vendredi 21 décembre 2012

Le Tic Guy de Maupassant ( nouvelle angoissante France )


                                          

                                                       Le Tic

            Le dîneurs entraient lentement dans la grande salle de l'hôtel et s'asseyaient à leurs places. Les domestiques commencèrent le service tout doucement, pour permettre aux retardataires d'arriver et pour n'avoir point à rapporter les plats ; et les anciens baigneurs, les habitués, ceux dont la saison avançait, regardaient avec intérêt la porte chaque fois qu'elle s'ouvrait, avec le désir de voir paraître de nouveaux visages.
            C'est là la grande distraction des villes d'eaux. On attend le dîner pour inspecter les arrivées du jour, pour deviner ce qu'ils sont, ce qu'ils font, ce qu'ils pensent. Un désir rôde dans notre esprit, le désir de rencontres agréables, de connaissances aimables, d'amours peut-être. Dans cette vie de coudoiements, les voisins, les inconnus, prennent une importance extrême. La curiosité est en éveil, la sympathie en attente, et la sociabilité en travail.
            On a des anthipathies d'une semaine et des amitiés d'un mois, on voit les gens avec des yeux différents, sous l'optique spéciale de la connaissance de ville d'eaux. On découvre aux hommes, subitement, dans une causerie d'une heure, le soir, après dîner, sous les arbres du parc où bouillonne la source guérisseuse, une intelligence supérieurs et des mérites surprenants et, un mois plus tard, on a complètement oublié ces nouveaux amis, si charmants aux premiers jours.
carte postale nº429328            Là aussi se forment des liens durables et sérieux, plus vite que partout ailleurs. On se voit tout le jour, on se connaît très vite ; et dans l'affection qui commence se mêle quelque chose de la douceur et de l'abandon des intimités anciennes. On garde plus tard le souvenir cher et attendri de ces premières heures d'amitié, le souvenir de ces premières causeries par qui se fait la découverte de l'âme, de ces premiers regards qui interrogent et répondent aux questions et aux pensées secrètes que la bouche ne dit point encore, le souvenir de cette première confiance cordiale, de cette sensation charmante d'ouvrir son coeur à quelqu'un qui semble aussi vous ouvrir le sien.
            Et la tristesse de la station de bains, la monotonie des jours tous pareils, rendent plus complète d'heure en heure cette éclosion d'affection.

                                                               *****

            Donc, le soir comme tous les soirs nous attendions l'entrée de figures inconnues.
            Il n'en vint que deux, mais très étranges, un homme et une femme : le père et la fille. Ils me firent l'effet , tout de suite, de personnages d'Edgar Poe ; et pourtant il y avait en eux un charme, un charme malheureux ; je me les représentai comme des victimes de la fatalité. L'homme était très grand et maigre, un peu voûté, avec des cheveux tout blancs, trop blancs pour sa physionomie jeune encore ; et il avait dans son allure et dans sa personne quelque chose de grave, cette tenue austère que gardent les protestants. La fille, âgée peut-être de vingt-quatre ou vingt-cinq ans était petite, fort maigre aussi, fort pâle, avec un air las, fatigué, accablé. On rencontre ainsi des gens qui semblent trop faibles pour les besognes et les nécessités de la vie, trop faibles pour se remuer, pour marcher, pour faire tout ce que nous faisons tous les jours. Elle était assez jolie, cette enfant,d'une beauté diaphane d'apparition ; et elle mangeait avec une extrême lenteur, comme si elle eût été presque incapable de mouvoir ses bras.
            C'était elle assurément qui venait prendre les eaux.
            Ils se trouvèrent en face de moi, de l'autre côté de la table ; et je remarquai immédiatement que le père avait un tic nerveux fort singulier.
            Chaque fois qu'il voulait atteindre un objet, sa main décrivait un crochet rapide, une sorte de zigzag affolé, avant de parvenir à toucher ce qu'elle cherchait. Au bout de quelques instants ce mouvement me fatigua tellement que je détournais la tête pour ne pas le voir.
les Gorges d'Enval            Je remarquai aussi que la jeune fille gardait, pour manger, un gant à la main gauche.
            Après dîner, j'allai faire un tour dans le parc de l'établissement thermal. Cela se passait dans une petite station d'Auvergne, Châtelguyon, cachée dans une gorge, au pied de la haute montagne, de cette montagne d'où s'écoulent tant de sources bouillantes, venues du foyer profond des anciens volcans. Là-bas, au-dessus de nous, les dômes, cratères éteints, levaient leurs têtes tronquées au-dessus de la longue chaîne. Car Châtelguyon est au commencement du pays des Dômes.
            Plus loin s'étend le pays des pics ; et, plus loin, encore, le pays des plombs.
            Le puy de Dôme est le plus haut des dômes, le pic du Sancy le plus élevé des pics, et le plomb du Cantal le plus grand des plombs.
            Il faisait très chaud ce soir-là. J'allais de long en large dans l'allée ombreuse, écoutant sur le mamelon qui domine le parc, la musique du casino jeter ses premières chansons.
            Et j'aperçus, venant vers moi, d'un pas lent, le père et la fille. Je les saluai, comme on salue dans les villes d'eaux, ses compagnons d'hôtel ; et l'homme, s'arrêtant aussitôt me demanda
            - Ne pourriez-vous, monsieur, nous indiquer une promenade courte, facile et jolie si c'est possible ; et excusez mon indiscrétion.
            Je m'offris à les conduire au vallon où coule la mince rivière, vallon profond, gorge étroite entre deux grandes pentes rocheuses et boisées.
            Ils acceptèrent.
            Et nous parlâmes, naturellement, de la vertu des eaux.
            - Oh, disait-il, ma fille a une étrange maladie, dont on ignore le siège. Elle souffre d'accidents nerveux incompréhensibles. Tantôt on la croit atteinte d'une maladie de coeur, tantôt d'une maladie de foie, tantôt d'une maladie de la moelle épinière. Aujourd'hui on attribue à l'estomac, qui est la grande chaudière et le grand régulateur du corps, ce mal-Protée aux mille formes et aux mille atteintes. Voilà pourquoi nous sommes ici. Moi je crois plutôt que ce sont les nerfs. En tout cas, c'est bien triste.
            Le souvenir me vint aussitôt du tic violent de sa main, et je lui demandai :
            - Mais n'est-ce pas là de l'hérédité ? N'avez-vous pas vous-même les nerfs un peu malades ?
             Il répondit tranquillement :
            - Moi ?... Mais non... j'ai toujours eu les nerfs très calmes...
             Puis soudain, après un silence, il reprit :
             - Ah ! vous faites allusion au spasme de ma main chaque fois que je veux prendre quelque chose ? Cela provient d'une émotion terrible que j'aie eue. Figurez-vous que cette enfant a été enterrée vivante !
             Je ne trouvai rien à dire qu'un " Ah ! " de surprise et d'émotion.

                                                          *****

            Il reprit :
            - Voici l'aventure. Elle est simple. Juliette avait depuis quelque temps de graves accidents au coeur. Nous croyions à une maladie de cet organe et nous attendions à tout.
           On la rapporta un jour froide, inanimée, morte. Elle venait de tomber dans le jardin. Le médecin constata le décès. Je veillai près d'elle un jour et deux nuits ; je la mis moi-même dans le cercueil que j'accompagnai jusqu'au cimetière où il fut déposé dans notre caveau de famille. C'était en pleine campagne, en Lorraine.
            J'avais voulu qu'elle fût ensevelie avec ses bijoux, bracelets, colliers, bagues, tous cadeaux qu'elle tenait de moi, et avec sa première robe de bal.
            Vous devez penser quel était l'état de mon coeur et l'état de mon âme en rentrant chez moi. Je n'avais qu'elle, ma femme étant morte depuis longtemps. Je rentrai seul, à moitié fou, exténué, dans ma chambre, et je tombai dans mon fauteuil, sans pensée, sans force maintenant pour faire un mouvement. Je n'étais plus qu'une machine douloureuse, vibrante, un écorché ; mon âme ressemblait à une plaie vive.
            Mon vieux valet de chambre, Prosper, qui m'avait aidé à déposer Juliette dans son cercueil et à la parer pour ce dernier sommeil, entra sans bruit et demanda : " Monsieur veut-il prendre quelque chose ?"
Je fis non, de la tête sans répondre. Il reprit : " Monsieur a tort. µIl arrivera du mal à monsieur. Monsieur veut-il alors que je le mette au lit ? " Je prononçai :
            - Non, laisse-moi.
            Et il se retira.
            Combien s'écoula-t-il d'heures ? J'étais là, sans dormir, affaissé, accablé, les yeux ouverts, les jambes allongées, le corps mou, mort, et l'esprit engourdi de désespoir. Tout à coup, la grande cloche de la porte d'entrée, la grande cloche du vestibule tinta.
            J'eus une telle secousse que mon siège craqua sous moi. Le son grave et pesant vibrait dans le château vide comme dans un caveau. Je me retournai pour voir l'heure à mon horloge.Il était deux heures du matin. Qui pouvait venir à cette heure ?
            Et brusquement la cloche sonna de nouveau deux coups. Les domestiques sans doute n'osaient pas se lever. Je pris une bougie et descendis. Je faillis demander " Qui est là ? ".
            Puis j'eus honte de cette faiblesse, et je tirait lentement les gros verrous. Mon coeur battait ; j'avais peur. J'ouvris la porte brusquement et j'aperçus dans l'ombre une forme blanche dressée, quelque chose comme un fantôme.
            Je reculai, perclus d'angoisse, balbutiant : " Qui... qui... qui êtes-vous ? " Une voix répondit : " C'est moi, père ? "
            C'était ma fille.
            Certes, je me crus fou ; et je m'en allais à reculons devant ce spectre qui entrait ; je m'en allais, faisant de la main, comme pour le chasser, ce geste que vous avez vu tout à l'heure.; ce geste qui ne m'a plus quitté. L'apparition reprit " N'aie pas peur papa ; je n'étais pas morte. On a voulu me voler mes bagues, et on m'a coupé un doigt ; le sang s'est mis à couler et cela m'a ranimée. "
            Et je m'aperçus en effet qu'elle était couverte de sang.
            Je tombai sur les genoux, étouffant, sanglotant, râlant.
            Puis, quand j'eus ressaisi un peu ma pensée, tellement éperdu encore que je comprenais mal le bonheur terrible qui m'arrivait, je la fis monter dans ma chambre, je la fis asseoir dans mon fauteuil ; puis je sonnai Prosper à coups précipités pour qu'il rallumât le feu, qu'il préparât à boire et allât chercher des secours.
            L'homme entra, regarda ma fille, ouvrit la bouche dans un spasme d'épouvante et d'horreur, puis tomba roide mort sur le dos.
            C'était lui qui avait ouvert le caveau, qui avait mutilé puis abandonné mon enfant car il ne pouvait effacer les traces du vol ; il n'avait même pas pris soin de remettre le cercueil dans sa case, sût d'ailleurs de n'être pas soupçonné par moi, dont il avait toute la confiance.
            Vous voyez, monsieur, que nous sommes des gens bien malheureux.

                                                             *****

            Il se tut.
            La nuit était venue, enveloppant le petit vallon solitaire et triste, et une sorte de peur mystérieuse m'étreignait à me sentir auprès de ces êtres étranges, de cette morte revenue et de ce père aux gestes effrayants.
            Je ne trouvais rien à dire. Je murmurai :
            - Quelle horrible chose !...
            Puis, après une minute, j'ajoutai :
            - Si nous rentrions ? Il me semble qu'il fait frais.
            - Et nous retournâmes vers l'hôtel.



