., je n'ai nullement feint d'y être indifférent. Votre ami ( je crois presque pouvoir dire mon ami ), Monsieur Copeau, peut vous le dire Longtemps après les derniers refus de sa revue, comme je lui souhaitais bonne chance pour son théâtre, je lui écrivais ( je ne me rappelle pas les termes exacts, mais c'était la pensée :
" Mais les résistances que vous rencontrerez, de la part des gens qui ne peuvent comprendre votre effort, vous seront moins cruelles que celles que j'éprouve, de la part des gens qui devraient comprendre le mien. Rappelez-vous que, pour pouvoir sentir mon livre placé dans l'atmosphère qui me semblait lui convenir, j'ai fait bon marché de mon amour-propre, et que sans me laisser décourager, ayant un éditeur et un journal, je les ai quittés pour solliciter chez vous un éditeur et une revue, qui, sous aucune forme, n'ont voulu de moi.......... "
....... Et tenez, je me rappelle ceci. Tout à l'heure, je vous disais que j'avais désiré être édité à la N.R.F. pour sentir mon livre dans l'atmosphère noble qu'il me semblait mériter. Ce n'était pas seulement cela.
Vous savez, quand après bien des indécisions on se décide à partir en voyage, le plaisir qui nous a décidé, dont l'image fixe a fini par triompher de l'ennui de quitter sa maison, etc., c'est souvent un tout petit plaisir, arbitrairement choisi par la mémoire dans les souvenirs du passé... c'est manger une grappe de raisin à telle heure, par tel temps. Et le plaisir pour lequel on part, quand on est revenu on s'aperçoit qu'on ne l'a pas goûté. Or, si je veux être tout à fait sincère, ce petit plaisir qui me décida tout d'un coup à faire, malade comme j'étais, ces absurdes démarches auprès de Monsieur Gallimard, à y persévérer, etc., ce fut, je m'en souviens très bien : " le plaisir d'être lu par vous. " Je me disais : " si je suis édité à la N.R.F., il y a grand'chance pour qu'il me lise. Je me rappelle que ce fut cela, la grappe de raisin rafraîchissante dont l'espoir me fit surmonter l'ennui des coups de téléphone auxquels on ne répondait pas, etc., quand " du côté du boulevard " on m'adressait au contraire de si gentils appels. Or, ce plaisir-là, plus heureux que le voyageur, je l'ai enfin eu, pas comme je croyais, pas quand je croyais, mais plus tard, mais autrement, et bien plus grand, sous la forme de cette lettre de vous. Sous cette forme-là, j'ai retrouvé Le temps perdu. Je vous remercie et je vous quitte, mais pour rester avec vous, pour vous suivre toute cette soirée dans " les Caves du Vatican ".
Votre bien dévoué et reconnaissant
Marcel Proust
18 janvier 1914
Je vous remercie de tout mon coeur et vous imaginez quel plaisir cela m'aurait fait de vous voir ! Malheureusement, c'est d'une réalisation trop difficile. Du reste je ne suis pas bien loin de vous. Les Baraglioul, Juste-Agénor et Julius, mais surtout Lafcadio, sont entre moi et vous des organes transmetteurs beaucoup plus fidèles qu'un téléphone. Je me console de ne pas vous revoir en pensant que je reverrai Lafcadio. Mais quelle impatience j'ai de cela ! Comme je voudrais être au 1er février ! Et que va-t-il advenir de la jeune femme dont il a pris la bourse ? Je n'ai jamais attendu la N/R.F. ni aucune revue avec autant d'impatience.
Merci encore et tout à vous,
Marcel Proust
Sans date
( extrait )
pixabay.com
Cher ami ( vous me permettrez bien, n'est-ce pas, d'user avec vous de ce terme qui m'est vraiment nécessaire, de ce terme poreux qui languit d'habitude, vidé par nous de tout sens, mais qui s'enfle merveilleusement quand je vous l'adresse, empli de tout ce que mon coeur ressent ), je reçois à quelques heures de distance votre première lettre, votre livre et à l'instant votre deuxième lettre, comme des signaux multipliés et qui vont se rapprochant d'une planète où tout n'est, non pas qu'ordre, calme et volupté, mais que noblesse, grandeur morale, beauté émouvante et suprême. Je vous répondrai dès que je serai un peu moins malade : il faudrait que je me lève pour pouvoir chercher mon traité, car je ne me rappelle plus de tout ce qu'il y a dedans. Mais, donnât-il toute liberté, je ne crois pas que j'en userais, par peur d'être peu gentil vis-à-vis de Grasset. Dernièrement, Fasquelle ( chez lequel je devais primitivement paraître ) m'a fait demander ( il est vrai que c'est indirectement et je ne peux pas affirmer qu'il ait été aussi formel qu'on me l'a dit ) de publier le deuxième et le troisième volume. Je n'y ai pas songé un instant, ne voulant pas quitter Grasset. Pour la N/R/F., c'est autre chose. C'est l'honneur que j'ai le plus ambitionné, vous le savez, et vous remercierez bien pour moi vos amis de me l'accorder. Mais il ne faut pas que le désir que j'ai de dire oui me fasse mal agir à l'égard de Grasset. Je vais y penser, je vous écrirai dans quelques jours. ( En tout cas, si je m'y décidais, ce que je ne crois pas, une condition absolue, c'est que les frais de l'édition seraient entièrement à ma charge )........... J'ai reçu je ne sais combien de journaux et des critiques, ayant une égale faculté d'assimilation et d'oubli, citant comme d'eux des phrases..... " Monsieur Proust ne sait rien refuser. Il a fait le contraire d'une oeuvre d'art. " J'ai été bien heureux de recevoir ces coupures....... Cher ami, c'est si bon de causer avec vous que je me fatigue trop, et il faut que je vous quitte avant de vous avoir dit rien de ce que j'avais à vous dire. Je vous écrirai dans quelques jours. Et puis, un jour, si je vais mieux, je tâcherai de vous voir. Maintenant que vous avez bien senti, n'est-ce pas, que mes sentiments pour vous ne sont que de reconnaissance, d'affection, d'admiration, j'oserai, dans la douceur du tête-à-tête où les paroles peuvent faire subir les retouches nécessaires aux paroles précédentes et n'ont pas le caractère impitoyablement définitif et ne varietur d'une lettre, vous confesser un grief que j'avais contre vous et qu'a tellement effacé votre adorable bonté. Ma fatigue me force à vous quitter ici, mais je vous assure que c'est avec une véritable tendresse que je vous serre la main.
Marcel Proust
Peut-être auriez-vous l'idée de demander à Grasset de ne pas m'en vouloir si je lui retirais le livre. Je vous demande de ne pas le faire, parce que ce serait lui révéler que j'en ai eu le désir, la pensée. Or, déjà cela n'est pas très gentil. J'y songerai longuement. Si je crois pouvoir le faire, il vaudra mieux que je fasse la démarche nettement. Et, si je n'ose pas, il vaut mieux qu'il ne sache jamais que j'y ai un peu pensé.
P.S. - Et je crois que je ne vous ai pas parlé de ce qui m'a le plus ému dans votre lettre ( au sujet du Journal sans dates ).Vous pensez bien que ce serait pour moi une joie bien plus grande encore que d'être édité à la N.R.F., une joie infinie. Votre délicieuse intention me suffit. Ne vous fatiguez pas à cela. Si vous n'y renoncez pas immédiatement, vous en garderez l'arrière-pensée et vous finirez par me prendre en grippe, parce que je serai associé par vous à une chose difficile à réaliser. Je suis pleinement ainsi et n'ai pas besoin de plus.
........./ à suivre
...... 6 mars