lundi 9 avril 2018

Le Club des Hachichins 2 Fin Théophile Gautier ( Nouvelle France )



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                                                         Le Club des Hachichins

                                                                        ***
                                                                          V        
                                                                      Fantasia

            Je regardai alors au plafond, et j'aperçus une foule de têtes sans corps comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si comiques, des physionomies si joviales et si profondément heureuses, que je ne pouvais m'empêcher de partager leur hilarité. - Leurs yeux se plissaient, leurs bouches s'élargissaient, et leurs narines se dilataient ; c'étaient des grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux.                                                   blueharuka.deviantart.com
Image associée            Peu à peu le salon s'était rempli de figures extraordinaires, comme en trouve que dans les eaux fortes de Callot et dans les aquatintes de Goya : un pêle-mêle d'oripeaux et de haillons caractéristiques, de formes humaines et bestiales ; en toute occasion, j'eusse été peut-être inquiet d'une pareille compagnie, mais il n'y avait rien de menaçant dans ces monstruosités. C'était la malice, et non la férocité qui faisait pétiller ces prunelles. La bonne humeur seule découvrait ces crocs désordonnés et ces incisives pointues.
            Comme si j'avais été le roi de la fête, chaque figure venait tour à tour dans le cercle lumineux dont j'occupais le centre, avec un air de componction grotesque, me marmotter à l'oreille des plaisanteries dont je ne puis me rappeler d'une seule, mais qui, sur le moment, me paraissaient prodigieusement spirituelles, et m'inspiraient la gaieté la plus folle.
            A chaque nouvelle apparition, un rire homérique, olympien, immense, étourdissant, et qui semblait résonner dans l'infini, éclatait autour de moi avec des mugissements de tonnerre.
            Des voix tour à tour glapissantes ou caverneuses criaient :
            - Non, c'est trop drôle ; en voilà assez ! Mon Dieu, mon Dieu, que je m'amuse ! De plus fort en plus fort !
            - Finissez ! je n'en puis plus... Ho ! ho ! hu ! hu ! hi ! hi ! Quelle bonne farce ! Quel beau calembour !
            - Arrêtez ! j'étouffe ! j'étrangle ! Ne me regardez pas comme cela... ou faites-moi cercler, je vais éclater...
            Malgré ces protestations moitié bouffonnes, moitié suppliantes, la formidable hilarité allait toujours croissant, le vacarme augmentait d'intensité, les planchers et les murailles de la maison se soulevaient et palpitaient comme un diaphragme humain, secoués par ce rire frénétique, irrésistible, implacable.                                                                                                                   
            Bientôt, au lieu de venir se présenter à moi un à un, les fantômes grotesques m'assaillirent en masse, secouant leurs longues manches de pierrot, trébuchant dans les plis de leur souquenille de magicien, écrasant leur nez de carton dans des chocs ridicules, faisant voler en nuage la poudre de leur perruque, et chantant faux des chansons extravagantes sur des rimes impossibles.
            Tous le types inventés par la verve moqueuse des peuples et des artistes se trouvaient réunis là, mais décuplés, centuplés de puissance.C'était une cohue étrange : le pulcinella napolitain tapait familièrement sur la bosse du punch anglais ; l'arlequin de Bergame frottait son museau noir au masque enfariné du paillasse de France, qui poussait des cris affreux ; le docteur bolonais jetait du tabac dans les yeux du père Cassandre ; Tartaglia galopait à cheval sur un clown et Gilles donnait du pied au derrière à don Spavento ; Karagheuz, armé de son bâton obscène, se battait en duel avec un bouffon Osque.
            Plus loin se démenaient confusément les fantaisies des songes drolatiques, créations hybrides, mélange informe de l'homme, de la bête et de l'ustensile, moines ayant des roues pour pieds et des marmites pour ventre, guerriers bardés de vaisselle brandissant des sabres de bois dans des serres d'oiseau, hommes d'Etat mus par des engrenages de tournebroche, rois plongés à mi-corps dans des échauguettes en poivrière, alchimistes à la tête arrangée en soufflet, aux membres contournés en alambics, ribaudes faites d'une agrégation de citrouilles à renflements bizarres, tout ce que peut tracer dans la fièvre chaude du crayon en cynique à qui l'ivresse pousse le coude.
            Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela sautait, cela grognait, cela sifflait, comme dit Goethe dans la nuit du Walpurgis.
            Pour me soustraire à l'empressement outré de ces baroques personnages, je me réfugiai dans un angle obscur, d'où je pus les voir se livrant à des danses telles que n'en connut jamais la Renaissance au temps de Chicard, ou l'Opéra sous le règne de Musard, le roi du quadrille échevelé. Ces danseurs mille fois supérieurs à Molière, à Rabelais, à Swift et à Voltaire, écrivaient, avec un entrechat ou un balancé, des comédies si profondément philosophiques, des satires d'une si haute portée et d'un sel si piquant, que j'étais obligé de me tenir les côtes dans mon coin.
            Daucus-Carota exécutait, tout en s'essuyant les yeux, des pirouettes et des cabrioles inconcevables, surtout pour un homme qui avait des jambes en racine de mandragore et répétait d'un ton burlesquement piteux :
            - C'est aujourd'hui qu'il faut mourir de rire !
            Ô vous qui avez admiré la sublime stupidité d'Odry, la niaiserie enrouée d'Alcide Tousez, la bêtise pleine d'aplomb d'Arnal, les grimaces de macaque de Ravel, et qui croyez savoir ce que c'est qu'un masque comique, si vous aviez assisté à ce bal de " Gustave " évoqué par le hachich, vous conviendriez que les farceurs les plus désopilants de nos petits théâtres sont bons à sculpter aux angles d'un catafalque ou d'un tombeau !
Image associée*           Que de faces bizarrement convulsées ! que d'yeux clignotants et pétillants de sarcasme sous leur membrane d'oiseau ! quels rictus de tirelire ! quelles bouches en coups de hache ! quels nez facétieusement dodécaèdres : quels abdomens gros de moqueries pantagruéliques !
            Comme à travers tout ce fourmillement de cauchemar sans angoisse se dessinaient par éclairs des ressemblances soudaines et d'un effet irrésistible, des caricatures à rendre jaloux Daumier et Gavarni, des fantaisies à faire pâmer d'aise les merveilleux artistes chinois, les Phidias du poussah et du magot !
            Toutes les visions n'étaient pas cependant monstrueuses ou burlesques ; la grâce se montrait aussi dans ce carnaval de formes : près de la cheminée, une petite tête aux joues de pêche se roulait sur ses cheveux blonds, montrant dans un interminable accès de gaieté trente-deux petites dents grosses comme des grains de riz, et poussant un éclat de rire aigu, vibrant, argentin, prolongé, brodé de trilles et de points d'orgues, qui me traversaient le tympan, et, par un magnétisme nerveux, me forçait à commettre une foule d'extravagances.
            La frénésie joyeuse était à son plus haut point ; on n'entendait plus que des soupirs convulsifs, des gloussements inarticulés. Le rire avait perdu son timbre et tournait au grognement, le spasme succédait au plaisir ; le refrain de Daucus-Carota allait devenir vrai.
            Déjà plusieurs hachichins anéantis avaient roulé à terre avec cette molle lourdeur de l'ivresse, qui rend les chutes peu dangereuses ; des exclamations telles que celles-ci :
            " Mon Dieu, que je suis heureux ! quelle félicité ! je nage dans l'extase ! je suis en paradis ! je plonge dans des abîmes de délices ! " se croisaient, se confondaient, se couvraient.
           Des cris rauques jaillissaient des poitrines oppressées ; les bras se tendaient éperdument vers quelque vision fugitive ; les talons et les nuques tambourinaient sur le plancher. Il était temps de jeter une goutte d'eau froide sur cette vapeur brûlante, ou la chaudière eût éclaté.
            L'enveloppe humaine, qui a si peu de force pour le plaisir, et qui en a tant pour la douleur, n'aurait pu supporter une plus haute pression de bonheur.
            Un des membres du club, qui n'avait pas pris part à la voluptueuse excitation afin de surveiller la fantasia et d'empêcher de passer par les fenêtres ceux d'entre nous qui se seraient cru des ailes, se leva, ouvrit la caisse du piano et s'assit. Ses deux mains, tombant ensemble, s'enfoncèrent dans l'ivoire du clavier, et un glorieux accord résonnant avec force fit taire toutes les rumeurs et changea la direction de l'ivresse.


                                                                          VI
                                                                               
     sevicom.free.fr                                                        Kief
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            Le thème attaqué était, je crois, l'air d'Agathe dans le " Freyschultz ", cette mélodie céleste eut bientôt dissipé, comme un souffle qui balaye des nuées difformes, les visions ridicules dont j'étais obsédé. Les larves grimaçantes se retirèrent en rampant sous les fauteuils, où elles se cachèrent entre les plis des rideaux en poussant de petits soupirs étouffés, et de nouveau il me sembla que j'étais seul dans le salon.
            L'orgue colossal de Fribourg ne produit pas, à coup sûr, une masse de sonorité plus grande que le piano touché par le " voyant " ( on appelle ainsi l'adepte sobre ). Les notes vibraient avec tant de puissance, qu'elles m'entraient dans la poitrine comme des flèches lumineuses ; bientôt l'air joué me parut sortir de moi-même ; mes doigts s'agitaient sur un clavier absent ; les sons en jaillissaient bleus et rouges, en étincelles électriques ; l'âme de Weber s'était incarnée en moi.
            Le morceau achevé, je continuai par des improvisations intérieures, dans le goût du maître allemand, qui me causaient des ravissements ineffables ; quel dommage qu'une sténographie magique n'ait pu recueillir ces mélodies inspirées, entendues de moi seul, et que je n'hésite pas, c'est bien modeste de ma part, à mettre au-dessus des chefs-d'oeuvre de Rossini, de Meyerbeer, de Félicien David.
            Ô Pillet ! ô Vatel ! un des trente opéras que je fis en dix minutes vous enrichirait en six mois.
            A la gaieté un peu convulsive du commencement avait succédé un bien-être indéfinissable, un calme sans bornes.
            J'étais dans cette période bienheureuse du hachich que les Orientaux appellent le " kief ". Je ne sentais plus mon corps ; les liens de la matière et de l'esprit étaient déliés ; je me mouvais pas ma seule volonté dans un milieu qui n'offrait pas de résistance.
            C'est ainsi, je l'imagine, que doivent agir les âmes dans le monde aromal où nous irons après notre mort.
            Une vapeur bleuâtre, un jour élyséen, un reflet de grotte azurine, formaient dans la chambre une atmosphère où je voyais vaguement trembler des contours indécis ; cette atmosphère, à la fois fraîche et tiède, humide et parfumée, m'enveloppait, comme l'eau d'un bain, dans un baiser d'une douceur énervante ; si je voulais changer de place, l'air caressant faisait autour de moi mille remous voluptueux ; une langueur délicieuse s'emparait de mes sens et me renversait sur le sofa, où je m'affaissais comme un vêtement qu'on abandonne.
            Je compris alors le plaisir qu'éprouvent, suivant leur degré de perfection, les esprits et les anges en traversant les éthers et les cieux, et à quoi l'éternité pouvait s'occuper dans les paradis.
            Rien de matériel ne se mêlait à cette extase ; aucun désir terrestre n'en altérait la pureté. D'ailleurs, l'amour lui-même n'aurait pu l'augmenter, Roméo hachichin eût oublié Juliette. La pauvre enfant, se penchant dans les jasmins, eût tendu en vain du haut du balcon, à travers la nuit, ses beaux bras d'albâtre, Roméo serait resté au bas de l'échelle de soie, et, quoique je sois éperdument amoureux de l'ange de jeunesse et de beauté créé par Shakespeare, je dois convenir que la plus belle fille de Vérone, pour un hachichin, ne vaut pas la peine de se déranger.   **
Image associée            Aussi je regardais d'un oeil paisible, bien que charmé, la guirlande de femmes idéalement belles qui couronnaient la frise de leur divine nudité ; je voyais luire des épaules de satin, étinceler des seins d'argent, plafonner de petits pieds à plantes roses, onduler des hanches opulentes, sans éprouver la moindre tentation. Les spectres charmants qui troublaient saint Antoine n'eussent eu aucun pouvoir sur moi.
            Par un prodige bizarre, au bout de quelques minutes de contemplation, je me fondais dans l'objet fixé, et je devenais moi-même cet objet.
            Ainsi je m'étais transformé en nymphe Syrinx, parce que la fresque représentait en effet la fille du Ladon poursuivie par Pan.
            J'éprouvais toutes les terreurs de la pauvre fugitive, et je cherchais à me cacher derrière des roseaux fantastiques, pour éviter le monstre à pieds de bouc.



                                                                   VII

                                                   Le kief tourne au cauchemar

            Pendant mon extase, Daucus-Carota était rentré.
            Assis comme un tailleur ou comme un pacha sur ses racines proprement tortillées, il attachait sur moi des yeux flamboyants ; son bec claquait d'une façon si sardonique, un tel air de triomphe railleur éclatait dans toute sa petite personne contrefaite, que je frissonnai malgré moi.
            Devinant ma frayeur, il redoublait de contorsions et de grimaces, et se rapprochait en sautillant comme un faucheux blessé ou comme un cul-de-jatte dans sa gamelle.
            Alors je sentis un souffle froid à mon oreille, et une voix dont l'accent m'était bien connu, quoique je ne pusse définir à qui elle appartenait, me dit :
            - Ce misérable Daucus-Carota, qui a vendu ses jambes pour boire, t'a escamoté la tête, et mis à la place, non pas une tête d'âne comme Puck à Bottom, mais une tête d'éléphant !
            Singulièrement intrigué, j'allai droit à la glace, et je vis que l'avertissement n'était pas faux.
Résultat de recherche d'images pour "puck bottom"            On m'aurait pris pour une idole indoue ou javanaise : mon front s'était haussé, mon nez, allongé en trompe, se recourbait sur ma poitrine, mes oreilles balayaient mes épaules, et, pour surcroît de désagrément, j'étais couleur d'indigo, comme Shiva, le dieu bleu.
            Exaspéré de fureur, je me mis à poursuivre Daucus-Carota, qui sautait et glapissait, et donnait tous les signes d'une terreur extrême ; je parvins à l'attraper, et je le cognai si violemment sur le bord de la table, qu'il finit par me rendre ma tête, qu'il avait enveloppée dans son mouchoir.
            Content de cette victoire, j'allai reprendre ma place sur le canapé ; mais la même petite voix inconnue me dit :
            - Prends garde à toi, tu es entouré d'ennemis ; les puissances invisibles cherchent à t'attirer et à te retenir. Tu es prisonnier ici : essaye de sortir, et tu verras.
            Un voile se déchira dans mon esprit, et il devint clair pour moi que les membres du club n'étaient autres que des cabalistes et des magiciens qui voulaient m'entraîner à ma perte.

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                                                             VIII

                                                       Tread-Mill                                                       facebook.com     
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            Je me levai avec beaucoup de peine et me dirigeai vers la porte du salon, que je n'atteignis qu'au bout d'un temps considérable, une puissance inconnue me forçant de reculer d'un pas sur trois. A mon calcul, je mis dix ans à faire ce trajet.
            Daucus-Carota me suivait en ricanant et marmottait d'un air de fausse commisération :
            - S'il marche de ce train-là, quand il arrivera, il sera vieux.
            J'étais cependant parvenu à gagner la pièce voisine dont les dimensions me parurent changées et méconnaissables. Elle s'allongeai, s'allongeait... indéfiniment. La lumière qui scintillait à son extrémité, semblait aussi éloignée qu'une étoile fixe.
            Le découragement me prit, et j'allais m'arrêter, lorsque la petite voix me dit, en m'effleurant presque de ses lèvres :
            - Courage ! elle t'attend à onze heures.
            Faisant un appel désespéré aux forces de mon âme, je réussis, par une énorme projection de volonté, à soulever mes pieds qui s'agrafaient au sol et qu'il me fallait déraciner comme des troncs d'arbres. Le monstre aux jambes de mandragore m'escortait en parodiant mes efforts et en chantant sur un ton de traînante psalmodie :
            " Le marbre gagne ! le marbre gagne ! "
            En effet, je sentais mes extrémités se pétrifier, et le marbre m'envelopper jusqu'aux hanches comme la Daphné des Tuileries ; j'étais statue jusqu'à mi-corps, ainsi que ces princes enchaînés des
" Mille et une nuits ". Mes talons durcis résonnaient formidablement sur le plancher : j'aurais pu jouer le commandeur dans Don Juan.
            Cependant j'étais arrivé sur le palier de l'escalier que j'essayai de descendre ; il était à demi éclairé et prenait à travers mon rêve des proportions cyclopéennes et gigantesques. Ses deux bouts noyés d'ombre me semblaient plonger dans le ciel et dans l'enfer, deux gouffres ; en levant la tête, j'apercevais indistinctement, dans une perspective prodigieuse, des superpositions de paliers innombrables, des rampes à gravir comme pour arriver au sommet de la tour de Lylacq ; en la baissant, je pressentais des abîmes de degrés, des tourbillons de spirales, des éblouissements de circonvolutions.
            - Cet escalier doit percer la terre de part en part, me dis-je en continuant ma marche machinale. Je parviendrai au bas le lendemain du jugement dernier.
            Les figures des tableaux me regardaient d'un air de pitié, quelques-unes s'agitaient avec des contorsions pénibles, comme des muets qui voudraient donner un avis important dans une occasion suprême. On eût dit qu'elles voulaient m'avertir d'un piège à éviter, mais une force inerte et morne m'entraînait ; les marches étaient molles et s'enfonçaient sous moi, ainsi que les échelles mystérieuses dans les épreuves de franc-maçonnerie. Les pierres gluantes et flasques s'affaissaient comme des ventres de crapauds ; de nouveaux paliers, de nouveaux degrés, se présentaient sans cesse à mes pas résignés, ceux que j'avais franchis se replaçaient d'eux-mêmes devant moi.
            Ce manège dura mille ans, à mon compte.
            Enfin j'arrivai au vestibule, où m'attendait une autre persécution non moins terrible.
            La chimère tenant une bougie dans ses pattes, que j'avais remarquée en entrant, me barrait le passage avec des intentions évidemment hostiles ; ses yeux verdâtres pétillaient d'ironie, sa bouche sournoise riait méchamment ; elle s'avançait vers moi presque à plat ventre, traînant dans la poussière son caparaçon de bronze, mais ce n'était pas par soumission ; des frémissements féroces agitaient sa croupe de lionne, et Daucus-Carota l'excitait comme on fait d'un chien qu'on veut faire battre :
            - Mords-le ! mords-le ! de la viande de marbre pour une bouche d'airain, c'est un fier régal.
            Sans me laisser effrayer par cette horrible bête, je passai outre. Une bouffée d'air froid vint me frapper la figure, et le ciel nocturne nettoyé de nuages m'apparut tout à coup. Un semis d'étoiles poudrait d'or les veines de ce grand bloc de tapis lazuli.
            J'étais dans la cour.
            Pour vous rendre l'effet que me produisit cette sombre architecture, il me faudrait la pointe dont Piranèse rayait le vernis noir de ses cuivres merveilleux. la cour avait pris les proportions du Champ-de-Mars, et s'était en quelques heures bordée d'édifices géants qui découpaient sur l'horizon une dentelure d'aiguilles, de coupoles, de tours, de pignons, de pyramides, dignes de Rome et de Babylone.
            Ma surprise était extrême, je n'avais jamais soupçonné l'île Saint-Louis de contenir tant de magnificences monumentales, qui d'ailleurs eussent couvert vingt fois sa superficie réelle, et je ne songeais pas sans appréhension au pouvoir des magiciens qui avaient pu, dans une soirée, élever de semblables constructions.
            - Tu es le jouet de vaines illusions, cette cour est très petite, murmura la voix ; elle a vingt-sept pas de long sur vingt-cinq de large.
            - Oui, oui, grommela l'avorton bifurqué, des pas de bottes de sept lieues, jamais tu n'arriveras à 11 heures ; voilà quinze cents ans que tu es parti. Une moitié de tes cheveux est déjà grise... Retourne là-haut, c'est le plus sage.
Résultat de recherche d'images pour "piranese 3d"            Comme je n'obéissais pas, l'odieux monstre m'entortilla dans les réseaux de ses jambes, et, s'aidant de ses mains comme de crampons, me remorqua malgré ma résistance, me fit remonter l'escalier où j'avais éprouvé tant d'angoisses, et me réinstalla, à mon grand désespoir, dans le salon d'où je m'étais si péniblement échappé.
            Alors le vertige s'empara complètement de moi ; je devins fou, délirant.
            Daucus-Carota faisait des cabrioles jusqu'au plafond en me disant :
            - Imbécile, je t'ai rendu ta tête, mais, auparavant, j'avais enlevé la cervelle avec une cuillère.
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                                                                          IX

                                             Ne croyez pas aux chronomètres

            En revenant à moi, je vis la chambre pleine de gens vêtus de noir, qui s'abordaient d'un air triste et se serraient la main avec une cordialité mélancolique, comme des personnes affligées d'une douleur commune.
            Ils disaient :
            - Le Temps est mort ; désormais il n'y aura plus ni années, ni mois, ni heures ; le Temps est mort, et nous allons à son convoi.
            - Il est vrai qu'il était bien vieux, mais je ne m'attendais pas à cet événement ; il se portait à merveille pour son âge, ajouta une des personnes en deuil que je reconnus pour un peintre de mes amis.
            - L'éternité était usée, il faut bien faire une fin, reprit un autre.
            - Grand Dieu ! m'écriai-je frappé d'une idée subite, s'il n'y a plus de temps, quand pourra-t-il être 11 heures ?...
            - Jamais...., cria d'une voix tonnante Daucus-Carote, en me jetant son nez à la figure, et en se montrant à moi sous son véritable aspect... Jamais... il sera toujours 9 heures un quart. L'aiguille restera sur la minute où le temps a cessé d'être, et tu auras pour supplice de venir regarder l'aiguille immobile, et de retourner t'asseoir pour recommencer encore, et cela jusqu'à ce que tu marches sur l'os de tes talons.
           Une force supérieure m'entraînait, et j'exécutai quatre ou cinq cents fois le vouyage, interrogeant le cadran avec une inquiétude horrible.
            Daucus-Carota s'était assis à califourchon sur la pendule et me faisait d'épouvantables grimaces.
            L'aiguille ne bougeait pas.
            - Misérable ! tu as arrêté le balancier, m'écriai-je ivre de rage.
           - Non pas, il va et vient comme à l'ordinaire... ; mais les soleils tomberont en poussière avant que cette flèche d'acier ait avancé d'un millionième de millimètre.
            - Allons, je vois qu'il faut conjurer les mauvais esprits, la chose tourne au spleen, dit le
 " voyant ", faisons un peu de musique. La harpe de David sera remplacée cette fois par un piano d'Erard.
            Et, se plaçant sur le tabouret, il joua des mélodies d'un mouvement vif et d'un caractère gai...
            Cela paraissait beaucoup contrarier l'homme-mandragore, qui s'amoindrissait, s'aplatissait, se décolorait et poussait des gémissements inarticulés ; enfin il perdit toute apparence humaine, et roula sur le parquet sous la forme d'un salsifis à deux pivots.
            Le charme était rompu.
            - Alléluia ! le Temps est ressuscité, crièrent des voix enfantines et joyeuses ; va voir la pendule maintenant !
             L'aiguille marquait 11 heures.                                                          papaninformasi09.blogspot.fr
            - Monsieur, votre voiture est en bas, me dit le domestique.
            Le rêve était fini.
Image associée            Les hachichins s'en allèrent chacun de leur côté, comme les officiers après le convoi de Malbrouck.
            Moi, je descendis d'un pas léger cet escalier qui m'avait causé tant de tortures, et quelques instants après j'étais dans ma chambre en pleine réalité ; les dernières vapeurs soulevées par le hachich avaient disparu.
            Ma raison était revenue, ou du moins ce que j'appelle ainsi, faute d'autre terme.
            Ma lucidité aurait été jusqu'à rendre compte d'une pantomime ou d'un vaudeville ou à faire des vers rimants de trois lettres.
                                                                                                                                                                                                                                   


*           meltonpriorinstitut.org
**        artscenik.vefblog.net



                                                                    Fin


                                               1è parution dans la Revue des Deux Mondes le 1er février 1846;
   
                                                         Théophile Gautier
         
Note : Balzac assista à cette séance et Baudelaire était un habitué de l'hôtel Pimodan. - Ts renseignements in La Pléiade éd.
            
    

vendredi 6 avril 2018

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                                                             à
                                                        Séfarad

            Pourquoi Séfarad, d'où ce nom ? L'auteur rappelle dans l'un des chapitres qu'à l'origine il fut  attribué aux Juifs chassés d'Espagne en 1492 par la royauté, Isabelle la catholique et Ferdinand d'Aragon,  nom qui vient peut-être d'une ligne dans la Bible, rattaché aussi au déplacement de la même population par Nabuchodonosr en 492 avt JC. Au Moyen Âge ils durent fuir ou se convertir. Et l'Espagne se vida de la population juive. Cela extrêmement bien explicité par un auteur qui a durant trois ans parcouru l'Espagne dans tous les sens, des plus petits villages complètement déserts mais gardant encore les traces dans la pierre des rituels juifs, aux grandes villes, Séville, Barcelone, Madrid etc. Si Pierre Assouline parcourt ainsi un pays dont au passage il nous raconte l'histoire ancienne et actuelle c'est en partie parce que Séfarade, né à Casablanca aujourd'hui français avec toute l'ascendance nécessaire et prouvée au bureau de l'immigration espagnole pour obtenir le passeport espagnol proposé par le roi Félipe VI lors d'une allocution le 30 novembre 2015 souhaita la bienvenue aux séfarades " ..... il prononça un discours qui m'alla droit au coeur..... il a parlé des clés transmises de père en fils dans certaines familles juives...... Il a fait de " Séfarad " un synonyme
d'"Espagne "....... " Parcours du combattant : prouver ce passé revendiqué, parler parfaitement l'espagnol dans ses diversités. Si environ 4 000 séfarades ont réussi l'examen et reçu le précieux passeport qui ne les oblige nullement à quitter le pays où ils vivent, il leur permet un repli éventuel, d'Amérique du sud entre autres, du Canada, d'Israël, mais pas l'auteur pourtant assidu aux cours de l'Institut Cervantes. Associé à ce voyage espagnol le Quichotte, livre de chevet, et des aperçus sur la judéité de certains ainsi de François Truffaut en quête de son père, qu'il découvre juif, alors qu'il a été élevé par sa mère dans une famille antisémite. Que dire du rôle de Franco lors de la fuite des juifs durant la dernière guerre. L'auteur fait des recherches dans les bibliothèques, lit les thèses. Pourquoi cet antisémitisme. Le livre est très dense, réfléchi. " De temps en temps il faut savoir s'autoriser un peu d'amitié pour soi et se mettre en disponibilité..... " Il cite Pasolini " Ce n'est pas que les morts ne parlent pas, c'est juste qu'on a oublié comment les écouter......" Pierre Assouline ne se sépare jamais du cartable de son père lors des examens "...... est en fait assez misérable. Elle ne vaut plus rien..... c'est mon fétiche..... " et citant Genêt venant de voler des livres précieux "..... Je n'en connais pas le prix mais j'en connais la valeur..... " Assouline parle le judéo-espagnol. Amoz Os
" Utiliser la langue des prophètes pour dire que le héros descend les poubelles. " Toujours en quête de qui peut le conduire au précieux sésame il rencontre, dîne et note " .... Qui dira jamais la saveur qu'il y a à déchiqueter les autres à distance dès lors que l'aspect de meute dilue la responsabilité de chacun... " Le doute, le passé et le présent pas résolu, car l'édit de 1492 n'est pas abrogé. Néanmoins quelques-uns ont franchi le pas, peu nombreux, dans certaines villes une pièce suffit aux offices et l'antisémitisme toujours actif, se manifeste différemment d'ici ou d'ailleurs. Roman passionnant.                    ; 

jeudi 5 avril 2018

Le Club des Hachichins 1 Théophile Gautier ( Nouvelle France )


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pariszigzag.fr



                                    Le Club des Haschichins

                                                             ***
                                                                I

                                             L'hôtel Pimodan

            Un soir de décembre, obéissant à une convocation mystérieuse, rédigée en termes énigmatiques compris des affiliés, inintelligibles pour d'autres, j'arrivai dans un quartier lointain, espèce d'oasis de solitude au milieu de Paris, que le fleuve, en l'entourant de ses deux bras, semble défendre contre les empiétements de la civilisation, car c'était dans une vieille maison de l'île Saint-Louis, l'hôtel Pimodan, bâti par Lauzun, que le club bizarre dont je faisais partie depuis peu tenait ses séances mensuelles, où j'allais assister pour la première fois.
            Quoiqu'il fût à peine six heures, la nuit était noire.
             Un brouillard, rendu plus épais encore par le voisinage de la Seine, estompait tous les objets de sa ouate déchirée et trouée, de loin en loin, par les auréoles rougeâtres des lanternes et les filets de lumière échappés des fenêtres éclairées.
            Le pavé, inondé de pluie, miroitait sous les réverbères, comme une eau qui reflète une illumination ; une bise âcre, chargée de particules glacées, vous fouettait la figure, et ses sifflements gutturaux faisaient le dessus d'une symphonie dont les flots gonflés se brisant aux arches des ponts formaient la basse : il ne manquait à cette soirée aucune des rudes poésies de l'hiver.
            Il était difficile, le long de ce quai désert, dans cette masse de bâtiments sombres, de distinguer la maison que je cherchais ; cependant mon cocher, en se dressant sur son siège parvint à lire sur une plaque de marbre le nom à moitié dédoré de l'ancien hôtel, lieu de réunion des adeptes.
            Je soulevai le marteau sculpté, l'usage des sonnettes à bouton de cuivre n'a encore pénétré dans ces pays reculés, et j'entendis plusieurs fois le cordon grincer sans succès ; enfin, cédant à une traction plus vigoureuse, le vieux pêne rouillé s'ouvrit, et la porte aux ais massifs put tourner sur ses gonds.
            Derrière une vitre d'une transparence jaunâtre apparut, à mon entrée, la tête d'une vieille portière ébauchée par le tremblotement d'une chandelle, un tableau de Skalken tout fait. - La tête me fit une grimace singulière, et un doigt maigre, s'allongeant hors de la loge, m'indiqua le chemin.                                                                               messagers.wordpress.com
Résultat de recherche d'images pour "ile saint louis la nuit obscurité"            Autant que je pouvais le distinguer, à la pâle lueur qui tombe toujours,  même du ciel le plus obscur, la cour que je traversais était entourée de bâtiments d'architecture ancienne, à pignons aigus ; je me sentais les pieds mouillés comme si j'avais marché dans une prairie, car l'interstice des pavés était rempli d'herbe.
            Les hautes fenêtres à carreaux étroits de l'escalier, flamboyant sur la façade sombre, me servaient de guide et ne me permettaient pas de m'égarer.
            Le perron franchi, je me trouvai au bas d'un de ces immenses escaliers comme on les construisait du temps de Louis XIV, et dans lesquels une maison moderne danserait à l'aise. - Une chimère égyptienne dans le goût de Lebrun, chevauchée par un Amour, allongeait ses pattes sur un piédestal et tenait une bougie dans ses griffes recourbées en bobèche.
            La pente des degrés était douce ; les repos et les paliers bien distribués attestaient le génie du vieil architecte et la vie grandiose des siècles écoulés ; - en montant cette rampe admirable, vêtu de mon mince frac noir, je sentais que je faisais tâche dans l'ensemble et que j'usurpais un droit qui n'était pas le mien ; l'escalier de service eût été assez bon pour moi.
            Des tableaux, la plupart sans cadres, copies des chefs-d'oeuvre de l'école italienne et de l'école espagnole, tapissaient les murs, et tout en haut, dans l'ombre, se dessinait vaguement un grand plafond mythologique peint à fresque.
            J'arrivai à l'étage désigné.
            Un tambour de velours d'Utrecht, écrasé et miroité, dont les galons jaunis et les clous bossués racontaient les longs services, me fit reconnaître la porte.
            Je sonnai ; l'on m'ouvrit avec les précautions d'usage, et je me trouvai dans une grande salle éclairée à son extrémité par quelques lampes. En entrant là, on faisait un pas de deux siècles en arrière. Le temps, qui passe si vite, semblait n'avoir pas coulé sur cette maison, et, comme une pendule qu'on a oublié de remonter, son aiguille marquait toujours la même date.
            Les murs, boisés de menuiseries peintes en blanc, étaient couverts à moitié de toiles rembrunies ayant le cachet de l'époque ; sur le poêle gigantesque se dressait une statue qu'on eût pu croire dérobée aux charmilles de Versailles. Au plafond, arrondi en coupole, se tordait une allégorie strapassée, dans le goût de Lemoine, et était peut-être de lui.
            Je m'avançai vers la partie lumineuse de la salle où s'agitaient autour d'une table plusieurs formes humaines, et dès que la clarté, en m'atteignant, m'eut fait reconnaître, un vigoureux hourra ébranla les profondeurs sonores du vieil édifice.
            - C'est lui ! c'est lui ! crièrent en même temps plusieurs voix, qu'on lui donne sa part !
            Le docteur était debout près d'un buffet sur lequel se trouvait un plateau chargé de petites soucoupes de porcelaine du Japon. Un morceau de pâte ou confiture verdâtre, gros à peu près comme le pouce, était tiré par lui au moyen d'une spatule d'un vase de cristal, et posé, à côté d'une cuillère de vermeil, sur chaque soucoupe.
            La figure du docteur rayonnait d'enthousiasme ; ses yeux étincelaient, ses pommettes se pourpraient de rougeurs, les veines de ses tempes se dessinaient en saillie, ses narines dilatées aspiraient l'air avec force.
Résultat de recherche d'images pour "pendule du 18 siecle"    *       - Ceci vous sera défalqué sur votre portion de paradis, me dit-il en me tendant la dose qui me revenait.
            Chacun ayant mangé sa part, l'on servit du café à la manière arabe, c'est-à-dire avec le marc et sans sucre.
            Puis l'on se mit à table.
            Cette interversion dans les habitudes culinaires a sans doute surpris le lecteur ; en effet, il n'est guère d'usage de prendre le café avant la soupe, et ce n'est en général qu'au dessert que se mangent les confitures. La chose assurément mérite explication.


                                                                       II

                                                             Parenthèse 

            Il existait jadis en Orient un ordre de sectaires redoutables commandé par un cheik qui prenait le titre de Vieux de la Montagne, ou prince des Assassins.
            Ce Vieux de la Montagne était obéi sans réplique ; les Assassins ses sujets marchaient avec un dévouement absolu à l'exécution de ses ordres, quels qu'ils fussent ; aucun danger ne les arrêtait, même la mort la plus certaine. Sur un signe de leur chef, ils se précipitaient du haut d'une tour, ils allaient poignarder un souverain dans son palais, au milieu de ses gardes.
            Par quels artifices le Vieux de la Montagne obtenait-il une abnégation si complète ?
            Au moyen d'une drogue merveilleuse dont il possédait la recette, et qui a la propriété de procurer des hallucinations éblouissantes.
            Ceux qui en avaient pris trouvaient, au réveil de leur ivresse, la vie réelle si triste et si décolorée, qu'ils en faisaient avec joie le sacrifice pour rentrer au paradis de leurs rêves ; car tout homme tué en accomplissant les ordres du cheik allait au ciel de droit, ou, s'il échappait, était admis de nouveau à jouir des félicités de la mystérieuse composition.
            Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous faire une distribution était précisément la même que le Vieux de la Montagne ingérait jadis à ses fanatiques sans qu'ils s'en aperçussent, en leur faisant croire qu'il tenait à sa disposition le ciel de Mahomet et les houris de trois nuances, - c'est-à-dire du " hachisch ", d'où vient hachichin, mangeur de hachisch, racine du mot assassin, dont l'acception féroce s'explique parfaitement par les habitudes sanguinaires des affidés du Vieux de la Montagne..  **         
Résultat de recherche d'images pour "skalten peintre"            Assurément, les gens qui m'avaient vu partir de chez moi à l'heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j'allasse à l'île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s'il en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d'excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l'assassinat.                                                                   
            Rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n'eût pu me faire soupçonner de cet excès d'orientalisme ; j'avais plutôt l'air d'un neveu qui va dîner chez sa vieille tante que d'un croyant sur le point de goûter les joies du ciel de Mohammed en compagnie de douze Arabes on ne peut plus français.
            Avant cette révélation, on vous aurait dit qu'il existait à Paris en 1845 à cette époque d'agiotage et de chemin de fer, un ordre des hachischins dont M. de Hammer n'a pas écrit l'histoire, vous ne l'auriez pas cru, et cependant rien n'eût été plus vrai - selon l'habitude des choses invraisemblables.


                                                                      III

                                                              Agape

            Le repas était servi d'une manière bizarre et dans toute sorte de vaisselles extravagantes et pittoresques.
            De grands verres de Venise, traversés de spirales laiteuses, des vidrecomes allemands historiés de blasons, de légendes, des cruches flamandes en grès émaillé, des flacons à col grêle, encore entourés de leurs nattes de roseaux, remplaçaient les verres, les bouteilles et les carafes.
            La porcelaine opaque de Louis Leboeuf et la faïence anglaise à fleurs, ornement des tables bourgeoises, brillaient par leur absence ; aucune assiette n'était pareille, mais chacune avait son mérite particulier ; la Chine, le Japon, la Saxe, comptaient là des échantillons de leurs plus belles pâtes et de leurs plus riches couleurs : le tout un peu écorné, un peu fêlé, mais d'un goût exquis.
            Les plats étaient, pour la plupart, des émaux de Bernard de Palissy, ou des faïences de Limoges, et quelquefois le couteau du découpeur rencontrait, sous les mets réels, un reptile, une grenouille ou un oiseau en relief. L'anguille mangeable mêlait ses replis à ceux de la couleuvre moulée.
            Un honnête philistin eût éprouvé quelque frayeur à la vue de ces convives chevelus, barbus, moustachus, ou tondus d'une façon singulière, brandissant des dagues du XVIè siècle, des kriss malais, des navajas, et courbés sur des nourritures auxquelles les reflets des lampes vacillantes prêtaient des apparences suspectes.
            Le dîner tirait à sa fin, déjà quelques-un des plus fervents adeptes ressentaient les effets de la pâte verte : j'avais, pour ma part, éprouvé une transposition complète de goût. L'eau que je buvais me semblait avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande se changeait dans ma bouche en framboise, et réciproquement. Je n'aurais pas discerné une côtelette d'une pêche.
Image associée ***        Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux ; ils ouvraient de grandes prunelles de chat-huant ; leur nez s'allongeait en proboscide ; leur bouche s'étendait en ouverture de grelot. Leurs figures se nuançaient de teintes surnaturelles.
            L'un d'eux, face pâle dans une barbe noire, riait aux éclats d'un spectacle invisible ; l'autre faisait d'incroyables efforts pour porter son verre à ses lèvres, et ses contorsions pour y arriver excitaient des huées étourdissantes.
            Celui-ci, agité de mouvements nerveux, tournait ses pouces avec une incroyable agilité ; celui-là, renversé sur le dos de sa chaise, les yeux vagues, les bras morts, se laissait couler en voluptueux dans la mer sans fond de l'anéantissement.
            Moi, accoudé sur la table, je considérais tout cela à la clarté d'un reste de raison qui s'en allait et revenait par instants comme une veilleuse près de s'éteindre. De sourdes chaleurs me parcouraient les membres, et la folie, comme une vague qui écume sur une roche et se retire pour s'élancer de nouveau, atteignait et quittait ma cervelle, qu'elle finit par envahir tout à fait.
            L'hallucination, cet hôte étrange, s'était installée chez moi.
             - Au salon, au salon ! s'écria un des convives. N'entendez-vous pas ces choeurs célestes ? Les musiciens sont au pupitre depuis longtemps.
            En effet, une harmonie délicieuse nous arrivait par bouffées à travers le tumulte de la conversation.


                                                                       IV
                                                                      
                                           Un Monsieur qui n'était pas invité

            Le salon est une énorme pièce aux lambris sculptés et dorés, au plafond peint, aux frises ornées de satyres poursuivant des nymphes dans les roseaux, à la vaste cheminée de marbre de couleur, aux amples rideaux de brocatelle, où respire le luxe des temps écoulés.
            Des meubles de tapisserie, canapés, fauteuils et bergères, d'une largeur à permettre aux jupes des duchesses et des marquises de s'étaler à l'aise, reçurent les hachichins dans leurs bras moelleux et toujours ouverts.
            Une chauffeuse, à l'angle de la cheminée, me faisait des avances, je m'y établis, et m'abandonnai sans résistance aux effets de la drogue fantastique.
            Au bout de quelques minutes, mes compagnons, les uns après les autres, disparurent, ne laissant d'autre vestige que leur ombre sur la muraille, qui l'eut bientôt absorbée ; - ainsi les taches brunes que l'eau fait sur le sable s'évanouissent en séchant.
            Et depuis ce temps, comme je n'eus plus la conscience de ce qu'ils faisaient, il faudra vous contenter pour cette fois du récit de mes simples impressions personnelles.
            La solitude régna dans le salon, étoilé seulement de quelques clartés douteuses ; puis, tout à coup, il me passa un éclair rouge sous les paupières, une innombrable quantité de bougies s'allumèrent d'elles-mêmes, et je me sentis baigné par une lumière tiède et blonde. L'endroit où je me trouvais était bien le même, mais avec la différence de l'ébauche au tableau ; tout était plus grand, plus riche, plus splendide. La réalité ne servait que de point de départ aux magnificences de l'hallucination.
             Je ne voyais encore personne, et pourtant je devinais la présence d'une multitude.
            J'entends des frôlements d'étoffes, des craquements d'escarpins, des voix qui chuchotaient susurraient, blésaient et zézayaient, des éclats de rire étouffés, des bruits de pieds de fauteuil et de table. On tracassait les porcelaines, on ouvrait et l'on refermait les portes ; il se passait quelque chose d'inaccoutumé.                          
            Un personnage énigmatique m'apparut soudainement.            youtube.com
Image associée             Par où était-il entré ? Je l'ignore ; pourtant sa vue ne me causa aucune frayeur : il avait un nez recourbé en bec d'oiseau, des yeux verts entourés de cercles bruns, qu'il essuyait fréquemment avec un immense mouchoir ; une haute cravate blanche empesée, dans le noeud de laquelle était passée une carte de visite où se lisaient écrits ces mots :
" Daucus-Carota, du Pot d'or ", étranglait son col mince, et faisait déborder la peau de ses joues en plis rougeâtres ; un habit noir à basques carrées, d'où pendaient des grappes de breloques, emprisonnait son corps bombé en poitrine de chapon. Quant à ses jambes, je dois avouer qu'elles étaient faites d'une racine de mandragore, bifurquée, noire, rugueuse, pleine de noeuds et de verrues, qui paraissait avoir été arrachée de frais, car des parcelles de terre adhéraient encore aux filaments. Ces jambes frétillaient et se tortillaient avec une activité extraordinaire, et, quand le petit torse qu'elles soutenaient fut tout à fait vis-à-vis de moi, l'étrange personnage éclata en sanglots, et, s'essuyant les yeux à tour de bras, me dit de la voix la plus dolente :
            - C'est aujourd'hui qu'il faut mourir de rire !
            Et des larmes grosses comme des pois roulaient sur les ailes de son nez.
            - De rire... de rire... , répétèrent comme un écho des choeurs de voix discordantes et nasillardes.
             

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                                                                                       à suivre............
                                                               Fantasia

                                                                                   Théophile Gautier
            

                                       

mardi 3 avril 2018

La vache - La Mort de Brunette Jules Renard ( nouvelles Nos frères farouches France )

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                                                    La Vache

            Las de chercher, on a fini par ne pas lui donner de nom. Elle s'appelle simplement " La Vache " et c'est le nom qui lui va le mieux.
            D'ailleurs, qu'importe, pourvu qu'elle mange !
            Or l'herbe fraîche, le foin sec, les légumes, le grain et même le pain et le sel, elle a tout à discrétion, et elle mange de tout, tout le temps, deux fois, puisqu'elle rumine.
            Dès qu'elle m'a vu elle accourt d'un petit pas léger, en sabots fendus, la peau bien tirée sur ses pattes comme un bas blanc, elle arrive certaine que j'apporte quelque chose qui se mange. Et l'admirant chaque fois, je ne peux que lui dire ; " Tiens mange ! "
            Mais de ce qu'elle absorbe elle fait du lait et non de la graisse. A heure fixe elle offre son pis plein et carré. Elle ne retient pas le lait, il y a des vaches qui le retiennent, généreusement, par ses quatre trayons élastiques, à peine pressés, elle vide sa fontaine. Elle ne remue ni le pied, ni la queue, mais de sa langue énorme et souple, elle s'amuse à lécher le dos de la servante.
             Quoiqu'elle vive seule, l'appétit l'empêche de s'ennuyer. Il est rare qu'elle beugle de regret au souvenir vague de son dernier veau. Mais elle aime les visites, accueillante avec ses cornes relevées sur le front, et ses lèvres affriandées d'où pendent un fil d'eau et un brin d'herbe.                                                         
            Les hommes, qui ne craignent rien, flattent son ventre débordant, les femmes, étonnées qu'une si grosse bête soit si douce,
ne se défient plus que de ses caresses



                                                                   ***

                                                   La Mort de Brunette
vegepeople.wordpress.com
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            Philippe, qui me réveille, me dit qu'il s'est levé la nuit pour l'écouter et qu'elle avait le souffle calme.
            Mais, depuis ce matin, elle l'inquiète.
            Il lui donne du foin et elle le laisse.
            Il offre un peu d'herbe fraîche, et Brunette d'ordinaire si friande, y touche à peine. Elle ne regarde plus son veau et supporte mal ses coups de nez quand il se dresse sur ses pattes rigides, pour téter.
            Philippe les sépare et attache le veau loin de la mère. Brunette n'a pas l'air de s'en apercevoir.
            L'inquiétude de Philippe nous gagne tous. Les enfants même veulent se lever.
            Le vétérinaire arrive, examine Brunette et la fait sortir de l'écurie. Elle se cogne au mur et elle bute contre le pas de la porte. Elle tomberait, il faut la rentrer.
           - Elle est bien malade, dit le vétérinaire.
           Nous n'osons pas lui demander ce qu'elle a.
           Il craint une fièvre de lait, souvent fatale, surtout aux bonnes laitières, et se rappelant une à une celles qu'on croyait perdues et qu'il a sauvées, il écarte avec un pinceau, sur les reins de Brunette, le liquide d'une fiole.
            - Il agira comme un vésicatoire, dit-il. J'en ignore la composition exacte. Ça vient de Paris. Si le mal ne gagne pas le cerveau, elle s'en tirera toute seule, sinon, j'emploierai la méthode de l'eau glacée. Elle étonne les paysans simples, mais je sais à qui je parle.
            - Faites, monsieur.
            Brunette, couchée sur la paille, peut encore supporter le poids de sa tête. Elle cesse de ruminer. Elle semble retenir sa respiration pour mieux entendre ce qui se passe au fond d'elle.
            On l'enveloppe d'une couverture de laine, parce que les cornes et les oreilles se refroidissent.
            - Jusqu'à ce que les oreilles tombent, dit Philippe, il y a de l'espoir.
            Deux fois elle essaie en vain de se mettre sur ses jambes. Elle souffle fort, par intervalles de plus en plus espacés.
            Et voilà qu'elle laisse tomber sa tête sur son flanc gauche.
            - Ça se gâte, dit Philippe accroupi et murmurant des douceurs.
            La tête se relève et se rabat sur le bord de la mangeoire, si pesamment que le choc sourd nous fait faire : " Oh ! "
            Nous bordons Brunette de tas de paille pour qu'elle ne s'assomme pas.
            Elle tend le cou et les pattes, elle s'allonge de toute sa longueur, comme au pré, par les temps orageux.
            Le vétérinaire se décide à la saigner. Il ne s'approche pas trop. Il est aussi savant qu'un autre, mais il passe pour moins hardi.                                                                                               
            Au premier coup de marteau de bois, la lancette glisse sur la  veine. Après un coup mieux assuré, le sang jaillit dans le seau d'étain, que d'habitude le lait emplit jusqu'au bord.
            Pour arrêter le jet le vétérinaire passe dans la veine une épingle d'acier.
            Puis, du front à la queue de Brunette soulagée, nous appliquons un drap mouillé d'eau de puits et qu'on renouvelle fréquemment, parce qu'il s'échauffe vite. Elle ne frissonne même pas. Philippe la tient ferme par les cornes et empêche la tête d'aller battre le flanc gauche.
            Brunette, comme domptée, ne bouge plus. On ne sait pas si elle va mieux ou si son état s'aggrave.
            Nous sommes tristes, mais la tristesse de Philippe est morne comme celle d'un animal qui en verrait souffrir un autre.                                                                                         
            Sa femme lui apporte sa soupe du matin qu'il mange sans appétit, sur un escabeau, et qu'il n'achève pas.
            - C'est la fin, dit-il, Brunette enfle !
            Nous doutons d'abord, mais Philippe a dit vrai. Elle gonfle à vue d'oeil et ne se dégonfle pas, comme si l'air entré ne pouvait ressortir.
            La femme de Philippe demande :
            - Elle est morte ?
            - Tu ne le vois pas ! dit Philippe durement.                                        bibou.ch
Image associée            Madame Philippe sort dans la cour.
            - Ce n'est pas près que j'aille en chercher une autre, dit Philippe.
            - Une quoi ?
            - Une autre Brunette.
            - Vous irez quand je voudrai, dis-je d'une voix de maître qui m'étonne.
            Nous tâchons de nous faire croire que l'accident nous irrite plus qu'il ne nous peine, et déjà nous disons que Brunette est crevée.
            Mais le soir, j'ai rencontré le sonneur de l'église et je ne sais pas ce qui m'a retenu de lui dire :
            - Tiens, voilà cent sous, va sonner le glas de quelqu'un qui est mort dans ma maison.


                                                                                                                                 

                                                                                      Jules Renard
                                                         

dimanche 1 avril 2018

Lettre sur les aveugles 6 Fin Diderot ( Nouvelle France )


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                                                        Lettre sur les aveugles
                                                                            à l'usage ceux qui voient

            Cependant je ne pense nullement que l'oeil ne puisse s'instruire, ou, s'il est permis de parler ainsi, s'expérimenter de lui-même. Pour s'assurer, par le toucher, de l'existence de la figure des objets, il n'est pas nécessaire de voir ; pourquoi faudrait-il toucher, pour s'assurer des mêmes choses par la vue ? Je connais tous les avantages du tact ; et je ne les ai pas déguisés, quand il a été question de Saunderson ou de l'aveugle du Puiseaux ; mais je ne lui ai point reconnu celui-là. On conçoit sans peine que l'usage d'un des sens peut être perfectionné et accéléré par les observations de l'autre ; mais nullement qu'il y ait entre leurs fonctions une dépendance essentielle. Il y a assurément dans les corps des qualités que nous n'y apercevrions jamais sans l'attouchement : c'est le tact qui nous instruit de la présence de certaines modifications insensibles aux yeux, qui ne les aperçoivent que quand ils ont été avertis par ce sens ; mais ces services sont réciproques ; et dans ceux qui ont la vue plus fine que le toucher, c'est le premier de ces sens qui instruit l'autre de l'existence d'objets et de modifications qui lui échappent par leur petitesse. Si l'on vous plaçait à votre insu, entre le pouce et l'index, un papier ou quelque autre substance unie, mince et flexible, il n'y aurait que votre oeil qui pût vous informer que le contact de ces doigts ne se ferait pas immédiatement. J'observerai, en passant, qu'il serait infiniment plus difficile de tromper là-dessus un aveugle qu'une personne qui a l'habitude de voir.
            Un oeil vivant et animé aurait sans doute de la peine à s'assurer que les objets extérieurs ne font pas partie de lui-même ; qu'il en est tantôt voisin, tantôt éloigné ; qu'ils sont figurés ; qu'ils sont plus grands les uns que les autres ; qu'ils ont de la profondeur, etc., mais je ne doute nullement qu'il ne les vît, à la longue, et qu'il ne les vît assez distinctement pour en discerner au moins les limites grossières. Le nier, ce serait perdre de vue la destination des organes ; ce serait oublier les principaux phénomènes de le vision ; ce serait se dissimuler qu'il n'y a point de peintre assez habile pour approcher de la beauté et de l'exactitude des miniatures qui se peignent dans le fond de nos yeux ; qu'il n'y a rien de plus précis que la ressemblance de la représentation à l'objet représenté ; que la toile de ce tableau n'est pas si petite ; qu'il n'y a nulle confusion entre les figures ; qu'elles occupent à peu près un demi-pouce en carré ; et que rien n'est plus difficile d'ailleurs que d'expliquer comment le toucher s'y prendrait pour enseigner à l'oeil à apercevoir, si l'usage de ce dernier organe était absolument impossible sans le secours du premier.
            Mais je ne m'en tiendrai pas à de simples présomptions ; et je demanderai si c'est le toucher qui apprend à l'oeil à distinguer les couleurs. Je ne pense pas qu'on accorde au tact un privilège aussi extraordinaire ; cela supposé, il s'ensuit que, si l'on présente à un aveugle à qui l'on vient de restituer la vue un cube noir, avec une sphère rouge, sur un grand fond blanc, il ne tardera pas à discerner les limites de ces figures.                                                                                       ebay.com
Image associée            Il tardera, pourrait-on me répondre, tout le temps nécessaire aux humeurs de l'oeil, pour se disposer convenablement : à la cornée, pour prendre la convexité requise à la vision ; à la prunelle, pour être susceptible de la dilatation et du rétrécissement qui lui sont propres ; aux filets de la rétine, pour n'être ni trop ni trop peu sensibles à l'action de la lumière ; au cristallin, pour s'exercer aux mouvements en avant et en arrière qu'on lui soupçonne ; ou aux muscles, pour bien remplir leurs fonctions ; aux nerfs optiques, pour s'accoutumer à transmettre la sensation ; au globe entier de l'oeil, pour se prêter à toutes les dispositions nécessaires, et à toutes les parties qui le composent, pour concourir à l'exécution de cette miniature dont on tire si bon parti, quand il s'agit de démontrer que l'oeil s'expérimentera de lui-même.
            J'avoue que, quelque simple que soit le tableau que je viens de présenter à l'oeil d'un aveugle-né, il n'en distinguera bien les parties que quand l'organe réunira toutes les conditions précédentes ; mais c'est peut-être l'ouvrage d'un moment ; et il ne serait pas difficile, en appliquant le raisonnement qu'on vient de m'objecter à une machine un peu composée, à une montre, par exemple, de démontrer,
par le détail de tous les mouvements qui se passent dans le tambour, la fusée, les roues,les palettes, le balancier, etc., qu'il faudra quinze jours à l'aiguille pour parcourir l'espace d'une seconde. Si on répond que ces mouvements sont simultanés, je répliquerai qu'il en est peut-être de même de ceux qui se passent dans l'oeil, quand il s'ouvre pour la première fois, et de la plupart des jugements qui se font en conséquence. Quoi qu'il en soit de ces conditions qu'on exige dans l'oeil pour être propre à la vision, il faut convenir que ce n'est point le toucher qui les lui donne, que cet organe les acquiert de lui-même ; et que, par conséquent, il parviendra à distinguer les figures qui s'y peindront, sans le secours d'un autre sens.
            Mais encore une fois, dira-t-on, quand en sera-t-il là ? Peut-être beaucoup plus promptement qu'on ne le pense. Lorsque nous allâmes visiter ensemble le cabinet du Jardin Royal, vous souvenez-vous, madame, de l'expérience du miroir concave, et de la frayeur que vous eûtes lorsque vous vîtes venir à vous la pointe d'une épée avec la même vitesse que la pointe de celle que vous aviez à la main s'avançait vers la surface du miroir ? Cependant vous aviez l'habitude de rapporter au-delà des miroirs tous les objets qui s'y peignent. L'expérience n'est donc ni si nécessaire, ni même si infaillible qu'on le pense, pour apercevoir les objets ou leurs images où elles sont. Il n'y a pas jusqu'à votre perroquet qui ne m'en fournit une preuve. La première fois qu'il se vit dans une glace, il en approcha son bec, et ne se rencontrant pas lui-même qu'il prenait pour son semblable, il fit le tour de la glace. Je ne veux point donner au témoignage du perroquet plus de force qu'il n'en a ; mais c'est une expérience animale où le préjugé ne peut avoir de part.
Image associée *           Cependant, m'assurât-on qu'un aveugle-né n'a rien distingué pendant deux mois, je n'en serais point étonné. J'en conclurai seulement la nécessité de l'attouchement pour l'expérimenter. Je n'en comprendrai que mieux combien il importe de laisser séjourner quelque temps un aveugle-né dans l'obscurité, quand on le destine à des observations ; de donner à ses yeux la liberté de s'exercer, ce qu'il fera plus commodément dans les ténèbres qu'au grand jour ; et de ne lui accorder, dans les expériences, qu'une espèce de crépuscule, ou de se ménager, du moins dans le lieu où elles se feront, l'avantage d'augmenter ou de diminuer à discrétion la clarté. On ne me trouvera que plus disposé à convenir que ces sortes d'expériences seront toujours très difficiles et très incertaines ; et que le plus court en effet, quoiqu'en apparence le plus long, c'est de prémunir le sujet de connaissances philosophiques qui le rendent capable de comparer les deux conditions par lesquelles il a passé, et de nous informer de la différence de l'état d'un aveugle et de celui d'un homme qui voit. Encore une fois que peut-on attendre de celui qui n'a aucune habitude de réfléchir et de revenir sur lui-même ; et qui, comme l'aveugle de Cheselden, ignore les avantages de la vue, au point d'être insensible à sa disgrâce, et de ne point imaginer que la perte de ce sens nuise beaucoup à ses plaisirs ? Saunderson, à qui l'on ne refusera pas le titre de philosophe, n'avait certainement pas la même indifférence ; et je doute fort qu'il eût été de l'avis de l'auteur de l'excellent " Traité des Systèmes ". Je soupçonnerais volontiers le dernier de ces philosophes d'avoir donné lui-même dans un petit système, lorsqu'il a prétendu "que, si la vie de l'homme n'avait été qu'une sensation non interrompue de plaisir ou de douleur, heureux dans un cas sans aucune idée du malheur, malheureux dans l'autre sans aucune idée de bonheur, il eût joui ou souffert ; et que, comme si telle eût été sa nature, il n'eût point regardé autour de lui pour découvrir si quelque être veillait à sa conservation, ou travaillait à lui nuire ; que c'est le passage alternatif de l'un à l'autre de ces états, qui l'a fait réfléchir, etc... "
            Croyez-vous, madame, qu'en descendant de perceptions claires en perceptions claires - car c'est la manière de philosopher  de l'auteur, et la bonne -, il fût jamais parvenu à cette conclusion ? Il n'en est pas du bonheur et du malheur ainsi que des ténèbres et de la lumière : l'un ne consiste pas dans une privation pure et simple de l'autre. Peut-être eussions-nous assuré que le bonheur ne nous était pas moins essentiel que l'existence et la pensée, si nous en eussions joui sans aucune altération ; mais je n'en peux pas dire autant du malheur. Il eût été très naturel de le regarder comme un état forcé, de se sentir innocent, de se croire pourtant coupable et d'accuser ou d'excuser la nature, tout comme on fait.
            M. l'abbé de Condillac pense-t-il qu'un enfant ne se plaigne quand il souffre, que parce qu'il n'a pas souffert sans relâche depuis qu'il est au monde ? S'il me répond : " qu'exister et souffrir ce serait la même chose pour celui qui aurait toujours souffert ; et qu'il n'imaginerait pas qu'on pût suspendre sa douleur sans détruire son existence " ; peut-être, lui répliquerai-je, l'homme malheureux sans interruption  n'eût pas dit : Qu'ai-je fait, pour souffrir ? mais qui l'eût empêché de dire : Qu'ai-je fait pour exister ? Cependant je ne vois pas pourquoi il n'eût point utilisé les deux verbes synonymes, j'existe et je souffre, l'un pour la prose, et l'autre pour la poésie, comme nous avons les deux expressions, je vis et je respire. Au reste, vous remarquerez mieux que moi, madame, que cet endroit de M. l'abbé de Condillac est très parfaitement écrit ; et je crains bien que vous ne disiez, en comparant ma critique avec sa réflexion, que vous aimez mieux encore une erreur de Montaigne qu'une vérité de Charron.                                                               dx.com
Image associée            Et toujours des écarts, me direz-vous. Oui, madame, c'est la condition de notre traité. Voici maintenant mon opinion sur les deux questions précédentes. Je pense que la première fois que les yeux de l'aveugle-né s'ouvriront à la lumière, il n'apercevra rien du tout ; qu'il faudra quelque temps à son oeil pour s'expérimenter : mais qu'il s'expérimentera de lui-même, et sans le secours du toucher ; et qu'il parviendra non seulement à distinguer les couleurs, mais à discerner au moins les limites grossières des objets. Voyons à présent si, dans la supposition qu'il acquît cette aptitude dans un temps fort court, ou qu'il l'obtînt en agitant ses yeux dans les ténèbres où l'on aurait eu l'attention de l'enfermer et l'exhorter à cet exercice pendant quelque temps après l'opération et avant les expériences ; voyons, dis-je, s'il reconnaîtrait à la vue les corps qu'il aurait touchés, et s'il serait en état de leur donner les noms qui leur conviennent. C'est la dernière question qui me reste à résoudre.
            Pour m'en acquitter d'une manière qui vous plaise, puisque vous aimez la méthode, je distinguerai plusieurs sortes de personnes, sur lesquelles les expériences peuvent se tenter. Si ce sont des personnes grossières, sans éducation, sans connaissances, et non préparées, je pense que, quand l'opération de la cataracte aura parfaitement détruit le vice de l'organe, et que l'oeil sera sain, les objets s'y peindront très distinctement ; mais que, ces personnes n'étant habituées à aucune sorte de raisonnement, ne sachant ce que c'est que sensation, idée ; n'étant point en état de comparer les représentations qu'ont reçues par le toucher avec celles qui leur viennent par les yeux, elles prononceront : " Voilà un rond, Voilà un carré ", sans qu'il y ait de fond à faire sur leur jugement ; ou même elles conviendront ingénument qu'elles n'aperçoivent rien dans les objets qui se présentent à leur vue qui ressemble à ce qu'elles ont touché.
            Il y a d'autres personnes qui, comparant les figures qu'elles apercevront aux corps avec celles qui faisaient impression sur leurs mains, et appliquant par la pensée leur attouchement sur ces corps qui sont à distance, diront de l'un que c'est un carré, et de l'autre que c'est un cercle, mais sans trop savoir pourquoi ; la comparaison des idées qu'elles ont prises par le toucher avec celles qu'elles reçoivent par la vue, ne se faisant pas en elles assez distinctement pour les convaincre de la vérité de leur jugement.
            Je passerai, madame, sans digression, à un métaphysicien sur lequel on tenterait l'expérience. Je ne doute nullement que celui-ci ne raisonnât dès l'instant où il commencerait à apercevoir distinctement les objets, comme s'il les avait vus toute sa vie ; et qu'après avoir comparé les idées qui lui viennent par les yeux avec celles qu'il a prises par le toucher, il ne dît, avec la même assurance que vous et moi :
Image associée**          - Je serais fort tenté de croire que c'est ce corps que j'ai toujours nommé cercle, et que c'est celui-ci que j'ai toujours appelé carré ; mais je me garderai bien de prononcer que cela est ainsi. Qui m'a révélé que si j'en approchais, ils ne disparaîtraient pas sous mes mains ? Que sais-je si les objets de ma vue sont destinés à être aussi les objets de mon attouchement ? J'ignore si ce qui m'est visible est palpable : mais quand je ne serais point dans cette incertitude, et que je croirais sur la parole des personnes qui m'environnent, que ce que je vois est réellement ce que j'ai touché, je n'en serais guère plus avancé. Ces objets pourraient fort bien se transformer dans mes mains, et me renvoyer, par le tact, des sensations toutes contraires à celles que j'en éprouve par la vue. Messieurs, ajouterait-il, ce corps me semble le carré, celui-ci, le cercle ; mais je n'ai aucune science qu'ils soient tels au toucher qu'à la vue.
            Si nous substituons un géomètre au métaphysicien, Saunderson à Locke, il dira comme lui que, s'il en croit ses yeux, des deux figures qu'il voit, c'est celle-là qu'il appelait carré, et celle-ci qu'il appelait cercle : " car je m'aperçois, ajouterait-il, qu'il n'y a que la première où je puisse arranger les fils et placer les épingles à grosse tête, qui marqueraient les points angulaires du carré ; et qu'il n'y a que la seconde à laquelle je puisse inscrire ou circonscrire les fils qui m'étaient nécessaires pour démontrer les propriétés du cercle. Voilà donc un cercle ! voilà donc un carré ! Mais, aurait-il continué avec Locke, peut-être que, quand j'appliquerai mes mains sur ces figures, elles se transformeront l'une en l'autre, de manière que la même figure pourrait me servir à démontrer aux aveugles les propriétés du cercle, et à ceux qui voient, les propriétés du carré. Peut-être que je verrais un carré, et qu'en même temps je sentirais un cercle. Non, aurait-il repris ; je me trompe. Ceux à qui je démontrerais les propriétés du cercle et du carré n'avaient pas les mains  sur mon abaque et ne touchaient pas les fils que j'avais tendus et qui limitaient mes figures ; cependant ils me comprenaient. Ils ne voyaient donc pas un carré, quand je sentais un cercle ; sans quoi nous ne nous fussions jamais entendus ; je leur eusse tracé une figure, et démontré les propriéts d'une autre ; je leur eusse donné une ligne droite pour un arc de cercle, et un arc de cercle plus une ligne droite. Mais puisqu'ils m'entendaient tous, tous les hommes voient donc les unes comme les autres : je vois donc carré ce qu'ils voyaient carré, et circulaire ce qu'ils voyaient circulaire. Ainsi voilà ce que j'ai toujours nommé carré, et voilà ce que j'ai toujours nommé carré, et voilà ce que j'ai toujours nommé cercle. "
            J'ai substitué le cercle à la sphère, et le carré au cube parce qu'il y a toute apparence que nous ne jugeons des distances que par l'expérience ; et conséquemment, que celui qui se sert de ses yeux pour la première fois ne voit que des surfaces, et qu'il ne sait ce que c'est que saillie ; la saillie d'un corps à la vue consistant en ce que quelques-uns de ses points paraissent plus voisins de nous que les autres.
            Mais quand l'aveugle-né jugerait, dès la première fois qu'il voit, de la saillie et de la solidité des corps, et qu'il serait en état de discerner, non seulement le cercle du carré, mais aussi la sphère du cube, je ne crois pas pour cela qu'il en fût de même de tout autre objet plus composé. Il y a bien de l'apparence que l'aveugle-né de M. Réaumur a discerné les couleurs les unes des autres mais il y a trente à parier contre un qu'elle a prononcé au hasard sur la sphère et sur le cube; et je tiens pour certain, qu'à moins d'une révélation, il ne lui a pas été possible de reconnaître ses gants, sa robe de chambre et son soulier. Ces objets sont chargés d'un si grand nombre de modifications ; il y a si peu de rapports entre leur forme totale et celle des membres qu'ils sont destinés à orner ou à couvrir que c'eût été un problème cent fois plus embarrassant pour Saunderson, de déterminer l'usage de son bonnet carré, que pour M. d'Alembert ou Clairaut, celui de retrouver l'usage de ses tables.
            Saunderson n'eût pas manqué de supposer qu'il règne un rapport géométrique entre les choses et leur usage ; et conséquemment il eût aperçu en deux ou trois analogies, que sa calotte était faite pour sa tête : il n'y a là aucune forme arbitraire qui tendît à l'égarer. Mais qu'eût-il pensé des angles et de la houppe de son bonnet carré ? A quoi bon cette touffe ? pourquoi plutôt quatre angles que six ? se fût-il demandé ; et ces deux modifications, qui sont pour nous une affaire d'ornement, auraient été pour lui la source d'une foule de raisonnements absurdes, ou plutôt l'occasion d'une excellente satire de ce que nous appelons le bon goût.                                                                  ***
Résultat de recherche d'images pour "delaunay sonia"            En pesant mûrement les choses, on avouera que la différence qu'il y a entre une personne qui a toujours vu, mais à qui l'usage d'un objet est inconnu, et celle qui connaît l'usage d'un objet, mais qui n'a jamais vu, n'est pas à l'avantage de celle-ci : cependant, croyez-vous, madame, que si l'on vous montrait aujourd'hui, pour la première fois, une garniture, vous parvinssiez jamais à deviner que c'est un ajustement, et que c'est un ajustement de tête ?  Mais, s'il est d'autant plus difficile à un aveugle-né, qui voit pour la première fois, de bien juger des objets selon qu'ils ont un plus grand nombre de formes, qui l'empêcherait de prendre un observateur tout habillé et immobile dans un fauteuil placé devant lui pour un meuble ou pour une machine, et un arbre dont l'air agiterait les feuilles et les branches, pour un être se mouvant animé et pensant ? Madame, combien nos sens nous suggèrent de choses ; et que nous aurions de peine, sans nos yeux, à supposer qu'un bloc de marbre ne pense ni ne sent !
            Il reste donc pour démontré, que Saunderson aurait été assuré qu'il ne se trompait pas dans le jugement qu'il venait de porter du cercle et du carré seulement ; et qu'il y a des cas où le raisonnement et l'expérience des autres peuvent éclairer la vue sur la relation du toucher, et l'instruire que ce qui est tel pour l'oeil, est tel aussi pour le tact.                                                                   
            Il n'en serait cependant pas moins essentiel, lorsqu'on se proposerait la démonstration de quelque proposition d'éternelle vérité, comme on les appelle, d'éprouver sa démonstration, en la privant du témoignage des sens , car vous apercevez bien, madame, que, si quelqu'un prétendait vous prouver que la projection de deux lignes parallèles sur un tableau doit se faire par deux lignes convergentes, parce que deux allées paraissaient telles, il oublierait que la proposition est vraie pour un aveugle comme pour lui.
            Mais la supposition précédente de l'aveugle-né en suggère deux autres, l'une d'un homme qui aurait vu dès sa naissance, et qui n'aurait point eu le sens du toucher, et l'autre d'un homme en qui le sens de la vue et du toucher seraient perpétuellement en contradiction. On pourrait demander du premier si, lui restituant le sens qui lui manque, et lui ôtant le sens de la vue par un bandeau, il reconnaîtrait les corps au toucher. Il est évident que la géométrie, en cas qu'il fût instruit, lui fournirait un moyen infaillible de s'assurer si les témoignages des deux sens sont contradictoires ou non. Il n'aurait qu'à prendre le cube ou la sphère entre ses mains, en démontrer à quelqu'un les propriétés, et prononcer, si on le comprend, qu'on voit cube ce qu'il sent cube, et que c'est par conséquent le cube qu'il tient. Quant à celui qui ignorerait cette science, je pense qu'il ne lui serait pas plus facile de discerner, par le toucher, le cube de la sphère, qu'à l'aveugle de M. Molineux de les distinguer par la vue.       artspace.com  
Image associée            A l'égard de celui en qui les sensations de la vue et du toucher seraient perpétuellement contradictoires, je ne sais ce qu'il penserait des formes, de l'ordre, de la symétrie, de la beauté, de la laideur, etc... Selon toute apparence, il serait, par rapport à ces choses, ce que nous sommes relativement à l'étendue et à la durée réelle des êtres. Il prononcerait, en général, qu'un corps a une forme ; mais il devrait avoir du penchant à croire que ce n'est ni celle qu'il voit ni celle qu'il sent. Un tel homme pourrait bien être mécontent de ses sens ; mais ses sens ne seraient ni contents ni mécontents des objets. S'il était tenté d'en accuser un de fausseté, je crois que ce serait au toucher qu'il s'en prendrait. Cent circonstances l'inclineraient à penser que la figure des objets change plutôt par l'action de ses mains sur eux, que par celle des objets sur ses yeux. Mais en conséquence de ces préjugés, la différence de dureté et de mollesse, qu'il observerait dans les corps, serait fort embarrassante pour lui.
            Mais de ce que nos sens ne sont pas en contradiction sur les formes, s'ensuit-il qu'elles nous soient mieux connues ? Qui nous a dit que nous n'avons point affaire à des faux témoins ? Nous jugeons pourtant. Hélas ! madame, quand on a mis les connaissances humaines dans la balance de Montaigne, on n'est pas éloigné de prendre sa devise. Car, que savons-nous ? ce que c'est que la matière ? nullement : ce que c'est que l'esprit et la pensée ? encore moins ; ce que c'est que le mouvement, l'espace et la durée ? point du tout ; des vérités géométriques ? Interrogez des mathématiciens de bonne foi, et ils vous avoueront que leurs propositions sont toutes identiques, et que tant de volumes sur le cercle, par exemple, se réduisent à nous répéter en cent mille façons différentes que c'est une figure où toutes les lignes tirées du centre à la circonférence sont égales. Nous ne savons donc presque rien ; cependant, combien d'écrits dont les auteurs ont tous prétendu savoir quelque choses ! Je ne devine pas pourquoi le monde ne s'ennuie point de lire et de ne rien apprendre, à moins que ce soit par la même raison qu'il y a deux heures que j'ai l'honneur de vous entretenir, sans m'ennuyer et sans vous rien dire.
            Je suis avec un profond respect.
                   Madame
            Votre très humble et très obéissant serviteur,


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                                                                    FIN

                                                             Denis  Diderot