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Poil de Carotte
" La carabine "
M. Lepic dit à ses fils :
- Vous avez assez d'une carabine pour deux. Des frères qui s'aiment mettent tout en commun.
- Oui, papa, répond grand frère Félix, nous nous partagerons la carabine. Et même il suffira que Poil de Carotte me la prête de temps en temps.
Poil de Carotte ne dit ni oui ni non, il se méfie.
M. Lepic tire du fourreau vert la carabine et demande :
- Lequel des deux la portera en premier ? Il semble que ce doit être l'aîné.
Grand frère Félix
- Je cède l'honneur à Poil de Carotte. Qu'il commence !
Monsieur Lepic
- Félix, tu te conduis gentiment ce matin. Je m'en souviendrai !
M. Lepic installe la carabine sur l'épaule de Poil de Carotte.
- Allez, mes enfants, amusez-vous sans vous disputer.
Poil de Carotte
- Emmène-t-on le chien ?
Monsieur Lepic
- Inutile. Vous ferez le chien chacun à votre tour. D'ailleurs, des chasseurs comme vous ne blessent pas : ils tuent raide.
Poil de Carotte et grand frère Félix s'éloignent. Leur costume simple est celui de tous les jours. Ils regrettent de n'avoir pas de bottes, mais M. Lepic leur déclare souvent que le vrai chasseur les méprise. La culotte du vrai chasseur traîne sur ses talons. Il ne la retrousse jamais. Il marche ainsi dans la patouille, les terres labourées, et des bottes se forment bientôt, montent jusqu'aux genoux, solides, naturelles, que la servante a la consigne de respecter.
- Je pense que tu ne reviendras pas bredouille, dit grand frère Félix.
- J'ai bon espoir, dit Poil de Carotte.
Il éprouve une démangeaison au défaut de l'épaule et se refuse d'y coller la crosse de son arme à feu.
- Hein ! dit grand frère Félix, je te la laisse porter tout ton soûl !
- Tu es mon frère, dit Poil de Carotte.
Quand une bande de moineaux s'envole, il s'arrête et fait signe à grand frère Félix de ne plus bouger. La bande passe d'une haie à l'autre. Le dos voûté, les deux chasseurs s'approchent sans bruit, comme si les moineaux dormaient. La bande tient mal, et pépiante, va se poser ailleurs. Les deux chasseurs se redressent ; grand frère Félix jette des insultes. Poil de Carotte, bien que son coeur batte, paraît moins impatient, redoute l'instant où il devra prouver son adresse.
S'il manquait ! Chaque retard le soulage. paris-a-nu.fr
Or, cette fois, les moineaux semblent l'attendre.
Grand frère Félix
- Ne tire pas, tu es trop loin.
Poil de Carotte
- Crois-tu ?
Grand frère Félix
- Pardine ! Ça trompe de se baisser. On se figure qu'on est dessus ; on en est très loin.
Et grand frère Félix se démasque afin de montrer qu'il a raison. Les moineaux effrayés, repartent.
Mais il en reste un, au bout d'une branche qui plie et le balance. Il hoche la queue, remue la tête, offre son ventre.
Poil de Carotte
- Vraiment, je peux le tirer, celui-là, j'en suis sûr.
Grand frère Félix
- Ôte-toi voir. Oui, en effet, tu l'as beau. Vite, prête-moi ta carabine.
Et déjà Poil de Carotte, les mains vides, désarmé, baille : à sa place, devant lui, grand frère Félix épaule, vise, tire, et le moineau tombe.
C'est comme un tour d'escamotage. Poil de Carotte tout à l'heure serrait la carabine sur son coeur. Brusquement il l'a perdue, et maintenant il la retrouve, car grand frère Félix vient de la lui rendre, puis faisant le chien court ramasser le moineau et dit :
- Tu n'en finis pas, il faut te dépêcher un peu.
Poil de Carotte
- Un peu beaucoup.
Grand frère Félix
- Bon, tu boudes !
Poil de Carotte
- Dame, veux-tu que je chante ?
Grand frère Félix
Mais puisque nous avons le moineau, de quoi te plains-tu ? Imagine-toi que nous pouvions le manquer.
