mercredi 5 mai 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 13 ( Essai Danemark )










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            C'est assez curieux, la chance a voulu qu'à Ostergade deux pâtissiers se trouvent l'un vis-à-vis de l'autre. Au premier étage, à gauche, loge une petite demoiselle. D'habitude elle se cache derrière une jalousie couvrant le carreau où elle est assise. La jalousie est une étoffe très mince, et celui qui connaît la jeune fille, ou qui l'a souvent vue, s'il a de bons yeux, pourra aisément reconnaître tous ses traits, tandis que pour celui qui ne la connaît pas et qui n'a pas de bons yeux, elle n'est qu'une silhouette sombre. Je suis plutôt dans ce cas, au contraire d'un jeune officier qui, tous les jours, à midi précise fait son apparition dans ces parages et regarde la dite jalousie. 
            C'est elle, au fond, qui d'abord a attiré mon attention sur cette belle communication télégraphique. Les autres fenêtres n'on pas de jalousies, et celle qui, toute solitaire, ne cache qu'un carreau indique généralement que quelqu'un se trouve derrière elle.
            Un matin j'étais à la fenêtre du pâtissier d'en face. Il était juste midi. Sans faire attention aux passants dans la rue, je fixais mes yeux sur cette jalousie-là quand, subitement, la sombre figure commença à bouger. Une tête de femme de profil apparut à la vitre d'à côté, se tournant bizarrement dans le sens de la jalousie. Après quoi la propriétaire salua très amicalement d'un petit mouvement de cette tête et se cacha à nouveau derrière la jalousie. J'en conclus notamment que la personne qu'elle saluait était un homme, car son geste était trop passionné pour être dû à la vue d'une amie, mais j'en conclus aussi que l'objet du salut devait généralement venir du côté opposé. Elle s'était donc placée comme il fallait pour pouvoir le voit à l'avance et même le saluer cachée par la jalousie.
            Parfaitement, à midi juste, le héros de cette petite scène d'amour arrive, notre cher lieutenant. Je me trouve au rez-de-chaussée de la maison où la jeune fille loge au premier étage. Le lieutenant l'a déjà aperçue. Attention, mon cher ami, ce n'est pas si commode que cela de faire un beau salut à un premier étage. Il n'est d'ailleurs pas mal, assez grand, élancé, une belle figure, un nez aquilin, des cheveux noirs et un tricorne seyant. Mais maintenant il est dans l'embarras, les jambes commencent peu à peu à flageoler, elles deviennent trop longues. Pour les yeux, l'effet est comparable au sentiment qu'un mal de dents vous donne : que celles-ci poussent dans la bouche. A concentrer tout son pouvoir dans le regard et le diriger vers un premier étage, on risque d'ôter trop de force aux jambes.
            Pardonnez-moi, Monsieur le lieutenant, si j'arrête ce regard dans son vol vers le ciel. Mais oui, c'est une impertinence. Prétendre que c'est un regard qui en dit long serait faux, il ne compte plutôt pas, bien qu'étant plein de promesses. Mais toutes ces promesses lui montent apparemment trop à la tête, il chancelle ou, pour parler comme le poète à l'égard d'Agnèle, il titube, il tombe. Il ne le mérite pas. C'est bien fâcheux, car lorsque en galant homme on veut émouvoir les dames, il ne faut jamais tomber. Il faut faire attention à ces choses-là si on veut être homme du monde, mais elles sont indifférentes si on se présente simplement comme figure intellectuelle, car on s'enfonce alors en soi-même, on s'effondre et si on tombait réellement personne ne s'en étonnerait.
            Qu'est-ce que ma petite demoiselle a bien pu penser de cet incident ? Il est malheureux que je ne puisse pas être des deux côtés à la fois de ces Dardanelles. Je pourrais bien poster une de mes connaissances de l'autre côté, mais je préfère toujours faire mes observations moi-même, et d'ailleurs on ne peut jamais savoir ce qui peut résulter pour moi-même de cette affaire, et dans ce cas il n'est jamais bon d'avoir un confident car, alors, on perd du temps à lui arracher ce qu'il sait et à le déconcerter.
            Mon bon lieutenant commence réellement à m'ennuyer. Jour après jour il défile là en grand uniforme. Quelle terrible constance ! Est-ce digne d'un soldat ? Mon cher Monsieur, ne portez-vous pas d'arme blanche. N'est-ce pas votre devoir de prendre la maison à l'assaut et la jeune fille de force ? Ah ! si vous étiez un simple bachelier, un licencier ou un vicaire vivant d'espérance, ce serait autre chose. Mais je vous pardonne car, plus je regarde la jeune fille plus elle me plaît. Elle est belle, ses yeux bruns sont pleins d'espièglerie. En attendant votre arrivée sa mine devient rayonnante d'une beauté supérieure qui lui sied au-delà de toute expression. J'en conclus qu'elle doit avoir beaucoup d'imagination, et l'imagination est le fard naturel du beau sexe.


