lundi 14 juin 2021

Le journal du Séducteur 19 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )

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            Comme Cordélia me préoccupe ! Et pourtant la fin approche. Mon âme demande toujours à être rajeunie, j'entends toujours au loin le chant du coq. Elle l'entend peut-être aussi, mais elle croit que c'est l'aube qu'il annonce.
            - Pourquoi une jeune fille est-elle si belle, et pourquoi sa beauté est-elle de si courte durée ? Je pourrais en devenir tout mélancolique, et cependant, au fond, cela ne le regarde pas. Jouissez, ne divisez pas. La plupart des gens qui font métier de telles réflexions ne jouissent pas du tout. Toutefois le fait qu'une pensée naît à cet égard ne peut pas nuire, car cette mélancolie sans égoïsme pour le compte  d'autrui augmente généralement un peu la beauté masculine. Une mélancolie qui se dessine comme un nuage trompeur sur la force virile fait partie de l'érotisme masculin et répond chez la femme à une espèce d'humeur noire.
            - Quand une jeune fille s'est donnée entièrement, c'est fini. Je m'approche toujours encore d'une jeune fille avec une certaine angoisse. Mon cœur bat parce que je sens l'éternel pouvoir de son être. Devant une jeune femme je n'y ai jamais pensé. Le peu de résistance qu'on essaie de faire semble un artifice, n'est rien. C'est comme si on voulait dire que la coiffe de la femme en impose davantage que la tête nue de la jeune fille. C'est pourquoi Diane a toujours été mon idéal. Cette virginité intégrale, cette pruderie m'ont toujours beaucoup occupé, mais en même temps je l'ai toujours tenu pour suspect, car j'ai l'impression qu'au fond elle n'a pas du tout mérité toutes les louanges qu'elle a récoltées pour sa virginité. Elle savait que son jeu dans la vie dépendait de sa virginité, et par conséquent, elle resta vierge. 
            Dans quelque coin perdu de la philologie j'ai d'ailleurs entendu dire, à mors couverts, qu'elle avait une idée des douleurs d'enfantement épouvantables souffertes par sa mère. Elle en a été effrayée, et je ne peux en blâmer Diane, car je dis comme Euripide : " J'aimerais mieux faire trois guerres que d'accoucher une fois. "
            A vrai dire, je ne pourrais pas tomber amoureux d'elle, mais je donnerais gros, je l'avoue, pour l'avoir à causer, pour ce que j'appellerais une conversation probe. Elle devrait pouvoir se prêter à toutes sortes de bouffonneries. Ma bonne Diane, paraît-il, possède, de façon ou d'autre, des connaissances qui la rendent beaucoup moins naïve que Vénus même. Je ne tiens pas à la surprendre au bain, mais pas du tout, c'est avec mes questions que je l'épierai. Si, par ruse, j'obtenais un rendez-vous avec une jeune fille, en doutant du succès, je causerais d'abord avec elle, afin de me préparer et de m'armer et afin de mobiliser tous les esprits de l'érotisme.

