samedi 22 mai 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 16 ( Essai Danemark )

wikipedia.org                                                 














            Si c'était possible, j'aimerais bien être derrière Cordélia quand elle reçoit une lettre de moi. Il me serait alors possible de vérifier à quel point elle parvient à la comprendre du point de vue érotique. Les lettres, après tout, sont et seront toujours un moyen hors de prix pour faire impression sur une jeune fille. Les mots écrits ont souvent une influence beaucoup plus grande que le verbe vivant. Une lettre est une communication pleine de mystère, on commande la situation, on ne ressent pas la contrainte d'un tiers présent, et je crois qu'une jeune fille préfère être toute seule avec son idéal, à certaines heures tout au moins, à celles justement où l'idéal a le plus de force en elle. Même si son idéal a trouvé son expression complète dans un objet précis et aimé, il y a pourtant des moments où son idéal lui fait sentir quelque chose d'excessif que ne connaît pas la réalité. Et elle a droit à ces grandes fêtes d'expiation, seulement il faut veiller à s'en servir correctement pour qu'à son retour à la réalité elle n'en revienne pas épuisée mais fortifiée. C'est à quoi aident les lettres qui font que, bien qu'invisible on est spirituellement présent à ces instants saints de l'initiation tandis que l'idée que le réel personnage est l'auteur de la lettre forme une transition naturelle et classique à la réalité.  
            Pourrais-je être jaloux de Cordélia ? Mort et damnation, oui ! Quoique en un autre sens, non !
Car si, même vainqueur dans ma lutte contre un autre, je trouvais que sa nature en est troublée, ne reste pas ce que je souhaite, je renoncerais à elle. Un vieux philosophe a dit que si on note exactement ce qui vous arrive dans la vie, on devient, sans s'en douter, philosophe. 
            Depuis assez longtemps je fréquente la communauté des fiancés, il faut tout de même que cela aboutisse à quelque chose. J'ai donc eu l'idée d'accumuler des matériaux pour un ouvrage intitulé : 
" Contribution à la théorie du baiser dédié à tous les tendres amoureux. " Il est d'ailleurs que rien n'existe encore à ce sujet. Si je réussis j'aurai, par conséquent, suppléé à un besoin longuement senti.
            Cette lacune dans la littérature serait-elle due au fait que les philosophes ne pensent pas à ces choses-là, ou est-ce qu'ils ne s'y entendent pas ? Je suis déjà à même de donner quelques indications. 
            Un baiser complet veut que ce soit une jeune fille et un homme qui agissent. Un baiser entre hommes est de mauvais goût ou, ce qui est pire, il a une saveur désagréable. Ensuite, je pense qu'un baiser est plus proche de son idée quand c'est un homme qui le donne à la jeune fille qu'inversement.. Là où avec les années une indifférence s'est produite à cet égard, le baiser a perdu son sens. C'est le cas du baiser conjugal d'intérieur avec lequel des époux, faute de serviette, s'essuient réciproquement la bouche en disant : " Grand bien vous fasse ! " Si la différence d'âge est très grande, aucune idée ne justifie le baiser.
            Je me rappelle une école provinciale de jeunes filles où celles de la dernière classe avaient dans  leur terminologie l'expression : " Embrasser le conseiller de justice ", expression qui se reliait dans leur esprit à une idée rien moins qu'agréable. L'origine en était la suivante : la maîtresse de l'école avait un beau-frère habitant chez elle, il avait été Conseiller de justice, était âgé et prenait la liberté d'embrasser les jeunes filles. 
   estim.france-estimations.fr      
  Le baiser doit exprimer une passion précise. Quand un frère embrasse sa sœur jumelle, le baiser n'est pas un vrai baiser, pas plus qu'un baiser de fortune aux jeux de Noël ou un baiser dérobé. Un baiser est un acte symbolique qui ne signifie rien si le sentiment qu'il doit marquer n'existe pas, et ce sentiment n'existe que dans des circonstances précises.
            Si on désire s'essayer à classer les baisers, plusieurs principes se laissent concevoir. 
            On peut les classer selon le bruit qu'ils produisent. Malheureusement la langue ne suffit pas à couvrir le terrain de mes observations à cet égard. Je crois que l'ensemble des langues du monde n'a pas un assortiment d'onomatopées suffisant pour marquer les différences que j'ai appris à connaître rien que dans la maison de mon oncle. Le baiser est, tantôt bruyant comme un déclic, tantôt sifflant, il y en a qui claquent, qui tonnent, tantôt il est bien rempli, tantôt creux, tantôt de calicot, etc. 
            On peut classer le baiser d'après son contact, le baiser tangent ou le baiser en passant, et le baiser cohérent. 
            On peut les classer d'après leur durée brève ou longue. Mais le temps peut donner encore une autre classification qui est au fond la seule qui m'ait plu.
            On distingue alors entre le premier baiser et tous les autres. La qualité visée ici est incommensurable avec ce qui survient avec les autres classifications, elle est indifférente au son, à l'attouchement et au temps en général. 
            Le premier baiser est cependant qualitativement différent de tous les autres. Il n'y a que peu de gens qui y réfléchissent, et ce serait grand dommage qu'il n'y eût pas quelqu'un au moins pour y penser.

