Affichage des articles dont le libellé est Nouvelles France. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Nouvelles France. Afficher tous les articles

samedi 12 mars 2022

Un parricide Guy de Maupassant ( Nouvelle France )

 silartetaitconte.com






      


                                                   Un parricide

            L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime étrange ?
            On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année précédente, la femme n'étant veuve que depuis trois ans.
            On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas été volés. Il semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe de fer.
            L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne savaient rien ; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se constituer prisonnier.
            A toutes les interrogations, il ne répondit que ceci :
            - Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis habile dans le métier.
            Et quand on lui demandait :
            - Pourquoi les avez-vous tués ?
            Il répondait obstinément :
            - Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer.
            On n'en put tirer autre chose.
            Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que Georges Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent, avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient point ses camarades, on le surnomma : " le Bourgeois " ; et on ne l'appelait plus autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes et même nihilistes, grand liseur de romans d'aventures, de romans à drames sanglants, électeur influent et orateur habile dans les réunions publiques d'ouvriers ou de paysans.
            L'avocat avait plaidé la folie.
            Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses meilleurs clients, des clients riches et généreux ( il le reconnaissait ), qui lui avaient fait faire, depuis deux an, pour trois mille francs de travaux ( ses livres en faisaient foi ). Une seule explication se présentait : la folie, l'idée fixe du déclassé qui se venge sur deux bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile à ce surnom de Le Bourgeois donné par le pays à cet abandonné ; il s'écriait :
            " - N'est-ce pas une honte, et une ironie capable d'exalter encore ce malheureux garçon qui n'a ni père ni mère ? C'est un ardent républicain. Que dis-je ? Il appartient même à ce parti politique que la République fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille aujourd'hui à bras ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un moyen tout simple.
            Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques, ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même, oui, des femmes ! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy ; son esprit malade a chaviré ; il a voulu du sang, du sang de bourgeois !
            Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, Messieurs, c'est la Commune ! "
            Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause était gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne répliqua pas,
            Alors le président posa au prévenu la question d'usage :
            - Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre défense ?
            L'homme se leva.                                                                                    cultea.fr
            Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'était faite de lui.
            Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle :
            - Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire.
            Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi.

            Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d'une naissance illégitime, plus que cela : à la mort, puisqu'on l'abandonna, puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir de délaissement !
            La femme qui m'allaita fut honnête, plus honnête, plus femme, plus grande, plus mère que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut mieux laisser périr ses misérables jetés aux villages des banlieues, comme on jette une ordure aux bornes.
            Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les autres enfants m'appelèrent un jour " bâtard ". Ils ne savaient pas ce que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je l'ignorais aussi, mais je le sentis.
            J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'école. J'aurais été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner.
            Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils devaient m'aimer : ils m'ont rejeté.
            Moi, je leur devais la vie, mais la vie est-elle un présent ? La mienne, en tout cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux abandon, je ne leur devais plus guère que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir contre un être.
            Un homme injurié frappe ; un homme volé reprend son bien par la force. Un homme trompé,  martyrisé, tue ; un homme souffleté tue ; un homme déshonoré tue. J'ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère.
            Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit légitime. J'ai pris leur vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposée.
            Vous allez parler de parricide ! Etaient-ils mes parents, ces gens pour qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infâmie ; pour qui ma naissance fut une calamité et ma vie une menace de honte ? Ils cherchaient un plaisir égoïste ; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux.
            Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt à les aimer.
            Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, entra chez moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès du curé, sous le sceau du secret, bien entendu.
            Il revint souvent ; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection pour lui.
            Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne dit rien ; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne répondait que oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu'il lui posait ! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée.
            Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maitresse d'elle. Ils restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, et ils me firent une grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner ; mais un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de mes parents. Je répondis : " Mes parents, Madame, étaient des misérables qui m'ont abandonné. " Alors elle porta la main sur son cœur, et tomba sans connaissance. Je pensai tout de suite : " C'est ma mère ! " mais je me gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir.
            Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J'appris qu'ils n'étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n'étant devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu'ils s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait cachée d'abord, espéré détruite ensuite.                         pinterest.fr
            J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment de s'en aller, elle me dit : " Je vous veux du bien, parce que vous m'avez l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur ; vous penserez sans doute à vous marier quelque jour ; je viens vous aider à choisir librement la femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée contre mon cœur une fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot. "
            Elle me tendit une grande enveloppe cachetée.
            Je la regardai fixement, puis je lui dis : " Vous êtes ma mère ?
            Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria ! " Mais vous êtes fou ! "
            Je répondis ! " Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret ; je ne vous en voudrai pas ; je resterai ce que je suis, un menuisier. "
            Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis ma clef dans ma poche, et je repris : " Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mère. "
            Alors il s'emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain ; que leur situation, leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup ; il balbutiait : " Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc du bien au peuple, à  ces manants-là, aidez-les, secourez-les ! "
            Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup : " Allons-nous-en, allons-nous-en ! "
            Alors, comme la porte était fermée, il cria : " Si vous ne m'ouvrez pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et violence ! "
            J'étais resté maître de moi ; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer dans l'ombre.
            Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J'allais à pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma mère pleurait toujours. Mon père disait : " C'est votre faute. Pourquoi avez-vous tenu à le voir ! C'était une folie dans notre position. On aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses ? "
            Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai : " Vous voyez bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà rejeté une fois, me repousserez-vous encore ? "
            Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver.
            J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche ; je l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu.
            Alors elle s'est mise à crier : " Au secours ! à l'assassin ! " en m'arrachant la barbe. Il parait que je l'ai tuée aussi. Est-ce que je sais, moi, ce que j'ai fait, à ce moment-là ?
            Puis, quand je les ai vus tous deux par terre, je les ai jetés à la Seine, sans réfléchir.
            Voilà. - Maintenant jugez-moi. "

            L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que ferions-nous de ce parricide ?



