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Il serait vain qu'elle n'en fut pas surprise. Elle fut d'abord abasourdie, tous ses plans anéantis. Elle avait été " tellement " sûre de le tenir. Elle eut un moment d'étourdissement, où tout lui devint incertain. Puis elle se mit à pleurer avec fureur, indignation, désolation et misère. Puis elle eut un accès de désespoir. Et puis, quand John Thomas, avec son aplomb coutumier, grimpa dans la voiture de la receveuse, toujours familier, mais lui laissant voir à son port de tête qu'il était passé à quelqu'un d'autre et défrichait des terres nouvelles. Alors, Annie décida qu'elle aurait sa revanche.
Annie avait une idée très sûre des filles avec lesquelles John Thomas avait bien pu " sortir ". Elle alla trouver Nora Purdy. C'était une grande fille assez pâle, mais bien faite, elle avait de beaux cheveux blonds. Elle était plutôt cachottière.
- Avec qui est John Thomas en ce moment ?
- Je ne sais pas, répondit Nora.
- Mais si tu le sais, dit Annie en retombant ironiquement dans le patois. Tu le sais aussi bien qu'moi.
- Comme tu voudras, dit Nora. Ca n'est pas moi, aussi t'en fais pas.
- C'est bien Cissy Meakin, hein ?
- Oui, pour autant que je le sache.
- Quel culot ! dit Annie. Je ne peux pas la sentir. Je pourrais le rejeter du marchepied quand il monte dans ma voiture.
- Il passera un mauvais quart d'heure un de ces jours, prophétisa Nora.
- Ouais, quand quelqu'un que je connais l'aura décidé. Ca ne me déplairait pas de le voir un peu rabaisser son caquet. Et toi ?
- J'y verrais pas d'inconvénient.
- Tu as pour ça tout autant de raisons que moi, dit Annie. Mais on va lui tomber sur la gueule un de ces jours, ma fille. Hein ? Tu es contre ?
- Ca m'est égal, répondit Nora.
Mais en réalité Nora était encore bien plus vindicative qu'Annie.
Annie fit le tour des anciennes passions de John Thomas, l'une après l'autre. Il se trouva que Cissy Meakin quitta son service dans les tramways au bout de très peu de temps. Sa mère était à l'origine de cette démission. Alors le contrôleur se retrouva sur le qui-vive. Il promena les yeux sur son ancien troupeau. Et ses yeux s'arrêtèrent sur Annie. Il pensait que maintenait elle serait calmée.
francoise1.unblog.fr En outre, il l'aimait bien.
Elle convint de rentrer chez elle à pied, avec lui, le dimanche soir. Il advint que la voiture d'Annie arriverait au dépôt à neuf heures et demie, le dernier tramway rentrerait à dix heures un quart.
Aussi John Thomas devait-il attendre Annie là-bas.
Au dépôt les receveuses avaient une petite salle d'attente à elles. C'était tout à fait sommaire mais confortable, avec du feu, un réchaud, un miroir, une table et des chaises en bois. La demi-douzaine de filles qui ne connaissaient John Thomas que trop bien s'étaient arrangées pour prendre leur service en ce dimanche après-midi. Aussi, à mesure que les voitures commençaient à rentrer, les receveuses pénétraient rapidement dans la salle d'attente et, au lieu de retourner très vite chez elles, elles s'asseyaient autour du feu en buvant une tasse de thé. Dehors, c'était l'obscurité sans loi du temps de guerre.
John Thomas arriva par la voiture qui suivit celle d'Annie, vers dix heures moins le quart. Sans se gêner il passa la tête dans la salle d'attente des receveuses.
- Réunion religieuse ? demanda-t-il.
- Ouais, répondit Laura Sharp. Dames seules.
- C'est pour moi ! s'écria Thomas.
C'était là une de ses expressions favorites.
- Ferme la porte, mon vieux, dit Muriel Baggaley.
- Devant ou derrière moi ? demanda John Thomas.
- Comme tu voudras, répondit Polly Birkin.
Il était entré, refermant la porte derrière lui. Le cercle des filles se modifia pour faire place au contrôleur auprès du feu. John Thomas ôta son pardessus et repoussa en arrière son couvre-chef.
- Qui s'occupe de la théière ? demanda-t-il.
Nora Purdy lui versa en silence une tasse de thé.
- Un peu de ma tartine à la graisse ? lui demanda Muriel Baggaley.
- Ouais, donne-m'en un bout.
