lundi 22 avril 2019

Mozart Lettres à sa soeur 6 ( Correspondance Allemagne )



Arbre de Noël en ombres chinoises










theatredesombres.free.fr

               
                                                     Léopold Mozart à Lorenz Hagenauer à Salzbourg

                                                                                               Vienne, le 13 septembre 1768

            Avant-hier il y a eu un an que nous avons quitté Salzbourg.
            Aurais-je alors pu imaginer rester un an à Vienne ? Mais qui peut aller à l'encontre de son destin ! Je voudrais ch... des oranges à force de contrariété ! Le principal est que nous soyons tous en bonne santé, Dieu merci. Que ne puis-je vous annoncer le moment joyeux de notre départ !
            La seule chose que je puis vous dire avec certitude est que je me mettrai en route dès que notre marché sera conclu. Je ne peux vous décrire le cours des choses, car je n'en aurais ni le temps ni la patience. Vous apprendrez tout cela de vive voix et entendrez des choses étonnantes. Bientôt, j'espère en Dieu.
            Samedi dernier on a inoculé la variole à Sa Majesté la fille de l'Empereur, la princesse Theresia et aux 2 princes, Ferdinand et Maximilian. Vous pouvez imaginer l'émoi suscité ici...
            Ma femme, ma fille, Wolfgang, tous vous font leurs compliments.
            Les gens disent que nous avons grossi et que les enfants ont grandi. Lorsque nous reviendrons, si vous le constatez aussi, c'est un signe que les ennuis sont une bonne nourriture à Vienne, et qu'ils ne nuisent pas au corps...

            N.B. Monsieur le Père Parhamer est témoin que Sa Majesté l'Empereur a demandé à Wolfgang où il en est de son opéra et lui a longuement parlé.


                                                                               Vienne, le 24 septembre 1768 

            J'ai écrit aujourd'hui à sa Grâce Princière. J'espère que le bruit que vous me rapportez sera sans fondement. Mais si Dieu envisage autre chose pour nous, il n'est pas en notre pouvoir de le modifier. J'espère toutefois que vous ne me laisseriez pas un seul instant dans l'ignorance. J'ai obtenu une audience de Sa Majesté l'Empereur le 21 au matin et lui ai remis ma plainte contre l'imprésario de théâtre Affligio. Son Excellence le comte Sporck a déjà été chargé d'examiner l'affaire et Affligio a reçu l'ordre de se justifier, car j'exige non seulement les 100 ducats promis pour l'opéra, mais également le remboursement des frais que j'ai engagés ici entre-temps,etc. Patience, nous verrons bientôt le résultat. L'empereur a été très aimable et nous a promis justice à tous...
            Les nobles personnages inoculés se portent bien. tout le monde veut maintenant se faire inoculer.
                                 Addio

            Aujourd'hui j'ai repris 20 ducats. Le ciel remboursera tout cela...


                               
                          Léopold Mozart à Lorenz Hagenauer à Salzbourg

                                                                                     Vienne le 12 novembre 1768
     sport24.lefigaro.fr
            Wolfangerl et moi remercions ceux qui nous ont adressé tous leurs bons voeux. Nous répondrons peu à peu. Nous sommes, Dieu merci, tous en bonne santé, un rhume par-ci, par-là, n'est pas une maladie. Je dois vous demander un service.
            Le père Parhamer aimerait bien avoir ma musique de la Course en traîneau et je voudrais lui être agréable... Envoyez-la moi sans en parler à personne. Le jour de l'Immaculée Conception, la nouvelle église de l'orphelinat du P. Parhamer sera consacrée. Wolfgang lui a écrit une Messe et a fait cadeau de l'ensemble à l'orphelinat. Il est vraisemblable que Wolfgang dirigera lui-même. Cela a ses raisons.
            Nous adressons mille voeux de bonheur à Léopold pour sa fête, il recevra son cadeau à notre retour. Vous ne nous en voudrez pas si nous lui offrons quelque chose qui n'est pas entièrement neuf. Tout va être trop petit pour Wolfgang ainsi que pour ma fille, n'est-ce pas là aussi la croix et la bannière ? Je ne fais actuellement qu'acheter de nouveaux vêtements pour mes enfants...


                        Léopold Mozart à Lorenz Hagenauer à Salzbourg

                                                                                       Vienne, le 14 décembre 1768

            J'aurais tant aimé et souhaité être de retour à Salzbourg  pour le jour anniversaire de la consécration de Sa Grâce Princière, mais cela m'a été impossible, car nous n'avons pu mener à bien notre affaire avant cette date, malgré tous mes efforts. Toutefois, nous partirons avant les fêtes de Noêl, et c'est la raison pour laquelle je vous demande de ne plus nous écrire ni de rien nous envoyer ici. Il est toutefois aisément concevable que nous ne serons pas de retour pour le Jour de l'An, car nous ne voulons pas voyager de nuit, cela est trop peu sûr. De plus, les journées sont très courtes et, par ce froid, nous devons raccourcir la durée de nos étapes. Nous arrivons à la période des fêtes et passerons le jour de Noêl en un lieu agréable, nous n'irons donc pas très loin non plus les autres jours.
            Je ne manquerai pas d'envoyer mes voeux respectueux  à Sa Grâce le Prince, notre seigneur, et vous prie d'en transmettre de semblables à son Excellence Monsieur le Confesseur et de nous rappeler respectueusement à son souvenir. La messe que Wolfgang a donné le 7 décembre chez le Père Parhamer et qu'il a dirigé lui-même en présence de la cour impériale a racheté ce que ses ennemis avaient espéré faire échouer en l'empêchant de donner son opéra. Il a convaincu la cour et le public, venu extraordinairement nombreux, de la méchanceté de nos adversaires. Je vous donnerai de vive voix plus de détails
            De plus, Sa Majesté l'Impératrice lui a fait un beau cadeau. Nous espérons que vous êtes tous en bonne santé, tout comme nous, Dieu merci...
            Je prie respectueusement notre chère madame Hagenauer de nous procurer du bois. Nous devrons également engager une servante si nous ne voulons pas nous-mêmes avoir à allumer le feu, etc. et à nous divertir à ce genre de travaux. Ce que fera madame Hagenauer sera le bienvenu. Qu'elle prenne une jolie servante, ma femme n'est absolument pas jalouse.


