dimanche 15 juillet 2018

Tel est pris... Arthur Conan Doyle ( Nouvelle Angleterre )

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                                                           Tel est pris...

                                                       Conte de pirate

            Au temps de la flibuste, les navires pirates se distinguent par leur carène impeccable. Une fois l'an, si ce n'est plus, ces bateaux étaient l'objet d'un carénage méticuleux. Ainsi, en débarrassant leurs oeuvres vives des algues et des coquillages qui, dans les mers tropicales, prolifèrent sur toutes les coques, les forbans gagnaient le surcroît de vitesse qui leur permettait d'arraisonner n'importe quel navire marchand, ou de fuir devant un bâtiment de guerre supérieurement armé. Pour caréner le capitaine allégeait son bateau de tous ses canons et de ses réserves d'eau afin de pouvoir échouer au fond d'une crique étroite où, à marée basse, il se trouvait comme en cale sèche, puis, à l'aide de puissants palans tendus entre ses mâts et la terre, il couchait le navire sur le flanc. Cet abattage en carène prenait quelques semaines durant lesquelles le bateau était à la merci de n'importe quel agresseur, cependant celui-ci ne pouvait s'approcher qu'après s'être lui-même délesté, et encore aurait-il fallu qu'il connaisse le lieu du carénage, un secret de polichinelle gardé.
            Les capitaines se sentaient tellement en sécurité dans ces criques, qu'il n'hésitaient pas à laisser leur navire aux soins des caréneurs et repartaient avec la chaloupe du bord, soit pour une expédition de chasse ou de pêche, soit pour s'offrir une orgie dans un port voisin, où ils tourneraient la tête des femmes à force de galanteries et d'extravagances, comme ouvrir une pipe de vin sur la place du marché et, sous la menace du pistolet, obliger les passants à s'enivrer. Parfois, ils faisaient une apparition dans de grandes villes, Charleston par exemple, où ils déambulaient en exhibant leurs armes, au grand scandale de la colonie si respectueuse des lois.
            De telles excursions pouvaient présenter quelque risque. C'est ainsi aque le capitaine Maynard captura le redoutable Barbe-Noire, dont la tête se retrouva fichée à l'extrémité du beaupré d'un bâtiment de guerre. Pour l'exemple. Mais, le plus souvent, les pirates se livraient, sans être inquiétés, à leurs débauches, brutalités et horreurs, jusqu'à ce que l'heure sonnât pour eux de regagner le bord.
Image associée            Il était cependant un pirate qui, jamais, ne franchissait les   *
   frontières de la civilisation : c'était le sinistre Sharkey, capitaine du Happy Delivery. Peut-être y était-il enclin par son tempérament morose et ses habitudes de vieux solitaire ? En réalité, il savait que sa réputation avait atteint un degré dangereux. S'il était reconnu sur la côte, Sharkey déclancherait une émeute d'où il n'avait aucune chance de sortir vivant. Il ne se montrait donc jamais dans une colonie. Lorsque son navire carénait il le confiait à son second, Ned Galloway né en Nouvelle-Angleterre, sous sa surveillance, et il partait en croisière sur un canot. Il en profitait, disait-on, pour enterrer ses parts de butin dans des caches. A moins qu'il n'organise une chasse au boeuf sauvage sur Hispaniola. Une fois leur viande marinée et rôtie, ces animaux lui fournissaient un fonds de vivres pour le prochain voyage. Alors son bateau venait le reprendre dans un mouillage convenu à l'avance. et l'équipage chargeait à bord le gibier qu'il avait tué.
            Dans les îles, on savait que la seule chance de mettre Sharkey hors d'état de nuire était de la capturer lors d'une de ces expéditions. Or, un jour, parvint à Kingstone une information qui semblait justifier une opération décisive. Elle provenait d'un bûcheron qui, en abattant du bois de campêche, était tombé aux mains du pirate. L'homme avait bénéficié d'une bienveillance d'ivrogne, pour le moins imprévue, puisqu'il s'en était tiré moyennant un nez fendu et une volée de coups de bâton. Les renseignements étaient récents et précis : le Happy Delivery avait abattu en carène à Torbec, au sud-ouest d'Hispaniola, et Sharkey, avec quatre de ses hommes, boucanait sur l'île de la Vache. Alors, le sang de cent équipages assassinés appela à la vengeance, et il apparut enfin que, cette fois, ce cri ne serait pas poussé en vain.