                               Ma Cordélia !
 
            Une bonne réponse est comme un doux baiser, dit Salomon. Tu connais ma curiosité, on m'en fait presque un reproche. C'est parce qu'on ne comprend pas le sujet sur lequel je pose mes questions, car toi, et toi seule, tu le comprends. Toi et toi seule tu sais donner une bonne réponse, car une bonne réponse est comme un doux baiser, dit Salomon.

                                                                               Ton Johannes.

            L'érotisme spirituel se distingué de l'érotisme physique. Jusqu'ici c'est surtout l'érotisme spirituel que j'ai essayé de développer chez Cordélia. Ma présence personnelle doit maintenant se transformer et ne plus être seulement un état d'âme d'accompagnement, elle doit être une tentation. Ces jours-ci, j'ai continué à m'y préparer en lisant le passage bien connu de Phèdre qui traite de l'amour. Il a électrisé tout mon être, et c'est un superbe prélude. Que Platon s'est donc réellement entendu en érotisme

                                         
                                       Ma Cordélia !

            Un latiniste dit d'un disciple attentif qu'il est suspendu aux lèvres du maître. Pour l'amour tout est image et, en retour, l'image est réalité. Ne suis-je pas un disciple assidu et attentif ? Mais tu ne dis rien du tout.

 pinterest.fr                                                                                Ton Johannes.


            Si quelqu'un d'autre que moi dirigeait ce développement, il serait sans doute trop malin pour se laisser manœuvrer. Si j'allais consulter parmi les fiancés quelqu'un de bien initié, il me dirait, je suppose, en y mettant un beau tour d'audace érotique : 
            - " C'est en vain que je cherche dans ces positions de l'amour la figure nodale où les amants causent ensemble de leur affection. "
             Je lui répondrais :
             - " Tant mieux si tu la cherches en vain, car cette figure n'appartient pas du tout à l'extension réelle de l'érotisme, même pas si on y introduit ce qui est intéressant. L'amour est trop substantiel pour se suffire de bavardages, et les situations érotiques sont trop graves pour en être remplies. Elles sont silencieuses, calmes, elles ont des contours nettement tracés, et pourtant elles sont éloquentes, comme la musique du colosse de Memnon. Eros gesticule, il ne parle pas ou, s'il le fait, il s'agit d'allusions mystérieuses, d'une musique imagée. " 
            Les situations érotiques sont toujours ou plastiques ou picturales, mais si deux amants parlent ensemble de leur affection, ce n'est ni plastique, ni pictural. Pourtant les fiancés sérieux commencent toujours pas de tels palabres qui constitueront aussi plus tard le lien d'union de leur ménage bavard. Mais ils seront aussi la cause initiale et la promesse du fait qu'il ne manquera pas à leur mariage la dot dont parle Ovide : dos est uxoria lites ( la dot de la femme est sujet à querelles ) Aussi suffit-il, s'il faut qu'on en parle, qu'il n'y en ait qu'un qui le fasse. C'est l'homme qui doit parler et, par conséquent, posséder quelques-unes des forces de la ceinture dont Vénus se servait pour charmer : la conversation et la douce flatterie ou, pour mieux dire, l'insinuante flatterie. 
            Il ne s'en suit nullement qu'Eros soit muet, ni qu'érotiquement il soit incorrect de faire la conversation, mais que celle-ci doit elle-même être érotique et non se perdre dans des considérations édifiantes sur des perspectives d'avenir, etc., et aussi qu'elle doit, au fond, être considérée comme un repos de l'action érotique, comme un passe-temps et non comme le bien suprême. 
            Une telle conversation, une telle confabulation est en son essence tout à fait divine, et je ne me lasserai jamais de causer avec une jeune fille. Entendons-nous, je peux bien me lasser d'une jeune fille en particulier, mais jamais de causer avec une jeune fille. Ce serait pour moi une impossibilité aussi grande que de me lasser de respirer. Ce qui, au fond, est le propre d'une telle causerie est l'épanouissement végétatif de la conversation. Celle-ci reste peu élevée, sans objet véritable, le hasard la dirige, mais son nom à elle et celui de ses fruits est : mille-joies, ou pâquerettes.
             