                                                                                Ma chère Cordélia !
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            Qu'est-ce que le désir ? La langue et les poètes font rimer désir et prison. Quelle absurdité ! Comme si celui qui est en prison pouvait brûler de désir ! Si j'étais libre, combien ne le ferais-je pas ! Et, d'autre part, je suis bien libre, libre comme l'oiseau et, croyez-moi, je brûle de désir, je le fais en me rendant chez toi et en te quittant et, même étant assis à ton côté, je brûle du désir de toi. Mais, peut-on donc désirer ce qu'on possède ? Oui, si on pense que l'instant d'après peut-être on ne le possèdera plus. 
            Mon désir est une impatience éternelle. Si j'avais vécu toutes les éternités et gagné la conviction qu'à tout instant tu m'appartiens, c'est alors seulement que je te rejoindrais et vivrais toutes les éternités avec toi. Je n'aurais, certes, pas assez de patience pour être séparé de toi un seul instant sans brûler de désir, mais j'aurais assez de confiance pour rester calme à côté de toi.

                                                                                             Ton Johannes.

                         Ma Cordélia !

            A la porte attend un petit cabriolet qui pour moi est plus grand que le monde entier puisqu'il y a place pour deux. Il est attelé d'une paire de chevaux sauvages et indociles, impatients comme mes passions, hardis comme mes pensées. Si tu le veux, je t'enlève, ma Cordélia ! Un mot de toi sera pour moi l'ordre qui lâchera les guides et l'envie de la fuite. Je t'enlèverai, non pas de quelques hommes pour en rejoindre d'autres, mais en-dehors du monde. Les chevaux se cabrent et la voiture se penche en arrière. Les chevaux à la verticale, presque au-dessus de nos tête, nous enfilons le ciel à travers les nuages, les oreilles nous tintent. Est-ce nous qui restons immobiles et le monde qui tourne, ou est-ce notre envolée aventureuse ? As-tu le vertige, ma Cordélia, tiens-toi ferme à moi qui ne l'aurai pas.
 
            On n'aura plus jamais de vertige spirituel si l'on ne pense qu'à une seule chose, et moi, je ne pense qu'à toi, ni de vertige physique, si l'on ne fixe le regard que sur un seul objet, et moi, je ne regarde que toi. Tiens ferme, même si le monde périssait, même si notre léger cabriolet disparaissait sous nous, serrés dans les bras l'un de l'autre nous planerions quand même dans l'harmonie des sphères.

                                                                                                    Ton Johannes.


            C'est presque trop. Mon valet a attendu dix heures et moi-même deux dans la pluie et le vent, seulement afin de guetter la chère petite Charlotte Hahn. Tous les mercredis, entre deux et cinq, elle va d'habitude voir une vieille tante à elle, et justement aujourd'hui où je souhaitais tant la rencontrer, elle ne vient pas.
            Et pourquoi ce souhait ? Parce qu'elle sait m'imprimer un état d'âme tout à fait particulier. Je la salue, elle fait sa révérence d'une manière à la fois indescriptiblement terrestre et pourtant si sublime. Elle reste presque immobile, comme si elle devait disparaître sous la terre. Son regard, pourtant, semble dire qu'elle est prête à monter au ciel. En la voyant mon âme devient solennelle, en même temps pleine de désir. La jeune fille n'occupe d'ailleurs pas mes esprits et, sauf ce salut, je ne demande rien, voulût-elle me l'offrir. Son salut me met dans une bonne humeur dont je suis ensuite prodigue envers Cordélia.
Toutefois, je parie que, d'une façon ou d'une autre, elle nous a filé sous le nez. 
            Ce n'est pas seulement dans les comédies, mais dans la réalité aussi, qu'il est difficile de surveiller une jeune fille, il fau autant d'yeux que de doigts. Il y avait une fois une nymphe, Cardéa, qui s'appliquait à duper les hommes. Elle se tenait dans des contrées boisées, attirait ses amants dans la brousse la plus dense, et disparaissait. Elle voulut duper Janus aussi, mais c'est lui qui lui donna le change, grâce aux yeux qu'il avait derrière la tête.

