jeudi 4 octobre 2012

Lettre à Madeleine 47 Apollinaire


  Jacques Emile Blanche 1861-1942   portrait of a Baronne  in Louis XVI costume 1893 huile sur toile 146,1 x 95, 9  collection privée.JPG
          Italici Brass
                                                                                                     22 nov. 1915

            Mon amour, j'ai reçu aujourd'hui tes lettres du 13 et du 14. C'est un lieu-dit, il n'est pas sur les cartes mais c'est un trou fameux on en a beaucoup parlé dans les communiqués des 25, 26 et 27 septembre. On y a pris tout un état-major, c'est sur la gauche d'où on était . Mon amour, j'aime nos caresses à nos oreilles et j'adore tes pieds qui se crispent et que je caresse très longuement des doigts, de la bouche des dents de la langue de ma virilité. Oui je crois que chaque partie de ton corps a une âme. Mais non, amour, tu ne seras pas confuse de ta volupté tu en seras fière et tu donneras hardiment les coups de reins qu'il faut, n'est-ce pas mon amour. Je connais tous les renseignements pour la perm. Mais dis-moi puisque les permissionnaires doivent reprendre le même bateau, y a-t-l un laps de 6 jours entre leur arrivée et leur départ, déduction faite du jour d'arrivée qui ne compte pas. En quelle classe voyagent les permissionnaires ( sous-off ? ). Mon amour, ta photo en mauresque avec Jean, m'a bien amusé. Tu étais enfant une vraie petite moricaude adorable. Je comprends qu'on ait fêté ta fête et que vous vous soyez bien amusés. Oui, tu avais deviné tes jambes autour de mes reins, amour et je te sens tout contre moi. Ton coucher est le plus voluptueux et le plus chaste tableau qui soit, je l'adore. Tu m'en fais un récit exquis. Tu dois être bien jolie aussi en chemise et je te prends sauvagement dans ton vêtement de nuit que je retrousse. L'eau de Cologne sur ton parvis te fait le même effet qu'à moi sur ma virilité et sous les (... ? ) surtout. Ça sent très très fort. Il faut avant de te laver à l'eau froide mon amour faire quelques mouvement pr faire circuler le sang et après te frapper de ta main ouverte pr amener le sang à fleur de peau.
            Amour, parle-moi un peu de toi et de tout ton joli corps.
            Nous sommes très bombardés en ce moment mais nous sommes bien abrités dans nos abris boches, cependant les pièces ne sont pas abritées. Toute la journée les obus sifflent éclatent, les éclats roulent partout.
            Mon amour, je te prends passionnément sois un peu panthère après avoir reçu cette lettre. C'est quand tu es panthère que je peux inventer pour notre amour et je t'adore follement suprêmement.
                                                                                          
                                                     Exercice

                              Vers un village de l'arrière
                              S'en allaient quatre bombardiers
                              Ils étaient couverts de poussière
                              Depuis la tête jusqu'aux pieds           
                                                                                           Lot 294 Image
                              Ils regardaient la vaste plaine                  fautrier
                             En parlant entre eux du passé
                             Et ne se retournaient qu'à peine
                             Quand un obus avait toussé

                             Tous quatre de la classe seize
                             Parlaient d'antan non d'avenir
                             Ainsi se prolongeait l'ascèse
                             Qui les exerçait à mourir

            Je prends ta bouche éperdument et ta langue chérie.

                                                                                                     Gui
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                                                                                                   24 nov. 1915