Poil de Carotte
- Oh ! moi...
Grand frère Félix
- Toi ou moi, c'est la même chose. Je l'ai tué aujourd'hui, tu le tueras demain.
Poil de Carotte
- Ah ! demain...
Grand frère Félix
- Je te le promets.
Poil de Carotte
- Je sais ! tu me le promets, la veille.
Grand frère Félix
- Je te le jure ; es-tu content ? biscuitspassion.canalblog.com
Poil de Carotte
- Enfin !... Mais si tout de suite nous cherchions un autre moineau ; j'essaierais la carabine.
Grand frère Félix
- Non, il est trop tard. Rentrons, pour que maman fasse cuire celui-ci. Je te le donne. Fourre-le dans ta poche, gros bête, et laisse passer le bec.
Les deux chasseurs retournent à la maison. Parfois ils rencontrent un paysan qui les salue et dit :
- Garçons, vous n'avez pas tué le père, au moins ?
Poil de Carotte, flatté, oublie sa rancune. Ils arrivent, raccommodés, triomphants, et M. Lepic, dès qu'il les aperçoit, s'étonne :
- Comment, Poil de Carotte, tu portes encore la carabine ! Tu l'as donc portée tout le temps ?
- Presque, dit Poil de Carotte.
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" La taupe "
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Poil de Carotte trouve dans son chemin une taupe, noire comme un ramonat. Quand il a bien joué avec, il se décide à la tuer. Il la lance en l'air plusieurs fois, adroitement, afin qu'elle puisse retomber sur une pierre.
D'abord, tout va bien et rondement.
Déjà la taupe s'est brisée les pattes, fendu la tête, cassé le dos, et elle semble n'avoir pas la vie dure.
Puis, stupéfait, Poil de Carotte s'aperçoit qu'elle s'arrête de mourir. Il a beau la lancer assez haut pour couvrir une maison, jusqu'au ciel, ça n'avance plus.
- Mâtin de mâtin ! elle n'est pas morte, dit-il.
En effet, sur la pierre tâchée de sang, la taupe se pétrit ; son ventre plein de graisse tremble comme une gelée et, par ce tremblement, donne l'illusion de la vie.
- Mâtin de mâtin ! crie Poil de Carotte qui s'acharne, elle n'est pas encore morte !
Il la ramasse, l'injurie et change de méthode.
Rouge, les larmes aux yeux, il crache sur la taupe et la jette de toutes ses forces, à bout portant, contre la pierre.
Mais le ventre informe bouge toujours.
Et plus Poil de Carotte tape, moins la taupe lui paraît mourir.
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La luzerne lebiodelamue.fr
Poil de Carotte et grand frère Félix reviennent de vêpres et se hâtent d'arriver à la maison, car c'est l'heure du goûter de quatre heures.
Grand frère Félix aura une tartine de beurre ou de confitures, et Poil de Carotte une tartine de rien, parce qu'il a voulu faire l'homme trop tôt, et déclaré, devant témoins, qu'il n'est pas gourmand. Il aime les choses nature, mange d'ordinaire son pain sec avec affectation et, ce soir encore, marche plus vite que grand frère Félix, afin d'être servi le premier.
Parfois le pain sec semble dur. Alors, Poil de Carotte se jette dessus, comme on attaque un ennemi, l'empoigne, lui donne des coups de dents, des coups de tête, le morcelle, et fait voler des éclats. Rangés autour de lui, ses parents le regardent avec curiosité.
Son estomac d'autruche digérerait des pierres, un vieux sou tâché de vert-de-gris.
En résumé, il ne se montre point difficile à nourrir.
Il pèse sur le loquet de la porte. Elle est fermée.
- Je crois que nos parents n'y sont pas. Frappe du pied, toi, dit-il.
Grand frère Félix, jurant le nom de Dieu, se précipite sur la lourde porte garnie de clous et la fait longtemps retentir. Puis tous deux, unissant leurs efforts, se meurtrissent en vain les épaules.
Grand frère Félix
- Mais où sont-ils ?
Poil de Carotte
- On ne peut pas tout savoir. Asseyons-nous.