            Mes lettres ne manquent pas leur but. Elles développent son âme, sinon son érotisme. Des lettres, d'ailleurs, ne peuvent servir, mais des billets. Plus l'érotisme fait son chemin, plus elles deviennent courtes, mais elles touchent avec plus de certitude au point érotique. Afin de ne pas la rendre sentimentale ou molle, l'ironie, de son côté, raidit les sentiments, et la rend en même temps avide de la nourriture qu'elle préfère. Les billets, au loin et vaguement, font deviner le bien suprême. Nos rapports se rompront à l'instant où ce pressentiment commencera à naître dans son âme. Sous ma résistance il prendra forme en elle, comme si c'était sa propre pensée, une impulsion de son propre cœur. Et c'est ce que je veux.

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            Il existe une petite famille ici, à Copenhague, comprenant une veuve et ses trois filles. Deux d'entre elles apprennent aux Cuisines du Roi. Un après-midi, au début de l'été, vers cinq heures, la porte du salon s'ouvre doucement et un regard scrutateur fait le tour de la pièce. Il n'y a personne, sauf une jeune fille au piano. On entrebâille la porte pour prêter l'oreille sans être vu. Ce n'est pas une artiste qui joue, dans ce cas on aurait sans doute refermé la porte. Elle joue une mélodie suédoise dont les paroles parlent de la jeunesse et de la beauté trop brèves, elles raillent la jeunesse et la beauté d'une jeune fille et celle-ci raille les paroles.
            Qui a raison ? La jeune fille ou les paroles ? La musique est si douce, si triste, comme si la mélancolie était l'arbitre chargé de trancher le conflit. Mais elle a tort, cette mélancolie. Quoi de commun entre la jeunesse et ces réflexions ? Entre le matin et le soir ? Les touches vibrent et frémissent, les esprits sonores du piano surgissent en désordre et ne se comprennent pas mutuellement. Ma Cordélia pourquoi cette véhémence, dans quel but cette passion ?
            A quel distance dans le temps un événement doit-il être éloigné pour qu'on s'en souvienne, et à quelle distance pour que le désir nostalgique du souvenir ne puisse plus l'atteindre ? La plupart des gens ont des bornes à cet égard. Ils ne peuvent pas se souvenir de ce qui leur est trop proche dans le temps, ni de ce qui leur est trop éloigné. Pour moi les bornes n'existent pas. Je recule de milliers d'années ce qui fut vécu hier, et je m'en souviens comme si c'était d'hier.

                                                                                                      Ton Johannes.

                                      Ma Cordélia !

            J'ai un secret à te confier, mon amie intime. A qui pourrais-je le confier ? A l'écho ? Il le trahirait. Aux étoiles ? Elles sont glaciales. Aux hommes ? Ils ne le comprennent pas. Il n'y a que toi à qui j'ose le confier, car tu sais l'oublier.
             Il existe une jeune fille plus belle que le rêve de mon âme, plus pure que la lumière du soleil, plus profonde que la source des mers, plus fière que le vol de l'aigle, il existe une jeune fille, Oh !
            Penche ta tête vers mon oreille et vers ma voix, pour que mon secret puisse s'y faufiler. J'aime cette jeune fille plus que ma vie, car elle est ma vie. Je l'aime plus que tous mes désirs, car elle est mon seul désir, plus que toutes mes pensées, car elle est mon unique pensée. Plus ardemment que le soleil aime les fleurs, plus intimement que le chagrin secret de l'âme en peine, plus impatiemment que le sable brûlant du désert aime la pluie. Je suis attaché à elle avec plus de tendresse que le regard de la mère à l'enfant, avec plus de confiance qu'une âme en prière. Elle est plus inséparable de moi que la plante de sa racine.
            Ta tête s'alourdit, devient pensive, elle s'affaisse sur la poitrine, la gorge se soulève pour la secourir, ma Cordélia ! Tu m'as compris, exactement, à la lettre, sans perdre un mot ! Dois-je tendre les cordes de mon oreille pour permettre à ta voix de m'en assurer ? Un doute, serait-il possible ? Garderas-tu ce secret ? Oserai-je compter sur toi ? On parle de gens qui, par des crimes horribles se vouaient l'un l'autre au silence. A toi j'ai confié un secret qui est ma vie et la substance de ma vie. N'as-tu rien à me confier qui soit assez important, assez beau, assez chaste pour que des forces surnaturelles s'agitent si le secret en est trahi ?

                                                                                                        Ton Johannes.