            Mon amour adoré, j'ai été deux jours sans t'écrire. Sollicité d'être officier je n'ai pu refuser. J'aurais pu le faire, mais étant donné que je suis engagé volontaire, je ne pouvais pas sans avoir l'air de mettre une restriction à mon engagement, restriction qui n'est pas en moi. D'autre part, j'en avais assez d'être sous-off et surtout ce qui prime tout, c'est que ma victoire à moi c'est toi et qu'un amour comme le nôtre exige un très grand sacrifice. Tu es la plus belle du monde, tu es mon tout et je t'adore, mon Madelon. Cet amour s'accroît sans cesse, je ne sais comment c'est possible mais c'est comme ça. Chaque jour nous unit plus. Me voilà donc officier d'infanterie, ça s'est fait avec une rapidité incroyable. µpersonne n'y croyait. Je venais de découvrir au trou où j'étais un nouveau cimetière dont je te parlerai quand on m'a apporté du grand quartier général mon brevet de sous-lieutenant, aussitôt on m'a compté les 400 francs d'indemnité de mise en campagne et je suis parti à la recherche de mon régiment. J'ai mis deux jours à le trouver. Le colonel m'a reçu d'une façon charmante et m'a donné une permission pr Châlons où je vais aller tout à l'heure m'équiper. Je tâcherai de te télégraphier de là-bas ma nouvelle adresse. Le commandant m'a inviter à dîner hier soir homme charmant. Et j'ai passé la soirée avec le lt comdt la 6è Cie qui est mon chef direct et le sous-lieutnt mon collègue. Nous vivrons en popote à 3. Mes collègues sont charmants surtout le lieutenant, un Parisien propre neveu de notre général. La 6è Cie s'est particulièrement distinguée aux attaques de septembre où elle est entrée la 1è à Tahure et a fait beaucoup de prisonniers. La vie des officiers d'infanterie autant que j'ai pu en juger par cette 1è nuit, est extrêmement précaire. Les officiers couchent par terre. Il est vrai que nos ordonnances nous couvrent. Mais un sous-off d'Arti vit beaucoup plus confortablement à la guerre qu'un officier supérieur de fantassins. L'esprit est très différent et je goûte beaucoup cet esprit des officiers d'infanterie beaucoup plus crâne.
            Je continue ma lettre de Châlons même où je suis allé m'équiper. Je repars ce soir. Je suis arrivé en auto, je repars en chemin de fer. - Je crois que du fait de mon passage dans l'infanterie ma permission se trouve avancée. Je répondrai demain à tes lettres adorées, je t'adore.


                                                                                                     Ton Gui
            mon adresse est :
        Sous-lieutenant au 96è d'Infanterie
                        6è compagnie
                          Secteur 139.

            J'ai fait la bague pour ta maman. C'est mon dernier travail dans l'arti - l'enverrai après-demain.

                                                                                                          Gui
                                                                    

            Deux lettres des 26 et 28 nov . Dans la 1è il informe Madeleine : " ... journée de tailleur, rangeage d'achats dans ma cantine, nous allons en 1è ligne le 28... " et de la bonne réception des colis et lui parle d'amour : " Tes progrès en nous sont exquis, amour... Ma chérie, je suis fier de ta pudeur à l'égard de tout ce qui n'est pas nous... " La lettre du 28 poursuit la description amoureuse de leurs éventuels ébats : " Tu es mon amour, une cassolette unique ... D'ailleurs mon amour, réellement, c'est l'infanterie qui est l'arme méritante... Je monte demain soir en première ligne pour neuf jours. Que ton amour me protège. Je t'ai dit que c'est ma compagnie qui a enlevé seule la Butte de Tahure... "


 .
                                                                                                          29 nov 1915

            Mon amour, je n'ai pas pu t'écrire hier on avait trop à faire. A 2h revue par le chef de bataillon avec discours. Pour la 1è fois j'ai pris le commnt de ma section. Le soir à 6h 1/4 on est parti le sol était gelé, les soldats glissaient et tombaient comme des mouches, moi je ne sais pas comment je ne me suis pas cassé une jambe ou foulé un pied. Je n'avais que mes chaussures de cavalier sans clous et si je suis arrivé c'est miracle. C'était fantastique dans la nuit. On a repassé au " trou " où j'étais puis en avant en avant la pâle plaine décharnée, aux veines blanches que sont les boyaux , on a pris le boyau un après l'un de temps en temps le boyau cessait et on reprenait à découvert en pressant le pas. Les balles sifflaient, puis les boyaux en zigzags infinis qui mènent en première ligne. Puis en 1è ligne, on y est maintenant pr 9 jours. Les chefs de section comme moi, y sont. En  cas d'attaque on a comme seule consigne de mourir plutôt que de se replier. On est bombardé par le terrible 105. Je suis dans ma cagnat. J'ai fait allumer un brasero. C'est le seul que l'on puisse alimenter, peu de charbon. J'ai 6 heures de garde dans le boyau par 24 h. Ma cagnat est solide. J'y laisse se chauffer les hommes de section à tour de rôle quand ils ne sont pas guetteurs aux créneaux. Comme ce sont de nouvelles lignes elles ne sont pas organisées. Pas de fils de fer barbelés. Je vais les faire placer la nuit et agrandir les boyaux et creuser des cagnats pr les hommes qui n'en ont pas. Maintenant c'est la guerre, pour de bon, j'écris accroupi, sur mon genou ; cette vie va durer 9 jours. Du fond de ma cagnat, je vois le guetteur au créneau en face de moi. Il y a un joli poste d'écoute. Enfin, enfin, enfin toute la vie de tranchée. J'ai pris le quart cette nuit de 2 à 4, je le reprends de midi à 2h. J'ai reçu ta lettre du 20. Remercie ta maman de sa très grande gentillesse. Ton programme est excellent. C'est le mien de tout mon coeur mon amour. J'ai bu amour, avec une passion folle tout le fleuve de ta source secrète que tu me donnes et je prends ta bouche jusqu'à ce que tu demandes grâce ! J'ai reçu aussi ta lettre du 21. J'espère que ma permission arrivera bientôt... J'adore sucer le lait de mon amour, ô mon amour tu es divine. J'adore les effleurements de tes mains. J'adore tes coudes et tes bras. J'adore tes odeurs secrètes. J'adore ta science sur l'art des fruits. J'attends dans l'affreuse et désolée tranchée la lettre volupté.
            J'ai oublié de te dire mon amour qu'à Châlons, j'ai mangé avec le lieutt comt la Batterie de 155 court dont il est question dans la fameuse chanson du Pont de Minaucourt que j'ai publiée dans le Mercure. C'est le lieutt Daurver actuellement cnt la 10è Bie du 116è Rgt. Art. lourde. Alors elle était 5è Bie du 6è Rgt. Art. à pied et on l'appelait batterie D. de l'initiale du nom du Commandant. L'auteur de la chanson est en partie le cuisinier de ce lieutt d'artil. ( très gourmand et connaisseur en vin ) ce cuisinier qui est seul resté avec son lieutt du personnel de la Bie de 155 court au moment de la chanson. Ce cuistot s'appelle Loiseau on a oublié de mentionner son nom. Détails anecdotiques sur la guerre ! Je prends ta bouche.


                                                                                                               Gui




A propos de Rimbaud Lettre



Rimbaud dessine Delahaye
                                          Rimbaud à Ernest Delahaye

                                                                                              14 8bre  75 Charleville

                                         Rimbaud attend d'être conscrit dans une chambrée écrit à Delahaye pion à Soisson. Verlaine récemment converti donne l'occasion au jeune poète, il a 21 ans de surnommer son aîné Loyola, et écrit quelques vers hautement fantaisistes qui seront les derniers connus d'Arthur Rimbaud.Keller
apparu dans le texte doit peut-être être compris Quel Air



            Cher ami,
            Reçu le Postcard et la lettre de V. il y a huit jours. Pour tout simplifier, j'ai dit à la poste d'envoyer ses restantes chez moi de sorte que tu peux écrire ici, si encore rien aux restantes. Je ne commente pas les dernières grossièretés de Loyola, et je n'ai plus d'activité à me donner de ce côté là à présent, comme il paraît que la 2è " portion " du " contingent " de la  " classe 74 " va-t-être appelée le 3 novembre " suivt ou prochain : la chambrée de nuit : " Rêve "

                                         On a faim dans la chambrée -
                                                       C'est vrai...
                                         Emanations, explosions. Un génie :
                                                   " Je suis le Gruère ! -
                                                   Lefèbvre : " Keller ! "
                                         Le Génie : " Je suis le Brie ! "
                                       Les soldats coupent sur leur pain :
                                                      " C'est la vie !
                                                Le Génie . - Je suis le Roquefort !
                                                   - " Ca s'ra no' mort ! ...
                                                     - Je suis le Gruère
                                                       Et le Brie !... etc.
                                                          - Valse -
                                    On nous a joints, Lefèvre et moi...
                                                               etc...

                  
                                        (  Passées ses aventures avec Verlaine, sa vie de poète, si à 16 ans il a refusé de passer le baccalauréat, il l'envisage à 21 ans et se propose de passer un bac S. Peut-être pourrait-il devenir ingénieur. Verlaine lui dit " C'est Pipo qu'il faut ". Centrale, Polytechnique, les Mines. Suite donc de la lettre.)
                                                        
                                                          Frédérik et Arthur 

de telles préoccupations ne permettent que de s'y " absorbère ". Cependant renvoyer obligeamment , selon les occases, les " Loyolas " qui rappliqueraient.
            Un petit service : veux-tu me dire précisément et concis - en quoi conciste le " bachot " " es sciences
actuels " , partie classique, et mathém. etc - Tu me dirais le point de chaque partie que l'on doit atteindre : mathém. phys. chim. etc - et alors des titres, immédiat, ( et le moyen de se procurer ) des livres employés dans ton collège: par ex., pour ce "Bachot " à moins que ça ne change aux diverses universités, en tous cas de professeurs ou d'élèves compétents, t'informer à ce point de vue que je te donne. Je tiens surtout à des choses précises, comme il s'agirait de l'achat de ces livres prochainement - Instruc militaire et " bachot ", tu vois, me feraient deux ou trois agréables saisons ! Au diable d'ailleurs ce " gentil labeur " . Seulement sois assez bon pour m'indiquer le plus mieux possible la façon comment on s'y met.
            Ici rien de rien.
            J'aime à penser que le Petdeloup et les gluants pleins d'haricots patriotiques ou non ne te donnent pas plus de distraction qu'il ne t'en faut. Au moins ça ne chlingue pas la neige, comme ici .
            A toi " dans la mesure de mes faibles forces ".
                                           Tu écris :
                                                            A. Rimbaud
                                     31 rue St Barthélémy,
                                         Charleville ( Ardennes ) va sans dire.
           P.S. La corresp : en " passepoil" arrive à ceci, que le Némery avait confié les journaux de Loyola à un agent de police pour  me les porter.
                                        

                                                                                              A. Rimbaud
                                                                                          ( in Correspondance )

                                         

mardi 2 octobre 2012

Vin d'Havdala *** Dans la Cour *** Charme Myriam Ulinover ( Poème anthologie poésie yiddish )

                               
                                                    
                                                      Vin d'Havdala


                                           Chacun boit le vin d'Havdala,
                                           J'en bois moi-même quelques gouttes,
                                           Grand-mère me dit, tendre et grave :
                                           - Ma chère enfant sois avertie

                                           Qu'à boire le vin d'Havdala
                                            La barbe vient aux jeunes filles,
                                            C'est écrit noir sur blanc là-bas
                                            Dans l'armoire aux anciens livres.

                                           Tremblante de frayeur je palpe
                                           Mon petit menton : Dieu merci
                                           Il est tendre et lisse. Rien d'autre
                                           Que la peur ne le hérisse !                                     

                                        
                                                                                                    Myriam Unilover




                                                            Dans la Cour

                                             Matin d'été - cinq heures sonnent
                                             Déjà la cour s'est éveillée,
                                             Et l'on court joyeux et vivace
                                             Porter la graine au poulailler.

                                             Un garçon poursuit une fille,
                                             Le coq en est paralysé.
                                             Il lui prodigue des caresses
                                             Il lui donne un tendre baiser.

                                             Ne sachant quoi faire, la fille
                                             Ne s'avise plus de bouger.
                                             Le sang lui vient-il au visage,
                                             Le coq jaune reste figé.

                                             Et s'il picore dans ses yeux
                                             La jeune rougeur de la fille
                                             Porteront dès lors tous les oeufs
                                             Tache de sang sur leur coquille.


                                                                                                   Myriam Unilover

                                                                                                       
                                                             Charme                                            jeanne - modigliani


                                              Quand parfois aux yeux d'une fille
                                              Une ombre nocturne surgit,
                                              Grand-mère, de son bréviaire,
                                              Tire vite un grain de magie.

                                              " Nourris d'orgelets une poule
                                              Quand en ville règne la faim.
                                              Chère enfant, et jamais tes yeux
                                              D'orgelets ne seront atteints. "

                                              Dans ton bréviaire, ô mon aïeule,
                                              Tu as peut-être d'autres charmes
                                              Qui pourraient protéger mes yeux
                                              D'une lourde et brûlante larme ?

                                                                                                           
                                                                                                   Myriam Unilover
                                

                                                            
                                                             
                  

                                                                                                                          
                                                                                                

                                     

dimanche 30 septembre 2012

Mort de Balzac Victor Hugo ( Choses vues France )


              
                  Balzac - David d'Angers                            Mort de Balzac
                                               
                                  
            Le 18 août 1850, ma femme, qui avait été dans la journée pour voir Mme de Balzac, me dit que
M. de Balzac se mourait. J'y courus.
            M. de Balzac était atteint depuis dix-huit mois d'une hypertrophie du coeur. Après la révolution de Février, il était allé en Russie et s'y était marié. Quelques jours avant son départ, je l'avais rencontré sur le boulevard ; il se plaignait déjà et respirait bruyamment. En mai 1850, il était revenu en France, marié, riche et mourant. En arrivant, il avait déjà les jambes enflées. Quatre médecins consultés l'auscultèrent. L'un d'eux, M. Louis, me dit le 6 juillet : " Il n'a pas six semaines à vivre. " C'était la même maladie que Frédéric Soulié.
            Le 18 août, j'avais mon oncle, le général Louis Hugo, à dîner. Sitôt levé de table, je le quittai et je pris un fiacre, qui me mena avenue Fortunée, n° 14, dans le quartier Beaujon. C'était là que demeurait M. de Balzac. Il avait acheté ce qui restait de l'hôtel de M. de Beaujon, quelques corps de logis bas, échappés par hasard à la démolition ; il avait magnifiquement meublé ces masures et s'en était fait un charmant petit hôtel, ayant porte cochère sur l'avenue Fortunée et pour tout jardin une cour longue et étroite où les pavés étaient coupés ça et là de plates bandes.       .maison beaujon rue fortunée

            Je sonnai. Il faisait un clair de lune voilé de nuages. La rue était déserte. On ne vint pas. Je sonnai une seconde fois. La porte s'ouvrit. Une servante m'apparut avec une chandelle.
            - Que veut Monsieur ? dit-elle.
            Elle pleurait.
            Je dis mon nom. On me fit entrer dans le salon qui était au rez-de-chaussée, et dans lequel il y avait sur une console opposée à la cheminée, le buste colossal en marbre de Balzac par David. Une bougie brûlait sur une riche table ovale posée au milieu du salon et qui avait en guise de pieds six statuettes dorées du plus beau goût.
            Une autre femme vint qui pleurait aussi et qui me dit :
            - Il se meurt, Madame est rentrée chez elle. Les médecins l'ont abandonné depuis hier. Il a une plaie à la jambe gauche. La gangrène y est. Les médecins ne savent ce qu'ils font. Ils disaient que l'hydropisie de Monsieur était une hydropisie couenneuse, une infiltration, c'est leur mot, que la peau et la chair étaient comme du lard et qu'il était impossible de lui faire la ponction. Eh bien, le mois dernier, en se couchant, Monsieur s'est heurté à un meuble historié, la peau s'est déchirée, et toute l'eau qu'il avait dans le corps a coulé. Les médecins ont dit : " Tiens ! " Cela les a étonnés et depuis ce temps-là ils lui ont fait la ponction. Ils ont dit : " Imitons la nature. " Mais il est venu un abcès à la jambe. C'est M. Roux qui l'a opéré. Hier on a levé l'appareil. La plaie, au lieu d'avoir suppuré, était rouge, sèche et brûlante.Alors ils ont dit : " Il est perdu ! " et ne sont plus revenus. On est allé chez quatre ou cinq, inutilement. Tous ont répondu : " Il n'y a rien à faire. La nuit a été mauvaise. Ce matin, à neuf heures, Monsieur ne parlait plus. Madame a fait chercher un prêtre. Le prêtre est venu et a donné à Monsieur l'extrême-onction. Monsieur a fait signe qu'il comprenait. Une heure après il a serré la main à sa soeur, Mme de Surville. Depuis douze heures il râle et ne voit plus rien. Il ne passera pas la nuit. Si vous voulez, Monsieur, je vais aller chercher M. de Surville, qui n'est pas encore couché. "         mme de Balzac
            La femme me quitta. J'attendis quelques instants.La bougie éclairait à peine le splendide ameublement du salon et de magnifiques peintures de Porbus et de Holbein suspendues aux murs. Le buste de marbre se dressait vaguement dans cette ombre comme le spectre de l'homme qui allait mourir. Une odeur de cadavre emplissait la maison.
            M. de Surville entra et me confirma tout ce que m'avait dit la servante. Je demandai à voir M. de Balzac.
            Nous traversâmes un corridor, nous montâmes un escalier couvert d'un tapis rouge et encombré d'objets d'art, vases, statues, tableaux, crédences portant des émaux, puis un autre corridor, et j'aperçus une porte ouverte. J'entendis un râlement haut et sinistre.
            J'étais dans la chambre de Balzac.

            Un lit était au milieu de cette chambre. Un lit d'acajou ayant au pied et à la tête des traverses et des courroies qui indiquaient un appareil de suspension destiné à mouvoir le malade. M. de Balzac était dans ce lit, la tête appuyée sur un monceau d'oreillers auxquels on avait ajouté des coussins de damas rouge empruntés au canapé de la chambre. Il avait la face violette, presque noire, inclinée à droite, la barbe non faite, les cheveux gris et coupés courts, l'oeil ouvert et fixe. Je le voyais de profil, et il ressemblait ainsi à l'empereur.
            Une vieille femme, la garde, et un domestique se tenaient debout des deux côtés du lit. Une bougie brûlait derrière le chevet sur une table, une autre sur une commode près de la porte. Un vase d'argent était posé sur la table de nuit.
            Cet homme et cette femme se taisaient avec une sorte de terreur et écoutaient le mourant râler avec bruit.
            La bougie au chevet éclairait vivement un portrait d'homme jeune, rose et souriant, suspendu près de la cheminée.
            Une odeur insupportable s'exhalait du lit. Je soulevai la couverture et je pris la main de Balzac. Elle était couverte de sueur. Je la pressai. Il ne répondit pas à la pression.
            C'était cette même chambre où je l'étais venu voir un mois auparavant. Il était gai, plein d'espoir, ne doutant pas de sa guérison, montrant son enflure en riant.
             Nous avions beaucoup causé et disputé politique. Il me reprochait ma démagogie. Lui était légitimiste. Il me disait : " Comment avez-vous pu renoncer avec tant de sérénité à ce titre de pair de France, le plus beau après le titre de roi de France ! "
            Il me disait aussi : " J'ai la maison de M. de Beaujon, moins le jardin, mais avec la tribune sur la petite église du coin de la rue. J'ai là dans mon escalier une porte qui ouvre sur l'église. Un tour de clef et je suis à la messe. Je tiens plus à cette tribune qu'au jardin. "
            Quand je l'avais quitté, il m'avait reconduit jusqu'à cet escalier, marchant péniblement, et m'avait montré cette porte, et il avait crié à sa femme : " Surtout, fais bien voir à Hugo tous mes tableaux . "
            La garde me dit !
            - Il mourra au point du jour.
            Je redescendis, emportant dans ma pensée cette figure livide ; en traversant le salon, je retrouvai le buste immobile, impassible, altier et rayonnant vaguement, et je comparai la mort à l'immortalité.
            Rentré chez moi, c'était un dimanche, je trouvai plusieurs personnes qui m'attendaient, entre autres Riza-Bey, le chargé d'affaires de Turquie, Navarrete, le poète espagnol, et le comte Arrivabene, proscrit italien. Je leur dis :
            - Messieurs, l'Europe va perdre un grand esprit.
            Il mourut dans la nuit. Il avait cinquante et un ans.

            On l'enterra le mercredi.
            Il fut d'abord exposé dans la chapelle Beaujon, et il passa par cette porte dont la clef lui était à elle seule plus précieuse que tous les jardins-paradis de l'ancien fermier général.
            Giraud, le jour même de sa mort, avait fait son portrait. On voulait faire mouler son masque, mais on ne le put, tant la décomposition fut rapide. Le lendemain de la mort, le matin, les ouvriers mouleurs qui vinrent trouvèrent le visage déformé et le nez tombé sur la joue. On le mit dans un cercueil de chêne doublé de plomb.
            Le service se fit à Saint-Philippe-du-Roule. Je songeais, à côté de ce cercueil, que c'était là que ma seconde fille avait été baptisée, et je n'avais pas revu cette église depuis ce jour-là. Dans mes souvenirs, la mort touche la naissance.
            Le ministre de l'Intérieur, Baroche, vint à l'enterrement. Il était assis à l'église près de moi devant le catafalque et de temps en temps il m'adressait la parole. Il me dit :
            - C'était un homme distingué.
            Je lui dis :
            - C'était un génie.
            Le convoi traversa Paris et alla par les boulevards au Père-Lachaise. Il tombait des gouttes de pluie quand nous partîmes de l'église et quand nous arrivâmes au cimetière. C'était un de ces jours où il semble que le ciel verse quelques larmes.
            Je marchais à droite en tête de cercueil, tenant un des glands d'argent du poêle ; Alexandre Dumas de l'autre côté.
            Quand nous parvînmes à la fosse, qui était tout en haut, sur la colline, il y avait une foule immense ; la route était âpre et étroite, les chevaux avaient peine en montant à retenir le corbillard qui recula. Je me trouvai pris entre une roue et une tombe. Je faillis être écrasé. Des spectateurs qui étaient de bout sur le tombeau me hissèrent par les épaules près d'eux.
            Nous fîmes tout le trajet à pied.
            On descendit le cercueil dans la fosse, qui était voisine de Charles Nodier et de Casimir Delavigne. Le prêtre dit la dernière prière et je prononçai quelques paroles.
             Pendant que je parlais, le soleil baissait. Tout Paris m'apparaissait au loin dans la brume splendide du couchant. Il se faisait, presque à mes pieds, des éboulements dans la fosse, et j'étais interrompu par le bruit sourd de cette terre qui tombait sur le cercueil
                                                                                                
                                                 statue intitulée 'le marchand de masques' de zacharie astruc (1835 - 1907)
                                                                 Balzac masque Astruc
                                                                                                             Hugo ( in Choses vues )



                                   
           

vendredi 28 septembre 2012

L'oeil du Léopard Henning Mankell ( Roman Suède )



L'OEil du léopard
                                              L'oeil du Léopard


            Ullvkälla, Suède, village du Norland. Hans Olofson habite un petit logement au bord du fleuve qui descend vers la mer. Un pont réunit les deux rives. Sa mère prit un jour le train qui traverse le pont, partit sans laisser d'adresse. Élevé par son père bûcheron, mais ancien marin souvent perdu dans ses rêves et dans l'alcool. Hans poursuit ses études, peut-être deviendra-t-il avocat, l'avocat " des circonstances atténuantes ".
Un jour un garçon inconnu s'installe près de Hans assis au bord du fleuve armé d'une canne à pêche. Il reconnaît le fils du nouveau juge. Après quelque hésitation " Le plus naturellement du monde ils remontent le chemin ensemble... Hans qui connaît bien le pays, montre et explique. Ils descendent jusqu'au pont... " Les arches du pont hautes, balancées par le vent. Oseront-ils l'escalade et la traversée dangereuses ? Ils poursuivent leur adolescence commune jusqu'à la séparation brutale et imprévue, mais durant toutes ces années ils iront souvent sur l'autre rive retrouver leur amie, un temps moquée, pas fâchée. La femme sans nez. Dans les années 50 une opération du visage est un acte risqué, c'est ainsi que Janine supporte ce trou au milieu du visage. Elle est accueillie au centre communautaire et apprend à jouer du trombone à coulisses. Amitié forte. Au cours de conversations elle cite souvent le nom de " Mutshatsha ". L'Afrique. Hans a 22 ans, il poursuit sans passion ses études de droit à Stockholm et reprend le rêve de Janine. Après un vol de 27 heures à l'heure exacte il atterrit en Zambie. Mankell connaît très bien l'Afrique. Il partage sa vie entre le Mozambique et la Suède. La partie du livre consacrée à la vie des fermiers blancs mourrant de peur ou assassinés, traversant le bush traqués peut-être par le rusé léopard, entourés d'espions perdus au milieu des centaines d'employés noirs, de sorciers. Et surtout le paludisme. Cette fièvre qui torture les esprits. La corruption omniprésente. Confrontation entre la Suède et l'Afrique. Recherche de soi. L'alcool. Les jeunes Suédois boivent beaucoup, de l'aquavit, les Africains les bières. La dépression des femmes et des hommes.
Hans atterrit à Lusaka un matin de 1969. Il restera 20 ans. Sur la défensive, il s'éloigne enfin de Eisenhower Mudenda menaçant sorcier, un de ses contremaîtres, de Luka, il dépose les armes, fusil, revolver. " Ces années qui se sont écoulées tellement vite et qui, sans que j'y sois préparé, m'ont projeté dans la maturité de ma vie. J'ai la sensation de me trouver dans le vide, en apesanteur. Seul mon passeport prouve que j'existe encore... Personne n'est venu à ma rencontre quand j'ai débarqué ici. En revanche je me suis rencontré moi.
Et la seule personne qui m'accompagne ici, c'est encore moi... La pluie fait étinceler le grand avion éclairé par les projecteurs... " Luka lui avait dit " Tu es un mzungu, bwana " L'auteur des Chaussures italiennes ne lâche pas son lecteur. 

mardi 25 septembre 2012

Le Gâteau Baudelaire ( Le Spleen de Paris nouvelles France )



                                                                        Le Gâteau

            Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j'étais placé était d'une grandeur et d'une noblesse irrésistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon âme. Mes pensées voltigeaient avec une légèreté égale à celle de l'atmosphère ; les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, m'apparaissaient maintenant aussi éloignées que les nuées qui défilaient au fond des abîmes sous mes pieds ; mon âme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j'étais enveloppé ; le souvenir des choses terrestres n'arrivait à mon coeur qu'affaibli et diminué, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d'une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l'ombre d'un nuage, comme le reflet du manteau d'un géant aérien volant à travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causée par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d'une joie mêlée de peur. Bref, je me sentais, grâce à enthousiasmante beauté dont j'étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l'univers ; je crois même que, dans la parfaite béatitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j'en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l'homme est né bon ; - quand la matière incurable renouvelant ses exigences, je songeai à réparer la fatigue et à soulager l'appétit causés par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d'un certain élixir  que les pharmaciens vendaient dans ce temps-là aux touristes pour le mêler dans l'occasion avec de l'eau de neige.                                                                              
            Je découpais tranquillement mon pain quand un bruit très léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. Et je l'entendis soupirer d'une voix basse et rauque, le mot : "  gâteau ! " Je ne pus m'empêcher de rire en entendant l'appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j'en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l'objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s'il eût craint que mon offre ne fût pas sincère ou que je m'en repentisse déjà.
            Mais au même instant il fut culbuté par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d'où, et si parfaitement semblable au premier qu'on aurait pu le prendre pour son frère jumeau. Ensemble ils roulèrent sur le sol, se disputant la précieuse proie, aucun n'en voulant sans doute sacrifier la moitié pour son frère. Le premier, exaspéré, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l'oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le légitime propriétaire du gâteau essaya d'enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l'usurpateur ; à son tour celui-ci appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d'une main , pendant que de l'autre il tâchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivé par le désespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d'un coup de tête dans l'estomac.A quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura en vérité plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le permettre ? Le gâteau voyageait de main en main et changeait de poche à chaque instant ; mais, hélas ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin , exténués, haletants, sanglants, ils s'arrêtèrent par impossibilité de continuer, il n'y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il était éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé.
            Ce spectacle m'avait embrumé le paysage, et la joie calme où s'ébaudissait mon âme avant d'avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j'en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse :
" Il y a dans un pays superbe où le pain s'appelle du gâteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide."


                                                                                          Charles Baudelaire