                                             Ma Cordélia !

            " Ma " Cordélia - " Ton " Johannes, ces mots enferment le pauvre contenu de mes lettres, comme une parenthèse. As-tu remarqué que la distance entre les signes de cette parenthèse se rétrécit ? Oh ! ma Cordélia ! Il est pourtant beau que plus le contenu s'amoindrit, plus la parenthèse gagne en signification.

                                                                               Ton Johannes.

                                                  Ma Cordélia !

            L'étreinte est-elle une lutte ?

                                                                                     Ton Johannes.

            En général, Cordélia garde le silence et j'y ai toujours été sensible. Elle a une nature féminine trop profonde pour vous fatiguer avec des hiatus, cette figure de rhétorique caractéristique surtout des femmes et qui est inévitable quand l'homme, qui doit fournir la consonne d'appui précédente ou suivante, est de nature féminine aussi. Cependant, parfois, une brève remarque trahit tout ce qu'elle a dans l'âme. Alors je lui prête la main. C'est comme si, derrière quelqu'un qui d'une main mal assurée esquisse quelques traits d'un dessin, se trouvait quelqu'un d'autre qui ne cesse d'en faire sortir quelque chose d'audacieux et d'arrondi. Elle en est elle-même surprise, mais on dirait que tout vient d'elle. C'est pourquoi je veille sur elle, sur toutes ses remarques fortuites, sur tout mot jeté au passage et, en les lui rendant, j'en ai toujours fait quelque chose de plus significatif, dont elle connaît le sens en ne le connaissant pas.                                                                                                                          pinterest.fr
            Aujourd'hui nous étions à un dîner. Nous n'avions pas échangé une parole. En nous levant de table, le domestique entra prévenir Cordélia qu'un messager désirait lui parler.
            C'était moi qui l'avais envoyé porteur d'une lettre contenant des allusions à un propos que j'avais tenu à table. J'avais su l'emmêler dans la conversation générale de façon que Cordélia dût nécessairement l'entendre bien qu'assise loin de moi, et se méprendre sur le sens. Ma lettre était calculée là-dessus  Si, à table, je n'avais pas réussi à donner à la conversation le tour voulu, je me serais bien arrangé pour être présent juste au moment où la lettre arrivait pour la confisquer. Elle rentra au salon et dut mentir un peu.                                                                                                                  
            Ce sont ces choses-là qui cimentent le mystère érotique sans lequel elle ne pourrait pas suivre le chemin tracé pour elle.

                                           Ma Cordélia !

            Crois-tu que celui qui repose sa tête sur la Colline aux elfes en rêve voit l'image de la sylphide ?
Je ne le sais pas, mais je sais qu'en reposant ma tête sur ta poitrine, sans fermer les yeux et en jetant un regard au-dessus, je vois le visage d'un ange. Crois-tu que celui qui appuie sa tête sur la colline aux elfes puisse rester tranquille ? Je ne le crois pas, mais je sais qu'en penchant ma tête sur ton sein, celui-ci s'agite trop pour permettre au sommeil de descendre sur mes yeux.


                                                              à suivre...........








      







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire