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Son dernier coup d'archet
Il était 9 heures du soir en ce deuxième jour d'août... le plus beau terrible mois d'août de l'histoire mondiale. Déjà on eût pu se dire que la malédiction divine pesait sur ce monde dégénéré, car un silence impressionnant et un vague sentiment d'attente imprégnaient la touffeur. Le soleil était couché depuis longtemps mais, loin à l'ouest, une traînée rouge sang balafrait la ligne d'horizon, pareille à une plaie béante. Au-dessus, les étoiles resplendissaient, dessous, les lumières des navires scintillaient dans la baie. Les deux célèbres Allemands, debout devant le parapet de pierre qui bordait l'allée du jardin, tournaient le dos à la longue et basse demeure aux pignons massifs derrière eux, contemplaient la vaste étendue de plage qui s'étirait au pied de la grande falaise de craie au faîte de laquelle von Bork, tel un aigle errant, était venu se percher quatre ans auparavant. Côte à côte, leurs deux têtes toutes proches, ils échangeaient à voix basse des propos confidentiels.Vus d'en bas les deux points rougeoyants de leurs cigares auraient pu passer pour les yeux incandescents de quelque malveillant démon scrutant les ténèbres.
Un individu étonnant que ce von Bork, un individu qui n'avait certes pas son pareil parmi tous les agents dévoués du Kaiser. Ce furent ses talents qui le firent initialement remarquer pour la mission en Angleterre, la plus importante de toutes, mais depuis qu'il en était chargé, les talents en question étaient devenus de plus en plus manifestes aux yeux des cinq ou six hommes au monde ayant connaissance de la vérité. Son compagnon du moment était justement de ces derniers : le baron von Herling, secrétaire principal de la légation, dont l'énorme Benz-100 chevaux bloquait la petite route de campagne en attendant de véhiculer confortablement son propriétaire pour le ramener à Londres.
- Pour autant que je puisse augurer du cours des événements vous serez probablement de retour à Berlin dans la semaine, affirmait le secrétaire. Je crois qu'en arrivant là-bas, mon cher von Bork, vous serez surpris de l'accueil qui vous sera fait. Il se trouve que je sais ce qu'on pense en haut lieu de votre travail dans ce pays.
Individu gigantesque, massif, épais, grand, le secrétaire était doté d'une élocution lente et pesée qui constitué l'atout majeur de sa carrière politique. Von Bork se mit à rire.
- Les gens ne sont pas très difficiles à berner, déclara-t-il,. On ne saurait imaginer peuple plus docile, plus ingénu.
* - Je ne suis pas de cet avis, répondit pensivement l'autre.Ils ont des limites curieuses et il faut apprendre à les connaître. C'est précisément leur apparente ingénuité qui trompe l'étranger. On a tout d'abord l'impression qu'ils sont complètement mous, puis on tombe tout à coup sur quelque chose de très coriace, alors on comprend qu'on vient d'atteindre la limite et qu'il faut s'adapter à la situation. Ils ont, par exemple, ces coutumes insulaires qu'il est tout bonnement impératif d'observer.
- Vous parlez des " convenances " et autres choses du même genre ?
Von Bork soupira comme quelqu'un qui aurait déjà beaucoup enduré.
- Je parle des préjugés britanniques dans toutes leurs manifestations bizarres. A titre d'exemple je vous citerai l'un de mes pires faux pas, je peux me permettre d'en parler, vous connaissez assez mon travail pour être au courant de réussites. Cela se passa alors que je venais d'arriver dans le pays pour la première fois. Je fus invité à une réception, un samedi dans la maison de campagne d'un ministre du gouvernement. Les conversations y étaient incroyablement imprudentes.
Von Bork hocha la tête.
- J'ai connu ça, répondit-il laconiquement.
- Très juste. Là-dessus, naturellement, j'envoyai à Berlin un résumé des informations glanées. Notre bon chancelier, qui n'a malheureusement guère de doigté dans ce genre d'affaires, propagea une remarque prouvant qu'il était informé de ce qu'il s'était dit. Du coup, bien sûr, la piste remonta directement jusqu'à moi. vous n'avez pas idée du mal que cela me fit. Nos hôtes britanniques n'avaient plus rien de mou, en l'occurrence, je puis vous l'assurer. J'ai mis deux ans à rattraper cela. De votre côté, le rôle de sportif que vous jouez...
- Non, non, ne dîtes pas qu'il s'agit d'un rôle. Un rôle c'est quelque chose de superficiel. Mon attitude est tout à fait naturelle. Je suis un sportif né. Je goûte profondément le sport.
- Eh bien ! c'est d'autant plus efficace. Vous prenez part à leurs régates, à leurs parties de chasse, de polo, vous les égalez en tous sports, votre attelage rafle le prix à l'Olympia. J'ai même entendu dire que vous alliez jusqu'à boxer avec les jeunes officiers. Quel est le résultat ? Personne ne vous prend au sérieux. Vous êtes " un chic type, tout à fait fréquentable pour un Allemand ", un jeune casse-cou aimant boire sec, faire la fête et se coucher à l'aube. Et, pendant ce temps-là, dans la paisible demeure campagnarde qui est la vôtre, se fomente la moitié des offensives de l'Angleterre, et son propriétaire si sportif est l'agent secret le plus habile d'Europe. Génial, mon cher von Bork, génial !
-Vous me flattez, baron. Mais je puis certes affirmer que les quatre années que j'ai passées dans ce pays n'ont pas été inutiles. Je ne vous ai jamais montré ma petite réserve. Cela vous ennuierait-il d'entrer un instant ?
La porte du bureau donnait directement sur la terrasse. Von Bork la poussa, puis entra le premier et abaissa le commutateur électrique. Il ferma ensuite la porte derrière la robuste silhouette qui le suivait et tira soigneusement les rideaux devant la fenêtre grillagée. Ce fut seulement une fois toutes ces précautions prises et vérifiées qu'il tourna son visage hâlé d'oiseau de proie vers son invité.
- Une partie de mes documents n'est plus là, expliqua-t-il. En partant pour Flushing ma femme et les domestiques ont emporté les importants, pour les autres il faut, bien sûr, que je requière la protection de l'ambassade.
- Votre nom figure déjà sur la liste des membres de l'escorte personnelle. Il n'y aura aucun problème ni pour vos bagages, ni pour vous-même. Bien entendu, il se peut tout aussi bien que nous n'ayons pas besoin de partir. L'Angleterre abandonnera peut-être la France à son sort. Nous sommes certains qu'il n'existe pas de traité d'alliance entre les deux pays.
- Et la Belgique ?
- Pareil pour la Belgique.
Von Bork hocha négativement la tête. civilwartalk.com
- Je ne comprends pas comment cela se pourrait . Il existe bel et bien un traité. Jamais l'Angleterre ne relèverait la tête après un tel affront.
- Au moins préserverait-elle la paix pour le moment.
- Mais son honneur ?
- Bah ! nous vivons une époque utilitaire, mon cher monsieur. L'homme est une notion médiévale. Du reste l'Angleterre n'est pas prête. C'est un fait inimaginable, mais même notre impôt de guerre spécial de cinquante millions, dont on pouvait penser qu'il révélait aussi clairement nos intentions que si nous avions placardées en première page du Times n'a pas tiré ces gens de leur léthargie. Ça et là , on entend une question. J'ai pour tâche de trouver une réponse. Ça et là, de même, on s'échauffe. J'ai pour tâche d'apaiser les esprits. Mais je peux vous certifier que dans les domaines essentiels, stockage des munitions, préparation des attaques sous-marines, installations destinées à la fabrication d'explosifs lourds, rien n'est au point. Alors, comment l'Angleterre pourrait-elle intervenir ? D'autant que nous lui avons mitonné un brouet diabolique entre guerre civile irlandaise, émeutes de suffragettes, et Dieu sait quoi qui l'empêche de s'occuper de ses voisins.
- Elle doit bien songer à son avenir.
- Ah ! ça c'est une autre histoire. J'ai idée que pour ce qui est de l'avenir nous avons nos propres projets bien arrêtés pour l'Angleterre et que vos renseignements seront pour nous d'une importance capitale. Pour John Bull, notre ami l'Anglais, ce sera aujourd'hui ou demain, au choix. S'il préfère opter pour aujourd'hui, nous sommes fin prêts. S'il choisit demain nous le serons encore plus. A mon avis, il serait plus sage leur part de combattre avec des alliés que sans, mais c'est leur affaire. Cette semaine est celle qui décidera de leur destinée. Mais vous parliez de vos documents.
Assis dans le fauteuil, la lumière se reflétant sur son gros crâne dégarni, il se mit à tirer calmement sur son cigare à petites bouffées. Au fond de la grande pièce lambrissée de chêne, tapissée de livres, était tirée une tenture. Une fois écartée celle-ci révéla un grand coffre-fort à ferrures de cuivre. Von Bork détacha une petite clé de sa chaîne de montre et, au terme de longues manipulations de serrure, ouvrit en grand la lourde porte.
- Voyez ! lança-t-il en s'écartant avec un geste de la main.
La lumière inonda crûment l'intérieur du coffre béant, et le secrétaire d'ambassade contempla avec intérêt, captivé, les rangées de cases bourrées de documents qu'il contenait. Chacune des cases avait son étiquette : en les parcourant du regard, son oeil saisit une longue succession d'intitulés tels que " Gués - Défense portuaire - Aéroplanes - Irlande - Egypte - Forts de Porsmouth - Manche - Rosythe ", parmi une infinité d'autres. Une forêt de documents et de plans dépassait de chaque compartiment.
- Colossal : s'écria le secrétaire.
Posant son cigare il applaudit claquant sans bruit ses mains dodues.
- Et tout cela en quatre ans, baron. Pas si mal pour un propriétaire rural buvant sec et courant par monts et par vaux. Mais la perle de ma collection va arriver. En voici l'écrin tout prêt.
Du doigt il désigna un emplacement au-dessus duquel était inscrit : " Signaux navals ".
- Mais vous avez déjà là un dossier copieux.
- Plus d'actualité, bon à jeter. L'Amirauté a été alertée, Dieu sait comment, et tous les codes ont changé. Ce fut un rude coup, baron... le pire revers de toute ma campagne. Mais grâce à mon chéquier et à ce brave Altamont, tout sera réparé ce soir.
Le baron consulta sa montre et poussa une exclamation de déception gutturale.
- Ma foi, je ne peux vraiment pas rester plus longtemps. Comme vous vous en doutez, il y a du mouvement à Carlton Terrace, en ce moment, et il faut que nous soyons tous à nos postes. J'avais espéré être en mesure de rapporter des nouvelles de votre grand coup de main. Altamont n'a-t-il pas précisé d'heure ?
Von Bork poussa un télégramme vers son interlocuteur : ' Viendrai sans faute ce soir. Apporterai nouveau jeu bougies Altamont ".
- Un jeu de bougies ?
- Vous comprenez, il se fait passer pour un expert en mécanique et j'ai, moi, un garage complètement équipé. Notre code attribue un nom de pièce détachée à chaque information susceptible de se présenter. Si Altamont mentionne un radiateur il s'agit d'un cuirassé, une pompe à huile c'est un croiseur, et ainsi de suite. Un jeu de bougies désigne les signaux navals.
- Expédié de Portsmouth à midi, constata la commissaire en examinant l'adresse d'origine du télégramme. A propos, que lui donnez-vous en retour ?
- Cinq cents livres pour cette mission spécifique. Bien entendu, il a également un salaire.
- Gourmand, le bougre. Ces traîtres ont leur utilité, mais c'est à contre-coeur que je leur verse le prix de leur forfait.
- Je ne verse rien à contre-coeur à Altamont. C'est un excellent agent. S'il est vrai que je le paie bien, au moins me livre-t-il la marchandise, pour reprendre son expression. Du reste, ce n'est pas un traître. Les sentiments que professent les plus pangermanistes de nos " junker " à l'égard de l'Angleterre ne sont, je vous l'assure, que roucoulades timorées à côté des propos que tien un Irlandais d'Amérique vraiment enragé.
- Ah ? Un Irlandais d'Amérique ?
- Si vous l'entendiez parler vous n'auriez aucun doute là-dessus. J'ai parfois du mal à le comprendre, je vous l'assure. Apparemment il a aussi bien déclarer la guerre à l'anglais du roi qu'au roi des Anglais. Faut-il vraiment que vous partiez ? Il se peut qu'il arrive d'ici une minute.
- Je suis navré mais je suis déjà resté plus longtemps que je ne pouvais me le permettre. Nous vous attendons demain matin de bonne heure, et quand vous aurez glissé ce manuel de signaux dans la chatière, sur le perron du duc d'York, vous pourrez refermer triomphalement votre dossier concernant l'Angleterre. Quoi ! du Tokay ?
Le secrétaire désignait une bouteille poussiéreuse au bouchon encapuchonné de cire posée sur un plateau et flanquée de deux verres à pied.
- Puis-je vous en offrir un verre avant que vous repartiez ?
- Non merci. Mais c'est la grande vie, dites-moi ?
- Altamont est un fin connaisseur en vins, et il s'est entiché de mon tokay. C'est un gaillard ombrageux qu'il convient de ménager à l'aide de petites choses. J'ai intérêt à creuser le sujet, je vous l'assure.
Les deux hommes étaient tranquillement ressortis sur la terrasse qu'ils longèrent jusqu'à son extrémité où, au tour de doigts que donna le chauffeur du baron, la grande automobile frémit et toussa.
** - Ces lumières sont celles de Harwick, je suppose, demanda le secrétaire en enfilant son cache-poussière. Comme tout cela semble calme et paisible. On verra peut-être d'autres lumières avant la fin de la semaine, et la côte anglaise risque d'être moins tranquille ! Le ciel aussi risque d'être plus animé si notre bon Zeppelin tient toutes ses promesses. A propos, qui est cette personne ?
Il n'y avait qu'une fenêtre éclairée derrière les deux hommes. Près de la vitre une lampe, à côté de laquelle, assise devant une table, se trouvait une délicieuse petite vieille au teint vermeil portant une coiffe campagnarde. Penchée sur son tricot elle s'interrompait de temps à autre pour caresser un gros chat noir installé sur un tabouret à côté d'elle.
- C'est Martha, l'unique domestique que j'ai gardée avec moi.
Le secrétaire ricana.
- C'est quasiment Britannia personnifiée; lança-t-il, toute à ses petites affaires, avec son air douillet et endormi. Sur ce, von Bork, au revoir.
Sur un dernier signe d'adieu, il sauta en voiture et l'instant d'après les deux pinceaux dorés des phares s'élancèrent à l'assaut de l'obscurité. Bien installé sur la banquette rembourrée de sa luxueuse limousine, absorbé qu'il était par la perspective de l'imminente tragédie qu'allait connaître l'Europe, ce fut à peine si le secrétaire remarqua qu'en tournant pour rejoindre la rue principale du village son automobile manqua de peu une petite Ford venant en sens contraire.
Quand les dernières lueurs des phares eurent disparu au loin, von Bork regagna lentement le bureau, remarquant au passage que sa vieille gouvernante avait éteint la lampe et regagné sa chambre. C'était un sentiment nouveau pour lui que le silence et l'obscurité qui baignaient sa longue demeure habituellement habitée par une famille et une domesticité nombreuses. Il se sentait soulagé, toutefois, de les savoir tous en sécurité et de penser que, mis à part la vieille femme qui s'était attardée dans la cuisine, il disposait de la maison entière pour lui seul. Un gros travail de tri dans son bureau l'attendait. Il s'attela à la tâche, et bientôt les flammes où se consumaient les documents embrasèrent son beau visage impérieux. Dans une mallette de cuir posée sur son bureau il entassa très soigneusement, méthodiquement, le précieux contenu de son coffre-fort.. Mais à peine avait-il commencé que son ouïe perçante décela un bruit éloigné de moteur. Aussitôt, avec une exclamation satisfaite, il sangla la mallette, ferma le coffre à clé et se précipita sur la terrasse. Il arriva juste à temps pour voir les lumières d'une petite automobile s'arrêter au portail. Un passager à terre s'avança prestement à sa rencontre, pendant que le chauffeur, vieil homme robuste à moustache grise, prenait la pose de qui se résigne à observer une longue veille.
- Alors ? s'enquit avidement von Bork en accourant vers son visiteur.
Pour toute réponse, l'homme brandit triomphalement un petit paquet enveloppé de papier brun.
- Vous pouvez me gratifier de la poignée de main des grands jours, monsieur ! s'écria l'homme. J'ai enfin décroché la timbale.
- Les signaux ?
- Comme je l'ai annoncé dans mon câble. Tous, jusqu'au dernier. Signaux à bras, codes lumineux, Marconi... une copie, notez bien, pas l'original. C'était trop dangereux. Mais c'est la marchandise qu'il vous faut, vous pouvez en être sûr.
Il abattit la main sur l'épaule de l'Allemand avec une rude familiarité qui fit tressaillir ce dernier.
- Entrez, dit von Bork. Il n'y a que moi dans la maison. Je n'attendais plus que ça. Bien entendu, une copie est préférable à l'original. Si l'original disparaissait, ils modifieraient tous leurs plans. Vous ne pensez pas que cette copie présente le moindre défaut ?
*** L'Irlandais d'Amérique entré dans le bureau, étira ses longs membres du fond du fauteuil. C'était un grand individu osseux d'une soixantaine d'années aux traits bien dessinés, portant un petit bouc qui le faisait ressembler dans l'ensemble aux caricatures de l'Oncle Sam. Un cigare à demi fumé, détrempé, pendait au coin de sa bouche. En s'asseyant il craqua une allumette et le ralluma.
- On déménage ? lança-t-il en regardant autour de lui. Dites voir, monsieur, reprit-il lorsque son regard tomba sur le coffre dont la tenture était à présent ôtée, vous n'allez pas me faire croire que vous gardez vos documents là-dedans ?
- Pourquoi ne le ferais-je pas ?
- Pardi ! dans un machin grand ouvert comme ça ! et on vous prend pour un espion du tonnerre. Ma parole, un espion yankee percerait ça avec un ouvre-boîtes. Si j'avais su qu'une seule de mes lettres allait finir dans un truc comme ça, il aurait vraiment fallu que je sois poire pour vous écrire.
- Aucun escroc ne trouvera le moyen de forcer ce coffre, répliqua von Bork. Ce métal ne peut être découpé avec aucun outil.
- Et la serrure ?
- Non, c'est une serrure à double combinaison. Vous savez en quoi ça consiste ?
- Dîtes-moi donc ça, dit l'Américain.
- Eh bien, il faut composer un mot accompagné d'un groupe de chiffres pour pouvoir faire fonctionner la serrure.
Von Bork se leva et montra les deux molettes concentriques autour du trou de la serrure.
- Les lettres se trouvent sur la plus grande, et les chiffres sur la petite.
- Bien, bien, pas mal.
- Le système n'est donc pas aussi simple que vous pensiez. Il y a quatre ans que j'ai fait fabriquer ce coffre, et que croyez-vous que j'ai choisi comme combinaisons de lettres et de chiffres ?
- Je ne vois pas.
- Eh bien : j'ai choisi " août " comme mot, et " 1914 " pour les chiffres, et nous y voilà.
La physionomie de l'Américain révéla une surprise admirative.
- Mince alors, c'est rudement fort ! Vous aviez joliment vu venir le coup.
- Oui, peu d'entre nous, même à ce moment-là, auraient pu prévoir la date. Voilà, et je plie bagage demain matin.
- Ma foi, j'ai idée que vous allez devoir me caser dans vos bagages. Pas question que je reste tout seul dans ce foutu pays. A ce que je vois, d'ici une semaine au maximum, l'ami John Bull va se mettre debout sur ses pattes arrière et faire du vilain. Je préférerais assister au spectacle de la rive d'en face.
- Vous êtes pourtant citoyen américain ?
- Ma foi, Jack James était aussi citoyen américain, et ça ne l'empêche pas de croupir dans les prison de Sa Majesté. Il est à Portland. On peut toujours dire aux flics britanniques qu'on est citoyen américain ça les laisse froids. " Ce qu'on observe ici c'est l'ordre public britannique ", qu'ils disent. A propos, monsieur, en
parlant de Jack James, je trouve que vous n'avez pas l'air de protéger vos agents tant que ça.
- Qu'entendez-vous par là ? rétorqua sèchement von Bork.
- Ma foi, c'est bien vous qui les employez, hein ? Donc à vous de veiller à ce qu'ils ne tombent pas. Pourtant ils tombent quand même, mais on ne vous a jamais vu les tirer d'affaires. Prenez James...
- Ce qui est arrivé était de sa faute, vous le savez bien. Il ne voulait en faire qu'à sa tête. Ca ne convenait pas pour ce genre de missions.
- James était une tête de lard... je vous l'accorde, mais ensuite il y a eu Hollis.
- Ce type était fou.
- Eh bien ! Il avait l'esprit un peu embrumé, les derniers temps. Etre obligé de jouer un rôle du matin au soir au beau milieu d'une centaine de types tous prêts à aviser les flics, il y a de quoi devenir maboul. Et voilà que maintenant c'est Steiner...
Von Brock tressaillit violemment et son visage coloré pâlit légèrement.
- Que se passe-t-il avec Steiner ?
- Eh bien ! Ils l'ont coffré, voilà tout. Ils ont fait une descente dans son magasin hier soir, si bien que lui et ses documents se retrouvent tous à la prison de Portsmouth. Vous, vous levez camp, mais lui, le pauvre diable, il va devoir payer les pots cassésn et, s'il n'y laisse pas la vie, il aura de la chance. Voilà pourquoi je veux traverser la Manche en même temps que vous.
Von Bork était un homme solide et peu démonstratif, mais on constatait sans peine que la nouvelle lui avait porté un coup.
- Comment ont-ils pu arriver jusqu'à Steiner ? marmonna-t-il. Ca c'est le pire de tout.
- Ma foi, il a failli vous arriver encore pire, car je crois qu'ils ne sont pas loin de s'en prendre à moi.
- Vous ne parlez pas sérieusement !
- Que si ! ma logeuse, là-bas à Fratton, a eu droit à quelques questions, alors en apprenant ça, j'ai senti qu'il devenait temps pour moi d'activer les choses. Mais ce que je voudrais savoir, monsieur, c'est comment les flics ont eu vent de tout ça. Steiner est le cinquième agent que vous perdez depuis que j'ai signé avec vous, et pour peu que je m'attarde sur place, je connais le sixième. Comment expliquez-vous ça ? Vous n'avez aucun scrupule à voir vos hommes tomber comme ça ?
Von Bork s'empourpra violemment.
- Comment osez-vous tenir de tels propos ?
- Si je n'osais jamais rien, monsieur, je ne serais à votre service. Mais ce que je pense, je vais vous le dire tout net. Il m'est venu aux oreilles que vous autres, politiciens allemands, ça ne vous chagrine pas trop qu'un agent se retrouve à l'ombre dès qu'il a terminé sa mission.
Von Bork se leva d'un bond.
- Osez-vous insinuer que j'aie livré mes propres agents ?
- Je n'ai pas affirmer ça, monsieur, mais il y a un indic ou une arnaque quelque part, et c'est à vous de découvrir où. Pour moi, de toute manière, prendre des risques, c'est fini. Moi, la Hollande m'attend, alors le plus tôt sera le mieux.
Von Bork avait dominé sa colère.
- Vous et moi sommes alliés depuis trop longtemps pour nous disputer à l'heure même de la victoire, lança-t-il. Vous avez fait de l'excellent travail et pris des risques, je ne saurais l'oublier. Quoi qu'il en soit, allez en Hollande et, de Rotterdam, vous pourrez prendre un bateau pour NewYork. Aucune autre ligne maritime ne sera sûre d'ici une semaine. Je vais prendre le manuel et le boucler dans mes bagages avec le reste.
L'Américain tenait le petit paquet à la main, mais il ne fit pas mine de le remettre à son hôte.
- Et pour le pèze, alors ? s'enquit-il.
- Le quoi ?
- La galette, la récompense. Les 500 livres. Le canonnier est devenu méchamment gourmand sur la fin et il a fallu que je sorte 100 dollars de plus pour arranger le coup, sans quoi ç'aurait été niet pour vous et moi. Rien à faire qu'il disait, et il était bien décidé à ne pas changer d'avis avec ça, mais les 100 dollars ont tout réglé. En tout ça m'a coûté 200 livres, alors il n'y a pas grande chance que je lâche le manuel sans empocher le magot.
Von Bork sourit avec un brin d'amertume.
- Vous n'avez pas l'air de nourrir une haute opinion de mon honneur, constata-t-il. Vous demandez l'argent avant de me remettre le manuel.
- Ma foi, monsieur, c'est une proposition d'affaire.
- C'est bon. A votre guise.
Il s'assit devant la table et griffonna un chèque qu'il arracha du livret, sans pour autant le donner à son interlocuteur.
- Après tout, monsieur Altamont, puisqu'il faut que nos relations en arrive là, je ne vois pas pourquoi je me fierais plus à vous que vous à moi. Vous comprenez, ajouta-t-il en jetant un regard par-dessus son épaule en direction de l'Américain. Le chèque est là, sur la table. Je revendique le droit d'examiner ce paquet avant que vous preniez l'argent.
L'Américain le lui tendit sans un mot. Von Bork dénoua la ficelle et enleva les deux couches de papier d'emballage. Puis, muet de stupéfaction, il contempla un instant le petit fascicule bleu qui se trouvait devant lui. Sur la couverture le titre était imprimé en lettres d'or : Manuel pratique d'apiculture. L'illustre espion n'eut qu'une seconde pour froncer les sourcils à la vue de cet intitulé étrangement incongru. L'instant d'après une poigne d'acier se referma sur sa nuque et un tampon de chloroforme fut pressé contre son visage grimaçant.
- Encore un verre, Watson ? lança Mr Sherlock Holmes en tendant la bouteille de tokay impérial.
Le robuste chauffeur,qui avait pris place à côté de la table, avança son verre avec un enthousiasme certain
- Ce vin est bon, Holmes.
- Remarquable, Watson. Notre ami, que voilà couché sur le sofa, m'a assuré que cette bouteille venait de la cave particulière de François-Joseph au château de Schönbrunn. Puis-je vous demander de bien vouloir aller ouvrir la fenêtre ? Les effluves de chloroforme dénaturent le palais.
Debout devant le coffre entrebâillé, Holmes en sortait les dossiers l'un après l'autre, les examinait rapidement au passage, puis les entassait soigneusement dans la mallette de von Bork. Le souffle ronflant, l'Allemand dormait allongé sur le sofa, les avant-bras et une jambe ligotés.
Inutile de nous précipiter, Watson. Nous n'avons aucune interruption à craindre Cela vous ennuierait-il d'appuyer sur la sonnette ? Il n'y a personne dans la maison, à l'exception de la vieille Martha
qui a joué son rôle à merveille. Je l'ai fait engagé ici au début, quand je me suis chargé de l'affaire. Ah! Martha, vous serez heureuse d'apprendre que tout va bien.
La charmante vieille dame venait d'apparaître dans l'embrasure de la porte. Elle fit une petite révérence et un sourire à Holmes, mais jeta un coup d'oeil vaguement inquiet à la silhouette allongée sur le sofa.
- Tout va bien Martha. Il n'a subi aucun mal.
- Tant mieux, Mr Holmes. A sa manière à lui, ç'a été un bon maîtreHier, il voulait que je parte en Allemagne avec sa femme, mais ça n'aurait pas vraiment servi vos projets, n'est-ce pas, monsieur ?
- Que non, Martha, en effet. Du moment que vous étiez sur place, j'avais l'esprit tranquille. Nous avons attendu votre signal un bon moment, ce soir.
- C'était à cause du secrétaire, monsieur.
- Je sais. Nous nous sommes croisés en automobile.
- Je me disais que jamais il ne s'en irait. Je savais que ça ne servirait pas vos projets, monsieur, de le trouver sur place.
- Non, en effet. Ma foi, nous en avons simplement été quittes pour attendre à près une demi-heure, jusqu'au moment où nous avons vu s'éteindre votre lampe et compris que la voie était libre. Demain, vous pourrez venir me faire votre compte rendu à Londres, Martha, au Claridge.
- Très bien, monsieur. qw.fr
- Vous avez tout préparé en vue du départ, je suppose ?
- Oui, monsieur. Aujourd'hui il a posté sept lettres. J'ai relevé les adresses, comme d'habitude.
- Parfait, Martha. J'y jetterai un coup d'oeil demain. Bonsoir. Les documents que voilà, reprit-il tandis que la vieille dame s'éclipsait, n'ont pas grande importance, car, bien entendu, les renseignements qu'ils contiennent ont été communiqués depuis longtemps au gouvernement allemand. Il s'agit des originaux qui ne pouvaient sortir du pays en toute sécurité.
- Dans ce cas ils ne sont d'aucune utilité.
- Je n'irais pas jusqu'à affirmer une chose pareille, Watson. Ils renseigneront au moins nos compatriotes sur ce que l'ennemi sait, et sur ce qu'il ne sait pas. C'est par mon entremise qu'une bonne partie de ces documents est arrivée là, je le précise. Il va donc sans dire qu'ils sont tout à fait fantaisistes. Cela illuminerait mes dernières années que de voir un croiseur allemand naviguer dans le Solent en se fondant sur le plan des champs de mines fourni par mes soins. Mais vous, Watson...
Il suspendit son geste et prit son vieil ami par les épaules.
-... je vous ai encore à peine vu à la lumière. Quel effet les années ont-elles eu sur vous ? Vous ressemblez toujours au fringant jeune homme d'autrefois.
- Je me sens rajeuni de vingt ans, Holmes. J'ai rarement ressenti autant de joie qu'en recevant votre câble me demandant de vous rejoindre à Harwich avec l'auto. Mais vous, Holmes... vous avez si peu changé... mis à part cet horrible bouc.
- C'est le genre de sacrifice que l'on fait pour son pays, Watson, répondit Holmes en tirant sur sa petite barbiche. Dès demain ce ne sera plus qu'un vilain souvenir. Une coupe de cheveux, quelques minimes modifications de plus et demain je ferai sans doute ma réapparition au Claridge tel que j'étais avant ce boulot.... je vous demande pardon, Watson, on dirait que mon anglais est à tout jamais perverti à la source.... avant que cette mission en tant qu'Américain se présente.
- Mais, vous aviez pris votre retraite, Holmes. D'après les nouvelles que nous recevions, vous meniez une vie d'ermite entre vos abeilles et vos livres dans une petite ferme du sud des Downs.
- Très juste, Watson. Voici d'ailleurs le fruit de ma bien-heureuse oisiveté, le " magnum opus " de mes vieux jours !
Il ramassa l'ouvrage sur la table et en lut à haute voix le titre complet : Manuel pratique d'apiculture, complété de quelques observations concernant l'isolement de la reine.
- J'ai rédigé cela tout seul. Voyez là le résultat de nuits de réflexion et de journées de labeur, durant lesquelles j'observai ces petites équipes industrieuses comme j'observai jadis le monde criminel londonien.
- Mais comment en êtes-vous venu à reprendre votre activité ?
- Ah ! je m'en étonne bien souvent moi-même. S'il n'y avait eu que le ministre des Affaires étrangères, j'aurais tenu bon, mais quand le Premier ministre est allé jusqu'à honorer mon humble logis de sa visite.... Le fait est, Watson, que le monsieur que vous voyez là sur le sofa fut un petit peu trop habile pour nos agents. C'était un individu hors ligne. Les choses clochaient et personne ne comprenait pourquoi. Des agents étaient suspectés et même pris, mais certains éléments attestaient la présence d'une force centrale puissante et secrète. Il était absolument nécessaire de la démasquer. On me pressa instamment de me pencher sur la question. Cela m'a coûté deux années, Watson, qui n'ont pas été dépourvues d'intérêt. Si je vous dis que j'ai commencé mon périple à Chicago, adhéré à une société secrète irlandaise à Buffalo, causé de sérieux tracas à la police de Skibbereen, et du coup, fini par attirer l'attention d'un subordonné de von Bork, qui me recommanda comme un agent possible, vous comprendrez que l'affaire fut complexe. Depuis, von Bork m'a honoré de sa confiance, ce qui n'a pas empêché la plupart de ses projets clocher imperceptiblement, ni ses meilleurs agents d'échouer en prison. Je les tenais à l'oeil, Watson, et sitôt mûrs, je les cueillais. Eh bien, monsieur, j'espère que vous ne vous ressentez pas de cet incident.
Cette dernière remarque s'adressait à von Bork lui-même, qui, après force hoquets et clignements de paupières, avait écouté sans mot dire les explications de Holmes. Il se mit alors à déverser un furieux torrent d'invectives en allemand, le visage convulsé de rage. Holmes poursuivit son rapide examen des dossiers pendant que son prisonnier jurait sacrait.
- Si peu mélodieux que soit l'allemand, cela reste la plus expressive de toutes les langues, déclara-t-il une fois que von Bork se fut interrompu par pur épuisement. Tiens, tiens ! ajouta-t-il en examinant attentivement l'angle d'un décalque avant de le poser dans la mallette. Voilà qui va expédier un autre oiseau derrière les barreaux. Je n'imaginais pas que le commissaire de la Marine était une telle crapule, bien que je le tienne à l'oeil depuis longtemps. Vous êtes lourdement compromis, monsieur von Bork.
Le prisonnier,qui s'était relevé avec peine sur le sofa, dévisageait avec un curieux mélange de stupeur et de haine l'homme qui l'avait confondu.
- Vous me paierez ça, Altamont, dit-il avec une lenteur pesée. Quand bien même je devrais attendre jusqu'à la fin de mes jours, vous mes paierez ça !
- Cette bonne vieille rengaine, conclut Holmes. Combien de fois l'ai-je entendue par le passé. C'était le refrain de prédilection de feu le regretté professeur Moriarty. Le colonel Sebastian Moran le fredonna aussi à son heure, dit-on. Malgré tout je suis bien vivant et j'élève des abeilles dans le sud des downs.
- Soyez maudit, double traître que vous êtes ! s'écria l'Allemand en se débattant pour se dégager de ses liens, une lueur de meurtre flambant dans son regard furibond.
- Non, non, ce n'est pas si terrible que ça, reprit Holmes en souriant. Comme vous le révèle sans nul doute mon accent, Mr Altamont de Chicago n'a jamais réellement existé. Je me suis servi de lui, après quoi il a disparu.
- Dans ce cas, qui êtes-vous ?
- Cela n'a aucune importance, qui je suis, mais puisque la question semble vous intéresser, Mr von Bork, je puis vous dire que ce n'est pas la première fois que j'ai affaire aux membres de votre famille. J'ai eu bien des enquêtes à mener en Allemagne par le passé, et mon nom vous est probablement familier.
- J'aimerais le connaître, répondit le Prussien d'un air sombre.
- Je fus l'ordonnateur de la séparation d'Irene Adler et de feu le roi de Bohème à l'époque où votre cousin Heinrich occupait la fonction d'envoyé de l'empereur. Ce fut également moi qui sauvai le comte von Grafenstein, frère aîné de votre mère, de l'assassinat que projetait le nihiliste Klopman. Maoi qui...
Von Bork se redressa, stupéfait.
- Mais il n'y a qu'un homme au monde ! s'écria-t-il.
- Tout juste, répondit Holmes.
Von Bork gémit et retomba sur le sofa.
- Et c'est vous qui nous avez fourni la plupart de ces renseignements ! s'écria-t-il. Quelle valeur ont-ils ? Qu'ai-je fait ? Je suis fini, à tout jamais fini !
- Leur valeur est certes assez contestable, confirma Holmes. Ils vont nécessiter quelques vérifications, or vous n'avez guère de temps pour cela. Votre amiral s'apercevra sans doute que les nouveaux canons sont passablement plus puissants qu'il ne s'y attend, et les croiseurs peut-être un brin plus rapides.
Dans son anxiété, von Bork s'étreignit la gorge.
**** - Quantité d'autres détails ne manqueront certainement pas de faire jour en leur temps. Cela dit , vous possédez une qualité très rare pour un Allemand, Mr von Bork, vous avez l'esprit sportif. Vous ne me garderez donc pas rancune quand vous découvrirez que vous, dont l'ingéniosité a surpassé celle de tant d'autres, vous êtes fait surpasser à votre tour. Après tout, vous avez servi votre pays de votre mieux, et moi j'ai servi le mien de mon mieux, qu'y a-t-il de plus naturel ? Du reste, ajouta-t-il non sans bienveillance en posant la main sur l'épaule de l'homme prostré, cela vaut mieux que de tomber face à quelque moins noble ennemi. Les documents sont prêts, à présent, Watson. Si vous voulez bien m'aider à transporter notre prisonnier, je crois que nous allons tout de suite pouvoir nous mettre en route pour Londres.
Déplacer von Bork ne fut pas chose facile, car il était fort et n'avait rien à perdre. Finalement, l'empoignant chacun par un bras, les deux amis lui firent très lentement descendre l'allée du jardin qu'à peine quelques heures plus tôt il empruntée d'un pas si assuré après les félicitations du célèbre diplomate. Au terme d'une ultime et courte lutte, il fut hissé, toujours pieds et poings liés, dans le siège supplémentaire de la petite auto. On cala sa précieuse mallette à côté de lui.
- Je crois que vous êtes aussi confortablement installé que les circonstances le permettent, constata Holmes lorsque les derniers préparatifs furent accomplis. Serait-ce prendre une excessive liberté que d'allumer une cigare et placer entre vos lèvres ?
Mais toutes ces amabilités envers l'Allemand furieux restèrent sans effet.
- Je suppose que vous vous rendez compte, Mr Sherlock Holmes, lança-t-il, que si votre gouvernement vous soutient dans une initiative de cet acabit cela en fait un acte d'hostilité.
- Que dire de votre gouvernement et de toute cette initiative-là ? répliqua Holmes en tapotant la mallette.
- Vous êtes un particulier. Vous ne disposez d'aucun mandat vous autorisant à m'arrêter. Cette procédure est, dans son ensemble, totalement illégale et scandaleuse.
- Totalement, renchérit Holmes.
- Enlever un sujet allemand.
- Et lui voler ses documents personnels.
- Ma foi, vous avez conscience de la situation qui est la vôtre, à vous et votre complice que voilà. S'il se trouvait que j'appelle à l'aide quand nous traverserons le village....
- Si vous faisiez une sottise pareille, mon cher monsieur, vous enrichiriez probablement les deux malheureux noms d'auberges que nous avons au village d'une troisième enseigne vantant " Le Prussien pendouillé." L'Anglais est un individu patient, mais à cette heure, ses esprits sont un rien irrités, et il vaudrait mieux éviter de le pousser à bout. Non, Mr von Bork, vous nous accompagnerez avec calme et bon sens jusqu'à Scotland Yard, d'où vous pourrez appeler votre ami le baron von Herling, et voir si, même à présent, vous ne pouvez pas prendre la place qu'il vous a réservée dans l'escorte diplomatique. Quant à vous, Watson, j'ai cru comprendre que vous nous apportiez votre concours de toujours. Londres ne sera donc pas un détour pour vous. Restons un instant sur la terrasse, car il se pourrait que ce soit la dernière discussion tranquille que nous ayons jamais.
Les deux amis bavardèrent quelques minutes en tête à tête, évoquant une fois de plus le souvenir des jours passés, tandis que leur prisonnier se contorsionnait en pure perte pour tenter défaire ses liens. En regagnant l'automobile avec Watson, Holmes tendit le bras vers la mer baignée de lune, derrière eux, et hocha pensivement la tête.
- Un vent d'est se lève,Watson.
- Je ne pense pas, Holmes. Il fait très chaud.
- Brave vieux Watson ! Vous êtes l'unique point fixe au sein de cette époque mouvante. Un vent d'est se lève pourtant, un vent comme jamais il n'en a soufflé sur l'Angleterre. Un vent froid et âpre, Watson. Sans doute seront-ils nombreux ceux d'entre nous qui périront dans la bourrasque. Il n'empêche, cela reste un souffle divin, et ce sera une contrée plus pure, meilleure, plus forte, que le soleil baignera une fois la tempête apaisée. Démarrez, Watson, il est temps de nous mettre en route. J'ai en poche un chèque de 500 livres qu'il faut encaisser sans tarder, sans quoi son auteur est tout à fait capable d'y faire opposition s'il le peut.
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Arthur Conan Doyle