                             Ma Cordélia !

            Le ciel est couvert, de sombres nuages chargés de pluie, comme des sourcils noirs, sillonnent son visage passionné, les arbres dans la forêt s'agitent, ballotés par des rêves troubles. Pour moi, tu t'es égarée dans la forêt. Derrière chaque arbre je vois un être féminin qui te ressemble, mais quand je m'approche il se cache derrière un autre. Ne veux tu pas te montrer à moi, te ramasser sur toi-même ? Tout se brouille pour moi. Chaque élément isolé de la forêt perd son contour, tout n'est qu'une mer de brouillards dans laquelle des êtres féminins, qui te ressemblent, paraissent et disparaissent. Ce n'est pas toi que je vois, tu t'engloutis toujours dans les vagues de la vision, et pourtant, chaque image dans laquelle je crois te voir, me rend déjà heureux. A quoi cela tient-il ? Est-ce à la riche unité de ta nature, ou à la pauvre complexité de la mienne ? T'aimer, n'est-ce pas aimer un monde ?

                                                                                      Ton Johannes.

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  J'aurais vraiment beaucoup d'intérêt à reproduire exactement mes conversations avec Cordélia. Mais je vois bien que c'est impossible car, même si je réussissais à me souvenir de chaque parole échangée entre nous, il est naturellement impossible de rendre l'ambiance qui, au fond, est le nerf de la conversation, les surprises reflétées par les exclamations, la passion, principe vital de la conversation. 
            Naturellement je ne me prépare pas pour ces entretiens, ce qui serait contraire au caractère même d'une conversation, surtout d'une conversation érotique. Seulement j'ai toujours " in mente " le contenu de mes lettres, de même que l'état d'âme créé chez elle par ces lettres est toujours présent à mon esprit.
Certes, je n'irai jamais lui demander si elle les a lues. Il m'est d'ailleurs facile de m'en assurer. Je ne lui en parle jamais directement, mais je maintiens une communication secrète avec elles dans ma conversation, aussi bien pour renforcer quelque impression dans son âme, que pour la lui arracher et ainsi l'égarer. Elle peut alors relire la lettre et en avoir une autre impression, et ainsi de suite.
            Elle a changé et elle continue à changer. Si je devais définir l'état de son âme, je dirais qu'actuellement il est de l'audace panthéiste. On le voit immédiatement dans son regard. Les espérances qui s'y reflètent sont audacieuses, presque téméraires, comme si ce regard, à tout instant, exigeait et pressentait l'extraordinaire. Comme un regard qui voit au-delà de soi, celui-ci voit au-delà de ce qui se montre immédiatement à lui voit le merveilleux. Audacieux, presque téméraire, mais non par confiance en lui-même c'est, par conséquent, un regard de rêve et de prière, non pas fier et impérieux. 
            Elle cherche le merveilleux en-dehors d'elle, elle le priera de se montrer comme s'il n'était pas en son propre pouvoir de le faire surgir. Il faut empêcher cela, car autrement je prendrais trop tôt de la prépondérance sur elle. Elle me disait hier qu'il y avait quelque chose de royal dans ma nature. Peut-être se courbera-t-elle, mais il ne le faut pas, à aucun prix. Sans doute, ma chère Cordélia, y a-t-il quelque chose de royal dans la nature, mais tu ne devines pas quel est le royaume sur lequel je règne. 
            C'est celui des tempêtes des états d'âme. Comme Eole, je les tiens enfermées dans l'antre de ma personnalité, et j'en déchaîne tantôt une, tantôt une autre. La flatterie lui donnera le sentiment de sa dignité, la différence entre le mien et le tien sera gardée, et tout lui sera attribué. Mais il faut une grande prudence si on veut flatter. Il faut parfois se placer sur un piédestal très haut, mais de façon qu'il en reste un plus haut encore, parfois il faut faire très peu de cas de soi-même.
            Pour un but spirituel la meilleure voie est la première, pour un but érotique la seconde. Me doit-elle quelque chose ? Mais rien. Pourrais-je le souhaiter ? Nullement. Je suis trop expert, j'ai trop de connaissance de l'érotisme pour une telle ineptie. Mais si elle avait réellement une dette envers moi, je ferais tout ce qui est mon pouvoir pour qu'elle l'oublie et endormir mes propres pensées à cet égard. Toute jeune fille par rapport au labyrinthe de son cœur est une Ariane qui tient le fil grâce auquel on peut s'y retrouver, mais elle ne sait s'en servir elle-même.


                                                                       à suivre...........
     

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