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        Une question souvent soulevée a été l'objet de mes réflexions est de savoir quelle situation et quel instant peuvent bien être considérés comme offrant le plus de séduction. La réponse dépend naturellement de ce qu'on désire, de la manière de désirer et de votre développement. Je tiens pour le jour des noces et surtout pour un moment précis. Quand alors elle s'avance dans sa toilette de mariée et que, pourtant, toute cette splendeur pâlit à son tour devant sa beauté et qu'elle-même pâlit à son tour quand son sang cesse de couler et que sa gorge se repose, quand son regard reste incertain et que ses genoux se dérobent sous elle, quand la vierge tremble et que le fruit mûrit, quand le ciel la soulève et que la gravité de l'heure la fortifie, quand la promesse la porte, que la prière lui donne sa bénédiction et que la couronne de myrtes orne son front, quand le cœur tremble et que le regard se fixe sur le sol, quand elle se cache en elle-même et qu'elle n'appartient plus au monde afin de lui appartenir entièrement, quand la gorge se gonfle et que tout son corps pousse des soupirs, quand la voix fléchit, que les larmes brillent en tremblant avant l'explication de l'énigme, quand les flambeaux s'allument et que le marié attend, voilà l'instant venu ! Bientôt ce sera trop tard. Il ne reste qu'un pas à faire, mais juste assez de temps pour faire un faux pas. Cet instant-là donne de l'importance même à la jeune fille la plus effacée, une petite Zerline même devient alors un objet. 
            Tout doit alors y être concentré, les plus grands contrastes même doivent être réunis dans l'instant. S'il manque quelque chose, surtout un des principaux contrastes, la situation perd immédiatement une part de sa force séductrice. On connaît bien cette taille-douce qui représente une pénitente d'une mine si jeune et si innocente qu'on est presque embarrassé, à cause d'elle et aussi à cause du confesseur, pour savoir ce qu'au fond elle peut bien avoir à confesser. Elle lève un peu son voile et regarde autour d'elle, comme si elle cherchait quelque chose qu'elle pourrait peut-être plus tard trouver l'occasion de confesser et, bien entendu, c'est le moins qu'elle puisse faire pour le confesseur.
             La situation présente assez de séduction, et comme elle est la seule figure dans la gravure, rien n'empêche de s'imaginer l'église, dans laquelle la scène se déroule, si vaste que plusieurs prédicateurs, même très disparates, pourraient bien prêcher à la fois. 
            La situation présente assez de séduction et je n'objecterais pas à me laisser placer à l'arrière-plan, surtout si sa petite y consent. Mais cette situation ne serait tout de même que de second ordre, car la fillette a bien l'air de n'être qu'une enfant, et bien du temps passera donc avant que l'instant arrive.

            Ai-je été avec Cordélia constamment fidèle à mon pacte ? C'est-à-dire à mon pacte avec l'esthétique, car c'est le fait d'avoir toujours l'idée de mon côté qui me donne de la force. C'est un secret comme celui des cheveux de Samson qu'aucune Dalila ne m'arrachera. Tromper tout bonnement une jeune fille, la persévérance me manquerait sûrement; mais savoir que l'idée est engagée, que c'est pour son service que j'agis, que c'est à elle que je dévoue mes forces, voilà qui me rend austère envers moi-même et qui fait que je m'abstiens des plaisirs défendus. Ai-je toujours sauvegardé ce qui est intéressant ? Oui, et j'ose le dire bien librement et ouvertement dans ces entretiens intérieurs. Les fiançailles elles-mêmes le constituaient justement parce qu'elles ne me procuraient pas ce qu'on entend communément par ce qui eût été intéressant. Elles le sauvegardaient justement parce que leur publicité était en contradiction avec la vie intérieure.  
            Si nos liens avaient été secrets, il n'eût été intéressant qu'à la première puissance. Mais il s'agit ici de ce qui est intéressant à la seconde puissance, et c'est pourquoi c'est, pour elle, primordialement l'intéressant. Les fiançailles vont se rompre, mais c'est elle qui les rompt pour se lancer dans une sphère supérieure. Et elle a raison, car c'est la forme de ce qui est intéressant qui l'occupera le plus.

                               Le 16 septembre.                                                               franceculture.fr