                                                                                           Maupassant
                                                                                               

     * tableaux - modigliani
                   - degas

                 





Le bureau de change de l'argent blanc Joseph Roth ( nouvelle Allemagne )



     joseph roth


                                                   Le bureau de change de l'argent blanc *


            La méfiance se tient sur le seuil et te reçoit : tu peux être un espion, une taupe, un mouchard. En tout cas, tu es un étranger : tu as un col propre et ton comportement dégage une odeur suspecte de Mitteleuropa. Tes mains ne s'agitent pas dans l'air, tu ne lances pas de clins d'oeil rusés, ni ne vas coquetant pour glaner de petites affaires, la poche intérieure de ta veste est normalement plaquée sur ton buste et tu ne fait pas une bosse énorme sur l'enveloppe de ton Moi. Tu n'as rien d'un excité, rien de contraire aux règlements de la police, rien d'un gibier en fuite, rien de sournois. Devant l'oeil de la loi, tu ne tressailles pas d'un cil et aucun de tes doigts ne bouge pour ouvrir une porte de derrière. Que viens-tu faire alors, homme convenable, protégé par la loi et protecteur des lois, parmi des sans-abri légal échappés à la protection de la loi ? Que cherches-tu, homme respecté, parmi les proscrits ? Toi, valeur pleine et entière parmi les sous-évalués ? Lavé parmi les sales ? Cultivé parmi les incultes ? Doué d'une conscience morale au royaume de l'immoralité ? Toi, grevé de scrupules, dans le chaos délirant des moeurs d'après-guerre ? Vois-tu tu es un étranger et c'est pourquoi la méfiance se tient sur le seuil du petit café, Bankgasse, et te reçoit...
            J'ai connu un temps où ce petit café était encore un inoffensif boui-boui et subvenait à sa misérable existence grâce aux domestiques de l'ambassade de Hongrie, qui venaient y chercher des rafraîchissements. Il donnait l'impression d'être aménagé exprès pour servir l'ambassade et de n'être capable de rien d'autre que d'offrir des journaux aux petits employés curieux des dernières nouvelles, de satisfaire la soif temporaire des clients habitués et de remplir les petits verres à liqueur. Certes ! En ce temps-là on ne connaissait pas d'argent blanc, mais une bonne monnaie austro-hongroise, et l'ambassade de la Bankgasse n'avait pas encore reçu des autorités monarchiques l'autorisation d'introduire le communisme dans les banques par les canaux de Vienne. L'ambassade cherchait à représenter plus qu'à faire des présents douteux, et la double monarchie n'avait pas de passeports à viser. Son cercle d'action était encore plus limité que l'horizon de ses gardiens d'aujourd'hui. En ce temps-là, le café voisin était une halte pour ceux qui attendaient à la porte de derrière ou qui l'ouvraient, et mainte petite affaire innocente se déroulait à la satisfaction générale entre les quatre yeux des participants et sous les deux yeux indifférents du cafetier.
            Mais aujourd'hui !...
            Comme je l'ai dit : la méfiance se tient sur le seuil et te reçoit :
            - Vous cherchez quelqu'un ?
            Non, je ne cherche personne, mais je me garde de l'avouer. Naturellement je cherche quelqu'un :
            - Vous avez du - blanc - ?
            L'esprit de spéculation ne méprise pas non plus les inventions de Bela Kun ** et fait commerce même avec les produits de l'enfer. Ici, dans le bureau de change de la Bankgasse, il y a véritablement encore des gens qui achètent de l'argent blanc. Sans subir de menaces ni de violence, sans oukase du gouvernement des Conseils. Vous tous qui êtes chargés d'argent blanc, venus de Hongrie, ne désespérez pas ! Un chiffon bleu pour dix kilos. Du papier blanc, vous en aurez toujours ! Vous pouvez vous débarrasser de votre argent blanc, vous en débarrassez complètement, plus facilement que ceux qui vous en ont gratifiés ! Oh, s'il y avait aussi un bureau de change dans la Bankgasse, où l'on pouvait échanger les idées de bonheur du peuple contre des produits d'alimentation, et dix kilos de Kun contre un milligramme de raison !
            Dans le boui-boui on voit : " Des paysannes slovaques avec foulards fleuris de vives couleurs souvent ocre jaune ; des étudiants russe avec des chemises noires boutonnées jusqu'en haut et une anarchie sauvage dans leurs cheveux broussailleux ; de petits fricoteurs avec des cols de chemise à carreaux bleus et de grosses boules de verre piquées dans leurs cravates d'un vert vénéneux ; des juifs polonais en caftan de soie, l'esprit de commerce au coin de l'oeil ; des paysans hongrois avec cette expression d'hébétude sans nom que des créatures humaines sont forcées d'acquérir quand elles mangent du paprika pendant dix ans et n'ont soudain plus le droit de boire d'eau-de-vie ; des colporteurs avec du papier à lettres où est caché de l'argent bleu ; des agents et des spéculateurs ; des agitateurs et des courtiers, de petits profiteurs d'armistice qui espèrent une guerre pour gagner non pas la guerre, mais l'argent qu'elle rapporte ; des désespérés chargés des bénédictions de Béla Kun, prêts à donner leur argent blanc durement gagné pour un chiffon de papier bleu.
            Ce sont les visiteurs. Par-ci par-là, comme en guise d'excuse devant le policier de garde dehors, se montrent les contours d'une serveuse qui apporte à une table quelconque une mouche espagnole nageant dans un verre de soda à la framboise. Au mur est accroché un numéro de Faun qui a paru avant la guerre et trouve ici le loisir de survivre. Un Neues Wiener Journal vieux d'au moins huit mois et encore assez naïf pour croire à la Victoire Finale, sert à soustraire aux yeux non autorisés l'argent l'argent blanc et l'argent bleu. Les toilettes et la cabine téléphonique jouissent d'une fréquentation des plus animées. Dans les premières des affaires sont conclues plus secrètement que dans les salons diplomatiques et la cabine téléphonique pourrait bien être dans toute l'Autriche allemande où les liaisons sont établies aisément et sans obstacle. Un essuie-mains qui ne mène pas auprès de la caisse une existence aussi crasseuse qu'inutile, mais pend tout simplement, témoigne qu'ici les mains ne sont pas souvent baignées dans l'innocence. Noyée de fumée et de poussière, une cuisine vit dans un oubli insouciant, et une marmite à demi cassée, mastiquée à grand peine, constitue une précieuse réminiscence...
            Dans tout cela l'esprit du communisme et du commerce tourbillonne, la cupidité bouillonne et l'escroquerie exulte. Ici est le lieu où disparaît l'opposition des races et des nations? Ici il est possible qu'une paysanne slovaque saute au cou d'un juif polonais. Qu'un membre de la Garde rouge serre un usurier sur son coeur. Qui désespère des hommes n'a qu'à se rendre dans le boui-boui de la Bankgasse et il reprendra courage. Si l'Internationale de la Pensée prolétarienne défaille, si l'Internationale de l'Esprit gît sans connaissance, et bien l'Internationale de l'argent blanc et de la spéculation vit encore !...



