vendredi 28 mai 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 17 ( Essai Danemark )

 pinterest.fr












 

            Jacta est alea. C'est le moment ou jamais de le faire. J'étais aujourd'hui chez elle, tout ravi à la pensée d'une idée qui m'absorbait. Je n'avais ni yeux, ni oreilles pour elle. L'idée en elle-même était intéressante et la captiva. Aussi c'eût été une faute d'engager la nouvelle opération en témoignant de la froideur en sa présence. Après mon départ et, lorsque la pensée ne l'occupera plus, elle découvrira sans difficulté que je n'étais pas le même qu'autrefois. Le fait que c'est dans sa solitude qu'elle découvre le changement rendra cette découverte d'autant plus pénible pour elle. L'effet en sera plus lent mais d'autant plus pénétrant. Elle ne pourra pas s'emporter tout de suite et quand, plus tard, viendra l'occasion elle aura déjà combiné tant de choses qu'elle ne pourra tout exprimer d'un coup et elle conservera toujours un résidu de doute. L'inquiétude augmentera, les lettres n'arriveront plus, l'aliment érotique sera diminué, l'amour sera raillé comme ridicule. Elle tiendra, peut-être, quelque temps encore mais à la longue elle ne pourra pas le supporter. Elle voudra alors me charmer par les mêmes moyens que ceux dont je me suis servi contre elle, c'est-à-dire par l'érotisme.