            La rupture est un fait accompli. Forte, hardie, divine, elle s'envole comme un oiseau auquel aujourd'hui seulement il a été permis de déployer son envergure. Vole, bel oiseau, vole ! Je l'avoue, si ce vol royal l'éloignait de moi j'en aurais une douleur extrêmement profonde. Ce serait pour moi comme si la bien-aimée de Pygmalion s'était pétrifiée à nouveau. Je l'ai rendue légère, légère comme une pensée, et maintenant cette pensée ne m'appartiendrait plus ? Ce serait à en désespérer. Un instant avant je ne m'en serais pas occupé, un instant plus tard ce me sera bien égal, mais maintenant, maintenant, cet instant qui pour moi est une éternité. Mais elle ne s'envole pas de moi. Vole donc bel oiseau, vole, prends fièrement ton vol sur tes ailes, glisse à travers les tendres royaumes de l'air, tantôt je te rejoins, bientôt je me cache avec toi au fond de la solitude.
            Cette rupture a un peu atterré la tante. Mais elle a l'esprit trop libre pour vouloir contraindre Cordélia, bien que, afin de mieux l'endormir, ainsi que pour mystifier Cordélia quelque peu, j'aie fait quelques essais pour l'intéresser à moi. Elle me montre d'ailleurs beaucoup de sympathie, elle ne se doute pas de toutes les raisons que j'ai pour pouvoir la prier de s'abstenir de toute sympathie.
            La tante lui a permis de passer quelque temps à la campagne où elle doit rendre visite à une famille. Il est bon qu'elle ne puisse s'abandonner tout de suite à la disposition suraiguë de son esprit. Toutes les résistances du dehors maintiendront ainsi pour quelque temps encore son émotion. Je garde une faible communication avec elle à l'aide de lettres, et ainsi nos relations verdiront de nouveau. Maintenant coûte que coûte il faut la rendre forte, le mieux serait surtout de lui faire faire quelques embardées de mépris excentriques des gens et de la morale. Alors quand le jour de son départ sera arrivé, un garçon sûr se présentera comme cocher et, devant sa porte, mon valet, qui jouit de toute ma confiance, se joindra à eux. Il les accompagnera jusqu'au lieu de destination et restera près d'elle, à son service et, au besoin, pour l'assister. Après moi je ne connais personne plus propre à jouer ce rôle que Johan. J'ai moi-même tout arrangé là-bas avec autant de goût que possible. Rien ne manque pour charmer son âme et pour la rassurer dans un bien-être fastueux.

                             Ma Cordélia !
      
            Les cris d'alarme des différentes familles ne se sont encore réunis pour créer un désarroi général comme celui que causèrent les cris capitolins. Mais tu en as sans doute déjà dû endurer quelques solos. Imagine-toi toute cette assemblée d'efféminés et de commères, présidée par une dame, digne pendant de cet inoubliable président Lars dont parle Claudius, et tu aurais une image, une idée, une échelle de ce que tu as perdu et, devant qui ? devant le tribunal des honnêtes gens.
            Ci-joint la fameuse gravure représentant le Président Lars. Je n'ai pas pu l'acheter à part, et j'ai donc acheté les œuvres complètes de Claudius d'où je l'ai arrachée et j'ai jeté le reste car, comment oserais-je t'encombrer d'un cadeau qui pour le moment ne peut pas t'intéresser, mais comment pourrais-je négliger la moindre chose qui, ne serait-ce que pour un moment, pourrait t'être agréable ? comment me permettre d'encombrer une situation de choses qui ne la regardent pas ? La nature connaît une telle prolixité, ainsi que l'homme asservi aux choses temporelles, mais toi, ma Cordélia, dons ta liberté, tu la haïras. 

                                                                                            Ton Johannes.
 
            Le printemps est bien la plus belle époque de l'année pour tomber amoureux, et la fin de l'été la plus belle pour arriver au but de ses désirs. Il y a dans la fin de l'été une mélancolie qui répond entièrement à l'émotion qui vous pénètre en pensant à la réalisation d'un désir.
            Aujourd'hui j'ai moi-même visité la maison de campagne où Cordélia trouvera, dans quelques jours, une ambiance en harmonie avec son âme. Je ne désire pas être moi-même témoin de sa surprise et de sa joie. De telles pointes érotiques ne serviraient qu'à affaiblir son âme, seule elle s'abandonnera comme en un rêve, et partout elle verra des allusions, des signes, un monde enchanté, mais tout perdrait sa signification si j'étais à côté d'elle, et lui ferait oublier que l'heure est passée où nous aurions pu jouir en commun de ces choses-là. Cette ambiance ne doit pas entraver son âme comme un narcotique, mais l'aider à s'évader, sans cesse puisqu'elle la dédaignera comme un jeu sans intérêt par rapport à ce qui doit venir. J'ai l'intention de visiter moi-même ce lieu plusieurs fois pendant les jours qui restent afin de conserver mon entrain. 