                                                                                                     Joseph Roth

                                                                                      Der Neue Tag   18 juillet 1919

argent blanc - soviétique = argent bleu - autriche
** Hongrie, 1918 fondateur du parti communiste, il gouverne est renversé en 1920

           

jeudi 20 décembre 2012

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui journal 7 ( Samuel Pepys Angleterre )



velasquez philippe IV
                                            Journal
                                                                                   Jour du Seigneur     5 février 1660

            Ce matin, avant l'église, Mr Hawley qui, depuis un jour ou deux a l'air triste et qui, selon moi, m'en veut secrètement, vint me voir ; il me confia qu'il lui manquait 24 livres dont il ne savait pas où elles étaient passées ; qu'il se souvenait d'avoir eu une telle somme dans un sac l'autre jour, mais qu'il ne se rappelait pas ce qu'il en avait fait. J'en fus vraiment désolé mais je ne pus l'aider. Dans la matinée j'allai chez Mr Gunning, où un inconnu, un vieil homme prêcha un fort bon sermon sur " Quelle sorte d'amour est-ce donc qu'on nous appelle les Enfants de Dieu ? " Après le sermon, je ne pus retrouver ma femme qui avait promis de me rejoindre à la sortie ; j'attendis là un grand moment. Je rentrai ensuite à la maison ; comme elle n'y était pas je rebroussai chemin et m'arrêtai à l'Echiquier, pensant dîner à la table d'hôte en compagnie de Mr Chetwind ou de Mr Thomas ; mais comme ils n'étaient pas là je me rendis chez mon père ù je retrouvai ma femme et dînai. Allai à leur église l'après-midi et sur le banc de Mrs Turner ma femme trouva un beau capuchon noir et le garda. Un inconnu prêcha un sermon médiocre,si bien que je lus tout le livre relatant l'histoire de Tobit. Après le sermon, à la maison avec Mrs Turner ; je restai un peu avec elle, puis elle se rendit à un baptême à Salisbury Court et nous chez mon père où je rédigeai quelques notes pour mon frère John, qu'il remettra demain aux merciers, car c'est le jour de la Disputation. Après souper à la maison; avant d'aller au lit, tandis que je restais debout à écrire les principaux moments de ce jour, un tambour approcha avec une étrange batterie qui consistait par moments en un seul coup ; ma femme et moi nous demandâmes ce que cela pouvait bien signifier.
            Cet après midi, à l'église j'aperçus Dick Cumberland qui venait de rentrer de la campagne où il exerce désormais son ministère. Mais je ne lui ai pas parlé.

                                                                                                            6 février

            Avant d'aller au bureau je me rendis chez Mr Crew et je remis à Mr Andrew les 60 livres que j'avais reçues de Mr Calthorpe la semaine dernière. Puis, retour à Westminster : en chemin je rattrapai Mr Squibb et je marchai en sa compagnie. A Westminster nous trouvâmes les soldats tous en rang dans la cour du palais pour faire une haie au général Monck qui devais se rendre à la Chambre. Une fois au Palais nous nous séparâmes. Je rencontrai Swan et lui et moi allâmes au Cygne noir boire notre bière matinale ; revins ensuite au palais où je me postai sur les marches pour voir passer Monck qui salua les juges sur son passage. A midi mon père dîna avec moi de la dinde rapportée du Danemark ; après dîner, lui et moi allâmes à la taverne de la Tête du Taureau où nous bûmes une demi-pinte de vin avant de nous quitter. Allai voir Mrs Ann et comme Mrs Jemima était sortie de la chambre, elle et moi eûmes une discussion très vive : je la tançai vertement bien qu'elle fût alitée ; finalement elle se calma et nous nous séparâmes assez bons amis. Je me rendis ensuite chez Will où je restai jouer aux cartes, perdis une demi-couronne ; puis rentrai me coucher.