Et il entama son morceau de pain.
- Ce qu'on est bien, chez soi, les filles, déclara-t-il.
Toutes le regardèrent lorsqu'il émit cette remarque impudente. Il avait l'air de prendre un bain de soleil.
- Surtout si tu n'as pas peur de rentrer chez toi dans l'obscurité, dit Laura Sharp.
- Moi ? Sur mon âme, j'ai peur.
Ils restèrent assis jusqu'à ce qu'ils entendissent arriver le dernier tram. Au bout de quelques minutes Emma Houselay apparut.
- Entre donc, mon canard ! cria Polly Birkin.
- C'est vraiment " mortel ", dit Emma tendant les doigts au feu.
- Mais j'ai peur de " rentrer chez moi "dans l'obscurité, chantonnait Laura Sharp, sur un air qui l'obsédait.
- Avec qui tu vas ce soir, John Thomas ? interrogea Muriel Baggaley froidement.
- Ce soir ? répéta John Thomas. Oh ! Je rentre chez moi tout seul ce soir, tout seul comme un pauvre petit.
- C'est pour moi ! s'écria Nora Purdy, se servant de l'interjection du contrôleur.
Les filles éclatèrent d'un rire aigu.
- Pour moi aussi, Nora, dit John Thomas.
- Tu sais pas ce que tu dis, fit Laura.
- Si, je me sauve, annonça-t-il en se levant et se dirigeant vers son manteau.
- Pas du tout, fit Polly. On était toutes ici à t'attendre.
- Faut se lever de bonne heure demain, dit-il avec une bienveillance paternaliste.
Elles rirent, toutes.
- Non, protesta Muriel. Nous abandonne pas toutes, John Thomas. Prends-en une !
- Je prends tout le lot, si vous voulez, répondit-il avec galanterie.
- Mais tu n'en feras rien, dit Muriel. Deux c'est de la compagnie, Sept c'est trop d'une bonne chose.
- Allons... prends-en une, dit Laura. Tout le monde sur le pont, et dis-nous carrément laquelle.
- Ouais ! fit Annie ouvrant pour la première fois la bouche. Fais ton choix, John Thomas, on t'écoute.
- Non, ce soir je rentre tranquillement. Je serai sage, pour une fois.
- Où vas-tu ? dit Annie. Prends-en une bonne, alors. Mais faut que tu en prennes une de nous !
- Mais non, comment est-ce que je pourrais n'en prendre qu'une ? dit-il avec un rire embarrassé. Je ne veux pas me faire d'ennemies.
- Tu ne t'en ferais qu'une seule, dit Annie.
- Celle que tu choisirais, renchérit Laura.
- Seigneur ! Me parlez pas des filles ! s'exclama John Thomas en se détournant de nouveau, comme pour fuit. Allons... bonne nuit.
- Non, tu dois faire ton choix, insista Muriel.Tourne-toi face au mur, et dis qui t'a touché. Allons... on va seulement te toucher le dos, une de nous. Allons... Tourne-toi face au mur, sans regarder et dis qui t'a touché.
Il était gêné, méfiant. Pourtant il n'avait pas le courage de filer. Elles le poussèrent vers un mur et lui mirent le nez dessus. Derrière son dos, toutes grimaçaient, ricanaient. Il avait l'air comique
Il se retourna gauchement.
- Alors ? cria-t-il.
- Tu regardes ! Tu regardes ! vocifèrent-elles.
Il détourna la tête. Et soudain, avec un mouvement de chatte agile. Annie s'avança et lui porta sur la tempe un coup de poing qui envoya voler sa casquette et le fit vaciller. Il se retourna.
Mais au signal d'Annie, toutes se jetèrent sur lui, lui donnant des tapes, le pinçant, lui tirant les cheveux, mais plus pour jouer que par malveillance ou colère. Lui, pourtant, vit rouge. Ses yeux bleus s'enflammèrent d'une frayeur étrange autant que de fureur. Il fonça tête baissée entre les filles en direction de la porte. Elle était fermée à clé. Il la secoua. Excitée, aux aguets, les filles en cercle le considéraient. Lui leur faisait face aux abois. En ces instants elles lui paraissaient plutôt horrifiantes, là, debout dans leurs uniformes courts. Il était visiblement effrayé.
- Allons, John Thomas ! Choisis ! dit Annie.
- Qu'est-ce que vous manigancez ? Ouvrez la porte, ordonna-t-il.
- Non, pas avant que tu aies choisi ! s'écria Muriel.
- Choisi quoi ? demanda-t-il.
- Choisi celle que tu épouseras, répliqua-t-elle.
Il hésita quelques instants.
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- Ouvrez cette satanée porte, dit-il, et finissez de faire les idiotes.
Il s'exprimait avec une autorité officielle.
- Il faut que tu choisisses, criaient les filles.
- Allons ! criait Annie en le fixant dans les yeux. Allons ! Allons !
Il s'avança, plutôt incertain. Elle avait retiré sa ceinture et, l'ayant balancée, lui porta un coup violent sur la tête avec l'extrémité de la boucle. Il bondit sur elle. Mais aussitôt les autres filles s'élancèrent sur lui, tirant, déchirant, frappant/ Elles étaient maintenant tout à fait excitées. Maintenant c'était du sport. Elles allaient tirer de lui vengeance. Ces étranges créatures sauvages s'accrochaient à lui, se jetaient sur lui pour le mettre à terre. Le dos de sa tunique était déchirée sur toute sa longueur. Nora, ayant saisi l'arrière de son col, l'étranglait tout bonnement. Par chance, le bouton céda. Le contrôleur, en proie à une frénésie de fureur et d'épouvante presque folle, se débattait. Sa tunique lui fut simplement arrachée du dos, ses manches de chemise subirent le même sort, lui laissant les bras nus. Les filles se jetaient sur lui, refermaient les mains sur lui, tiraient. ou bien elles se jetaient sur lui et le poussaient, le cognaient de toutes leurs forces. Ou encore elles lui décochaient des coups furieux. Il esquivait de la tête, se dérobait, portait des coups latéraux. Elles redoublèrent d'énergie.
Enfin, il fut à terre. Elles se jetèrent sur lui, s'agenouillèrent sur lui. Il n'avait ni le souffle, ni la force nécessaire pour faire un mouvement. Son visage saignait d'une longue égratignure, il avait le front meurtri.
Annie était à genoux sur lui. Les autres filles étaient à genoux sur lui, accrochées à lui. Leurs visages étaient rouges, leurs cheveux en désordre. Leurs yeux brillaient d'une étrange lueur. Enfin il resta étendu, parfaitement immobile, détournant la tête ainsi qu'un animal vaincu, à la merci du chasseur. Parfois son oeil rendait leurs regards aux faces sauvages des filles. Sa poitrine se soulevait péniblement, ses poignets étaient écorchés.
art.objets.fr - Alors, mon bonhomme ! haleta finalement Annie. Alors... alors...
En entendant cette voix triomphante, glacée, terrifiante, le contrôleur recommença alors à se débattre ainsi que pourrait le faire un animal. Mais les filles s'élancèrent sur lui avec une force et une puissance extraordinaires, le contraignant à rester au sol.
- Oui... alors ! finit par haleter Annie.
- Il y eut un silence de mort, l'on pouvait entendre battre les coeurs. C'était dans chaque âme une attente de pur silence.
- Alors, tu vois où tu en es, dit Annie.
La vision du bras blanc et nu de John Thomas rendit les filles folles. Il était étendu comme figé par la peur et l'hostilité. Les filles se sentirent pleines d'un pouvoir surnaturel.
Soudain, Polly se mit à rire, à rire sauvagement, follement, sans pouvoir s'arrêter, imitée par Emma et Muriel. Mais Annie, Nora et Laura demeurèrent les mêmes, tendues, aux aguets, les yeux luisants. John Thomas grimaça pour échapper à ces yeux.
- Oui, reprit Annie avec une bizarre voix basse, secrète et implacable. Oui ! Tu as ce que tu méritais maintenant. Tu sais ce que tu as fait, hein ? Tu sais ce que tu as fait ?
Il n'émit aucun son, ne fit aucun signe, mais resta couché en détournant ses yeux brillants, son visage saignant.
- Tu mériterais d'être
tué, voilà ce que tu mériterais, dit Annie, tendue. Tu mériterais d'être
tué.
Il y avait dans sa voix une épouvantable volupté.
Polly cessa de rire, elle poussait des " Oh-h-h " et des soupirs profonds en reprenant ses esprits.
- Il faut qu'il choisisse, dit-elle vaguement.
- Mais oui, il le faut, dit Laura avec une décision vindicative.
- Tu entends ? Tu entends ? dit Annie.
Et d'un geste brusque qui fit grimacer le contrôleur, elle tourna la tête vers elle-même.
- Tu entends ? répéta-t-elle en le secouant.
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Mais il demeura tout à fait muet. Elle le claqua violemment au visage. Il tressaillit et ses yeux se dilatèrent. Puis, le défit malgré tout lui assombrit le visage.
- Tu entends ? répéta-t-elle.
Il se borna à la considérer de ses yeux hostiles.
- Parle ! cria-t-elle en rapprochant du sien son visage satanique.
- Hein ? fit-il presque maîtrisé.
- Tu dois "
choisir "! cria-t-elle comme s'il s'agissait d'une menace terrible et comme si elle souffrait de ne pouvoir exiger plus
- Quoi ? demanda-t-il effrayé.
- Choisis ta fille, espèce de maquereau. Il faut que tu la choisisses maintenant. Et je ne donne pas cher de ta peau si tu nous fais encore une de tes entourloupettes, mon vieux. Maintenant, t'es fixé.
Il y eut une pause. A nouveau il détourna le visage. Il était rusé dans sa défaite. Il ne leur céderait pas vraiment, non, pas même si elles le déchiraient en petits morceaux.
- Très bien, répondit-il, je choisis Annie.
Sa voix était bizarre et pleine de malice. Annie le lâcha comme s'il avait été un morceau de charbon ardent.
- Il a choisi Annie ! crièrent les filles choeur.
- Moi ! s'exclama Annie.
Elle était resté à genoux mais écartée de lui. Il demeurait couché, prostré, le visage détourné. Les filles les entouraient, gênées.
- Moi ! répéta Annie avec une amertume effrayée.
Alors, elle se leva, s'écarta de lui avec un dégoût, une amertume étranges.c
- ... Même le toucher me ferait horreur, dit-elle.
Mais son visage tressaillait d'une espèce d'angoisse. On aurait cru qu'elle allait tomber. Les autres filles se détournèrent. John Thomas restait couché par terre, les vêtements déchirés, la figure en sang.
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- Mais... s'il a choisi, commença Polly.
- Je n'en veux pas..., il peut en choisir une autre, dit Annie avec le même désespoir amer.
- Debout, fit Polly en soulevant le contrôleur par l'épaule. Debout !
Il se leva lentement, personnage étrange, en loques, étourdi. A quelque distance les filles le surveillaient, curieuses, furtives, menaçantes.
- Qui veut de lui ? cria rudement Laura.
- Personne, répondirent-elles avec mépris.
Pourtant, chacune d'elles attendait qu'il la regardât, espérait qu'il la regarderait. Chacune, à l'exception d'Annie en qui quelque chose s'était brisé.
Il y eut un long silence. John Thomas ramassa les fragments déchirés de sa tunique, sans savoir qu'en faire. Les filles se tenaient çà et là, embarrassées, rouges, haletantes, remettant inconsciemment de l'ordre dans leurs cheveux et leur costume, tout en surveillant le contrôleur. Il ne regarda aucune d'elles. Il avisa dans un coin sa casquette et alla la ramasser. Il la mit sur sa tête, et l'une des filles éclata d'un rire aigu, hystérique devant l'aspect que présentait John Thomas. Lui, cependant, resta indifférent, et marcha droit vers son manteau pendu à une patère. Les filles s'écartèrent pour éviter le contact du contrôleur, comme s'il avait été quelque fil à haute tension. John Thomas mit son pardessus et le boutonna de haut en bas, puis il roula en paquet les lambeaux de sa tunique, et se tint devant la porte fermée à clé, muet.
- Que quelqu'un ouvre la porte, dit Laura.
- Annie a la clé, dit l'une d'elles.
Annie, en silence, tendit la clé aux filles. Nora ouvrit la serrure.
- Donnant, donnant, mon vieux, fit-elle. Montre-toi un homme. Et sans rancune.
Mais sans un mot, sans un signe, il avait ouvert la porte et disparu, le visage fermé, la tête basse.
- Ça lui fera les pieds, remarqua Laura.
- Maquereau ! dit Nora.
- La ferme, pour l'amour du ciel ! cria furieusement Annie, comme au supplice.
- Eh bien, je vais être prête à partir Polly. Ouvre l'oeil ! enjoignit Muriel.
Toutes les receveuses étaient impatientes de partir. Elles remettaient rapidement de l'ordre dans leur toilette, le visage hébété, sans expression.
D.H.Lawrence
( in Ile, mon île )