                                  Ma Cordélia !

            Maintenant, c'est le cas de le dire, je t'appelle la mienne, car aucun signe extérieur ne me rappelle ma possession. Bientôt en t'appelant ainsi ce sera la pure vérité et, serrée dans mes bras, quand tu m'enlaceras dans les tiens, nous n'aurons besoin d'aucun anneau pour nous rappeler que nous sommes l'un à l'autre. Cette étreinte n'est-elle pas un anneau plus réel qu'un signe. De plus il nous tient étroitement enlacés et nous liera indissolublement. Plus grande sera notre liberté, car ta liberté sera d'être à moi, comme la mienne sera d'être à toi.

                                                                                   Ton Johannes.

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            A la chasse Alphée s'éprit de la nymphe Aréthuse. Elle ne voulut pas lui prêter l'oreille, mais s'enfuit sans cesse, jusqu'à ce que sur l'île Ortygue elle fut changée en source. Alphée en eut tant de chagrin qu'il fut lui-même changé en un fleuve de l'Elide dans le Péloponnèse. Mais il n'oublia pas son amour et s'unit sous la mer à cette source. N'est-ce plus le temps des métamorphoses ? Réponse : n'est-ce plus celui de l'amour ? A quoi comparer la pure et profonde âme, sans liens avec le monde, si ce n'est à une source ? Ne t'ai-je pas dit que je suis comme un fleuve pris d'amour ? Et maintenant que nous sommes séparés, ne dois-je pas me jeter sous les flots pour être uni à toi ? Sous la mer nous nous rencontrerons encore, car ce n'est que dans ces profondeurs que nous nous appartenons.

                                                                                               Ton Johannes.

                                   Ma Cordélia !

            Bientôt, bientôt tu es à moi. A l'heure où le soleil ferme ses yeux qui épient, quand l'histoire est terminée et que les mythes prennent vie, je ne me drape pas seulement de ma cape, mais de la nuit aussi et je vole vers toi et, pour te trouver, je ne guette pas tes pas mais le battement de ton cœur.

                                                                                                         Ton Johannes.

            Ces jours où je ne peux être personnellement près d'elle quand je le veux, j'ai craint qu'elle ne se mette parfois à penser à l'avenir. Jusqu'ici cela n'a pas été le cas, car j'ai trop bien su l'étourdir par mon esthétique. On ne peut rien s'imaginer rien de moins érotique que ces papotages au sujet de l'avenir qui naissent surtout parce qu'on n'a actuellement rien de mieux pour se préoccuper. Mais près d'elle je ne crains rien à cet égard non plus, je saurais bien lui faire oublier le présent, aussi bien que l'éternité. Si à un tel point on ne sait pas se mettre en rapport avec l'âme d'une jeune fille, mieux vaut ne jamais se laisser aller à vouloir séduire, car il sera alors impossible d'éviter ces deux écueils : d'être questionné sur l'avenir et catéchisé sur la foi. C'est pourquoi il est tout naturel que Marguerite dans Faust soumette Faust à un tel petit examen, parce qu'il a eu l'imprudence de se montrer galant, et qu'une jeune fille est toujours armée contre une telle attaque.

            Je crois que tout à présent est prêt pour sa réception. L'occasion ne lui manquera pas d'admirer ma mémoire ou, plutôt, elle n'en aura pas le loisir. Rien de ce qui pourrait avoir de l'importance pour elle n'a été oublié, mais rien n'y a été mis qui pût me rappeler directement et, pourtant, je suis partout invisiblement présent. L'effet dépendra beaucoup de sa manière de regarder le tout la première fois. Mon valet a, pour cela, reçu les instructions les plus précises et il est, à sa façon, un virtuose accompli. S'il en a reçu l'ordre il sait jeter une remarque comme par hasard et tout négligemment, ainsi que faire l'ignorant, bref il est pour moi sans prix. 
            C'est un site comme elle l'aimerait. Du milieu de la pièce le regard se porte des deux côtés par-delà le premier plan vers l'infini de l'horizon, on est tout seul dans le vaste océan de l'air. Si on s'approche d'une suite de fenêtres on voit au loin à l'horizon une forêt s'élever en voûte comme une couronne qui limite et cerne le site. Et c'est parfait, car l'amour aime - quoi ? - un enclos, le paradis lui-même n'était-il pas un enclos, un jardin vers l'orient ?
            Mais il se resserre trop autour de vous ce cercle. On avance vers la fenêtre, un lac tranquille se cache humblement entre les abords plus élevés. Sur sa rive une barque. Un soupir du cœur, un souffle de la pensée inquiète, la barque se détache de ses chaînes et glisse sur le lac, doucement bercée par les tendres souffles d'une nostalgie sans nom. On disparaît dans la solitude mystérieuse de la forêt, bercé par la surface du lac qui rêve des ombres profondes de la forêt. On se retourne de l'autre côté et c'est la mer qui se répand devant les yeux, que rien n'arrête, poursuivis par la pensée que rien n'arrête.
            Qu'aime l'amour ? l'infinité.
            Que craint l'amour ? des bornes.
            Derrière le grand salon, une pièce plus petite, ou plutôt un cabinet, car ce que cette pièce faillit être chez les Wahl, celle-ci l'est. La ressemblance est frappante. Une natte couvre le parquet, devant le sofa il y a une petite table à thé avec une lampe, pareille à celle de là-bas. Tout y est semblable, mais plus luxueux. Je pense pouvoir me permettre cette petite retouche à la pièce. Dans le salon un piano très simple, mais rappelant celui de chez les Jansen. Il est ouvert, avec, sur le porte-musique, le même petit air suédois. La porte donnant sur l'entrée est entrebâillée.
            Elle entrera par cette porte du fond, Johan en a été instruit, ainsi au moment même où il  l'ouvrira, elle apercevra à la fois le cabinet et le piano, l'illusion est parfaite. Elle entre dans le cabinet, et je suis sûr qu'elle sera contente. En jetant son regard sur la table elle trouvera un livre mais, à l'instant même, Johan le prendra pour le ranger, disant de façon accidentelle : "  Monsieur a dû l'oublier là ce matin. " Elle saura ainsi que j'étais là ce matin même et ensuite elle voudra examiner le livre. C'est une traduction allemande de la fameuse œuvre d'Apulée, " Amour et Psyché ". Ce n'est pas un ouvrage poétique, mais il n'en faut pas non plus, car l'offre d'une vraie œuvre poétique à une jeune fille est toujours une injure, parce que cela implique qu'à un tel instant elle ne le serait pas elle-même assez pour boire la poésie cachée immédiatement dans la réalité et qui n'a pas d'abord été corrodée par la pensée d'un autre. Généralement on n'y pense pas et c'est pourtant ainsi. Elle voudra lire ce livre, et c'est ce que je veux. En l'ouvrant à la dernière page lue, elle trouvera une petite branche de myrte qui lui dira plus qu'un simple signet.

                                                                 Ma Cordélia !

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Que crains-tu ? En nous soutenant l'un l'autre nous sommes forts, plus forts que le monde, plus forts que les dieux eux-mêmes. Tu sais que jadis il y avait sur la terre une race, humaine il est vrai, mais dont chaque élément se suffisait à lui-même et ne connaissait pas l'union intime de l'amour. Leur puissance pourtant fut grande, si grande qu'ils voulurent donner l'assaut au ciel. Jupiter craignait cette race et fit de chacun de ces éléments un couple, homme et femme.
            S'il arrive parfois que ce qui fut jadis uni se réunit à nouveau en amour, une telle union est plus forte que Jupiter. Ils sont alors non seulement aussi forts que chacun des éléments, mais plus forts encore, car l'union de l'amour est une unité supérieure.

                                                                                      Ton Johannes.


          Le 24 septembre

            La nuit est calme, il est minuit moins le quart, le veilleur de nuit de Oesterport sonne sa bénédiction sur le pays, et la Blegdam en renvoie l'écho. Il rentre dans son corps de garde en sonnant à nouveau et l'écho en arrive de plus loin encore. Tout dort en paix, sauf l'amour. Levez-vous donc, puissances mystérieuses de l'amour, rassemblez-vous dans cette poitrine ! La nuit est silencieuse, seul un oiseau interrompt ce silence avec son cri et son coup d'aile en passant au ras du glacis gazonné tout humide de rosée : lui aussi sans doute se hâte à un rendez-vous, " accipio omen ! 
            Comme toute la nature est remplie de présages ! Je tire des présages du vol des oiseaux, de leurs cris, des ébats des poissons à la surface de l'eau, de leurs fuites dans les profondeurs, d'un aboiement au loin du tintamarre lointain d'une voiture, de l'écho d'un pas venant du loin. Je ne vois pas de fantômes à cette heure de la nuit, je ne vois pas ce qui appartient au passé, mais le sein du lac, l'humide baiser de la rosée, le brouillard qui se répand sur la terre et cache son étreinte féconde me montrent ce qui doit venir. 
            Tout est image, je suis mon propre mythe car, n'est-ce pas comme un mythe que je vole à cette rencontre ? Mais qu'importe qui je suis, j'ai oublié toutes les choses finies et temporelles, seul l'éternel me reste, la puissance de l'amour, son désir, sa béatitude. 
            Comme mon âme est tendue comme un arc et mes pensées prêtes au vol comme les flèches d'un carquois, non pas envenimées et pourtant bien capables de se mêler au sang. Que de force, de santé et de joie en mon âme, présente comme un dieu ! La nature l'avait faite belle. Je te remercie toi, nature prodigieuse. Comme une mère tu as veillé sur elle. Merci pour ta sollicitude. Elle était inaltérée et je vous en remercie, vous tous à qui elle le doit. Son développement est mon œuvre, je récolterai bientôt la récompense. Que n'ai-je accumulé pour ce seul instant qui s'annonce ? Mort et damnation, si j'en étais privé !
            Je ne vois pas encore ma voiture. J'entends le claquement d'un fouet, c'est mon cocher. Allez, vite, pour la vie et la mort, les chevaux dussent-ils s'effondrer, mais pas une seconde avant l'arrivée.

          Le 25 Septembre.

            Pourquoi une telle nuit ne dure-t-elle pas plus longtemps ? Alectryon a bien pu s'oublier. Pourquoi le soleil n'a-t-il pas assez de pitié pour faire comme lui ? Tout est fini pourtant, et je ne désire plus jamais la voir. Une jeune fille est faible quand elle a tout donné, elle a tout perdu, car l'innocence chez l'homme est l'essence de sa nature. 
            A présent toute résistance est impossible, et il n'est beau d'aimer que tant qu'elle dure, lorsqu'elle a pris fin, ce n'est que faiblesse et habitude. Je ne désire pas me souvenir de nos rapports. Elle est déflorée et nous ne sommes plus au temps où le chagrin d'une jeune fille délaissée la transformait en un héliotrope. Je ne veux pas lui faire mes adieux. Rien ne me dégoûte plus que les larmes et les supplications de femme qui défigurent tout et qui, pourtant, ne mènent à rien. Je l'ai aimée, mais désormais elle ne peut plus m'intéresser. Si j'étais un dieu je ferais ce que Neptune fit pour une nymphe, je la transformerai en homme.
            Comme il serait donc piquant de savoir si on peut s'évader des rêveries d'une jeune fille et la rendre assez fière pour qu'elle s'imagine que c'est elle qui en a eu assez des rapports.
            Quel épilogue passionnant qui, au fond, présenterait un intérêt psychologique et en outre pourrait vous offrir l'occasion de beaucoup d'observations érotiques.


                                                                     Fin
                                                                             du    
                                   
                                 Journal du Séducteur de Sören Kierkegaard ( 1813 - 1855 ) 
                                                  















                                                                                              

            





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