Les marches de l'escalier froides sous leurs fesses, ils se sentent une faim inaccoutumée. Par des bâillements, des chocs de poing au creux de la poitrine, ils en expriment toute la violence.
Grand frère Félix
- S'ils s'imaginent que je les attendrai !
Poil de Carotte
- C'est pourtant ce que nous avons de mieux à faire.
Grand frère Félix
- Je ne les attendrai pas. Je ne veux pas mourir de faim, moi. Je veux manger tout de suite, n'importe quoi, de l'herbe.
Poil de Carotte
- De l'herbe ! c'est une idée, et nos parents seront attrapés.
Grand frère Félix
- Dame ! on mange bien de la salade. Entre nous, de la luzerne, par exemple, c'est aussi tendre que de la salade. C'est de la salade sans l'huile et le vinaigre.
Poil de Carotte
- On n'a pas besoin de la retourner.
Grand frère Félix
- Veux-tu parier que j'en mange, moi, de la luzerne, et que tu n'en manges pas, toi ?
Poil de Carotte
- Pourquoi toi et pas moi ?
Grand frère Félix
- Blague à part, veux-tu parier ?
Poil de Carotte
- Mais si d'abord nous demandions aux voisins chacun une tranche de pain avec du lait caillé pour écarter dessus ? parmesanetpaprika.com
Grand frère Félix
- Je préfère la luzerne.
Poil de Carotte
- Partons ! dit Poil de Carotte.
Bientôt le champ de luzerne déploie sous leurs yeux sa verdure appétissante. Dès l'entrée, ils se réjouissent de traîner les souliers, d'écraser les tiges molles, de marquer d'étroits chemins qui inquiéteront longtemps et feront dire :
- Quelle bête a passé par ici ?
A travers leurs culottes, une fraîcheur pénètre jusqu'aux mollets peu à peu engourdis.
Ils s'arrêtent au milieu du champ et se laissent tomber à plat ventre.
- On est bien, dit grand frère Félix.
Le visage chatouillé ils rient comme autrefois quand ils couchaient ensemble dans le même lit et que M. Lepic leur criait de la chambre voisine :
- Dormirez-vous, sales gars ?
Ils oublient leur faim et se mettent à nager en marin, en chien, en grenouille. Les deux têtes seules émergent. Ils coupent de la main, refoulent du pied, les petites vagues vertes aisément brisées. Mortes, elles ne se referment plus.
- J'en ai jusqu'au menton, dit grand frère Félix.
- Regarde comme j'avance, dit Poil de Carotte.
Ils doivent se reposer, savourer avec plus de calme leur bonheur.
Accoudés, ils suivent du regard les galeries soufflées que creusent les taupes et qui zigzaguent à fleur de sol, comme à fleur de peau les veines des vieillards. Tantôt ils les perdent de vue, tantôt elles débouchent dans une clairière, où la cuscute rongeuse, parasite méchant, choléra des bonnes luzernes, étend sa barbe de filaments roux. Les taupinières y forment un minuscule village de huttes dressées à la mode indienne.
- Ce n'est pas tout ça, dit grand frère Félix, mangeons. Je commence. Prends garde de toucher à ma portion.
Avec son bras comme rayon, il décrit un arc de cercle.
- J'ai assez du reste, dit Poil de Carotte.
Les deux têtes disparaissent. Qui les devinerait ?
Le vent souffle de douces haleines, retourne les minces feuilles de luzerne, en montre les dessous pâles et le champ est parcouru de frissons.
Grand frère Félix arrache des brassées de fourrage, s'en enveloppe la tête, feint de se bourrer, imite le bruit de mâchoires d'un veau inexpérimenté qui se gonfle. Et tandis qu'il fait semblant de dévorer tout, les racines même, car il connaît la vie, Poil de Carotte le prend au sérieux et, plus délicat, ne choisit que les belles feuilles.
Du bout de son nez il les courbe, les amène à sa bouche et les mâche posément. Pourquoi se presser ?
La table n'est pas louée. La foire n'est pas sur le pont.
Et les dents crissantes, la langue amère, le coeur soulevé, il avale, se régale.
à suivre........
" La timbale "
Poil de Carotte...............
Jules Renard
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