                                                                                                             7 février 1660

            Ce matin, je partis de bonne heure pour prévenir Mr Hawley que j'étais obligé d'aller à Londres ; comme lui aussi avait des affaires à régler, nous avons confié le travail courant du bureau à Mr Spicer et nous avons marché jusqu'au Temple où je fis une halte, puis je me rendis au Collège Saint-Paul. Mais comme il était trop tôt j'allai boire ma bière du matin avec mon cousin Thomas Pepys, le tourneur sur bois et je visitai sa maison et sa boutique. De là au collège, où celui qui prononçait le discours pour la classe terminale, à l'éloge du fondateur, montra un livre que Mr Cromeholme a acquis récemment et que l'on suppose être de la main même du fondateur du collège. A la fin des discours lors desquels mon frère John se tira d'affaire aussi bien que les autres candidats, je rentrai directement dîner à la maison. Puis à Westminster où dans le palais je vis les soldats de Monck injurier Billing et tous les quakers qui avaient là une assemblée ; en vérité les soldats les ont traités très rudement et sont fort à blâmer. Après avoir pris un verre avec Mr Spicer qui avait encaissé 600 livres pour moi le matin, j'allai chercher le capitaine Stone et l'emmenai en fiacre jusqu'aux jardins du Temple ( pendant tout le trajet nous avons parlé de la maladie de la pierre ) : nous y rencontrâmes Mr Squibb mais ne pûmes rien faire avant demain matin. De là, retour à pied à la maison où une lettre de milord écrite en code, m'attendait ; je la déchiffrai. Ensuite après que ma femme m'eût montré des rubans et des souliers ( qu'elle avait sortis d'une boîte appartenant à Mr Montagu ) que jadis Mr Kipps lui avait donnée alors que son maître était en mer, j'allai voir Mr Crew pour le mettre au courant de la lettre car elle concernait la visite à Londres de milord que ma lettre de la semaine dernière l'avait incité à faire. De là, après avoir rendu visite à Mrs Ann, je rentrai à la maison et j'écrivis à milord une lettre en code en réponse à sa lettre. Aujourd'hui Mr Crew m'a appris que milord St John est en faveur d'un Parlement libre et qu'il parle en termes élogieux de Monck ( qui est désormais maître absolu de la situation et a le pouvoir de faire tout ce qu'il a en tête de faire ).
            Mr Moore m'a parlé d'un tableau exposé à la Bourse, qui représente une grosse paire de fesses en train de chier un étron dans la bouche de Lawson et au-dessus duquel on a écrit : " Avec les remerciements de la Chambre ".
            Les garçons des rue crient maintenant " Baise mon Parlement " au lieu de " Baise mon cul ", tant le mépris pour le Parlement croupion est grand et général parmi tous les hommes bons ou mauvais.


                                                                                                         8 février

            Après quelques exercices sur mon flageolet et une promenade dans mon jardin pour voir mon élevage de pigeons ( qui commence maintenant avec le printemps à se reproduire d'abondance ), je reçus la visite de Mr Fossan, mon camarade d'études à Cambridge ; je l'emmenai au Cygne dans la cour du Palais et nous prîmes ensemble notre bière matinale. De là, au bureau où j'encaissai de l'argent ; ensuite, juste comme je sortais du bureau, je rencontrai Mr Carter, mon vieil ami de Cambridge et je l'emmenai au Cygne ; en chemin je rencontrai le capitaine Lidcott ; nous allâmes donc tous les trois prendre un verre. A son habitude le capitaine avait le verbe haut, d'autant plus que son frère Thurloe venait de perdre son poste. De là, j'allai voir le capitaine Stone qui me dit qu'il avait vu Squibb et qu'il n'y avait rien à en tirer. Je m'en retournai donc voir Mr Carter et me rendis avec lui chez Will où je lui offris à boire , ainsi qu'à monsieur l'Impertinent ( alias Mr Butler ) que j'avais invité ; et de là à la Taverne Rhénane où je payai le vin réservé pour mon cousin Roger Pepys ( en chemin nous rencontrâmes Mr Hoole ).Après avoir pris un verre nous nous séparâmes. Rentrai à la maison et en chemin déposai une lettre une lettre que j'ai reçue aujourd'hui parmi d'autres, de Milord à l'intention de Sir William Wheler. Tandis que j'étais à la maison le frère de ma femme lui a apporté un joli chien noir qui me plaît beaucoup, et est reparti. De la maison j'envoyai un portefaix de banne pleine de bouteilles au Temple ; en chemin je rendis visite à Mrs Jemima qui était très inquiète jusqu'à ce que je vienne lui dire que sa mère allait bien. Donc au Temple où je livrai le vin et me fis rembourser par mon cousin Roger l'argent que j'avais avancé ; et de là, chez mon père qui me montra une lettre pleine de colère et de bassesse qu'il venait de recevoir de mon oncle Robert au sujet de mon frère John ; mon père en était très attristé mais je le réconfortai et je rédigeai une réponse. Mon frère John a reçu une bourse d'études de son collège. Mon père et moi sommes descendus dans sa cuisine ; nous avons mangé et bu ; vers 9 heures je décidai de rentrer à la maison ; dans Fleet Street je fus violemment bousculé par un homme qui était décidé à prendre le haut du pavé et auquel je dus céder. Je rentrai à la maison, et au lit. Me suis couché avec mal à la tête du fait que j'ai trop bu aujourd'hui. J'ai aussi sous le menton un furoncle qui me fait cruellement souffrir.




                                                                                                      Samuel Pepys
                                      
                                                                                                                                 ........./ 




mercredi 19 décembre 2012

Lettres à Madeleine 58 Apollinaire


                                                 Lettre à Madeleine

                                                                                                         24 janvier 1916

            Mon amour, je suis bien en retard - je ne t'ai pas écrit hier- et parce que je n'ai pas pu, manoeuvres, grandes manoeuvres, c'est-à-dire la chose la plus barbe de l'univers, ce n'est pas assez de la guerre, il faut les manoeuvres ; enfin ! pourvu qu'elles nous mènent à la fin et la Victoire, c'est avec plaisir qu'on se livre à ce sport esquintant. Amour, avant tout ta lettre du 18 ( la dernière ). Tu juges bien Anatole France, tu le juges très bien même, ses romans sont mal composés et leurs différentes parties ne se suivent pas. La comparaison des Dieux ont soif avec Le Chevalier de Maison-Rouge de Dumas père ( presque le même sujet ) est typique et la supériorité de conteur du vieux Dumas apparaît immédiatement. Je t'adore mon amour et t'écrirai mieux quand je pourrai - je n'ai pas le temps. Dors beaucoup ma chérie, pour tes pieds masse-les doucement des orteils au cou-de-pied pendant 2 minutes chacun le soir - et passe-les au philopode, j'oubliais encore le matin soulève-toi dix fois sur la pointe des pieds ça te fera du bien.
            J'ai aussi ta lettre du 17 ne te force pas à manger du poisson.
            J'ai aussi ta lettre du 15 avec ton joli poème en prose. Je t'adore.
            J'ai aussi ta lettre du 16, ne m'envoie mes poèmes copiés d'avant que je ne te les demande.
            Demain amour nous continuons comme aujourd'hui et je suis las. Je pense à ta joliesse exquise.
            Mais je suis en ce moment dans un état de surmenage et j'en suis presque à souhaiter les tranchées.
            J'espère que ces jours-ci j'aurai une heure ou deux de libre pour pouvoir t'écrire.
            La montagne de Santa-Cruz doit être en ce moment dans tout son éclat floral. Mon amour, je t'adore. Je prends tes seins charmants et je les baise passionnément.
            Je vais aller me coucher. Souviens-toi de ce que je t'ai dit de mes lettres qui portaient la mention
" Aux Armées " et je prends follement ta bouche. 


                                                                                                           Ton Gui

                                                                                                   
                                                                                                      25 janvier 1916

            Mon amour adoré, je t'adore. J'ai reçu aujourd'hui ta lettre du 19. Non il n'y a pas de séparation par l'esprit d'avec toi et cependant j'ai en ce moment si peu de temps pour t'écrire mon amour exquis, que cela m'est comme une absence. Cependant aujourd'hui on est rentré plus tôt et j'ai plus de temps à te consacrer, aussi suis-je plus calme, comme si tu t'approchais de moi, mon Madelon. C'est même la 1è fois depuis mon départ d'Oran où j'ai une minute à te consacrer. J'ai repris ma section et apprends la manoeuvre en la commandant. Car il y a une grande différence entre les manoeuvres de l'artillerie et celles de l'infanterie.
            Le village où nous cantonnons possède une église exquise où il y a un chemin de croix qui est assez intéressant, mais c'est l'église même qui est surtout belle. Une particularité curieuse de l'endroit est qu'il y a une source par maison ( pas un puits une source ). Elle se trouve à la cave et les habitants la tiennent très propre.
            Mon amour je m'occuperai de notre mariage dès que j'aurai le temps de m'occuper de quelque chose, c'est-à-dire je pense dans une dizaine de jours. Ne m'envoie pas les poèmes maintenant car je n'ai pas le temps de m'en occuper et je ne veux pas les traîner longtemps avant que leur publication ne soit décidée. Je n'ai même pas eu le temps d'écrire au Mercure. Je t'adore mon amour. Mon amour pour les 2 o 3 poèmes secrets dont tu parles ne t'effarouche pas car ton nom ne sera pas dessus. Tu sais qu'ils sont à toi ça suffit. Les autres nous les imprimerons pour nous.


                                                                                                    Gui

   
                                                                                                            26 janvier 1916

            Mon amour tes lettres du 20 et du 21 sont là. Aujourd'hui toujours même genre de vie. Je m'accoutume et suis moins las.
            Ne parle pas de tuberculose, mon amour, nous ne serons tuberculeux ni l'un ni l'autre.
            Je suis bien content que les permissions ne soient supprimées pour l'Algérie que momentanément. Mais ceux qui espèrent des permissionnaires devraient bien faire agir les journaux pour qu'on rétablisse vite  ces permissions surtout pour les officiers puisqu'il y a toujours de la place pour eux dans les bateaux à l'aller comme au retour.
            En ce moment les hommes se font taper sur les doigts parce qu'ils n'observent pas toujours l'obligation où l'on est de ne pas indiquer les lieux où l'on cantonne.
           Il arrive même que les destinataires répètent dans leurs réponses ce nom de lieu pour indiquer qu'ils ont compris et causent ainsi du tort aux soldats auxquels ils écrivent.
           On dit même que certains officiers  n'ont pas toujours observé ces prescriptions ( nécessaires à mon sens ) et se sont vus rappeler à l'ordre.
           C'est aux familles à ne jamais demander aux soldats où ils sont. Ils sont sur le front. C'est suffisant, je crois et toutes autres précisions sont de trop.
           L'histoire de la démonstration de l'existence de Dieu par ton curé est épatante et je la mettrai dans le Mercure.
           Mon amour chéri, je t'aime infiniment.
           L'histoire du Montenegro ne m'a pas étonné du tout. Je croyais t'en avoir parlé. D'ailleurs j'en ai parlé aux officiers de ma Cie dès mon arrivée au 96. C'est étonnant comme en haut lieu on semble peu familiarisé avec la politique tortueuse des nations balkaniques même quand elles sont nos alliés.
           Mon amour embrasse ta maman pour moi et les petits aussi. Dis-moi quand les permissions seront reprises. Je voudrais bien qu'elles le soient. Et ta Directrice de lycée que dit-elle. Je prends ta bouche follement.


                                                                                                               Gui


                                                                                                      27janvier 1916

            Mon amour, je n'ai pas de lettre de toi aujourd'hui. Il fait doux et humide. Le sol est détrempé. La marche dans les terres labourées est pénible. Les lièvres abondent. Ils bouquinent. Et quand ils détalent dans les guérets, ils ont l'air de vous narguer. Quant aux perdreaux leurs compagnies font l'exercice dans les champs et ils ne se débandent même pas à notre approche changeant tout simplement de direction par quatre au pas cadencé.
            Aujourd'hui je suis fatigué. Je crois que je vais dormir profondément cette nuit.
            De nouvelles je n'en ai guère sinon que l'hiver n'est pas trop mauvais jusqu'à maintenant.
            Je t'ai parlé du caporal Gabriel Boissy  que j'ai retrouvé dans un régiment voisin. Je le plaignais énormément le croyant dans une escouade. Il est tout simplement archiviste au train de combat de son régiment.
           Je t'adore mon amour ton regard exquis, ne me quitte point.
           Je t'aime infiniment ma chère petite femme et prends ta bouche.


                                                                                                               Gui

                                                                                                            28 janvier 1916

            Mon amour,
            Je t'adore. Je vais avoir 48 heures de permission parce que pendant ma permission d'Algérie, on a perdu pas mal d'affaires et entre autres mon manteau. Aujourd'hui nous avons été présentés à un général important, il fallait être en manteau ou capote. J'ai dû venir en veste. Et mon colonel m'a dit d'aller me rééquiper. Je t'écrirai donc après-demain, vraisemblablement de Paris. Aujourd'hui donc, repos. J'ai fait " ma vie anecdotique " et je t'écris de notre popote.
            Je n'ai pas eu de lettre de toi aujourd'hui. J'en attends demain. Ma vie anecdotique a trait à Oran.
            Je t'adore mon amour, tu le sais.
            J'espère demain avoir une lettre de toi.
            Je crois qu'il y a 2 jours maintenant que je n'ai pas eu de lettre.
            Je t'embrasse, je prends ta bouche chérie et je prends profondément ton regard exquis.


                                                                                                        Ton Gui


 


dimanche 16 décembre 2012

Un cas de divorce Guy de Maupassant ( nouvelle fantastique France )



                                              Un cas de divorce


            L'avocat de Mme Chassel prit la parole :
                        Monsieur le P. résident,
                        Messieurs les Juges,
            La cause que je suis chargé de défendre devant vous relève bien plus de la médecine que de la justice, et constitue bien plus un cas pathologique qu'un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples au premier abord.
            Un homme jeune, très riche, d'âme noble et exaltée, de coeur généreux, devient amoureux d'une jeune fille absolument belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne, aussi tendre que jolie, et il l'épouse.
            Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en époux plein de soins et de tendresse ; puis il la néglige, la rudoie, semble éprouver pour elle une répulsion insurmontable, un dégoût irrésistible. Un jour même il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais même sans aucun prétexte.
            Je ne vous ferai point le tableau, messieurs, de ses allures bizarres, incompréhensibles pour tous. Je ne vous dépeindrai point la vie abominable de ces deux êtres, et la douleur horrible de cette jeune femme.
            Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques fragments d'un journal écrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre fou. Car c'est en face d'un fou que nous nous trouvons, messieurs, et le cas est d'autant plus curieux, d'autant plus intéressant qu'il rappelle en beaucoup de points la démence du malheureux prince, mort récemment, du roi bizarre qui régna platoniquement sur la Bavière. J'appellerai ce cas : la folie poétique.
            Vous vous rappelez tout ce qu'on raconta de ce prince étrange. Il fit construire au milieu des paysages les plus magnifiques de son royaume de vrais châteaux de féerie. La réalité même de la beauté des choses et des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il créa, dans ces manoirs invraisemblables, des horizons factices, obtenus au moyen d'artifices de théâtre, des changements à vue, des forêts peintes, des empires de contes où les feuilles des arbres étaient des pierres précieuses. µIl eut des Alpes et des glaciers, des steppes, des déserts de sable brûlés par le soleil ; et, la nuit, sous les rayons de la vraie lune, des lacs qu'éclairaient par dessous de fantastiques lueurs électriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des nacelles, tandis qu'un orchestre, composé des premiers exécutants du monde, enivrait de poésie l'âme du fou royal.
            Cet homme était chaste, cet homme était vierge. Il n'aima jamais qu'un rêve, son rêve, son rêve divin
            Un soir, il emmena dans sa barque une femme jeune, belle, une grande artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisée elle-même par l'admirable paysage, par la douceur tiède de l'air, par le parfum des fleurs et par l'extase de ce prince jeune et beau.
            Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l'amour, puis, éperdue, frémissante, elle tomba sur le coeur du roi en cherchant ses lèvres.
            Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la berge, sans s'inquiéter si on la sauvait.
            Nous nous trouvons, messieurs les juges, devant un cas tout à fait semblable. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du journal que nous avons surpris dans un tiroir du secrétaire.

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            Comme tout est triste et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme je rêve une terre plus belle, plus noble, plus variée. Comme elle serait pauvre l'imagination de leur Dieu, si leur Dieu existait ou s'il n'avait pas créé d'autres choses, ailleurs.
            Toujours des bois, de petits bois, des fleuves qui ressemblent aux fleuves, des plaines qui ressemblent aux plaines, tout est pareil et monotone. Et l'homme... L'homme  ?    Quel horrible animal, méchant, orgueilleux et répugnant.

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            Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voir ce qu'on aime. Car voir c'est comprendre, et comprendre c'est mépriser. Il faudrait aimer, en s'enivrant d'elle comme on se grise de vin, de façon à ne plus savoir ce qu'on boit. Et boire, boire, boire, sans reprendre haleine, jour et nuit !

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            J'ai trouvé, je crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose d'idéal qui ne semble point de ce monde et donne des ailes à mon rêve. Ah ! mon rêve, comme il me montre les êtres différents de ce qu'ils sont. Elle est blonde, d'un blond léger avec des cheveux qui ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus ! Seuls les yeux bleus emportent mon âmes. Toute la femme, la femme qui existe au fond de mon coeur, m'apparaît dans l'oeil, rien que dans l'oeil.
            Oh ! mystère ! Quel mystère ? L'oeil ?... Tout l'univers est en lui, puisqu'il le voit, puisqu'il le reflète. Il contient l'univers, les choses et les êtres, les forêts et les océans, les hommes et les bêtes, les couchers de soleil, les étoiles, les arts, tout, tout, il voit, cueille et emporte tout ; et il  y a plus encore en lui, il y a l'âme, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit, l'homme qui souffre ! Oh ! regardez les yeux bleus des femmes, ceux qui sont profonds comme la mer, changeants comme le ciel, si doux, si doux, doux comme des baisers, et transparents, si clairs qu'on voit derrière, on voit l'âme, l'âme bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise.
            Oui, l'âme a la couleur du regard. L'âme bleue seule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux flots et à l'espace.
            L'oeil ! Songez à lui ! L'oeil ! Il boit la vie apparente pour en nourrir la pensée. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait des idées. Et quand il nous regarde, il nous donne la sensation d'un bonheur qui n'est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que nous ignorerons toujours ; il nous fait comprendre que les réalités de nos songes sont de méprisables ordures.

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            Je l'aime aussi pour sa démarche.^" Même quand l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes ", a dit le poète.
            Quand elle passe on sent qu'elle est d'une autre race que les femmes ordinaires, d'une race plus légère et plus divine.
           oiseau de paradis ?
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            Je l'épouse demain... J'ai peur... J'ai peur de tant de choses.
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            Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois et se rencontrent. L'un est mâle, l'autre femelle. Ils s'accouplent. Ils s'accouplent par un instinct bestial qui les force à continuer la race, leur race, celle dont ils ont la forme, le poil, la taille, les mouvements et les habitudes.
            Toutes les bêtes en font autant, sans savoir pourquoi !
            Nous aussi.
            C'est cela que j'ai fait en l'épousant, j'ai obéi à cet imbécile emportement qui nous jette vers la femelle.
            Elle est ma femme. Tant que je l'ai idéalement désirée elle fut pour moi le rêve irréalisable près de se réaliser. A partir de la seconde même où je l'ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l'être dont la nature s'était servie pour tromper toutes mes espérances.
            Les a-t-elle trompées ? - Non. Et pourtant je suis las d'elle, las à ne pouvoir la toucher, l'effleurer de ma main ou de mes lèvres sans que mon coeur soit soulevé par un dégoût inexprimable, non peut-être le dégoût d'elle, mais un dégoût plus haut, plus grand, plus méprisant, le dégoût de l'étreinte amoureuse, si vile, qu'elle est devenue, pour tous les êtres affinés, un acte honteux qu'il faut cacher, dont on ne parle qu'à voix basse, en rougissant.
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            Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m'appelant du sourire, du regard et des bras. Je ne peux plus. J'ai cru jadis que son baiser m'emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d'une fièvre passagère, et je sentis dans son haleine le souffle léger, subtil, presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleversé !
            Oh ! la chair, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, où les nourritures fermentent et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l'âme.

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De belles fleurs qui en disent long !            Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs éclatantes ou pâles, dont les tons, les nuances font frémir mon coeur et troublent mes yeux. Elles sont si belles, de structures si fines, si variées et si sensuelles, entrouvertes comme des organes, plus tentantes que des bouches, et creuses avec des lèvres retournées, dentelées, charnues, poudrées d'une semence de vie qui, dans chacune, engendre un  parfum différent.
            Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure pour leur inviolable race, évaporant autour d'elles l'encens divin de leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l'essence de leurs corps incomparables, de leurs corps parés de toutes les grâces, de toutes les élégances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de toutes les colorations et séduction enivrante de toutes les senteurs.

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                         ... six mois plus tard, extraits
            ... J'aime les fleurs, non point comme des fleurs mais comme des êtres matériels et délicieux ; je passe mes jours et mes nuits dans les serres où je les cache ainsi que les femmes des harems.
            Qui connaît, hors moi, la douceur, l'affolement, l'extase frémissante, charnelle, idéale, surhumaine de ces tendresses ; et ces baisers sur la chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement différente, délicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs.
             J'ai des serres ou personne ne pénètre que moi et celui qui en prend soin.
             J'entre là comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je passe d'abord entre deux foules de corolles fermées, entrouvertes ou épanouies qui vont ne pente de la terre au toit. C'est le premier baiser qu'elles m'envoient.
             Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes passions mystérieuses sont mes servantes et non mes favorites.
             Elles me saluent au passage de leur éclat changeant et de leurs fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, étagées sur huit rangs à droite et sur huit rangs à gauche, et si pressées qu'elles ont l'air de deux jardins venant jusqu'à mes pieds.
            Mon coeur palpite, mon oeil s'allume à les voir, mon sang s'agite dans mes veines, mon âme s'exalte, et mes mains déjà frémissent du désir de les toucher. Je passe. Trois portes sont fermées au fond de cette haute galerie. Je peux choisir. J'ai trois harems.
            Mais j'entre le plus souvent chez les orchidées, mes endormeuses préférées. Leur chambre est basse, étouffante. L'air humide et chaud rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts. Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui semblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces, des yeux ! Car elles ont des yeux ! Elles me regardent, elles me voient, êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée, de l'air impalpable et de la chaude lumière, cette mère du monde. Oui, elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu'aucun peintre n'imite, tous les charmes, toutes les grâces, toutes les formes qu'on peut rêver. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour l'amour et plus tentant que toute la chair des femmes. Les inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l'âme grisée dans le paradis des images et des voluptés idéales. Elles tremblent sur leurs tiges comme pour s'envoler. Vont-elles s'envoler, venir à moi ? Non, c'est mon coeur qui vole au-dessus d'elles comme un mâle mystique et torturé d'amour.
            Aucune aile de bête ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde et je les contemple, je les admire, je les adore l'une après l'autre.
            Comme elles sont grasses, profondes, roses, d'un rose qui mouille les lèvres de désir ! Comme je les aime ! Le bord de leur calice est frisé, plus pâle que leur gorge et la corolle s'y cache, bouche mystérieuse, attirante, sucrée sous la langue, montrant et dérobant les organes délicats, admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui sentent bon et ne parlent pas.
            J'ai parfois pour une d'elles une passion qui dure autant que son existence, quelques jours, quelques soirs. On l'enlève alors de la galerie commune et on l'enferme dans une mignon cabinet de verre où murmure un fil d'eau contre un lit de gazon tropical venu des îles du grand Pacifique. Et je reste près d'elle, ardent, fiévreux et tourmenté, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis que je la possède, que j'aspire, que je bois, que je cueille sa courte vie d'une inexprimable caresse.

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            Lorsqu'il eut terminé la lecture de ces fragments, l'avocat reprit :
            - La décence, messieurs les juges, m'empêche de continuer à vous communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idéaliste. Les quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je crois, pour apprécier ce cas de maladie mentale, moins rare qu'on ne croit dans notre époque de démence hystérique et de décadence corrompue.
             Je pense donc que ma cliente est plus autorisée qu'aucune autre femme à réclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle où la place l'étrange égarement  des sens de son mari.



                                                                                           Guy de Maupassant 
 
                                                     
daumier - avocats           
*portrait conrad veidt - l'homme qui rit 1928
*munch - av sous la neige                  
* giverny - polytechnique.fr