            Sir Edward Compton, gouverneur au nez altier et au visage sanguin, tint un conclave solennel avec le commandant de la place et les membres les plus éminents du Conseil. La question était : comment profiter de l'occasion. En effet, le plus proche bâtiment de guerre se trouvait à Jamestown, et c'était un vieux navire lourd, pas plus capable d'arraisonner le pirate en haute mer que de l'atteindre dans l'anse où il se cachait.
            Certes, Kingstonet et Port-Royal étaient bien garnis de forts et d'artillerie, seuls faisaient défaut les soldats expérimentés qui auraient pu former une compagnie de débarquement pour attaquer Torbec.
            Il restait, bien sûr, la solution d'organiser une expédition corsaire. Le pays ne manquait en effet pas d'hommes qui avaient des comptes à régler avec Sharkey. Mais quelle chance cette entreprise aurait-elle contre des pirates nombreux prêts à tout ? En revanche, la capture de Sharkey et de ses quatre compagnons serait aisée, à condition de parvenir jusqu'à eux sur l'île de la Vache. A condition de pouvoir les trouver sur cette terre couverte de jungles impénétrables et hérissée de reliefs escarpés. Une récompense fut promise à quiconque trouverait une solution.
            C'est ainsi que se fit connaître l'auteur d'un projet peu banal, qui s'affirmait disposé à le mener à bien jusqu'au bout, en personne.
Résultat de recherche d'images pour "pirate"   **         Stephen Craddock était un puritain qui avait mal tourné. Comme il était issu d'une famille  quconvenable de Salem, on peut supposer que sa mauvaise conduite était une réaction à l'austérité religieuse qui avait baigné son éducation. Le fait est qu'il mettait au service du vice toute l'intelligence et la force physique qu'il avait héritées de ses ancêtres. Il était ingénieux et rien ne lui faisait peur. Son entêtement, dès lors qu'il s'était fixé un but, n'avait pas de limites. C'était ce même Craddock qui, en Virginie, avait failli être condamné à mort pour le meurtre d'un chef Séminole. Tout le monde savait bien qu'il s'en était tiré en achetant les témoins et en soudoyant le juge. On se souvenait aussi de l'abominable réputation de négrier et de pirate qu'il s'était construite dans la golfe du Bénin. Stephen Craddock était en définitive revenu à la Jamaïque avec une grosse fortune en poche et s'était acheté une réputation irréprochable.
                Tel était l'homme austère et dangereux qui attendait d'être reçu par le gouverneur pour lui présenter le plan infaillible qui mettrait Sharkey hors d'atteinte de nuire..
            Sir Edward l'accueillit avec un enthousiasme mitigé, car il estimait que, malgré ses apparences de bourgeois rangé, l'homme restait comparable à un mouton enragé, capable de contaminer tout son troupeau. Craddock perçut à travers le voile mince d'une courtoisie réservée, la méfiance dont il restait l'objet.
            - Vous n'avez rien à craindre de moi, monsieur, lui dit-il. Je ne suis plus l'homme que vous avez connu. Depuis peu, certes, mais j'ai revu la lumière après m'être égaré loin d'elle pendant de sinistres années. C'est grâce au ministère du révérend John Simons que je l'ai retrouvée. Monsieur, si votre propre flamme connaît un jour le besoin d'être ranimée, sachez que sa conversation vous fera le plus grand bien !y,Le gouverneur redressa son nez épiscopal.
            - Vous êtes venu ici pour me parler de Sharkey, monsieur Craddock.
            - Ce Sharkey est un monstre d'iniquités, soupira Craddock. Sa corne de méchanceté se dresse depuis trop longtemps, aussi m'est-il venu à l'idée que, si je la lui coupais une fois pour toute, si je détruisais cet être abject, je ferais là une action louable qui, peut-être, compenserait quelques-unes de mes erreurs du passé. Une idée s'est imposée à mon esprit. Grâce à elle, je pourrai consommer la perte du maudit.
            Le gouverneur était vivement intéressé car, sur le visage vérolé de son interlocuteur il lisait la volonté de nuire et la certitude de tenir un bon plan. L'homme ne plaisantait pas. Après tout ce Craddock était un marin et un chasseur. S'il s'avérait exact qu'il tenait absolument à racheter son passé, personne ne serait plus apte que lui à bien conduire l'affaire.
            - Ce sera une entreprise dangereuse, monsieur Craddock !
           - Si j'y laisse la vie ma mort réparera une existence mal conduite. J'ai beaucoup à me faire pardonner.
                Le gouverneur ne voyait pas pourquoi le contredire.
                - Quel est votre plan ? demanda-t-il.
               - Savez-vous que le bateau de Sharkey, le Happy Delivery a été lancé ici-même, dans ce port de Kingstone ?
            - Il appartenait à M. Codrington et Sharkey s'en est emparé après avoir sabordé son propre sloop, parce qu'il le trouvait plus rapide.
            - Très bien, mais vous ignorez peut-être que M. Codrington possède un deuxième bateau, un sistership du Happy Delivery. Il se trouve en ce moment au mouillage dans le port. C'est le rose blanche, et, sans la bande peinte en blanc qui orne sa coque, personne ne saurait les distinguer.
            - Ah ! Et alors ? demanda le gouverneur du ton de celui qui commence seulement à comprendre.
            - Avec le White Rose Sharkey tombera entre nos mains.
            - Et comment cela ?                                                                    flickr.com
Image associée            - Je vais effacer la bande blanche du White Rose que je rendrai tout à fait semblable au Happy Delivery. Après quoi j'appareillerai pour l'île de la Vache où Sharkey, nous dit-on, massacre des boeufs sauvages. Quand il verra le rose blanche il le prendra forcément pour son propre bateau venu le chercher. Alors il viendra lui-même se livrer à bord.
            Le plan était simple, le gouverneur estima qu'il pouvait être efficace. Il autorisa sans hésiter Craddock à l'éxécuter et à prendre toutes les mesures qu'il jugerait utiles Sir Edward se refusait à céder à l'optimisme parce que de nombreuses tentatives manquées pour capturer Sharkey avait prouvé que l'homme était aussi rusé qu'impitoyable. Mais, de son côté, ce puritain amaigri de Craddock avait jadis démontré qu'il ne l'était pas moins. La rivalité entre eux excitait l'esprit sportif du gouverneur. Aussi, bien qu'il demeurât convaincu au fond de lui-même que les chances n'étaient pas égales, il soutint son homme avec la même loyauté qu'il aurait soutenu un cheval de course ou un coq de combat. Il fallait surtout se hâter ! Car, d'un jour à l'autre, le carénage pour s'achever et les pirates reprendre la mer. Mais il n'y avait pas grand chose à faire pour armer le rose blanche, tandis que de toutes parts se manifestaient les bonnes volontés. Quand, le surlendemain le Happy Delivery appareilla, tous les marins du port étaient formels : nul n'aurait pu relever la plus légère dissemblance entre les deux navires. La bande blanche avait été effacée, et les mâts, comme les vergues noircis de fumée afin de lui donner l'allure d'un bourlingueur qui avait navigué par tous les temps. Sur la foi d'un témoignage, on avait même cousu un grand renfort en forme de losange sur son hunier de misaine. L'équipage se composait de volontaires qui, pour la plupart, avaient auparavant navigué sous les ordres de Stephen Craddock. Le second capitaine de l'expédition, ce vieux négrier de Josuha Hird, avait déjà été son complice lors de nombreux voyages. Sans hésiter il avait répondu à l'appel de son ancien patron.
            Toutes les voiles dessus, le navire vengeur filait sur la mer des Caraïbes et, à la vue de sonp pavillon les petites embarcations de pêcheurs se déroutaient du plus vite qu'elles pouvaient, comme des truites épouvantées dans un vivier. Le quatrième soir, le cap Abacou fut relevé à cinq milles sur leur nord-est. Le cinquième soir Craddock et ses hommes mouillèrent en baie des Tortues sur l'île de la Vache où Sharkey et ses quatre compagnons avaient été vus chasser. C'était un endroit très boisé. Les palmiers et les broussailles descendaient jusqu'au mince croissant de sable argenté qui ourlait le rivage. Ils avaient hissé au grand mât le pavillon rouge, mais à terre rien ne bougea. Craddock regardait de tous ses yeux avec l'espoir que d'un instant à l'autre il verrait se détacher un canot à bord duquel il reconnaîtrait Sharkey. Mais la nuit passa, puis toute une journée, puis une autre nuit encore, sans jamais lui apporter le moindre signe des hommes qu'il cherchait à piéger. C'était à croire qu'ils étaient repartis.
            Le deuxième matin, Craddock descendit à terre en quête d'indices. Ce qu'il découvrit le rassura pleinement. Près du rivage il y avait un boucan de bois vert comme ceux qu'on utilise pour fumer la viande, ainsi qu'une grosse provision de filets de boeuf marinés et rôtis, pendus à des cordes. Si le navire pirate n'avait pas emporté ses vivres, c'est que les chasseurs se trouvaient encore sur l'île.
            Mais, dans ce cas, pourquoi ne s'étaient-ils pas montrés ? Etait-ce parce qu'ils avaient deviné que ce n'était pas le Happy Delivery qui se tenait au mouillage ? Ou parce qu'ils chassaient à l'intérieur de l'île et ne songeaient pas encore à rembarquer ? Craddock hésitait entre ses deux hypothèses quand un Indien Caraïbe sortit de la forêt. Les pirates étaient dans l'île, affirma-t-il, et leur campement était à une journée de marche de la mer. Ils lui avaient volé sa femme et les marques de coups de fouet qu'il avait reçus étaient encore toutes rouges sur son dos bronzé. Les ennemis de ses ennemis étant ses amis, il les conduirait dans leur repaire.
            Craddock ne demandait pas mieux. Aussi, de bonne heure le lendemain matin, il partit sous la conduite du Caraïbe avec un petit détachement armé jusqu'aux dents. Ils se battirent tout le jour pour se frayer un chemin à travers la brousse. Ils escaladèrent des rochers et se retrouvèrent enfin au coeur de l'île de la Vache. En chemin ils avaient décelé des indices encourageants comme les ossements d'un boeuf tué et des traces de pas imprimés dans une fondrière. Vers le soir ils crurent même entendre une fusillade lointaine. Ils passèrent la nuit sous les arbres et dès les premières lueurs de l'aube reprirent leur marche. Vers midi ils arrivèrent à des huttes d'écorce qui, selon le Caraïbe, servaient de campement aux chasseurs. Elles étaient vides. Les occupants étaient, sans aucun doute, à la chasse et rentreraient dans la soirée. Craddock disposa ses hommes en embuscade dans les fourrés, encerclant les huttes. Mais, de toute la nuit, personne ne vint. Il n'y avait rien de plus à tenter. Craddock pensa qu'après deux jours d'absence, mieux valait regagner le navire.
            Le voyage de retour fut moins pénible puisqu'ils avaient déjà ouvert une trace. Avant le soir ils se retrouvèrent dans la baie des Tortues et aperçurent leur navire ancré là où ils l'avaient laissé. Leur canot et ses avirons avaient été tirés parmi les buissons. Ils le poussèrent à l'eau et ramèrent avec vigueur vers le White Rose.
Image associée   ***         - Mauvaise pioche ? cria Josuha Hird, le second, qui les regardait depuis la dunette, le visage blême.
            - Son campement est vide, mais il peut encore descendre par ici, dit Craddock en posant une main sur l'échelle.
            Quelqu'un sur le pont se mit à rire.
            - Je crois, dit le second, que ces hommes feraient mieux de rester dans le canot.
            - Pourquoi ?
           - Si vous passez à bord, monsieur, vous comprendrez.
            Il avait parlé d'une voix hésitante, bizarre. Le sang afflua sur la figure osseuse de Craddock.
            - Que veut dire ceci, Hird ? s'écria-t-il en enjambant la lisse. Allez-vous donner des ordres à l'équipage de mon navire maintenant ? 
            Il avait un pied sur le pont et un genou sur la lisse lorsqu'un marin à barbe rousse qu'il n'avait jamais remarqué à bord le délesta soudainement de son pistolet. Craddock attrapa le poignet de l'homme, mais au même moment un second lui retira son sabre d'abordage.
            - Quelle canaillerie est-ce là ? cria Craddock jetant aurour de lui des regards furieux.
            Mais l'équipage demeurait en petits groupes sur le pont. Les matelots riaient et chuchotaient entre eux sans manifester le moindre désir de le secourir. Dans un rapide coup d'oeil Craddock observa qu'ils étaient bizarrement accoutrés : des capes de cavaliers, des robes de velours, des rubans de velours roulés autour de leurs genoux, évoquaient davantage des élégants que des marins.
            Il se frappa le front de ses poings pour être sûr de ne pas rêver. Le pont semblait plus sale que lorsqu'il l'avait quitté. Autour de lui il ne voyait que des visages brunis par le soleil. Il n'en reconnaissait aucun, sauf Josuha Hird. 
            Le bateau avait-il été capturé en son absence ?
            Etait-il entouré par les hommes de Sharkey ?
            A cette pensée il donna un violent coup d'épaule pour se libérer et essaya de dégringoler l'échelle pour revenir dans le canot, mais il fut empoigné par une douzaine de mains et poussé dans sa cabine.                                                                                                     amazon.fr   
Résultat de recherche d'images pour "pirate"            Tout était différent dans cette cabine quittée trois jours plus tôt. 
             Le plancher était différent, le plafond était différent, le mobilier était différent ! Lui possédait des meubles simples, presque austères. Ceux-ci étaient à la fois somptueux et malpropres. Les rideaux coupés dans un beau velours étaient marqués de tâches de vin. Les panneaux en bois rare étaient criblés de traces de balles. Une carte de la mer des Caraïbes était étalée sur la table. Et là, compas à pointes sèches en main, était assis un homme tout rasé, pâle, coiffé d'un bonnet de fourrure et revêtu d'un habit de soie damassée.                                                            
            Craddock devint blanc comme un linge quand il découvrit un long nez maigre aux narrines retroussées et des yeux injectés de sang qui se fixèrent sur lui, comme le regard ironique du champion d'échecs qui fait mat son adversaire.
            - Sharkey ? s'écria Craddock.
            Les lèvres minces du pirate s'entrouvrirent dans un petit rire.
            - Idiot ! s'exclama-t-il se penchant vers Craddock, lui transperçant l'épaule avec la pointe de son compas. Pauvre idiot ! Tu voulais te mesurer avec moi ?
            Ce ne fut pas sous l'effet de la douleur, mais parce qu'il ne pouvait pas tolérer le ton méprisant de Sharkey que Craddock fut pris de folie furieuse. Avec un hurlement de rage il se jeta sur le pirate, le frappa des poings et des pieds, se démena comme un démon, il écumait. Pas moins de six hommes furent nécessaires pour le mettre à terre parmi les débris de la table. Encore ces six hommes reçurent-ils chacun un souvenir plus ou moins cuisant de la vigueur de leur prisonnier. Mais Sharkey continuait à le surveiller avec le même regard dédaigneux. De l'extérieur parvinrent un fracas de bois brisé et des cris d'étonnement.
            - Qu'est-ce que c'est ? interrogea Sharkey.
            - On vient de défoncer leur canot. Les hommes sont à l'eau...
           - Qu'ils y restent ! Maintenant Craddock tu sais où tu es. Tu te trouves sur mon navire, le Happy Delivery, et je te tiens à ma merci. Je te connaissais comme bon marin et vrai forban avant que tu ne retournes ta veste ! Tes mains ne sont pas plus propres que les miennes. Veux-tu signer un engagement avec moi, comme l'a fait ton second, et te joindre à nous ? Ou bien tu préfères que je te jette par-dessus bord pour que tu rejoignes tes copains ?
            - Où est mon navire ?
            - Coulé dans la baie.
            - Et l'équipage ?
            - Au fond de la baie aussi.
            - Alors je préfère la baie !
            - Empoignez-le et jettez-le à la mer ! ordonna Sharkey.
            Des mains fermes s'emparèrent de Craddock et le tirèrent sur le pont. Galloway, le quartier-maître, avait déjà saisi son crochet pour lui briser les membres, quand Sharkey se précipita hors de la cabine.
            - Nous pouvons faire mieux avec ce chien ! s'écria-t-il. Ma parole, j'ai une idée de génie. Flanquez-le dans la voilerie, passez-lui les fers, et toi, quartier-maître, viens ici que je te dise mon idée !
            Meurtri et blessé, physiquement et moralement, Craddock fut enfermé dans la voilerie obscure, les fers tellement serrés qu'il ne pouvait bouger ni une main, ni une jambe, mais il avait le tempérament d'un homme du Nord, et son esprit farouche était uniquement préoccupé par la nécessité pour lui d'achever sa vie sur un geste qui rachèterait une partie de son fâcheux passé. Toute la nuit il demeura étendu au fond de la cale. Entendant le chuintement de l'eau contre le bordé et les craquements de la charpente, il sut que le bateau avait repris la mer et filait à belle allure. Très tôt le matin quelqu'un rampa vers lui par-dessus les tas de voiles de rechange.
            - Voici du rhum et des biscuits, murmura la voix de son ex-second. C'est à mes risques et périls, monsieur Craddock, que je vous les apporte.
            - C'est toi qui m'as tendu un piège et poussé dedans ! cria Craddock. Comment cela ?
            - Ce que j'ai fait, je l'ai fait avec la pointe d'un couteau entre mes côtes.
            - Que Dieu pardonne ta lâcheté, Josuha Hird ! Mais comment es-tu tombé entre leurs mains ?
            - Eh bien ! monsieur Craddock, le bateau pirate est revenu de son carénage juste le jour où vous nous avez quittés. Ils nous ont attaqués et, comme nous n'avions pas beaucoup de monde puisque que les meilleurs étaient avec vous, nous n'avons pu leur opposer qu'une faible résistance. Ceux qui ont eu le plus de chance ont été tués à l'abordage, les autres ont ensuite été massacrés. Et moi, j'ai sauvé ma vie en signant un engagement chez eux.
            - Et ils ont sabordé mon bateau ?
            - Ils l'on sabordé. Après quoi Sharkey et ses hommes sont montés à bord. Ils nous avaient d'abord guettés dans les buissons. Comme au cours de leur dernier voyage son grand mât avait été abîmé, quand il a vu le nôtre en bon état donc, il s'était méfié. Quand il a compris, c'est alors qu'il a eu l'idée de vous tendre le même piège que celui que vous lui aviez tendu.
            Craddock gémit;       croisiere-voyage.ca
            - J'aurais dû penser à ce mât ! murmura-t-il. Mais où allons-nous ?
            - Nous nous dirigeons nord et ouest.
            - Nord et ouest ? Alors nous retournons vers la Jamaïque.
            - Et nous filons nos huit noeuds.
            - Sais-tu ce qu'ils ont l'intention de faire de moi ?
            - Non. Mais si vous vouliez contracter l'engagement...
            - Assez, Josuha Hird ! J'ai trop souvent risqué mon âme !
           - Comme vous voudrez ! J'ai fait ce que j'ai pu. Adieu !
           Cette nuit-là et tout le lendemain le Happy Delivery se laissa porter par les alizés, et Stephen Craddock demeura dans l'obscurité de la voilerie. Il s'attaqua patiemment aux fers qui cerclaient ses poignets, mettant à mal quelques-unes de ses articulations. Il parvint à libérer une de ses mains, mais il lui fut impossible de dégager l'autre. Quant à ses chevilles, elles étaient solidement entravées.
            Le bruissement continu de la mer contre la carène lui disait que le navire ne tarderait pas à se trouver en vue de la Jamaïque. 
            Quel plan avait donc mijoté Sharkey, et quel rôle lui avait-il réservé ? Craddock serra les dents. Il se fit le serrement de ne commettre aucune traîtrise sous la contrainte, quelles qu'eussent été celles qu'il avait jadis commises de plein gré.
            Le deuxième matin Craddock sentit que la voilure avait été réduite et que le bateau avançait maintenant à faible vitesse, avec une brise légère par le travers. Ensuite, le gîte du navire, l'absence de tangage et les bruits sur le pont lui apprirent que le Happy Delivery entamait un louvoyage non loin de la côte. Il avait donc atteint la Jamaïque. Mais que venait-il donc y faire ? 
            Et tout à coup des vivats lui parvinrent du pont, un coup de canon tonna au-dessus de sa tête, auquel répondirent d'autres coups de canon, mais très haut au-dessus de l'eau. Craddock se redressa et tendit l'oreille. Le pirate avait-il engagé le combat ? Il n'avait, pourtant, engagé qu'un seul boulet. Plus étrange, alors que beaucoup d'autres coups de canon lui avaient fait écho, aucun ne semblait avoir pris pour cible le Happy Delivery. Mais alors, si le premier coup de canon n'avait pas donné le signal d'une attaque, c'est qu'il avait été tiré pour un salut.
            Mais qui saluerait donc Sharkey le pirate ?
            Un autre pirate, assurément. Alors Craddock s'allongea de nouveau en poussant un soupir désespéré, et il se remit à attaquer la menotte qui cerclait le poignet droit.
            Soudain il entendit des pas approcher, il eut à peine le temps de replacer sa main dans les fers défaits. La porte s'ouvrit et deux pirates entrèrent.
            - Tu as ton marteau, charpentier ? demanda l'un des bandits, et Craddock reconnut le gros quartier-maître.
            - Desserre ses entraves et retire-les-lui. Mais ne touche pas aux bracelets, il sera plus sage si tu les lui laisses.
            Au marteau et au ciseau à froid le charpentier relâcha les entraves, puis l'en débarrassa.
            - Qu'allez-vous faire de moi ? interrogea Craddock.
            - Monte sur le pont, tu verras bien !
            Le marin le prit par le bras et le tira sans ménagement jusqu'au pied de la pente. Au-dessus de sa tête se détachait un carré de ciel bleu traversé par la corne de misaine, à son pic flottaient les couleurs. La vue de ces couleurs coupa le souffle à Craddock. Car il y avait deux étamines : le drapeau anglais était déployé au-dessus du pavillon noir. Les couleurs loyales flottaient au-dessus de celles du pirate !
            Craddock demeura quelques instants stupéfait mais, derrière, une brutale poussée des pirates l'obligea à gravir l'échelle. Quand il mit le pied sur le pont il regarda le grand mât : là aussi les couleurs anglaises flottaient au-dessus du pavillon maudit. Les haubans et les agrès étaient enguirlandés de flammes et de banderoles. Le navire aurait-il été capturé ? Mais non, c'était impossible ! D'ailleurs, les pirates disséminés le long de la lisse bâbord agitaient joyeusement leurs chapeaux. Le plus excité était le second qui avait trahi Craddock. Il se tenait au bout du gaillard d'avant et gesticulait comme un fou. Craddock regarda du côté vers lequel tous se tournaient et, en un éclair, il comprit.
            Par le travers du bossoir et à un mille de distance s'alignaient les maisons blanches et le fort de Port-Royal entièrement pavoisé. Tout droit en face s'ouvrait le bief qui donnait accès à la ville de Kingstone. A moins d'un quart de mille un petit sloop manoeuvrait contre le vent léger. Le drapeau anglais flottait à la pomme de son mât et son gréement était décoré.Sur le pont, une véritable foule poussait des hourras, agitant bras et chapeaux, des taches écarlates révélaient la présence d'officiers de la garnison.                                                                                                  lapausejardin.fr
Image associée            En homme d'action qui comprend tout très vite, Craddock saisit soudain le jeu de Sharkey. Le pirate dont la ruse et l'audace étaient les qualités maîtresses au service de son tempérament diabolique, tenait le rôle que Craddock aurait joué lui-même s'il était rentré victorieux ! C'est en son honneur que les canons avaient tiré une salve de salut et que les drapeaux flottaient.
            C'est pour l'accueillir qu'approchait le bateau du gouverneur, du commandant de la place et des autorités de l'île. Dans moins de dix minutes il se trouverait sous le feu des canons du Happy Delivery et Sharkey aurait gagné la plus étourdissante partie qu'un pirate avait jamais jouée.
            - Faites-le avancer ! cria Sharkey quand Craddock apparut encadré par le charpentier et le quartier-maître. Gardez les sabords fermés mais dégagez les canons de bâbord. Préparez-vous à tirer une bordée ! Encore deux encablures et ils sont à nous !
            - Ils s'écartent ! constata le maître d'équipage. J'ai l'impression qu'ils nous reniflent.
           - Tout va s'arranger ! répondit Sharkey en tournant ses yeux chassieux vers Craddock. Mets-toi là, toi ! Oui, là ! Pour qu'ils puissent te reconnaître. Pose ta main sur le gui et agite ton chapeau. Vite, ou ta cervelle va se répandre sur ton habit. Enfonce un pouce de ton couteau dans ses côtes, Ned ! Maintenant fais des signes avec ton chapeau ! Un pouce de plus, Ned !.. Hé tirez dessus ! Arrêtez-le !
            Trop tard ! Se fiant aux menottes le quartier-maître avait, pendant un bref instant, retiré ses mains des bras du prisonnier. Craddock en profita pour bousculer le charpentier et, sous une grêle de balles, enjamba la lisse et se jeta à l'eau.
            Maintenant il nageait pour sauver sa vie et celle des autres. Il fut touché plusieurs fois, mais il faut de nombreuses balles de pistolet pour tuer un homme robuste et résolu qui veut absolument faire quelque chose avant de mourir. Bon nageur, malgré le sillon rouge qu'il laissait derrière lui, il s'éloignait du pirate.
            - Donnez-moi un mousquet, rugit Sharkey.
            Le pirate tirait bien et ses nerfs d'acier ne l'abandonnaient jamais dans les situations difficiles. La tête brune apparut sur la crête d'une vague, redescendit dans le creux suivant, remonta... Craddock était parvenu à mi-distance du sloop. Sharkey visa longtemps avant de tirer. Quand le fusil claqua, le nageur se hissa au-dessus de l'eau, agita ses bras en signe d'avertissement, et hurla quelques mots d'une voix qui retentit dans toute la baie. Puis, tandis que le sloop virait de bord et que le corsaire lui expédiait une bordée, mais sans résulta, un sourire farouche éclaira l'agonie de Stephen Craddock qui sombra enfin dans le cercueil doré qui miroitait sous lui, infiniment. 


     
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                                                       Arthur Conan Doyle








jeudi 12 juillet 2018

Tout seul Domenech Raymond ( récit autobiographie France )




            De défaites cuisantes en espoirs vains, les fans de foot ont vibré, vécu les affres d'attente désespérée de buts. Pour conduire à la victoire une équipe de onze, vingt-deux ou trente joueurs il faut un sélectionneur. De 2004 à 2010 ce fut Raymond Domenech. Sélection, présélection, malaise et entorses, colère et jalousie, le coach a le devoir d'être psychologue, un peu sorcier pour déjouer d'éventuels jeteurs de sorts " ... La superstition m'a fait hésiter à saluer... qui venait me dire bonjour... il m'a glissé quelques mots sur la chance... Je suis allé me laver les mains ensuite, réaction grave, je l'admets, mais j'avais quasiment senti chez lui la volonté de me prendre quelque chose. On devient fou dans ce métier !... " D'autres anecdotes nous rappellent qu'approcher et taper le ballon rond, joueur ou spectateur, excite l'homme, l'enfant, la mère pour toutes sortes de raisons. Dans ce livre passionnant qui a largement trouvé ses lecteurs, l'intrigue est le comportement d'hommes adulés, "... immatures... " dit-on, capables de mettre en cause la réussite d'un match pour un numéro sur le maillot, le 10 bien connu. Raymond Domenech tient un journal et d'après ses notes nous raconte les contentieux provoqués par des joueurs capricieux entourés des leurs, qui, avocat, un autre de son agent lors de la préparation des Coupes d'Europe, du Monde. L'histoire est d'autant plus excitante à lire que tous les spectateurs ont vécu en direct la déchéance de l'équipe de France en Afrique du Sud et l'usure du poste, manager autant que protecteur, habile et provocant. Sali par trop d'accusations, une ou des taupes au sein d'une équipe qui connut les affres de l'épopée Zahia, fournisseurs d'informations internes à une presse avide de papiers, Domenech joueur lui-même à Lyon où il est né, et dans différents clubs, selon un cursus classique, aime aussi le théâtre, il joua au petit théâtre de la Croix-Rousse dans sa ville natale après avoir été élève du Lycée Ampère,  et termine son livre par une tirade de Cyrano " Ha ! ha ! les Compromis,
                                                                  Les Préjugés, les Lâchetés !   Que je pactise ?
                                                                 Jamais, Jamais..............   
Un reproche pourtant à ce livre pour les femmes, les hommes, toutes générations, il manque un ballon sur la photo.