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lundi 6 février 2012

Lettres à Madeleine 2 Apollinaire

                       Lettres à Madeleine

                       ( cette lettre est en fait du 11 mai et non mars )

                                                                                       11 mars 1915

                       Petite fée,,nous avons eu la même idée, la même inquiétude l'un et l'autre : ne nous laissons pas trop longtemps sans nouvelles. Votre gentille carte d'aujourd'hui - envoyée le 3 - m'a causé une surprise plus merveilleuse encore s'il se peut, que la première lettre car je n'espérais plus rien avant une vingtaine de jours.
                        Je voulais vous écrire ces jours derniers mais je n'ai pas eu de temps à moi -
                        Je vous ai promis des détails sur la vie ici et votre nouvelle carte en demande.
                        Je vous dirai aujourd'hui les tranchées des fantassins. J'ai l'occasion d'y aller quelquefois. Voici donc mon dernier voyage à ces fossés qui défendent la France. Je suis parti avec un conducteur et un servant. Nous nous sommes arrêtés pour regarder quelques obus boches ou autrichiens non éclatés, puis ayant continué notre chemin nous nous sommes trouvés parmi les servants d'une batterie d'un autre régiment qui s'installait sur cette position.. Zm pan, un 88 autrichien explose à 4 pas de nous, les servants de l'autre régiment nous crient de nous réfugier avec eux dans leurs cagnats souterraines à peine installées, mais l'arrosage continue. Nous étions à plat ventre et nous rampions. Un obus de canon révolver, tout petit obus, vient s'enfoncer sans éclater à l'endroit que nous avions abandonné en rampant. Nous arrivons à la cagnat et dès que nous y sommes, un obus éclate à l'entrée et fait voler des feuilles et de la terre sur nous. Nous attendons la fin de l'orage et en route ! Nous arrivons sans encombres aux tranchées des fantassins, fossés blancs, creusés dans la craie, c'est d'une propreté, d'un silence, inconcevables. J'ai écrit à quelqu'un que j'imaginais  ainsi la muraille de Chine, mais ici c'est un fossé, des fossés, car ces boyaux s'enchevêtrent à l'infini. Ils ont des noms. L'un de ces cheminements porte le vôtre : allée Madeleine. Dans chaque boyau tous les cinq ou 6 mètres un enfoncement permet de se ranger pour laisser passer ceux qui viennent en sens contraire, en face du rendoncement est un trou pr l'écoulement des eaux. Laplupart de ces boyaux sont à hauteur d'homme, mais il y en a un où il faut ramper, c'est unboyau de seconde ligne. En première ligne nous étions à 80 m des tranchées boches on les voyait très bien par les meurtrières et les créneaux. Il y a là des créneaux partout, dans certains postes avancés au lieu des créneaux ce sont des meurtrières : sur la tranchée, des caisses de bois sans fond ni couvercle et de petits sacs de terre dessus et autour. Là, sont les sentinelles. On voit peu de soldats. Ils sont dans des cagnats souterraines. On voit les pieds de ceux qui dorment, parfois à la porte d'un de ces trous quelqu'un lit. Lors d'un voyage précédent un sergent lisait ainsi un roman de Walter Scott. Pendant ce dernier voyage j'ai vu un adjudant qui lisait la traduction du Faust de Goethe par Gérard de Nerval, un caporal lisait Les Millions du trappeur par Louis Noir et un sous-lieutenant tenait ouvert sur ses genoux le livre si implacablement dépravé des Liaisons dangereuses, dont l'auteur, ce Laclos qui inventa sans doute le vice véritable, le Vice avec une majuscule (,) était, si je me souviens bien, officier d'artillerie. Ces premières lignes et les postes d'écoute paraissent frêles, légers, une véritable voilette sur le visage de la France qu'ils préservent cependant des atteintes d'insectes affreux. Les balles sifflaient au-dessus de nos têtes sans danger naturellement. Elles sifflaient dans le silence ou plutôt fouettaient ce grand silence. Quelques poilus d'ici de là polissaient des bagues faites avec de l'aluminium des fusées de l'obus boche du 77 puis après avoir rempli notre mission nous sommes revenus doucement par les boyaux d'arrière où de jeunes soldats se lavaient ou... s'épouillaient. 
                          A propos des bagues, si vous voulez bien m'envoyer la mesure de votre annulaire, je vous ferai en deux ou trois jours une bague comme en font les autres, si vous voulez bie, ces bijoux sont sinon précieux, du moins assez plaisants et assez touchants ce sont d'amusants souvenirs de la guerre. Voilà pour aujourd'hui - la prochaine fois je vous parlerai de l'artillerie qui se trouve comme vous savez un peu en arrière des tranchées des fantassins.
                          On s'embête un peu tout de même dans la forêt. 
                          Ecrivez-moi longuement, petite apparition charmante. Je n'ose vous demander une photographie, mais si vous saviez combien il me ferait plaisir d'en avoir une, peut-être cela vous décidrait-il à passer sur bien des considérations. Nous sommes ici un peu comme des bêtes sauvages dans la forêt, on ne connaît peut-être plus les convenances. Mais ne vous choquez point. Car si on ne connaît plus la politesse, je crois que l'on a progressé dans cette courtoisie qui fut surtout florissante au temps de la chevalerie si bien que les romans de chevalerie sont aussi appelés romans courtois et j'entourerai votre portrait d'une si grande dévotion, si tendre que si lointaine qu'elle puisse être, elle ne manquera point de vous joindre de vous toucher. Votre portrait serait dans la poche intérieure de ma veste, du côté gauche, du même côté que le sabre et le révolver. Et sur le coeur de votre poète ce portrait pourrait jaser avec ses armes et serait ainsi en bonne compagnie.

                                                  Un seul bouleau crépusculaire
                                                  Sur le mont bleu de la raison...
                                                  Je prends la mesure angulaire
                                                  Du coeur à l'âme et l'horizon

                                                  C'est le galop des souvenances
                                                  Parmi les lilas des beaux yeux
                                                  Et les canons des indolences
                                                  Tirent mes songes vers les cieux...

                           Adieu petite fée très lointaine et si proche, je vous baise la main.

                                                                                      Guillaume Apollinaire

          au front
    le 15 mai 1915