            Sur les ruptures de fiançailles toutes les tillettes sont de grands casuistes et, quoique dans les écoles il n'y ait pas de cours là-dessus elles savent toutes parfaitement, lorsque la question se pose, dans quel cas elles doivent avoir lieu. 
            En somme, ce sujet devrait régulièrement être proposé aux examens de la dernière classe et, bien que d'ordinaire les dissertations qui viennent des écoles de jeunes filles soient très monotones, je suis sûr qu'ici la variété ne manquerait pas, puisque le problème lui-même offre un vaste champ à la sagacité d'une jeune fille. Et pourquoi ne pas donner à une jeune fille l'occasion de faire briller la sienne ?  ou de montrer justement qu'elle est mûre, pour les fiançailles ? J'ai, autrefois, été mêlé à une situation qui m'intéressait beaucoup. Dans une famille où je venais parfois, un jour, les vieux étant sortis, les deux jeunes filles de la maison avaient réuni dans la matinée plusieurs amies pour prendre le café. Il y en avait huit en tout et toutes avaient entre seize et vingt ans. Elles ne s'attendaient probablement pas à une autre visite, et je pense que la domestique avait même reçu l'ordre de consigner la porte. Toutefois, j'entrai et j'eus bien l'impression d'une légère surprise.
            Dieu sait ce qui en somme fait l'objet de discussion entre huit jeunes dans une ces réunions solennelles et synodales. Parfois, on trouve aussi des femmes mariées dans de telles réunions. Elles exposent alors de la théologie pastorale et s'occupent surtout de questions importantes : quand laisser aller seule une domestique au marché, est-il mieux d'avoir compte chez le boucher ou de payer au comptant, est-il probable que la cuisinière ait un bon ami et comment se débarrasser de ce manège galant qui retarde la préparation des mets ?
            J'eus ma place dans cette belle bande. C'était au commencement du printemps et le soleil envoyait quelques rares rayons en message exprès de sa venue. Dans la pièce elle-même, tout était hivernal, et c'est justement pourquoi les rares rayons jouaient le beau rôle d'annonciateurs. Le café sur la table exhalait un doux parfum et, enfin, les jeunes filles elles-mêmes étaient joyeuses, saines, florissantes et folâtres, car l'inquiétude s'était bientôt calmée et, après tout, qu'avaient-elles à craindre, ayant la force du nombre ? Je réussis à attirer l'attention et la conversation sur les cas de rupture de fiançailles. 
            Tandis que mes yeux s'égayaient en voltigeant d'une fleur à une autre dans ce cercle de jeunes filles et en se reposant tantôt sur une beauté tantôt sur une autre, mes oreilles s'en donnaient à cœur joie et écoutant la musique de leurs voix et en suivant attentivement, du profond de mon âme, ce qu'on disait
Souvent, une seule parole me suffisait pour m'ouvrir une perspective sur le cœur de telle jeune fille et sur l'histoire de ce cœur.
            Que les voies de l'amour sont donc séduisantes et qu'il est intéressant de sonder jusqu'où une jeune fille en particulier peut aller ! Je continuai à attiser le feu, l'esprit, les bons mots et une objectivité esthétique contribuaient à rendre le contact plus libre et, pourtant, la bienséance la plus stricte ne fut jamais outrepassée.  franceculture.fr 
            Tandis que nous plaisantions ainsi dans les régions légères de la conversation, un risque sommeillait, un seul mot eût suffi à jeter ces gentilles fillettes dans un embarras  fatal. Ce mot était en mon pouvoir. Elles ne comprenaient pas ce risque, ne le soupçonnaient guère. Grâce au jeu facile de la conversation il fut tout le temps réprimé, exactement comme lorsque Schéhérazade recule la sentence de mort en continuant de conter. Tantôt je menais la conversation vers les bornes de la mélancolie, tantôt je laissais libre jeu à la folâtrerie, tantôt je les tentais à une joute dialectique. Et quel sujet est bien plus riche, dans tous les sens, au fur et à mesure qu'on l'envisage ? J'introduisais continuellement de nouveaux thèmes.
            Je racontai le cas d'une jeune fille que la cruauté des parents avait forcée à rompre ses fiançailles. Ce malheureux manqua leur tirer des larmes. Je rapportai l'histoire d'un homme qui avait rompu ses fiançailles et donné deux raisons : la jeune fille était trop grande et, en lui faisant l'aveu de son amour il ne s'était pas jeté à genoux devant elle. Quand je lui objectais que ces raisons ne pouvaient vraiment pas me paraître suffisantes, il répondait qu'elles lui suffisaient justement pour obtenir ce qu'il voulait, car personne n'y peut donner une réponse sensée.
            Je soumis à la délibération de l'assemblée un cas très difficile : une jeune fille avait rompu parce qu'elle était persuadée qu'elle et son fiancé n'étaient pas faits l'un pour l'autre. Le bien-aimé voulut la ramener à la raison, l'assurant de la force de son amour, mais elle répondit : " ou bien nous sommes faits l'un pour l'autre, et une sympathie réelle existe, et alors tu reconnaîtras que nous ne nous convenons pas, ou bien nous ne nous convenons pas et tu reconnaîtras alors que nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre "
            C'était un vrai plaisir d'observer comment les jeunes filles se cassaient la tête pour comprendre ces propos mystérieux. Cependant, je remarquai fort bien qu'une ou deux les comprenaient à merveille, car, en fait de rupture de fiançailles, toutes les jeunes filles sont des casuistes nées. 
            Oui, je crois vraiment qu'il me serait plus facile de disputer avec le Diable lui-même qu'avec une jeune fille sur les cas de rupture de fiançailles.

            Aujourd'hui j'étais chez elle. Tout de suite, aussi vite que la pensée, je détournai la conversation sur le sujet dont je l'avais entretenue hier, en tâchant à nouveau de la mettre en extase.
            " Il y avait une remarque que j'avais voulu déjà faire hier, je n'y ai songé qu'après mon départ ! "
             J'y réussis. Tant que je suis chez elle, elle trouve plaisir à m'entendre. Après mon départ elle remarque, sans doute, qu'elle est dupée, que je suis changé. C'est ainsi qu'on s'en tire. C'est une méthode sournoise, mais très appropriée, comme toutes les méthodes indirectes. Elle s'explique bien que les choses dont je l'entretiens puissent m'occuper, et même elles l'intéressent aussi sur le moment, et pourtant, je la frustre du véritable érotisme.