                                                     Guy de Maupassant
            
            
            

            





















            

lundi 28 février 2022

La Rempailleuse Guy de Maupassant ( Nouvelle France )

prof.com


                                  





                                                                      La Rempailleuse

                                                                                                         A Léon Hennique

            C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et de fleurs.
            On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou plusieurs. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un seul amour sérieux ; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation, affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, et qu'un cœur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y pouvait germer de nouveau.
            Le marquis, ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance.
            " - Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider, ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris ; et ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira - qui a aimé aimera. C'est une affaire de tempérament, cela. "
            On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux champs, et on le pria de donner son avis.
            Justement il n'en avait pas :
            " - Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament ; quant à moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort. "
            La marquise battit des mains.
            " - Est-ce beau cela ! Et quel rêve d'être aimé ainsi ! Quel bonheur de vivre ainsi cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et pénétrante ! Comme il a dû être heureux et bénir la vie celui qu'on adora de la sorte ! "
            Le médecin sourit :
            " - En effet, Madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au chateau. Mais je vais me faire mieux comprendre. "
            L'enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visage dégoûté disait : " Pouah ! " comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.
            Le médecin reprit :

            " - J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à son lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans la voiture qui lui servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.
            Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu de logis planté en terre.
            Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses pattes ; et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en poussant le cri bien connu :
" Rempailleur de chaises ! " on se mettait à tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait trop loin ou tentait d'entrer en relation avec quelque galopin du village, la voix colère du père la rappelait : " Veux-tu bien revenir ici, crapule ! " C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.
            Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de sièges avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en place avec les gamins ; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux amis qui rappelaient brutalement leurs enfants : " Veux-tu bien venir ici, polisson ! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds !... "
            Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.                                           pinterest.fr
            Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.
            Un jour, elle avait alors onze ans, comme elle passait par ce pays, elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait, dans sa frêle caboche de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée, ni battue, elle recommença ; elle l'embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se sauva.
            Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S'était-elle attachée à ce mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le mystère est le même pour les petits que pour les grands.
            Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans l'espérance de le revoir elle vola ses parents, grapillant un sou par-ci, un sous par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle allait acheter.
            Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.
            Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.
            Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras et le baisa avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour l'apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.
            Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.
            Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses réserves qu'il empochait avec conscience en échange de baisers consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois douze sous ( elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait été mauvaise ) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, qui le fit rire d'un rire content.
            Elle ne pensait plus qu'à lui ; et il attendait son retour avec une certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui faisait bondir le cœur de la fillette.
            Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à peine, tant il était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or. Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle.
            Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans fin.
            Tous les ans elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait éperdument. Elle me dit :
            " - C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, monsieur le médecin ; je ne sais pas si les autres existaient seulement. "
            Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on aurait pas oser braver.
            Un jour, en rentrant dans ce village où son cœur était resté, elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.
            Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit d'une voix dure :
            " - Mais vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête comme ça ! "
            Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse pour longtemps.
            Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle insistât vivement pour le payer.
            Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. Tous les ans elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de l'argent.
            Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins une fois quand elle serait morte.
            Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir.
            Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits pharmaceutiques, importants et satisfaits.
            On me fit asseoir ; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient pleurer.                                                        madame.lefigaro.fr         
            Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la vie.
            Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : 
            " - Cette gueuse ! cette gueuse ! cette gueuse !... "
            Sans pouvoir trouver autre chose.
            Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait :
            " - Comprend-on ça, docteur ? Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ? Oh ! si je l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds ! "
            Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris :
            " - Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet argent aux pauvres. "
            Ils me regardaient, l'homme et la femme, perclus de saisissement.
            Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai :
            " - Que décidez-vous ? "
            Madame Chouquet parla la première :
            " - Mais puisque c'était sa dernière volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de refuser.
            Le mari, vaguement confus, reprit :
            - Nous pourrions toujours acheter avec ça quelque chose pour nos enfants. "
            Je dis d'un air sec :
            " - Comme vous voudrez. "
            Il reprit ::
            " - Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre. "
            Je remis l'argent, je saluai et je partis.
            Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement :
            " - Mais elle a laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en faîtes de cette voiture ?
            - Rien, prenez-la si vous voulez.
            - Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager. "
            Il s'en allait. Je le rappelai.
            " - Elle a laissé aussi son vieux cheval et ses deux chiens. Les voulez-vous ? 
             Il s'arrêta, surpris : 
             - Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en comme vous voudrez. "
             Et il riait. Puis il me tendit la main que je serrai. Que voulez-vous ? Il ne faut pas, dans un pays, que le médecin et le pharmacien soient ennemis.
            J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq obligations de chemin de fer avec l'argent.
            " - Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie. "
            
            Le médecin se tut.
            Alors, la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira :
            " - Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer ! "


                                                                      Guy de Maupassant

                                                     ( 1re parution in Le Gaulois - septembre 1882 )










                































samedi 5 février 2022

La peur Guy de Maupassant ( Nouvelle France )

actualitte.com          







                                                           La Peur

            Le train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres.
            Je me trouvais seul, en face d'un vieux monsieur qui regardait par la portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M., venu sans doute de Marseille.
            C'était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point d'étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait quelque chose de chaud, de mou, d'accablant, d'irrespirable.
            Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la France sans rien voir des pays traversés.
            Ce fut tout à coup comme une apparition fantastique. Autour d'un grand feu, dans un bois, deux hommes étaient debout.
            Nous vîmes cela pendant une seconde : c'était, nous sembla-t-il, deux misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d'eux, comme un décor de drame, les arbres verts, d'un vert clair et luisant, les troncs frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré, mouillé par la lumière qui coulait dedans.
            Puis tout redevint noir de nouveau.
            Certes, ce fut une vision fort étrange ! Que faisaient-ils dans cette forêt, ces deux rôdeurs ? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante ?
            Mon voisin tira sa montre et me dit :
            - Il est juste minuit, Monsieur, nous venons de voir une singulière chose.
            J'en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient être ces personnages : des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des sorciers qui préparaient un philtre ? On n'allume pas un feu pareil, à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe ? Que faisaient-ils donc ? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable.
            Et mon voisin se mit à parler... C'était un vieil homme, dont je ne parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué.
            Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette vie où la raison devrait souvent s'appeler sottise et la folie s'appeler génie ?
            Il disait :

            - Je suis content d'avoir vu cela. J'ai éprouvé pendant quelques minutes une sensation disparue !
            Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si mystérieuse !
            A mesure qu'on lève les voiles de l'inconnu, on dépeuple l'imagination des hommes. Vous ne trouvez pas, Monsieur, que la nuit est bien vide et d'un noir bien vulgaire depuis qu'elle n'a plus d'apparitions.      hugolescargot.com

            On se dit :  " Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout l'inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu'un canal épuise ; la science, de jour en jour, recule les limites du merveilleux. "
            Eh bien, moi, Monsieur, j'appartiens à la vieille race, qui aime à croire. J'appartiens à la vieille race naïve accoutumée à ne pas comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité.
            Oui, Monsieur, on a dépeuplé l'imagination en surprenant l'invisible. Notre terre m'apparaît aujourd'hui comme un monde abandonné, vide et nu, Les croyances sont parties qui la rendaient poétique.
              Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des marais et les fantasques feux follets ! Comme je voudrais croire à ce quelque chose de vague et de terrifiant qu'on s'imaginait sentir passer dans l'ombre.
            Comme l'obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois, quand elle était pleine d'êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants, dont on ne pouvait deviner les formes, dont l'appréhension glaçait le cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et dont l'atteinte était inévitable ?
            Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu de la terre, car on a vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas. Les dangers visibles peuvent émouvoir, troubler, effrayer ! Qu'est cela auprès de la convulsion que donne à l'âme la pensée qu'on va rencontrer un spectre errant, qu'on va subir l'étreinte d'un mort, qu'on va voir accourir une de ces bêtes effroyables qu'inventa l'épouvante des hommes ? Les ténèbres me semblent claires depuis qu'elles ne sont plus hantées.
            Et la preuve de cela, c'est que si nous nous trouvions seuls tout à coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l'image des deux êtres singuliers qui viennent de nous apparaître dans l'éclair de leur foyer, bien plus que par l'appréhension d'un danger quelconque et réel. "

            Il répéta : " On n'a vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas. "
            Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d'une histoire que nous conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert.
            L'a-t-il écrite quelque part, je n'en sais rien.
            Personne plus que le grand romancier russe ne sut faire passer dans l'âme ce frisson de l'inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d'un conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes, incertaines, menaçantes.
            Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l'Invisible, la peur de l'inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières douteuses qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse.
            Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d'une façon mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le sens nous échappe sans cesse.
            Il n'entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poe ou Hoffmann ; il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque chose d'un peu vague et d'un peu troublant.
            Il nous dit aussi, ce jour-là : " On n'a vraiment peur que de ce qu'on ne comprend point. "
            Il était assis, ou plutôt affaissé dans son grand fauteuil, les bras pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé dans ce grand flot de barbe et de cheveux d'argent qui lui donnait l'aspect d'un Père éternel ou d'un fleuve d'Ovide.                                          twitter.com
            Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert, reflétait, comme un œil d'enfant, toutes les émotions de sa pensée.
            Il nous raconta ceci :
            Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l'après-midi, sur le bord d'une calme rivière.
            Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleines d'herbes flottantes, profonde, froide et claire.
            Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau transparente. Il se dévêtit et s'élança dans le courant. C'était un très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur.
            Il se laissait flotter doucement, l'âme tranquille, frôlé par les herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement léger des lianes.
            Tout à coup une main se posa sur son épaule.
             Il se retourna d'une secousse et il aperçut un être effroyable qui le regardait avidement.
             Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés, mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur son dos.
            Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale des choses surnaturelles.
            Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre, il se mit à nager éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite et il lui touchait le cou, le dos, les jambes, avec de petits ricanement de joie. Le jeune homme, fou d'épouvante, toucha la berge, enfin, et s'élança de toute sa vitesse à travers le bois, sans même penser à retrouver ses habits et son fusil.
            L'être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant toujours.
            Le fuyard, à bout de forces et perdu par la terreur, allait tomber, quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d'un fouet ; il se mit à frapper l'affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage, pareille à une femelle de gorille.
            C'était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois, de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à nager dans la rivière.
            Le grand écrivain russe ajouta : " Je n'ai jamais eu si peur de ma vie, parce que je n'ai pas compris ce que pouvait être le monstre. "

            Mon compagnon, à qui j'avais dit cette aventure, reprit :
            - Oui, on n'a peur que de ce qu'on ne comprend pas. On n'éprouve vraiment l'affreuse convulsion de l'âme, qui s'appelle l'épouvante, que lorsque se mêle à la peur un peu de la terreur superstitieuse des siècles passés. Moi, j'ai ressenti cette épouvante dans toute son horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j'ose à peine la dire.
            Je voyageais en Bretagne tout seul, à pied. J'avais parcouru le Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que l'ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées. J'avais visité la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du vieux monde, où se battent éternellement deux océans : l'Atlantique et la Manche ; j'avais l'esprit plein de légendes, d'histoires lues ou racontées sur cette terre des croyances et des superstitions.
            Et j'allais de Penmarch à Pont-l'Abbé, de nuit. Connaissez-vous Penmarch ? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer, semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine d'écueils baveux comme des bêtes furieuses.
            J'avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir.
            De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme debout, semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi une appréhension vague ; de quoi ? Je n'en savais rien. Il est des soirs où l'on se croit frôler par des esprits, où l'âme frissonne sans raison, où le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d'invisible que je regrette, moi.
            Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement.
            Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front d'écume, et que j'avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes devant eux.
            Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs autour de moi. Et, bien que j'allasse très vite, j'avais froid dans les bras et dans les jambes : un vilain froid d'angoisse.
       istockphoto.com                                          Oh ! comme j'aurais voulu rencontrer quelqu'un !
            Il faisait si noir que je distinguais à peine la route maintenant.
            Et tout à coup j'entendis devant moi, très loin, un roulement. Je pensai : " Tiens, une voiture. " Puis je n'entendis plus rien.
            Au bout d'une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus proche.
            Je ne voyais aucune lumière, cependant ; mais je me dis : " Ils n'ont pas de lanterne. Quoi d'étonnant dans ce pays sauvage. "
            Le bruit s'arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que ce fût une charrette ; et je n'entendais point d'ailleurs le trot du cheval, ce qui m'étonnait, car la nuit était calme.
            Je cherchais : " Qu'est-ce que cela ? "
            Il approchait vite, très vite ! Certes, je n'entendais rien qu'une roue - aucun battement de fers ou de pieds - rien. Qu'est-ce que cela ?
            Il était tout près, tout près ; je me jetai dans un fossé par un mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette, qui courait... toute seule, personne ne la poussant... Oui... une brouette... toute seule...
            Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m'affaissai sur l'herbe, et j'écoutais le roulement de la roue qui s'éloignait, qui s'en allait vers la mer. Et je n'osais plus me lever, ni marcher, ni faire un mouvement ; car si elle était revenue, si elle m'avait poursuivi, je serais mort de terreur.
            Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste du chemin avec une telle angoisse dans l'âme que le moindre bruit me coupait l'haleine.
            Est-ce bête, dîtes ? Mais quelle peur ! En y réfléchissant, plus tard, j'ai compris : un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette ; et moi, je cherche la tête d'un homme à la hauteur ordinaire !
            Comprenez-vous cela... quand on a déjà dans l'esprit un frisson de surnaturel... une brouette qui court... toute seule... Quelle peur ! "
            Il se tut une seconde, puis reprit :
            - Tenez, Monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible : cette invasion du choléra !
            Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c'est qu'il est quelque part.
             Il faut voir Toulon en ce moment. Allez, on sent bien qu'il est là, Lui. Et ce n'est pas la peur d'une maladie qui affole ces gens. Le choléra c'est autre chose, c'est l'Invisible, c'est un fléau d'autrefois, des temps passés, une sorte d'Esprit malfaisant qui revient et qui nous étonne autant qu'il nous épouvante, car il appartient, semble-t-il, aux âges disparus.
            Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n'est pas un insecte qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par la fenêtre, c'est le choléra, l'être inexprimable et terrible venu du fond de l'Orient.
            Traversez Toulon, on danse dans les rues.
            Pourquoi danser en ces jours de mort ? On tire des feux d'artifices dans la campagne autour de la ville ; on allume des feux de joie ; des orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques.
            C'est qu'Il est là, c'est qu'on le brave, non pas le Microbe, mais le Choléra, et qu'on veut être crâne devant lui, comme auprès d'un ennemi caché qui vous guette. C'est pour lui qu'on danse, qu'on rit, qu'on crie, qu'on allume des feux, qu'on joue ces valses, pour lui, l'Esprit qui tue, et qu'on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares... "


                                                              Guy de Maupassant

                                               ( nouvelle parue dans le Figaro le 25 juillet 1884 )















                     































            


































mardi 25 janvier 2022

L'inconnue Guy de Maupassant ( Nouvelle France )


artnet.fr
















                                               L'inconnue

            On parlait de bonnes fortunes et chacun en racontait d'étranges : rencontres surprenantes et délicieuses, en wagon, dans un hôtel, à l'étranger, sur une plage. Les plages, au dire de Roger des Annettes, étaient singulièrement favorables à l'amour.
            Gontran, qui se taisait, fut consulté.
            - C'est encore Paris qui vaut le mieux, dit-il. Il en est de la femme comme du bibelot, nous l'apprécions davantage dans les endroits où nous ne nous attendons point à en rencontrer ; mais on n'en rencontre vraiment de rares qu'à Paris. 
            Il se tut quelques secondes, puis reprit :
            - Cristi ! c'est gentil ! Allez un matin de printemps dans nos rues. Elles ont l'air d'éclore comme des fleurs, les petites femmes qui trottent le long des maisons. Oh ! le joli, le joli, joli spectacle ! On sent la violette qui passe dans les voitures lentes poussées par les marchandes.
            Il fait gai par la ville ; et on regarde les femmes. Cristi de cristi, comme elles sont tentantes avec leurs toilettes claires, leurs toilettes légères qui montrent la peau. On flâne, le nez au vent et l'esprit allumé ; on flâne, et on flaire et on guette. C'est rudement bon, ces matins-là !
            On la voit de loin, on la distingue et on la reconnaît à cent pas, celle qui va nous plaire de tout près. A la fleur de son chapeau, au mouvement de sa tête, à sa démarche, on la devine. Elle vient. On se dit : " Attention, en voilà une ", et on va au-devant d'elle en la dévorant des yeux.
            Est-ce une fillette qui fait les courses du magasin, une jeune femme qui vient de l'église ou qui va chez son amant ? Qu'importe ? La poitrine est ronde sous le corsage transparent.
            - Oh ! si on pouvait mettre le doigt dessus, le doigt ou la lèvre.
            Le regard est timide ou hardi, la tête brune ou blonde. Qu'importe ! L'effleurement de cette femme qui trotte vous fait courir un frisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu'au soir, celle qu'on a rencontrée ainsi ! Certes, j'ai bien gardé le souvenir d'une vingtaine de créatures vues une fois ou dix fois de cette façon et dont j'aurais été follement amoureux si je les avais connues plus intimement.
            Mais voilà, celles qu'on chérirait éperdument, on ne les connait jamais. Avez-vous remarqué ça ? c'est assez drôle ! On aperçoit, de temps en temps, des femmes dont la seule vue nous ravage de désirs. Mais on ne fait que les apercevoir, celles-là. Moi, quand je pense à tous les êtres adorables que j'ai coudoyés dans les rues de Paris, j'ai des crises de rage à me pendre. Où sont-elles ? Qui sont-elles ? Où pourrait-on les retrouver ? Les revoir ? Un proverbe dit qu'on passe souvent à côté d'un bonheur, eh bien ! moi je suis certain que j'ai passé plus d'une fois à côté de celle qui m'aurait pris comme un linot avec l'appât de sa chair fraîche.
            Roger des Annettes avait écouté en souriant. Il répondit :
            - Je connais ça aussi bien que toi. Voilà ce qui m'est arrivé, à moi. Il y a cinq ans environ, je rencontrai pour la première fois, sur le pont de la Concorde, une grande jeune femme un peu forte qui me fit un effet... mais un effet... étonnant. C'était une brune, une brune grasse, avec des cheveux luisants, mangeant le front, et des sourcils liant les deux yeux sous leur grand arc allant d'une tempe à l'autre. Un peu de moustache sur les lèvres faisait rêver... rêver... comme on rêve à des bois aimés en voyant un bouquet sur une table. Elle avait la taille très cambrée, la poitrine très saillante, présentée comme un défi, offerte comme une tentation. L'œil était pareille à une tâche d'encre sur de l'émail blanc. Ce n'était pas un œil, mais un trou noir, un trou profond ouvert dans sa tête, dans cette femme par où on voyait en elle, on entrait en elle. Oh ! l'étrange regard opaque et vide, sans pensée et si beau !
            J'imaginai que c'était une juive. Je la suivis. Beaucoup d'hommes se retournaient. Elle marchait en se dandinant d'une façon peu gracieuse, mais troublante. Elle prit un fiacre place de la Concorde. Et je demeurai comme une bête, à côté de l'Obélisque, je demeurai frappé par la plus forte émotion de désir qui m'eût encore assailli.
            J'y pensai pendant trois semaines au moins, puis je l'oubliai.
            Je la revis six mois plus tard, rue de la Paix ; et je sentis, en l'apercevant, une secousse au cœur comme lorsqu'on retrouve une maitresse follement aimée jadis. Je m'arrêtai pour bien la voir venir. Quand elle passa près de moi, à me toucher, il me sembla que j'étais devant la bouche d'un four. Puis, lorsqu'elle se fut éloignée, j'eus la sensation d'un vent frais qui me courait sur le visage. Je ne la suivis pas. J'avais peur de faire quelque sottise, peur de moi-même.                       
            Elle hanta souvent mes rêves. Tu connais ces obsessions-là.                              pinterest.fr  
            Je fus un an sans la retrouver ; puis, un soir, au coucher du soleil, vers le mois de mai, je la reconnus qui montait devant moi l'avenue des Champs Elysées.
            L'arc de l'Etoile se dessinait sur le rideau de feu du ciel. Une poussière d'or, un brouillard de clarté rouge voltigeait, c'était un de ces soirs délicieux qui sont les apothéoses de Paris.
            Je la suivais avec l'envie furieuse de lui parler, de m'agenouiller, de lui dire l'émotion qui m'étranglait.
            Deux fois je la dépassai pour revenir. Deux fois j'éprouvai de nouveau, en la croisant, cette sensation de chaleur ardente qui m'avait frappé, rue de la Paix.
            Elle me regarda. Puis je la vis entrer dans une maison de la rue de Presbourg. Je l'attendis deux heures sous une porte. Elle ne sortit pas. Je me décidait alors à interroger le concierge. Il eut l'air de ne pas me comprendre. " .
            Et je fus encore huit mois sans la revoir.
            Or, un matin de janvier, par un froid de Sibérie, je suivais le boulevard Malesherbes, en courant pour m'échauffer, quand, au coin d'une rue, je heurtai si violemment une femme qu'elle laissa tomber un petit paquet.
            Je voulus m'excuser. C'était elle !
            Je demeurai d'abord stupide de saisissement ; puis, lui ayant rendu l'objet qu'elle tenait à la main, je lui dis brusquement :
       
    " Je suis désolé et ravi, Madame, de vous avoir bousculée ainsi. Voilà plus de deux ans que je vous connais, que je vous admire, que j'ai le désir le plus violent de vous être présenté ; et je ne puis arriver à savoir qui vous êtes ni où vous demeurez. Excusez de semblables paroles, attribuez-les à une envie passionnée d'être au nombre de ceux qui ont le droit de vous saluer. Un pareil sentiment ne peut vous blesser, n'est-ce pas ? Vous ne me connaissez point. Je m'appelle le baron Roger des Annettes. Informez-vous, on vous dira que je suis recevable. Maintenant, si vous résistez à ma demande, vous ferez de moi un homme infiniment malheureux. Voyons, soyez bonne, donnez-moi, indiquez-moi un moyen de vous voir. "
            Elle me regarda fixement, de son œil étrange et mort, et elle répondit en souriant :
            " Donnez-moi votre adresse. J'irai chez vous. "
             Je fus tellement stupéfait que je dus le laisser paraître. Mais je ne suis jamais longtemps à me remettre de ces surprises-là, et je m'empressai de lui donner une carte qu'elle glissa dans sa poche d'un geste rapide, d'une main habituée aux lettres escamotées.
            Je balbutiai, redevenu hardi : 
            " Quand vous verrai-je ? "
            Elle hésita, comme si elle eût fait un calcul compliqué, cherchant sans doute à se rappeler, heure par heure, l'emploi de son temps ; puis elle murmura : 
                                                   " Dimanche matin, voulez-vous ?                                                               artistikrezo.com                                                   - Je crois bien que je veux. "
            Et elle s'en alla, après m'avoir dévisagé, jugé, pesé, analysé de ce regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chose sur la peau, une sorte de glu, comme s'il eût projeté sur les gens un de ces liquides épais dont se servent les pieuvres pour obscurcir l'eau et endormir leurs proies.
            Je me livrai, jusqu'au dimanche, à un terrible travail d'esprit pour deviner ce qu'elle était et pour me fixer une règle de conduite avec elle.
            Devais-je la payer ? Comment ?
            Je me décidai à acheter un bijou, un joli bijou, ma foi, que je posai, dans son écrin, sur la cheminée.
            Et je l'attendis, après avoir mal dormi.
            Elle arriva, vers dix heures, très calme, très tranquille, et elle me tendit la main comme si elle m'eût connu beaucoup. Je la fis asseoir, je la débarrassai de son chapeau, de son voile, de sa fourrure, de son manchon. Puis je commençai, avec un certain embarras, à me montrer plus galant, car je n'avais point de temps à perdre.
            Elle ne se fit nullement prier d'ailleurs, et nous n'avions pas échangé vingt paroles que je commençais à la dévêtir. Elle continua toute seule cette besogne malaisée que je ne réussis jamais à achever. Je me pique aux épingles, je serre les cordons en des liens indéliables au lieu de les démêler ; je brouille tout, je confonds tout, je retarde tout et je perds la tête.
            Oh ! mon cher ami, connais-tu dans la vie des moments plus délicieux que ceux-là, quand on regarde, d'un peu loin,  par discrétion, pour ne point effarouché cette pudeur d'autruche qu'elles ont toutes, celle qui se dépouille, pour vous, de toutes ses étoffes bruissantes tombant en rond à ses pieds, l'une après l'autre ?
            Et quoi de plus joli aussi que leurs mouvements pour détacher ces doux vêtements qui s'abattent, vides et mous, comme s'ils venaient d'être frappés de mort ? Comme elle est superbe et saisissante l'apparition de la chair, des bras nus et de la gorge après la chute du corsage, et combien troublante la ligne du corps deviné sous le dernier voile !
            Mais voilà que, tout à coup, j'aperçus une chose surprenante, une tache noire, entre les épaules ; car elle me tournait le dos ; une grande tache en relief, très noire, J'avais promis d'ailleurs de ne pas regarder.
            Qu'était-ce ? Je n'en pouvais douter pourtant, et le souvenir de la moustache visible, des sourcils unissant les yeux, de cette toison de cheveux qui la coiffait comme un casque, aurait dû me préparer à cette surprise.
            Je fus stupéfait cependant, et hanté brusquement par des visions et des réminiscences singulières. Il me sembla que je voyais une de ces magiciennes des " Mille et Une Nuits ", un de ces êtres dangereux et perfides qui ont pour mission d'entraîner les hommes en des abîmes inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glace la reine de Saba pour s'assurer qu'elle n'avait point le pied fourchu.
            Et... et quand il a fallu lui chanter ma chanson d'amour, je découvris que je n'avais plus de voix, mais plus un filet, mon cher. Pardon, j'avais une voix de chanteur du Pape, ce dont elle s'étonna d'abord et se fâcha ensuite absolument, car elle prononça, en se rhabillant avec vivacité :
            " - Il était bien inutile de me déranger. "
            Je voulus lui faire accepter la bague achetée pour elle, mais elle articula avec tant de hauteur :
            " - Pour qui me prenez-vous, Monsieur ? "
            Que je devins rouge jusqu'aux oreilles de cet empilement d'humiliations. Et elle partit sans             bullies.centerblog.net                                           ajouter un mot.
            Or voilà toute mon aventure. Mais ce qu'il y a de pis, c'est que maintenant, je suis amoureux d'elle et follement amoureux.
            Je ne puis plus voir une femme sans penser à elle. Toutes les autres me répugnent, me dégoûtent, à moins qu'elles ne lui ressemblent. Je ne puis poser un baiser sur une joue sans voir sa joue à elle à côté de celle que j'embrasse, et sans souffrir affreusement du désir inapaisé qui me torture.
            Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caresses qu'elle me gâte, qu'elle me rend odieuses. Elle est toujours habillée ou nue, comme ma vraie maîtresse ; elle est là, tout près de l'autre, debout ou couchée, visible mais insaisissable. Et je crois maintenant que c'était bien une femme ensorcelée, qui portait entre ses épaules un talisman mystérieux
            Qui est-elle ? Je ne le sais pas encore. Je l'ai rencontrée de nouveau deux fois. Je l'ai saluée. Elle ne m'a point rendu mon salut. Elle a feint de ne me point connaître. Qui est-elle ? Une Asiatique, peut-être ? Sans doute une Juive d'Orient ? Oui, une Juive ! J'ai dans l'idée que c'est une juive. Mais pourquoi ? Voilà ! Pourquoi ? Je ne sais pas ! "


                                                            Guy de Maupassant

                                           ( Nouvelle parue dans Gil Blas le 27 janvier 1885 )

















                                                                                                                             
















            

mardi 18 janvier 2022

Lettre d'un fou Guy de Maupassant ( Nouvelle France )

 artisangallery.fr








                                           Lettre d'un fou

            Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu'il vous plaira. 
            Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d'esprit, et vous apprécierez s'il ne vaudrait pas mieux qu'on prît soin de moi pendant quelque temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent.
            Voici l'histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme.

            Je vivais comme tout le monde, regardant la vie avec les yeux ouverts et aveugles de l'homme, sans m'étonner et sans comprendre. Je vivais comme vivent les bêtes, comme nous vivons tous, accomplissant toutes les fonctions de l'existence, examinant et croyant voir, croyant savoir, croyant connaître ce qui m'entoure, quant, un jour, je me suis aperçu que tout est faux.
            C'est une phrase de Montesquieu qui a éclairé brusquement ma pensée. La voici :
            " Un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre intelligence... Enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d'une certaine façon seraient différentes si notre machine n'étaient pas de cette façon. "
            J'ai réfléchi à cela pendant des mois, des mois et des mois, et, peu à peu, une étrange clarté est entrée en moi, et cette clarté y a fait la nuit.
            En effet - nos organes sont les seuls intermédiaires entre le monde extérieur et nous. C'est-à-dire que l'être intérieur, qui constitue le Moi, se trouve en contact, au moyen de quelques filets nerveux, avec l'être extérieur qui constitue le monde.
            Or, outre que cet être extérieur nous échappe par ses proportions, sa durée, ses propriétés innombrables et impénétrables, ses origines, son avenir ou ses fins, ses formes lointaines et ses manifestations infinies, nos organes ne nous fournissent encore sur la parcelle de lui que nous pouvons connaître que des renseignements aussi incertains que peu nombreux.
            Incertains, parce que ce sont uniquement les propriétés de nos organes qui déterminent pour nous les propriétés apparentes de la matière.
            Peu nombreux, parce que nos sens n'étant qu'au nombre de cinq, le champ de leurs investigations et la nature de leurs révélations se trouvent fort restreints.
            Je m'explique. - L'œil nous indique les dimensions, les formes et les couleurs. Il nous trompe sur ces trois points.
            Il ne peut nous révéler que les objets et les êtres de dimensions moyenne, en proportion avec la taille humaine, ce qui nous a amenés à appliquer le mot grand à certaines choses et le mot petit à certaines autres, uniquement parce que sa faiblesse ne lui permet pas de connaître ce qui est trop vaste ou trop menu pour lui.  D'où il résulte qu'il ne sait et ne voit presque rien, que l'univers presque entier lui demeure caché, l'étoile qui habite l'espace et l'animalcule qui habite qui habite la goutte d'eau.
            S'il avait même cent millions de fois sa puissance normale, s'il apercevait dans l'air que nous respirons toutes les races d'êtres invisibles, ainsi que les habitants des planètes voisines, il existerait encore des nombres infinis de races de bêtes plus petites et des mondes tellement lointains qu'il ne les atteindraient pas.
            Donc toutes nos idées de proportions sont fausses puisqu'il n'y a pas de limite possible dans la grandeur ni dans la petitesse.
            Notre appréciation sur les dimensions et les formes n'a aucune valeur absolue, étant déterminée uniquement par la puissance d'un organe et par une comparaison constante avec nous-mêmes.
            Ajoutons que l'œil est encore incapable de voir le transparent. Un verre sans défaut le trompe. Il le confond avec l'air qu'il ne voit pas non plus.
            Passons à la suivante .
            Le couleur existe parce que notre œil est constitué de telle sorte qu'il transmet au cerveau, sous forme de couleur, les diverses façons dont les corps absorbent et décomposent, suivant leur constitution chimique, les rayons lumineux qui les frappent.                                                  wikimedia.org
            Toutes les proportions de cette absorption et de cette décomposition constituent les nuances.
             Donc cet organe impose à l'esprit sa manière de voir, ou mieux sa façon arbitraire de constater les dimensions et d'apprécier les rapports de la lumière et de la matière.
            Examinons l'ouïe.
            Plus encore qu'avec l'œil, nous sommes les jouets et les dupes de cet organe fantaisiste.
            Deux corps se heurtant produisent un certain ébranlement de l'atmosphère. Ce mouvement fait tressaillir dans notre oreille une certaine petite peau qui change immédiatement en bruit ce qui n'est, en réalité, qu'une vibration.
            La nature est muette. Mais le tympan possède la propriété méticuleuse de nous transmettre sous forme de sens, et de sens différents suivant le nombre de vibrations, tous les frémissements des ondes invisibles de l'espace.
            Cette métamorphose accomplie par le nerf auditif dans le court trajet de l'oreille au cerveau nous a permis de créer un art étrange, la musique, le plus poétique et le plus précis des arts, vague comme un songe et exact comme l'algèbre.
            Que dire du goût et de l'odorat ? Connaitrions-nous les parfums et la qualité des nourritures sans les propriétés bizarres de notre nez et de notre palais ?
            L'humanité pourrait exister cependant sans l'oreille, sans le goût et sans l'odorat, c'est-à-dire sans aucune notion du bruit, de la saveur et de l'odeur..
            Donc, si nous avions quelques organes de moins, nous ignorerions d'admirables et singulières choses, mais si nous avions quelques organes de plus, nous découvririons autour de nous une infinité d'autres choses que nous ne soupçonnerons jamais faute de moyen de les constater.
             Donc, nous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés d'Inconnu inexploré.
             Donc, tout est incertain et appréciable de manières différentes.
             Tout est faux, tout est possible, tout est douteux.
              Formulons cette certitude en nous servant du vieux diction : " Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. "
            Et disons : vérité dans notre organe, erreur à côté.
            Deux et deux ne doivent plus faire quatre en-dehors de notre atmosphère.
            Vérité sur la terre, erreur plus loin, d'où je conclus que les mystères entrevus comme l'électricité, le sommeil hypnotique, la transmission de la volonté, la suggestion, tous les phénomènes magnétiques, ne nous demeurent cachés que parce que la nature ne nous a pas fourni l'organe, ou les organes nécessaires pour les comprendre.
            Après m'être convaincu que tout ce que me révèlent mes sens n'existe que pour moi tel que je le perçois et serait tellement différent pour un autre être autrement organisé, après en avoir conclu qu'une humanité diversement faite aurait sur le monde, sur la vie, sur tout, des idées absolument opposées aux nôtres, car l'accord des croyances ne résulte que de la similitude des organes humains, et les divergences d'opinions ne proviennent que des légères différences de fonctionnement de nos filets nerveux, j'ai fait un effort de pensée surhumain pour soupçonner l'impénétrable qui m'entoure.
            Suis-je devenu fou ?            
            Je me suis dit : " Je suis enveloppé de choses inconnues. " Jai supposé l'homme sans oreilles et soupçonnant le son comme nous soupçonnons tant de mystères cachés, l'homme constatant des phénomènes acoustiques dont il ne pourrait déterminer ni la nature, ni la provenance. Et j'ai eu peur de tout, autour de moi, peur de l'air, peur de la nuit. Du moment que nous ne pouvons connaître presque rien, et du moment que tout est sans limites, quel est le reste ? Le vide n'est pas ? Qu'y a-t-il dans le vide apparent ?
            Et cette terreur confuse du surnaturel qui hante l'homme depuis la naissance du monde est légitime puisque le surnaturel n'est pas autre chose que ce qui nous demeure voilé !
            Alors j'ai compris l'épouvante. Il m'a semblé que je touchais sans cesse à la découverte d'un secret de l'univers.
            J'ai tenté d'aiguiser mes organes, de les exciter, de leur faire percevoir par moments l'invisible.
            Je me suis dit : " Tout est un être. Le cri qui passe dans l'air est un être comparable à la bête puisqu'il naît, produit un mouvement, se transforme encore pour mourir. Or l'esprit craintif qui croit à des êtres incorporels n'a donc pas tort. Qui sont-ils ? "
            Combien d'hommes les pressentent, frémissent à leur approche, tremblent à leur inappréciable contact. On les sent auprès de soi, autour de soi, mais on ne les peut distinguer, car nous n'avons pas l'œil qui les verrait, ou plutôt l'organe inconnu qui pourrait les découvrir.
              Alors, plus que personne, je les sentais, moi, ces passants surnaturels. Etres ou mystères ? Le sais-je ? Je ne pourrais dire ce qu'ils sont, mais je pourrais toujours signaler leur présence. Et j'ai vu - j'ai vu un être invisible - autant qu'on peut les voir, ces êtres.
             Je demeurais des nuits entières immobile, assis devant ma t
able, la tête dans mes mains et songeant à cela, songeant à eux. Souvent j'ai cru qu'une main intangible, ou plutôt qu'un corps insaisissable, m'effleurait légèrement les cheveux. Il ne me touchait pas, n'étant point d'essence charnelle, mais d'essence impondérable, inconnaissable.
            Or, un soir, j'ai entendu craquer mon parquet derrière moi. Il a craqué d'une façon singulière. J'ai frémi. Je me suis tourné. Je n'ai rien vu. Et je n'y ai plus songé.
            Mais le lendemain, à la même heure, le même bruit s'est produit. J'ai eu tellement peur que je me suis levé, sûr, sûr, sûr, que je n'étais pas seul dans ma chambre. On ne voyait rien pourtant. L'air était limpide, transparent partout. Mes deux lampes éclairaient tous les coins.
            Le bruit ne recommença pas et je me calmai peu à peu ; je restais inquiet cependant, je me retournais souvent.
*          Le lendemain je m'enfermai de bonne heure, cherchant comment je pourrais parvenir à voir l'Invisible qui me visitait. 
            Et je l'ai vu. J'en ai failli mourir de terreur.
            J'avais allumé toutes les bougies de ma cheminée et de mon lustre. La pièce était éclairée comme pour une fête. Mes deux lampes brûlaient sur ma table.
            En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite, ma cheminée. A gauche, ma porte que j'avais fermée au verrou. Derrière moi, une très grande armoire à glace. Je me regardai dedans. J'avais des yeux étranges et les pupilles très dilatées.
            Puis je m'assis comme tous les jours.
         Le bruit s'était produit, la veille et l'avant-veille, à neuf heures vingt-deux minutes. J'attendis. Quand arriva le moment précis, je perçus une indescriptible sensation, comme si un fluide, un fluide irrésistible eût pénétré en moi par toutes les parcelles de ma chair, noyant mon âme dans une épouvante atroce et bonne. Et le craquement se fit, tout contre moi.
            Je me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n'étais pas dedans, et j'étais en face cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n'osais pas aller vers elle, sentant bien qu'il était entre nous, lui, l'Invisible, et qu'il me cachait.
            Oh ! comme j'eus peur ! Et voilà que je commençai à l'apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers de l'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de seconde en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait n'avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s'éclaircissant peu à peu.
            Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je le fais tous les jours en me regardant.
            Je l'avais donc vu !
            Et je ne l'ai pas revu.
            Mais je l'attends sans cesse, et je sens que ma tête s'égare dans cette attente.
            Je reste pendant des heures, des nuits, des jours, des semaines, devant ma glace, pour l'attendre ! Il ne vient plus.
            Il a compris que je l'avais vu. Mais moi je sens que je l'attendrai toujours, jusqu'à la mort, que je l'attendrai sans repos, devant cette glace, comme un chasseur à l'affût.
            Et, dans cette glace, je commence à voir des images folles, des monstres, des cadavres hideux, toutes sortes de bêtes effroyables, d'êtres atroces, toutes les visions invraisemblables qui doivent hanter l'esprit des fous.

            Voilà ma confession, mon cher docteur. Dites-moi ce que je dois faire ?

* maisondenergie.fr

                                                                   Guy de Maupassant

                                                ( nouvelle parue dans Gil Blas le 17 février 1885 )