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Au docteur Antoine Cros *
Dieu
Il commence à se faire tard.
La fête bat son plein.
Les gais compagnons sont hauts en couleur, bruyants et amoureux.
Les belles filles, dégrafées, s'abandonnent. Leurs yeux, doucement mi-closent, et leurs
lèvres qui s'entrouvrent laissent apercevoir des trésors humides de pourpre et de nacre.
Jamais pleines et jamais vides, les coupes !
Les chansons s'envolent, scandées par le cliquetis des verres et les cascades du rire
perlé des belles filles.
Et puis, voilà que la très vieille horloge de la salle à manger interrompt son tic-tac
monotone et ronchonneur pour grincer rageusement, comme elle fait toujours quand elle
se dispose à sonner l'heure.
C'est minuit.
Les douze coups tombent, lents, graves, solennels, avec cet air de reproche particulier
aux vieilles horloges patrimoniales. Elles semblent vous dire qu'elles en ont sonné bien d'autres
pour vos aïeux disparus et qu'elles en sonneront bien d'autres pour vos petits-fils, quand vous ne
serez plus là.
Sans s'en douter, les gais compagnons ont mis une sourdine à leur tumulte, et les belles
filles n'ont plus ri.
Mais Albéric, le plus fou de la bande, a levé sa coupe et, avec une gravité comique :
- Messieurs, il est minuit. C'est l'heure de nier l'existence de Dieu. Toc, toc, toc !
On frappe à la porte.
- Qui est là ?... On n'attend personne et les domestiques ont été congédiés.
Toc, toc, toc !
La porte s'ouvre et on aperçoit la grande barbe d'argent d'un vieillard de haute taille,
vêtu d'une longue robe blanche.
- Qui êtes-vous, bonhomme ?
Et le vieillard répondit avec une grande simplicité :
- Je suis Dieu.
A cette déclaration, tous les jeunes gens éprouvèrent une certaine gêne ; mais Albéric
qui décidément avait beaucoup de sang-froid, reprit :
- Ça ne vous empêchera pas, j'espère, de trinquer avec nous ?
Dans son infinie bonté, Dieu accepta l'offre du jeune homme, et bientôt tout le monde fut à son aise.
On se remit à boire, à rire, à chanter.
Le matin bleu faisait pâlir les étoiles quand on songea à se quitter. Avant de prendre congé de ses hôtes, Dieu convint, de la meilleure grâce du monde, qu'il n'existait pas.
* Frère aîné de Charles Cros
Alphonse Allais
1885
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Patriotisme et Religion
Pauvre et noble Espagne, comme te voilà bas, mais combien tu es courageuse et digne dans ton malheur, et si pleine d'espoir en l'avenir.
J'arrive de ce pays affligé entre tous, et je me déclare plein d'admiration pour le magnifique ressort de l'âme espagnole.
Nous n'avons plus de colonies, disent les hidalgos, eh bien ! tant mieux, c'est autant de dépenses en moins.
Un petit air de guitare là-dessus, et Ollé !
Les femmes, surtout, sont extraordinaires.
Ce que je vais raconter à ce sujet est à peine croyable, et je m'attends à être, une fois de plus, traité de blagueur.
Imaginez qu'il s'est fondé une confrérie de jeunes filles.
Mais, avant de continuer mon récit, j'invite les parents soucieux de la pureté de pensée de leur progéniture de ne point laisser le présent papier sous les yeux de leurs petites demoiselles. Car, sans entrer autant que je le voudrais en de troublantes techniques, je vais traiter un sujet assez scabreux.
Il y a environ deux mille ans, une jeune Asiatique, fort connue depuis sous le nom de Vierge Marie, manifestait devant qui voulait l'entendre son goût très vif pour le célibat.
Des voix que j'ai tout lieu de croire autorisées, changèrent sa vocation.
Faisant miroiter à ses yeux les intérêts supérieurs de l'humanité, des voix suggérèrent à la jeune fille que le monde ne pouvait être sauvé que par un fils issu de ses entrailles.
Marie se laissa convaincre.
Elle épousa bientôt un respectueux menuisier du nom de Joseph et, l'année d'après, mettait au monde un fils.
Un respectueux menuisier, ai-je dit. Oui, respectueux au-delà de toute exagération.
Marie était devenue mère à la suite de l'Opération généralement désignée sous le nom de l'Opération du Saint-Esprit.
A la vérité, cette expérience n'était autre chose que ce que nous appelons aujourd'hui la fécondation artificielle, opération parfaitement connue des mages chaldéens de l'époque.
Ce qu'il advint du bébé, vous le savez aussi bien que moi : très intelligent, fort débrouillard, excessivement calé sur une foule de sciences et, ce qui ne gâte rien, charmeur de tout premier ordre. Jésus-Christ, puisqu'il faut l'appeler par son nom, sauva le monde et fonda une religion, laquelle, à l'heure où nous mettons sous presse, est encore des plus prospères.
Eh bien ! quelques centaines de jeunes filles espagnoles ont voulu prendre modèle sur la Vierge Marie, et se sont décidées à créer par le même procédé, et sans péché, une foule de Sauveurs pour l'Espagne.
Un ordre s'est rapidement fondé sous l'invocation de Notre Dame de la Natalité.
Des couvents se bâtissent qui ressemblent à nos plus modernes maisons de maternité.
Et les papas, où va-t-on les chercher, dites-vous, lubriques roquentins ?
Je répondrai aussi brièvement et aussi délicatement que possible. Les pères sont des pères anonymes, auxquels on ne demande qu'à être sains, jeunes et intelligents.
Ils ne connaîtront jamais leurs épouses et leurs épouses ne les connaîtront jamais.
Beaucoup de religieux, des Carmes surtout, coopèrent à cette oeuvre de relèvement national avec une abnégation toute virile.
Chacune de ces jeunes filles est persuadée qu'elle est désignée par le ciel comme mère du futur sauveur, et cela est des plus touchant, n'est-il pas vrai ?
Il me fut donné d'assister, dimanche dernier, à la grand-messe dans la chapelle d'un de ces couvents.
Les religieuses sont pour la plupart fort jolies et toutes chantent comme des anges.
Eh bien ! vous direz tout ce que vous voudrez, mais un pays où se passent de telles choses n'est pas un pays fichu, loin de là.
Alphonse Allais
25 janvier 1899 in
Fumisteries
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