            Oderint dum metuant, comme si la crainte et la haine étaient connexes, et la crainte et l'amour étrangers l'un à l'autre, comme si ce n'était pas la crainte qui rend l'amour intéressant ? Qu'est-ce donc notre amour pour la nature ? N'y entre-t-il pas un fond mystérieux d'angoisse et d'horreur, parce que derrière sa belle harmonie on trouve de l'anarchie et un désordre effréné derrière son assurance de la perfidie ? Mais c'est justement cette angoisse qui charme le plus, de même en ce qui concerne l'amour lorsqu'il doit être intéressant. Derrière lui doit couver la profonde nuit, pleine d'angoisse, d'où éclosent les fleurs de l'amour. C'est ainsi que " la nymphéa alba " avec sa croupe repose sur la surface des eaux, tandis que l'angoisse s'empare de la pensée qui veut se prolonger dans les profondes ténèbres où elle a sa racine. 
            J'ai remarqué qu'en m'écrivant elle m'appelle toujours " mon " , mais qu'elle n'a pas le courage de me le dire. Aujourd'hui je lui en fis la prière de façon aussi insinuante et chaudement érotique que possible. Elle commençait mais un regard ironique, plus bref et plus rapide que le mot, suffit à l'en empêcher, en dépit de mes lèvres qui l'incitaient de tout leur pouvoir. C'est quelque chose de tout à fait normal.
  pinterest.fr 
 
      Elle est à moi. Ce n'est pas pour le confier aux étoiles selon l'usage, et je ne vois vraiment pas en quoi cette nouvelle pourrait bien intéresser ces sphères lointaines. D'ailleurs, je ne la confie à personne, pas même à Cordélia. Je réserve ce secret pour moi-même, et je me le chuchote intérieurement dans mes plus secrets entretiens avec moi-même. Sa tentative de résistance n'était que modérée, mais la puissance érotique qu'elle déploie est admirable. Que cet acharnement passionné la rend intéressante, qu'elle est grande, d'une grandeur presque surnaturelle ! Et avec quelle facilité elle sait se dérober, avec quelle adresse elle sait s'insinuer partout où elle découvre un point faible. Elle met tout en train, mais dans ce concert des éléments, je me trouve juste dans mon élément. 
            Et pourtant, même dans cette agitation elle n'est nullement laide, ni déchirée par les émotions ou par les mobiles. Elle reste toujours une anadyomène, sauf qu'elle ne surgit pas dans une grâce naïve ou un calme non prévenu, mais sous l'impulsion forte de l'amour, tout en étant harmonie et équilibre. Erotiquement elle est tout armée pour la lutte. Elle y emploie les flèches des yeux, le froncement des sourcils, le front plein de mystère, l'éloquence de la gorge, les séductions fatales du sein, les supplications des lèvres, le sourire de ses joues, l'aspiration douce de tout son être. Il y a en elle la force, l'énergie d'une Valkyrie, mais cette plénitude de force érotique se tempère à son tour d'une certaine langueur tendre qui est comme exhalée sur elle. 
            Il ne faut pas qu'elle soit trop longtemps maintenue sur ce sommet, où seules l'angoisse et l'inquiétude peuvent la tenir debout et l'empêcher de s'effondrer. En face d'émotions si intenses elle sentira vite que l'état où la placent les fiançailles est trop étroit, trop gênant. C'est elle-même qui exercera la tentation qui m'entraînera à franchir les limites du général, et c'est ainsi qu'elle en prendra conscience, ce qui pour moi est l'essentiel.

            Plusieurs de ces propos trahissent maintenant qu'elle en a assez de nos fiançailles. Ils ne m'échappent pas mais, dans mes explorations de son âme, ils m'aident à me fournir des renseignements utiles, ils sont les bouts de fil qui me serviront, dans mes projets, à resserrer les mailles autour d'elle.

                                        Ma Cordélia !

            Tu te plains de nos fiançailles. Tu es d'avis que notre amour n'a pas besoin d'un lien extérieur, il n'est qu'une entrave. Je reconnais d'emblée mon excellente Cordélia ! Sincèrement, je t'admire. Notre union extérieure n'est en fait qu'une séparation. Il y a encore une cloison mitoyenne qui nous sépare, comme Pyrame et Thisbé : la connivence gênante des autres. La liberté ne se trouve que dans la contradiction. L'amour n'a son importance que lorsque aucun tiers ne s'en doute, et c'est alors seulement que l'amour trouve son bonheur, quand tous ces tiers pensent que les amants se haïssent l'un l'autre.

                                                                            Ton Johannes.

            Bientôt nos fiançailles vont se rompre. C'est elle-même qui déroulera ce lien afin, si possible, par là de me charmer encore plus, comme les boucles au vent charment plus que les cheveux coiffés. Si la rupture venait de moi, je manquerais le spectacle si séduisant de ce saut érotique si périlleux, critère sûre de sa hardiesse d'âme.
            C'est pour moi l'essentiel. En outre, pareil événement entraînerait pour moi beaucoup de suites désagréables de la part d'autrui. Bien qu'à tort, je serais mal vu, haï, abhorré, car quelle aubaine ne serait-ce pour beaucoup ? Mainte petite demoiselle serait bien toujours assez contente, à défaut d'être fiancée, d'avoir failli l'être. C'est tout de même mieux que rien, quoique, sincèrement, selon mon avis, très peu, car après s'être poussée en avant pour s'assurer une place sur la liste des expectants, l'expectance s'évanouira justement, et plus avance sur la liste, plus on pousse en avant, moins les chances s'affermissent. Car en amour le principe de l'ancienneté ne compte pas pour l'avancement et la promotion. De plus, de telles petites demoiselles s'ennuient de rester dans le statu quo. Elles ont besoin d'un événement qui remue leur vie. Mais rien n'égale alors celui d'un amour malheureux, surtout si par-dessus le marché on peut prendre toute l'affaire à la légère. On fait alors accroire à soi-même et à son prochain qu'on est parmi les victimes et, puisqu'on n'est pas qualifiée pour être admise dans un refuge de filles repenties, on se loge à côté chez les pleurnicheurs.
            Et on se met donc en devoir de me haïr. A elles s'adjoint encore un bataillon de celles qui ont été dupées, à fond, à demi ou aux trois quarts. Sous ce rapport on en trouve de beaucoup de degrés, de celles qui peuvent se prévaloir d'une alliance au doigt à celles qui ne s'appuient que sur un serrement de main dans une contredanse. Cette nouvelle douleur rouvre leurs blessures. J'accepte leur haine comme une gratification supplémentaire. Mais toutes ces porteuses de haine sont naturellement autant de postulantes secrètes à mon pauvre cœur.                                                                               pinterest.fr
            Un roi sans royaume est une figure ridicule, mais une guerre entre prétendants à la succession dans un royaume sans territoire l'emporte sur tous les ridicules. 
            Le beau sexe devrait vraiment m'aimer ainsi et me ménager comme un mont-de-piété. Un fiancé authentique, lui, ne peut s'occuper que d'une seule, mais dans une éventualité aussi compliquée on peut bien se charger, c'est-à-dire plus ou moins, d'autant qu'on veut. 
            Je serai dispensé de toutes ces tracasseries péremptoires et j'aurai de plus l'avantage de pouvoir ouvertement jouer un rôle tout nouveau. Le jeunes filles me plaindront, auront la même tonalité exacte, et voilà encore une façon d'en racoler.


            Que c'est curieux, j'aperçois hélas que j'aurai moi-même le signe dénonciateur qu'Horace souhaite à toutes jeunes filles infidèles : une dent noire, et pour comble, une incisive.
            Comme on peut être superstitieux ! Cette dent me trouble assez, je n'aime pas beaucoup qu'on y fasse allusion, c'est une de mes faiblesses. Tandis qu'autrement je suis armé de pied en cap, le plus grand imbécile, en touchant à cette dent, peut me porter des coups beaucoup plus profonds qu'il ne croit. Je fais en vain tout ce que je peux pour la blanchir...........

            Que la vie est donc remplie de mystères. Une petite chose peut me troubler plus que l'attaque la plus dangereuse, que la situation a de plus pénible. Je veux me la faire arracher, mais c'est altérer mon organe et sa puissance. Et pourtant, je le ferai et la ferai remplacer par une fausse, car elle sera bien fausse pour le monde, mais la dent noire est fausse pour moi.
            Cordélia s'offusque des fiançailles, voilà qui est excellent ! Le mariage sera toujours une institution respectable, malgré l'ennui de jouir, dès ses premiers jours de jeunesse, d'une partie de la respectabilité qui est l'apanage de vieillesse. Les fiançailles par contre sont d'invention vraiment humaine et, en conséquence, tellement importantes et ridicules qu'une jeune fille, dans le tourbillonnement de la passion, passe outre, tout en ayant conscience de cette importance et en sentant l'énergie de son âme circuler par tout son être comme un sang supérieur. Ce qui importe maintenant est de la diriger de sorte que dans son envol hardi, elle perde de vue le mariage et, d'une manière générale, le sol ferme de la réalité, que son âme, dans sa fierté autant que dans sa crainte de me perdre, anéantisse cette forme humaine imparfaite, afin de se hâter vers quelque chose de supérieur à ce qui est commun au genre humain. D'ailleurs, je n'ai rien à craindre à cet égard, car elle plane déjà au-dessus de la vie avec une telle légèreté que la réalité est déjà perdue de vue en grande partie. En outre, je suis continuellement présent à bord avec elle, je peux toujours déployer les voiles.
   
              La femme éternellement riche de nature est une source intarissable pour mes réflexions, pour mes observations. Celui qui n'éprouve pas le besoin de ce genre d'études peut bien s'enorgueillir d'être ce qu'il voudra dans ce monde, sauf d'une chose : il n'est pas un esthéticien. La splendeur, le divin de l'esthétique est justement de ne s'attaquer qu'à ce qui est beau. Pour le fond elle n'a à s'occuper que de belles lettres et du beau sexe. Je peux me réjouir et réjouir mon cœur en imaginant le soleil de la féminité rayonnant dans sa plénitude infinie, s'éparpillant en une tour de Babel, où chacune en particulier possède une féminité, mais de sorte qu'elle en fait le centre harmonieux du reste de son être. En ce sens la beauté féminine est divisible à l'infini. Mais chaque parcelle de beauté doit être mesurée dans son harmonie, sinon un effet troublant en résulterait et on arriverait à la conclusion que la nature n'a pas réalisé tout ce qu'elle avait en vue en s'occupant de telle jeune fille. Mes yeux ne se lassent jamais d'effleurer du regard ces richesses externes, ces émanations propagées par la beauté féminine. Chaque élément, en particulier, en possède une petite parcelle, tout en étant complet en soi-même, heureux, joyeux, beau. Chacune a le sien : le gai sourire, le regard espiègle, les yeux brûlants de désir, la tête boudeuse, l'esprit folâtre, la douce mélancolie, l'intuition profonde, l'humeur sombre fatidique, la nostalgie terrestre, les émotions non avouées, les sourcils qui parlent, les lèvres interrogatives, le front plein de mystère, les boucles séduisantes, les cils qui cachent le regard, la fierté divine, la chasteté terrestre, la pureté angélique, la rougeur insondable, les pas légers, le balancement gracieux, la tenue langoureuse, la rêverie pleine d'impatience, les soupirs inexpliqués, la taille svelte, les formes douces, la gorge opulente, les hanches bien cambrées, le petit pied, la main mignonne.
            Chacune a le sien et l'une a ce que l'autre ne possède pas. Et quand j'ai vu et revu, contemplé et contemplé encore les richesses de ce monde, quand j'ai souri, soupiré, flatté, menacé, désiré, tenté, ri, pleuré, espéré, gagné, perdu, je ferme l'éventail et ce qui était épars se rassemble en une seule chose, les parties se rassemblent en un ensemble. 
            Mon âme alors se réjouit, mon cœur se met à battre et la passion s'enflamme. C'est cette jeune fille-là, la seule dans le monde entier, qui doit être à moi et qui le sera. Que Dieu garde le ciel, si moi je peux garder celle-là. Je sais bien que ce que je choisis est si grand que le ciel même ne trouvera pas son compte dans ce partage, car que restera-t-il pour le ciel si je la garde pour moi?........... Car toute la rougeur des lèvres et le feu du regard et l'inquiétude de la gorge et la promesse des mains et le pressentiment des soupirs et la sanction des baisers et le frisson du contact et la passion de l'étreinte, tout, tout serait réuni en elle, qui me prodiguerait tout ce qui aurait suffi à tout un monde ici-bas et là-haut.                    pinterest.fr     
            Telles sont les pensées que j'ai souvent eues dans cette matière, mais chaque fois que j'y pense ainsi, je m'échauffe, parce que je me l'imagine ardente. Bien qu'en général l'ardeur passe pour un bon signe, il ne s'ensuit cependant pas qu'on attribuera à ma manière de voir le prédicat honorable de solide. Aussi pour faire diversion, je veux maintenant, moi-même froid, l'imaginer froide. J'essaierai de penser la femme sous une catégorie, mais sous laquelle ? Sous l'apparence. 
             Mais il ne faut pas l'entendre en mauvaise part, comme si, destinée pour moi, elle l'était en même temps à un autre. Ici, comme dans tout raisonnement abstrait, il ne faut tenir aucun compte de l'expérience, car celle-ci, dans le cas présent, serait pour ou contre moi d'assez curieuse façon. Ici comme partout ailleurs l'expérience est une personne étrange, car elle a ceci de particulier d'être  toujours pour, aussi bien que contre.
             La femme est donc apparence. Mais ici encore il ne faut pas se laisser troubler par la leçon de l'expérience, qui veut qu'on ne rencontre que rarement une femme qui soit vraiment apparence, car il y en a généralement un très grand nombre qui ne sont rien du tout, ni pour elles-mêmes, ni pour d'autres. D'ailleurs ce destin elles le partagent avec toute la nature et, en somme, avec tout ce qui est féminin.
            Toute la nature n'est ainsi qu'apparence, non pas au sens téléologique où un de ses éléments particuliers le serait pour un autre élément particulier, mais toute la nature est apparence, pour l'esprit.
            Et la même chose en ce qui concerne les éléments particuliers. La vie de la plante, par exemple, déploie tout naïvement ses grâces cachées et n'est qu'apparence. De même une énigme, une charade, un secret, une voyelle, etc. ne sont que des apparences. 
            C'est aussi ce qui explique que Dieu en créant Eve ait fait choir un sommeil profond sur Adam, car la femme est le rêve de l'homme.
            Cette histoire nous apprend d'une autre manière aussi que la femme est apparence. Car il y est dit que Jahvé ôta à l'homme une de ses côtes. Eût-il par exemple ôté une partie du cerveau de l'homme, la femme eût bien continué à être apparence, mais le but de Jahvé n'était pas d'en faire une chimère. Elle devint chair et sang et, en raison de cela, elle tomba justement sous la détermination de la nature, qui est essentiellement apparence. Elle ne s'éveille qu'au contact de l'amour, et avant ce temps elle n'est que rêve.
            Mais, dans cette existence de rêve, on peut distinguer deux stades : d'abord l'amour rêve d'elle, puis elle rêve de l'amour.


                                                                    à suivre.........
                                                                         


   

                                        


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire