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dimanche 9 janvier 2022

Rêves Guy de Maupassant ( Nouvelle France )






.franceculture.fr
Rêvez, une œuvre de Claude Lévêque exposée au Musée Cantini dans l'exposition Le Rêve en 2017
                                                            Rêves

            C'était après un dîner d'amis, de vieux amis. Ils étaient cinq : un écrivain, un médecin et trois célibataires riches, sans profession. 
            On avait parlé de tout, et une lassitude arrivait, cette lassitude qui précède et décide les départs après les fêtes. Un des convives qui regardait depuis cinq minutes, sans parler, le boulevard houleux, étoilé de becs de gaze et bruissant, dit tout à coup :
            - Quand on ne fait rien du matin au soir, les jours sont longs.
            - Et les nuits aussi, ajouta son voisin. Je ne dors guère, les plaisirs me fatiguent, les conversations ne varient pas ; jamais je ne rencontre une idée nouvelle, et j'éprouve, avant de causer avec n'importe qui, un furieux désir de ne rien dire et de ne rien entendre. Je ne sais que faire de mes soirées.
            Et le troisième désœuvré proclama : 
            - Je paierais bien cher un moyen de passer, chaque jour, seulement deux heures agréables.
            Alors, l'écrivain, qui venait de jeter son pardessus sur son bras, s'approcha.
            - L'homme, dit-il, qui découvrirait un vice nouveau, et l'offrirait à ses semblables, dût-il abréger de moitié leur vie, rendrait un plus grand service à l'humanité que celui qui trouverait le moyen d'assurer l'éternelle santé et l'éternelle jeunesse.
            Le médecin se mit à rire, et tout en mâchonnant un cigare : 
            - Oui, mais ça ne se découvre pas comme ça. On a pourtant cherché et travaillé la matière, depuis que le monde existe. Les premiers hommes sont arrivés, d'un coup, à la perfection dans ce genre. Nous les égalons à peine.
            Un de ces trois désœuvrés murmura :
            - C'est dommage !
            Puis au bout d'une minute, il ajouta :
            - Si on pouvait seulement dormir, bien dormir sans avoir chaud ni froid, dormir avec cet anéantissement des soirs de grande fatigue, dormir sans rêves.
            - Pourquoi sans rêves ? demanda le voisin.
            L'autre reprit :
            - Parce que les rêves ne sont pas toujours agréables, et que toujours ils sont bizarres, invraisemblables, décousus, et que, dormant, nous ne pouvons même savourer les meilleurs à notre gré. Il faut rêver éveillé.
            - Qui vous en empêche ? interrogea l'écrivain.
            Le médecin jeta son cigare.
            - Mon cher, pour rêver éveillé, il faut une grande puissance et un grand travail de volonté, et, partant, une grande fatigue en résulte. Or le vrai rêve, cette promenade de notre pensée à travers des visions charmantes, est assurément ce qu'il y a de plus délicieux au monde ; mais il faut qu'il vienne naturellement, qu'il ne soit pas péniblement provoqué et qu'il soit accompagné d'un bien-être absolu du corps. Ce rêve-là, je peux vous l'offrir, à condition que vous me promettiez de n'en pas abuser.
            L'écrivain haussa les épaules :
            - Ah ! oui, je sais, le haschisch, l'opium, la confiture verte, les paradis artificiels. J'ai lu Baudelaire ; et j'ai même goûté la fameuse drogue, qui m'a rendu fort malade.
            Mais le médecin s'était assis :
            - Non, l'éther, rien que l'éther, et j'ajoute que vous autres, hommes de lettres, vous en devriez user quelquefois.
            Les trois hommes riches s'approchèrent. L'un demanda :
            - Expliquez-nous-en donc les effets.
            Et le médecin reprit :
            - Mettons de côté les grands mots, n'est-ce pas ? Je ne parle pas médecine, ni morale : je parle plaisir. Vous vous livrez tous les jours à des excès qui dévorent votre vie. Je veux vous indiquer une sensation nouvelle, possible seulement pour hommes intelligents, disons même : très intelligents, dangereuse comme tout ce qui surexcite nos organes, mais exquise. J'ajoute qu'il vous faudra une certaine préparation, c'est-à-dire une certaine habitude, pour ressentir dans toute leur plénitude les singuliers effets de l'éther.
            Ils sont différents des effets du haschisch, des effets de l'opium et de la morphine ; et ils cessent aussitôt que s'interrompt l'absorption du médicament, tandis que les autres producteurs de rêveries continuent leur action pendant des heures.                                                      bradford.fr 
            Je vais tâcher maintenant d'analyser le plus nettement possible ce qu'on ressent. Mais la chose n'est pas facile, tant sont délicates, presque insaisissables, ces sensations.
            C'est atteint de névralgies violentes que j'ai usé de ce remède, dont j'ai peut-être un peu abusé depuis.
            J'avais dans la tête et dans le cou de vives douleurs, et une insupportable chaleur de la peau, une inquiétude de fièvre. Je pris un grand flacon d'éther et, m'étant couché, je me mis à l'aspirer lentement.
            Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout l'intérieur de mon corps devenait léger, léger comme l'air, qu'il se vaporisait.
            Puis ce fut une sorte de torpeur de l'âme, de bien-être somnolent, malgré les douleurs qui persistaient mais cessaient cependant d'être pénibles. C'était une de ces souffrances qu'on consent à supporter, et non plus de ces déchirements affreux contre lesquels notre corps torturé proteste.
            Bientôt l'étrange et charmante sensation de vide que j'avais dans la poitrine s'étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d'être couché dans ce bien-être. Je m'aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s'en était allée, fondue aussi, évaporée. Et j'entendis des voix, quatre voix, deux dialogues,  sans rien comprendre des paroles. Tantôt ce n'étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait. Mais je reconnus que c'étaient là simplement les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais ; je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d'esprit, une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultés mentales.
            Ce n'était pas du rêve comme avec le haschisch, ce n'étaient pas les visions un peu maladives de l'opium ; c'était une acuité prodigieuse de raisonnement, une nouvelle manière de voir, de juger, d'apprécier les choses de la vie, et avec la certitude, la conscience absolue que cette manière était la vraie.
    Et la vieille image de l'Ecriture m'est revenue soudain à la pensée. Il me semblait que j'avais goûté à l'arbre de science, que tous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l'empire d'une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversés immédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus fort. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J'étais un être supérieur, armé d'une intelligence invincible, et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance...
            Cela dura longtemps. longtemps. Je respirais toujours l'orifice de mon flacon d'éther. Soudain je m'aperçus qu'il était vide. Et j'en ressentis un effroyable chagrin.
            Les quatre hommes demandèrent ensemble :
            - Docteur, vite une ordonnance pour un litre d'éther !
            Mais le médecin mit son chapeau et répondit :
            - Quant à ça, non ; allez vous faire empoisonner par d'autres !
            Et il sortit.
            Mesdames et Messieurs, si le cœur vous en dit ?


* attrape-rêves .hugolescargot.com

                                               Guy de Maupassant

                                     nouvelle parue le 8 juin 1882 in Le Gaulois )






































     

lundi 1 novembre 2021

Lui ? Maupassant ( Nouvelle France )

 








       



magiedesautomates.fr


                                               Lui ?

            Mon cher ami, tu n'y comprends rien ? et je le conçois. Tu me crois devenu fou ? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons que tu supposes.
            Oui. Je me marie. Voilà.
            Et pourtant mes idées et mes convictions n'ont pas changé. Je considère l'accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu l'imbécilité d'enchaîner leur vie, de renoncer à l'amour libre, la seule chose gaie et bonne au monde, de couper l'aile à la fantaisie qui nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais, je  me sens incapable d'aimer une femme, parce que j'aimerai toujours toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et mille... tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de ces êtres charmants et sans importance.
            Er cependant je me marie.
            J'ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l'ai vue seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu'elle ne me déplaît point ; cela me suffit pour ce que j'en veux faire. Elle est petite, blonde et grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et mince.
            Elle n'est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C'est une jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On dit d'elle : 
             " - Mlle Lajolle est bien gentille. "   
             On dira demain :   
             " - Elle est fort gentille, Mme Raymon. "                                                   carpediem.loutarwen.com        
             Elle appartient enfin à la légion des jeunes filles honnêtes " dont on est heureux de faire sa femme " jusqu'au jour où on découvre qu'on préfère justement toutes les autres femmes à celle qu'on a choisie.
            Alors pourquoi me marier, diras-tu ?
            J'ose à peine t'avouer l'étrange et invraisemblable raison qui me pousse à cet acte insensé.
            Je me marie pour n'être pas seul !
            Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu auras pitié de moi, et tu me mépriseras tant mon état d'esprit est misérable.
            Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi, contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n'importe quoi.
            Je veux pouvoir briser son sommeil ; lui poser une question quelconque brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à mon côté... parce que... parce que... ( je n'ose pas avouer cette honte... ) parce que j'ai peur, tout seul.
            Oh ! tu ne me comprends pas encore.
            Je n'ai pas peur d'un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans frissonner. Je n'ai pas peur des revenants ; je ne crois pas au surnaturel. Je n'ai pas peur des morts ; je crois à l'anéantissement définitif de chaque être qui disparaît.
            Alors !... oui. Alors !... Eh bien ! J'ai peur de moi ! j'ai peur de la peur ; peur des spasmes de mon esprit qui s'affole, peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible.
            Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J'ai peur des murs, des meubles, des objets familiers qui s'animent, pour moi, d'une sorte de vie animale. J'ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de ma raison qui m'échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et invisible angoisse. 
            Je sens d'abord une vague inquiétude qui me passe dans l'âme et me fait courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien ! Et je voudrais quelque chose ! Quoi ? Quelque chose de compréhensible. Puisque j'ai peur uniquement parce que e ne comprends pas ma peur.
            Je parle ! j'ai peur de ma voix. Je marche ! j'ai peur de l'inconnu de derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l'armoire, de sous le lit. Et pourtant je sais qu'il n'y a rien nulle part.
            Je me retourne brusquement parce que j'ai peur de ce qui est derrière moi, bien qu'il n'y air rien et que je le sache.
            Je m'agite, je sens mon effarement grandir ; et je m'enferme dans ma chambre ; et je m'enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps ; et blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie demeure allumée sur ma table de nuit et qu'il faudrait pourtant l'éteindre. Et je n'ose pas.  
        larepubliquedeslivres.com                               N'est-ce pas affreux, d'être ainsi ?
            Autrefois je n'éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement. J'allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de mon âme. Si l'on m'avait dit quelle maladie de peur invraisemblable, stupide et terrible, devait me saisir un jour, j'aurais bien ri ; et j'ouvrais les portes dans l'ombre avec assurance ; je me couchais lentement, sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au milieu des nuits pour m'assurer que toutes les issues de ma chambre étaient fortement closes. 
            Cela a commencé l'an dernier d'une singulière façon.

            C'était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après mon dîner, je me demandais ce que j'allais faire. Je marchai quelque temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison, incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine mouillait les vitres ; j'étais triste, tout pénétré par une de ces tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font désirer de parler à n'importe qui pour secouer la lourdeur de notre pensée. 
            Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n'avait jamais été. Une solitude infinie et navrante m'entourait. Que faire ? Je m'assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me relevai, et je me remis à marcher. J'avais peut-être aussi un peu de fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brulaient l'une à l'autre, et je le remarquai. Puis, soudain, un frisson de froid me courut dans le dos. Je pensai que l'humidité du dehors entrait chez moi, et l'idée de faire du feu me vint. J'en allumai, c'était la première fois de l'année. Et je m'assis de nouveau en regardant la flamme. Mais bientôt l'impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et je sentis qu'il fallait m'en aller, me secouer, trouver un ami
            Je sortis. J'allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas ; puis je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance.
            Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur d'eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et obscurcir la flamme du gaz.
            J'allais d'un pas mou, me répétant : " Je ne trouverai personne avec qui causer. "
            J'inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu'au faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables, semblaient ne pas même avoir la force de finir leurs consommations. 
            J'errai longtemps ainsi, et vers minuit, je me mis en route pour rentrer chez moi. J'étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se couche avant onze heures, m'ouvrit tout de suite, contrairement à son habitude ; et je pensai : " Tiens, un autre locataire vient sans doute de remonter. "
            Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai qu'on m'avait monté des lettres dans la soirée.
            J'entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l'appartement. Je pris une bougie pour aller l'allumer au foyer, lorsque en jetant les yeux devant moi, j'aperçus quelqu'un assis dans mon fauteuil, et qui se chauffait les pieds en me tournant le dos.
            Je n'eus pas peur, oh ! non, pas le moins du monde. Une supposition très vraisemblable me traversa l'esprit : celle qu'un de mes amis était venu pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que j'allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée : le cordon tiré tout de suite, ma porte seulement poussée.
            Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s'était endormi devant mon feu en m'attendant, et je m'avançai pour le réveiller. Je le voyais parfaitement, un de ses bras pendant à droite ; ses pieds étaient croisés l'un sur l'autre ; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais : " Qui est-ce ? " On y voyait peu d'ailleurs dans la pièce. J'avançai la main pour lui toucher l'épaule !...
            Je rencontrai le bois du siège ! Il n'y avait plus personne. Le fauteuil était vide !
            Quel sursaut, miséricorde !
            Je reculai d'abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.
            Puis je me retournai, sentant quelqu'un derrière mon dos ; puis, aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d'épouvante, tellement éperdu que je n'avais plus une pensée, prêt à tomber.
            Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me revint. Je songeai : " Je viens d'avoir une hallucination, voilà tout. " Et je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va    stickersmalin.com                                   vite dans ces moments-là.
            J'avais une hallucination, c'était là un fait incontestable. Or, mon esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et logiquement. Il n'y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les yeux seuls s'étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles les gens naïfs. C'était là un accident nerveux de l'appareil optique, rien de plus, un peu de congestion peut-être.
            Et j'allumai ma bougie. Je m'aperçus, en me baissant vers le feu, que je tremblais, et je me relevai d'une secousse, comme si on m'eût touché par-derrière.
            Je n'étais point tranquille, assurément. 
            Je fis quelques pas ; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques refrains.
            Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.
            Je m'assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure ; puis je me couchai, et je soufflai ma lumière.
            Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre ; et je me mis sur le côté.
            Mon feu n'avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient juste les pieds du fauteuil ; et je crus revoir l'homme assis dessus.
            J'enflammai une allumette d'un mouvement rapide. Je m'étais trompé, je ne voyais plus rien.
     
      Je me levai, cependant, et j'allai cacher le fauteuil derrière mon lit.
            Puis je refis l'obscurité et je tâchai de m'endormir. Je n'avais pas perdu connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j'aperçus, en songe, et nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me réveillai éperdument, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.
            Deux fois cependant le sommeil m'envahit, malgré moi, pendant quelques secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.
            Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement jusqu'à midi.
            C'était fini, bien fini. J'avais eu la fièvre, le cauchemar, que sais-je ? J'avais été  malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.
            Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret ; j'allai voir le spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu'en approchant de ma maison, une inquiétude étrange me saisit. J'avais peur de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à laquelle je ne croyais point, mais j'avais peur d'un trouble nouveau de mes yeux, peur de l'hallucination, peur de l'épouvante qui me          saisirait. 
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        Pendant plus d'une heure, j'errai de long en large sur le trottoir ; puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j'entrai. Je haletais tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je restai encore plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, brusquement, j'eus un élan de courage, un roidissement de volonté. J'enfonçai ma clef ; je me précipitai en avant, une bougie à la main, je poussai d'un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre, et je jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien. " Ah !... "
            Quel soulagement ! Quelle joie ! Quelle délivrance ! J'allais et je venais d'un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré ; je me retournais par sursauts ; l'ombre des coins m'inquiétait
              Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires.                                                                      Mais je ne le vis pas. C'était fini !

            Depuis ce jour-là j'ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de moi, autour de moi, la vision. Elle ne m'est point apparue de nouveau. Oh non ! Et qu'importe, d'ailleurs, puisque je n'y crois pas, puisque je sais que ce n'est rien !
            Elle me gêne cependant, parce que j'y pense sans cesse. - Une main pendait du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d'un homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu ! Je n'y veux plus songer !
            Qu'est-ce que cette obsession, pourtant ? Pourquoi cette persistance ? ses pieds étaient tout près du feu !
            Il me hante, c'est fou, mais c'est ainsi. Qui, Il ? Je sais bien qu'il n'existe pas, que ce n'est rien ! Il n'existe que dans mon appréhension, que dans ma crainte, que dans mon angoisse ! Allons, assez !...
            Oui, mais j'ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul chez moi, parce qu'il y est. Je ne le verrai plus, c'est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma pensée. Il demeure invisible, cela n'empêche qu'il y soit. Il est derrière les portes, dans l'armoire fermée, sous le lit, dans tous les coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j'ouvre l'armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j'éclaire les coins, les ombres, il n'y est plus ; mais alors je le sens derrière moi. Je me retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai plus. Il n'en est pas moins derrière moi, encore.
            C'est stupide, mais c'est atroce. Que veux-tu ? Je n'y peux rien.
            Mais si nous étions deux chez moi je sens, oui, je sens assurément, qu'il n'y serait plus ! Car il est là parce que je suis seul, uniquement parce que je suis seul !



                                                      Maupassant















            































     

lundi 11 octobre 2021

Sur les chats Guy de Maupassant ( Nouvelle France )Sur me






 



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                                                  Sur les chats

                                                              I

                                                                                                          Cap d'Antibes.

            Assis sur un banc, l'autre jour, devant ma porte, en plein soleil, devant une corbeille d'anémones fleuries, je lisais un livre récemment paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi Le Tonnelier, par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier, sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je posai à côté de moi pour caresser la bête.
            Il faisait chaud ; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore, intermittente, légère, passait dans l'air, où passaient aussi parfois des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j'apercevais là-bas.
            Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les germes endormis, et les bourgeons pour que s'ouvrent les jeunes feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en l'air, ouvrant et fermant les griffes, montrant sous ses lèvres ses crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple comme une étole de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse. Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant qu'être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de la toucher, se redressait et poussait sa tête sous ma main levée.
            Je l'énervais et elle m'énervait aussi, car je les aime et je les déteste, ces animaux charmants et perfides. J'ai plaisir à les toucher, à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n'est plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d'un chat. Mais elle me met aux doigts, cette robe vivante, un désir étrange et féroce d'étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l'envie qu'elle a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette envie, comme un fluide qu'elle me communique, je la prends par le bout de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de mes nerfs, le long de mes membres jusqu'à mon cœur, jusqu'à ma tête, elle m'emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement vif et léger qui me pénètre et m'envahit.
            Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la pierre d'une fronde, si vite et si brutalement qu'elle n'a jamais le temps de se venger.                                                                                                     letemps.ch
            Je me souviens qu'étant enfant, j'aimais déjà les chats avec de brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains ; et qu'un jour, au bout du jardin, à l'entrée du bois, j'aperçus tout à coup  quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J'allai voir, c'était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait retombait inerte, puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait un bruit de pompe, un bruit affreux que j'entends encore.
            J'aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j'aurais pu aller chercher le domestique ou prévenir mon père. - Non, je ne bougeai pas, et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante et cruelle : c'était un chat ! C'eût été un chien, j'aurais plutôt couper le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde de plus.
            Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j'allai le tâter et lui tirer la queue.

                                                           II

            Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu'en les caressant, alors qu'ils se frottent à notre chair, ronronnent et se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne semblent jamais nous voir, on sent bien l'insécurité de leur tendresse, l'égoïsme perfide de leur plaisir.
            Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes, douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter à l'amour. Près d'elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien qu'on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte perfide, sournoise, amoureuse ennemie, qui mordra quand elle sera lasse de baisers.
            Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement chantés. On connaît son admirable sonnet :

           Les amoureux fervents et les savants austères
           Aiment également, dans leur mûre saison,
           Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
           Qui comme eux sont frileux, comme eux sont sédentaires.

            Amis de la science et de la volupté,
            Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres.
            L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres
            S'ils pouvaient au service incliner leur fierté.

            Ils prennent, en songeant, les nobles attitudes
            De grands sphinx allongés au fond des solitudes
            Qui semblent s'endormir dans un grand rêve sans fin.                                               parismatch.com

            Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
            Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
            Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

                                                                III

            Moi j'ai eu un jour l'étrange sensation d'avoir habité le palais enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous les êtres humains qu'on n'entende jamais marcher.
            C'était l'été dernier sur ce même rivage de la Méditerranée.
             Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m'informais si les habitants du pays n'avaient point dans la montagne au-dessus de quelque vallée fraîche où ils puissent aller respirer.
            On m'indiqua celle de Thorenc, Je la voulus voir.
            Il fallut d'abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai quelque jour en racontant comment se fabriquent ces essences et quintessences de fleurs qui valent jusqu'à deux mille francs le litre. J'y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville, médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que la propreté des chambres. Puis je repartis au matin.
            La route s'engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds et dominés par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais quel bizarre séjour d'été on m'avait indiqué là ; et j'hésitais presque à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j'aperçus soudain devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés, toute une bizarre architecture de citadelles mortes. C'était une antique commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc.
            Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte, fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l'eau courante, des saules : et sur les versants, des sapins, jusques au ciel. 
            En face de la commanderie, de l'autre côté de la vallée, mais plus en bas, s'élève un château habité, le château des Quatre-Tours, qui fut construit vers 1530. On n'y aperçoit encore cependant aucune trace de la Renaissance.
            C'est une lourde et forte construction carrée, d'un puissant caractère, flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.
            J'avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir, qui ne me laissa pas gagner l'hôtel.
            Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours d'été qu'on puisse rêver. Je m'y promenai jusqu'au soir, puis, après le dîner, je montai dans l'appartement qu'on m'avait réservé.
            Je traversai d'abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j'aperçus rapidement sur les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces tableaux dont Théophile Gautier a dit :

            J'aime à vous voir en vos cadres ovales
            Portraits jaunis des belles du vieux temps,
            Tenant en main des roses un peu pâles
             Comme il convient à des fleurs de cent ans.                                          parismatch.com

puis j'entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.
            Quand je fus seul, je la visitai. Elle était tendue d'antiques toiles peintes où l'on voyait des donjons roses au fond des paysages bleus. et de gros oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres précieuses.
            Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les fenêtres, larges dans l'appartement, étroites à leur sortie au jour, traversant toute l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma porte, je me couchai et je m'endormis.
            Et je rêvai ; on rêve toujours un peu de ce qui s'est passé dans la journée. Je voyageais ; j'entrais dans une auberge où je voyais attablés devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre société dont je ne m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo, qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin j'allai me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et tout à coup j'apercevais le domestique et le maçon, armés de briques, qui venaient doucement vers mon lit.
            Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour me reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, mon arrivée à Thorenc, l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la nuit, au milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête d'homme à peu près, deux yeux de feu qui me regardaient.
            Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais, j'entendis un bruit, un bruit léger, mou comme la chute d'un linge humide et roulé, et quand j'eus de la lumière, je ne vis plus rien qu'une grande table au milieu de l'appartement.
            Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les armoires, rien.
            Je pensai donc que j'avais continué mon rêve un peu après mon réveil, et je me rendormis non sans peine.
            Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient, dans le pays que j'aime. Et j'arrivais chez un Turc qui demeurait en plein désert. C'était un Turc superbe ; pas un Arabe, un Turc, gros, aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait des compliments en m'offrant des confitures, sur un divan délicieux.
            Puis un petit nègre me conduisit à ma chambre - tous mes rêves finissaient donc ainsi - une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux de bêtes par terre, et, devant le feu - l'idée de feu me poursuivait jusqu'au désert - sur une chaise basse, une femme à peine vêtue, qui m'attendait.
            Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun mais d'un brun chaud et capiteux.
            Elle me regardait et je pensais :
            " Voilà comment je comprends l'hospitalité. Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile qu'on recevrait un étranger de cette façon. "
            Je m'approchai d'elle et je lui parlai, mais elle me répondit par signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître, savait si bien
            D'autant plus heureux qu'elle serait silencieuse, je la pris par la main et je la conduisis vers ma couche où je m'étendis à ses côtés... Mais on se réveille toujours en ces moments-là ! Donc je me réveillai et je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose de chaud et de doux que je caressais amoureusement.
            Puis, ma pensée s'éclairant, je reconnus que c'était un chat, un gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y laissai, et je fis comme lui, encore une fois.
            Quand le jour parut, il était parti ; et je crus vraiment que j'avais rêvé ; car je ne comprenais pas comment il avait pu entrer chez moi, et en sortir, la porte étant fermée à clef.
            Quand je contai mon aventure ( pas en entier ) à mon aimable hôte, il se mit à rire, et me dit :
            - Il est venu par la chatière, et soulevant un rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.
            Et j'appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et qui font du chat le roi et le maître de céans.
            Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il est chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui passe sans bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux.
            Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire :
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             C'est l'esprit familier du lieu
              Il juge, il préside, il inspire
              Toutes choses dans son empire         
               Peut-être est-il fée, - est-il Dieu ?



            

                                              Maupassant

                                                      in Contes cruels et fantastiques

































      
                                                                     




















dimanche 9 août 2020

Regrets sur ma vieille robe de chambre Denis Diderot ( Nouvelle France )

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DRÔLES DE DAMES : Mode homme, femme et up-cyclée...La Joueuse d ...



 


  



                             Regrets sur ma vieille robe de chambre

                          Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune

            Pourquoi ne l'avoir pas gardée ? Elle était faite à moi ; j'étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans les gêner ; j'étais pittoresque et beau. L'autre, raide, empesée, me mannequine. Il n'y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât ; car l'indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s'offrait à l'essuyer. L'encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracées en longues raies noires les fréquents services qu'elle m'avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l'écrivain, l'homme qui travaille. A présent, j'ai l'air d'un riche fainéant ; on ne sait qui je suis.
            Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d'un valet, ni la mienne, ni les éclats du feu, ni la chute de l'eau. J'étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu l'esclave de la nouvelle.
            Le dragon qui surveillait la toison d'or ne fut pas plus inquiet que moi. Le souci m'enveloppe.
            Le vieillard passionné qui s'est livré, pieds et poings liés, aux caprices, à la merci d'une jeune folle, dit depuis le matin jusqu'au soir :
            " - Où est ma bonne, ma vieille gouvernante ? Quel démon m'obsédait le jour que je la chassai pour celle-ci ! " 
            Puis il pleure, il soupire.
            Je ne pleure pas, je ne soupire pas ; mais à chaque instant je dis :
            " - Maudit soit celui qui inventa l'art de donner du prix à l'étoffe comme en la teignant en écarlate ! Maudit soit le précieux vêtement que je révère ! Où est mon ancien, mon humble, mon commode lambeau de calmande ? "                                                                                     
            Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l'atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises ; l'opulence a sa gêne. 
            O Diogène ! si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau d'Aristippe, comme tu rirais ! O Aristippe, ce manteau fastueux fut payé par bien des bassesses. Quelle comparaison de ta vie molle, rampante, efféminée, et de la vie libre et ferme du cynique déguenillé ! J'ai quitté le tonneau où je régnais, pour servir sous un tyran.
            Ce n'est pas tout, mon ami. Ecoutez les ravages du luxe, les suites d'un luxe conséquent.
            Ma vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui m'environnaient. Une chaise de paille, une table de bois, une tapisserie de Bergame, une planche de sapin qui soutenait quelques livres, quelques estampes enfumées, sans bordure, clouées par les angles sur cette tapisserie ; entre ces estampes trois ou quatre plâtres suspendus formaient avec ma vieille robe de chambre l'indigence la plus harmonieuse.
            Tout est désaccordé. Plus d'ensemble, plus d'unité, plus de beauté.
            Une nouvelle gouvernante stérile qui succède dans un presbytère, la femme qui entre dans la maison d'un veuf, le ministre qui remplace un ministre disgracié, le prélat moliniste qui s'empare du diocèse d'un prélat janséniste, ne causent pas plus de trouble que l'écarlate intruse en a causé chez moi.

            Je puis supporter sans dégoût la vue d'une paysanne. Ce morceau de toile grossière qui couvre sa tête ; cette chevelure qui tombe éparse sur ses joues, ces haillons troués qui la vêtissent à demi ; ce mauvais cotillon court qui ne va qu'à la moitié de ses jambes ; ces pieds nus et couverts de fange ne peuvent me blesser : c'est l'image d'un état que je respecte ; c'est l'ensemble des disgrâces d'une
condition nécessaire et malheureuse que je plains. Mais mon cœur se soulève ; et, malgré l'atmosphère parfumée qui la suit, j'éloigne mes pas, je détourne mes regards de cette courtisane dont la coiffure à points d'Angleterre, et les manchettes déchirées, les bas de soie sales et la chaussure usée, me montrent la misère du jour associée à l'opulence de la veille. 
             Tel eût été mon domicile, si l'impérieuse écarlate n'eût tout mis à son unisson.
*
             J'ai vu la Bergame céder la muraille, à laquelle elle était depuis si longtemps attachée, à la tenture de damas.
            Deux estampes qui n'étaient pas sans mérite : La chute de la manne dans le désert du Poussin, et l'Esther devant Assuérus du même ; l'une honteusement chassée par un vieillard de Rubens, c'est la triste Esther ; La chute de la manne dissipée par une Tempête de Vernet.
            La chaise de paille reléguée dans l'antichambre par le fauteuil de maroquin.
            Homère, Virgile, Horace, Cicéron, soulager le faible sapin courbé sous leur masse, et se refermer dans une armoire marquetée, asile plus digne d'eux que de moi.
            Une grande glace s'emparer du manteau de ma cheminée.
            Ces deux jolis plâtres que je tenais de l'ami de Falconet, et qu'il avait réparés lui-même, déménagés par une Vénus accroupie. L'argile moderne brisée par le bronze antique
            La table de bois disputait encore le terrain, à l'abri d'une foule de brochures et de papiers entassés pêle-mêle, et qui semblaient devoir la dérober longtemps à l'injure qui la menaçait. Un jour elle subit son sort et, en dépit de ma paresse, les brochures et les papiers allèrent se ranger dans les serres d'un bureau précieux.
            Instinct funeste des convenances ! Tact délicat et ruineux, goût sublime qui change, qui déplace, qui édifie, qui renverse ; qui vide les coffres des pères ; qui laisse les filles sans dot, les fils sans éducation ; qui fait de belles choses et de si grands maux, toi qui substituas chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois ; c'est toi qui perds les nations ; c'est toi qui, peut-être, un jour, conduira mes effets sur le pont Saint-Michel, où l'on entendra la voix enrouée d'un juré crieur dire :
            " - A vingt louis une Vénus accroupie. "
            L'intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la Tempête de Vernet, qui est au-dessus, faisait un vide désagréable à l’œil. Ce vide fut rempli par une pendule à la Geoffrin, une pendule où l'on contraste avec le bronze.
            Il y avait un angle vacant à côté de ma fenêtre. Cet angle demandait un secrétaire, qu'il obtint.
            Autre vide déplaisant entre la tablette du secrétaire et la belle tête de Rubens, il fut rempli par deux La Grenée.
            Ici c'est une Magdeleine du même artiste ; là, c'est une esquisse ou de Vien ou de Marchy ; car je donnai aussi dans les esquisses. Et ce fut ainsi que le réduit édifiant du philosophe se transforma dans le cabinet scandaleux du publicain. J'insulte aussi à la misère nationale.
            De ma médiocrité première, il n'est resté qu'un tapis de lisières. Ce tapis mesquin ne cadre guère avec mon luxe, je le sens. Mais j'ai juré et je jure, car les pieds de Denis le philosophe ne fouleront jamais un chef-d'oeuvre de la Savonnerie, que je réserverai ce tapis, comme le paysan transféré de sa chaumière dans le palais de son souverain réserva ses sabots. 

            Lorsque le matin, couvert de la somptueuse écarlate, j'entre dans mon cabinet, si je baisse la vue, j'aperçois mon ancien tapis de lisières ; il me rappelle mon premier état, et l'orgueil s'arrête à l'entrée de mon cœur.   
            Non, mon ami, non : je ne suis point corrompu. Ma porte s'ouvre toujours au besoin qui s'adresse à moi ; il me trouve la même affabilité. Je l'écoute, je le conseille, je le secours, je le plains. Mon âme ne s'est point endurcie ; ma tête ne s'est point relevée. Mon dos est bon et rond, comme ci-devant. C'est le même ton de franchise ; c'est la même sensibilité. Mon luxe est de fraîche date et le poison n'a point encore agi. Mais avec le temps qui sait ce qui peut arriver ? Qu'attendre de celui qui a oublié sa femme et sa fille, qui s'est endetté, qui a cessé d'être époux et père, et qui, au lieu de déposer au fond d'un coffre fidèle, une somme utile...                                                                                                                                                       Diogène le Cynique.                       
            Ah, saint prophète ! levez vos mains au ciel, priez pour un ami en péril, dites à Dieu : 
            " - Si tu vois dans tes décrets éternels que la richesse corrompe le cœur de Denis, n'épargne pas les chefs-d'oeuvre qu'il idolâtre; détruis-les et ramène-le à sa première pauvreté ; et moi je dirai au ciel de mon côté :
            " - Ô Dieu ! je me résigne à la prière du saint prophète et à ta volonté ! Je t'abandonne tout ; reprends tout ; oui, tout, excepté le Vernet ! Ce n'est pas l'artiste, c'est toi qui l'as fait. Respecte l'ouvrage de l'amitié et le tien. Vois ce phare, vois cette tour adjacente qui s'élève à droite ; vois ce vieil arbre que les vents ont déchiré. Que cette masse est belle ! Au-dessous de cette masse obscure, vois ces rochers couverts de verdure. C'est ainsi que ta main puissante les a tapissés. Vois cette terrasse inégale, qui descend du pied des rochers vers la mer. C'est l'image des dégradations que tu as permis au temps d'exercer sur les choses du monde les plus solides. Ton soleil l'aurait-il autrement éclairée ? Dieu ! si tu anéantis cet ouvrage de l'art, on dira que tu es un Dieu jaloux. Prends en pitié les malheureux épars sur cette rive. Ne te suffit-il pas de leur avoir montré le fond des abîmes ? Ne les as-tu sauvés que pour les perdre ? Ecoute la prière de celui qui te remercie. Aide les efforts de celui-là qui rassemble les tristes restes de sa fortune. Ferme l'oreille aux imprécations de ce furieux : hélas ! il se promettait des retours si avantageux ; il avait médité le repos et la retraite ; il en était à son dernier voyage. Cent fois dans la route, il avait calculé par ses doigts le fond de sa fortune ; il en avait arrangé l'emploi : et voilà toutes ses espérances trompées ; à peine lui reste-t-il de quoi couvrir ses membres nus. Sois touché de la tendresse de ces deux époux. Vois la terreur que tu as inspirée à cette femme. Elle te rend grâce du mal que tu ne lui as pas fait. Cependant, son enfant, trop jeune pour savoir à quel péril tu l'avais exposé, lui, son père et sa mère, s'occupe du fidèle compagnon de son voyage ; il rattache le collier de son chien. Fais grâce à l'innocent. Vois cette mère fraîchement échappée des eaux avec son époux ; ce n'est pas pour elle qu'elle a tremblé, c'est pour son enfant. Vois comme elle le serre contre son sein ; vois comme elle le baise. 
            Ô Dieu ! reconnais les eaux que tu as créées. Reconnais-les, et lorsque ton souffle les agit, et lorsque ta main les apaise. Reconnais les sombres nuages que tu avais rassemblés, et qu'il t'a plu de dissiper. Déjà ils se séparent, ils s'éloignent, déjà la lueur de l'astre du jour renaît sur la face des eaux ; je présage le calme à cet horizon rougeâtre. Qu'il est loin cet horizon ! il ne confine point avec la mer. Le ciel descend au-dessous et semble tourner autour du globe. Achève d'éclaircir ce ciel ; achève de rendre à la mer sa tranquillité. Permets à ces matelots de remettre à flot leur navire échoué ; seconde leur travail ; donne-leur des forces, et laisse-moi mon tableau. Laisse-le moi, comme la verge dont tu châtieras l'homme vain. Déjà ce n'est plus moi qu'on visite, qu'on vient entendre : c'est Vernet qu'on vient admirer chez moi. Le peintre a humilié le philosophe.
            Ô mon ami, le beau Vernet que je possède ! Le sujet est la fin d'une tempête sans catastrophe fâcheuse. Les flots sont encore agités ; le ciel couvert de nuages ; les matelots s'occupent sur leur navire échoué ; les habitant accourent des montagnes voisines. Que cet artiste a d'esprit ! Il ne lui a fallu qu'un petit nombre de figures principales pour rendre toutes les circonstances de l'instant qu'il a choisi. Comme toute cette scène est vraie ! comme tout est peint avec légèreté, facilité et vigueur ! Je veux garder ce témoignage de son amitié. Je veux que mon gendre le transmette à ses enfants, ses enfants aux leurs, et ceux-ci aux enfants qui naîtront d'eux.
            Si vous voyiez le bel ensemble de ce morceau ; comme tout y est harmonieux ; comme les effets s'y enchaînent ; comme tout se fait valoir sans effort et sans apprêt ; comme ces montagnes de la droite sont vaporeuses ; comme ces rochers et les édifices surimposés sont beaux ; comme cet arbre est pittoresque ; comme cette terrasse est éclairée ; comme la lumière s'y dégrade ; comme ces figures sont disposées, vraies, agissantes, naturelles, vivantes ; comme elles intéressent ; la force dont elles sont peintes ; la pureté dont elles sont dessinées ; comme elles se détachent du fond ; l'énorme étendue de cet espace ; la vérité de ces eaux ; ces nuées, ce ciel, cet horizon ! Ici le fond est privé de lumière et le devant éclairé au contraire du technique commun. Venez voir mon Vernet ; mais ne me l'ôtez pas.
            Avec le temps, les dettes s'acquitteront ; le remords s'apaisera ; et j'aurai une jouissance pure. Ne craignez pas que la fureur d'entasser de belles choses me prenne. Les amis que j'avais, je les ai ; et le nombre n'en est pas augmenté. J'ai Laïs, mais Laïs ne m'a pas. Heureux entre ses bras, je suis prêt à la céder à celui que j'aimerai et qu'elle rendrait plus heureux.
            Et,
                pour vous dire mon secret
                                                          à l'oreille
                cette Laïs,
                                qui se vend si cher aux autres, 
                 ne m'a rien coûté.

*  letelegramme.fr

                                                                Diderot