                                ...........................................   ...........................


                                                           1769

                                                 Mozart à une jeune inconnue

                                                                                                Salzbourg 1769 ( ? )
       repro-tableaux.com
            Amie,
            Vous voudrez bien me pardonner si je prends la liberté de vous importuner par quelques lignes. Mais, comme vous avez dit hier que vous comprenez tout, que je peux vous écrire en latin tout ce que je veux, je n'ai pu résister à la curiosité de vous écrire toutes sortes de mots et de lignes en latin. Lorsque vous les aurez lus, ayez la bonté de m'envoyer la réponse par une domestique de Hagenauer, car notre Nandi ne peut attendre ( mais vous devrez me répondre aussi par écrit ).

            Cuperem scire, de qua causa, a quam plurimis adolescentibus ottium adeo aestimatur, ut ipsi se nec verbis, nec verberibus, ab hoc sinant abduci.
            ( traduction de l'éditeur ) J'aimerais savoir pourquoi la plupart des jeunes gens apprécient à ce point l'oisiveté que ni les mots, ni les coups ne sauraient les en détourner.


                                       Leopold Mozart à sa femme à Salzbourg

                                                                                                    Wörgl mercredi soir à 8 heures

            Nous sommes arrivés vers 1 heure à Kaitl et avons pris au déjeuner un plat de veau saumuré, dans une puanteur épouvantable. Nous l'avons accompagné de quelques gorgées de bière car le vin est un véritable laxatif.
            Nous sommes arrivés à Lofer à sept heures passées. Après avoir commandé le dîner, nous sommes allés rendre visite à M. le Préfet qui n'était pas content que nous ne soyons pas descendus directement chez lui. Comme nous avions commandé le repas à l'auberge, nous le fîmes livrer au tribunal administratif. Mangeâmes et bavardâmes jusqu'à 10 heures. On nous donna de belles chambres et de bons lits, le matin je bus un chocolat et Wolfgang mangea une bonne soupe. A midi nous étions à Sankt-Johann et le soir nous arrivâmes à Wörgl où je fis venir le vicaire de Chiemsee, M. Hartmann Kellhammer. Il t'adresse ses compliments. Il est maintenant 10 heures, nous allons nous coucher car demain je dois me lever à 5 heures.
            J'ai dormi presque tout le temps du voyage, malgré la méchante description des routes qu'on m'avait faite, car j'ai vu que nous avions un bien bon cocher. Dans cette région et en particulier de Lofer à Sankt-Johann, il y a une neige étonnante. Portez-vous bien tous. J'écrirai dès mon arrivée à Innsbruck.

                     Post-Scriptum de Mozart à sa mère et à sa soeur

            Ma très chère maman,
            Mon coeur est absolument ravi de joie parce que ce voyage est tellement amusant et qu'il fait très chaud dans la voiture et parce que notre cocher est un garçon courtois qui conduit bien vite dès que la route le permet un peu. Mon papa aura déjà décrit le chemin à maman, et la raison pour laquelle j'écris à maman c'est de lui montrer que je connais mes devoirs et suis, avec le plus profond respect, son fils fidèle.

                                                                               Wolfgang Mozart

            Carissima sorella mia
            Nous sommes, grâce à Dieu, bien arrivés à Wörgl. A dire vrai, je dois avouer qu'il est très amusant de voyager qu'il ne fait absolument pas froid et qu'il fait dans notre voiture aussi chaud que dans une chambre. Comment va ton mal de gorge ? Monsieur le Raseur est-il venu le jour de notre départ ? Si tu vois monsieur de Schiedenhofen, dis-lui que je chante toujours : Tralaliera, tralaliera, et dis-lui qu'il n'est plus nécessaire maintenant de mettre du sucre dans la soupe, puisque je ne suis plus à Salzbourg. A Lofer nous avons dîné et dormi chez M. de Helmreichen, qui en est le préfet. Son épouse est une bonne dame, c'est la soeur de M. Moll. J'ai faim et grande envie de manger. Porte-toi bien. Addio.

                                                                                  Wolfgang Mozart 

            P.S. Un compliment à tous mes bons amis,
            à Monsieur Hagenauer, le commerçant, à sa femme, à ses fils et filles, à madame Rosa et à son mari et à M. Hornung, s'il n'a pas cru encore une fois que c'était moi qui étais au lit au lieu de toi.


                     ......................... .............  .........................


                                Leopold Mozart à sa femme à Salzbourg

                                                                                                   Vérone 7 janvier 1770
                                                                                                                               harmonia.iweb.hu
            Je regrette de ne pas avoir reçu ta première lettre. Elle est peut-être restée au bureau de poste de Bozen. Je vais me renseigner, elle m'y aura sans doute été renvoyée d'Innsbruck.
            Nous sommes en bonne santé, Dieu merci ! je te le dis tout de suite..............
            La noblesse a donné un concert chez M. le baron Todeschi. Et qui est ce Bon Todeschi ? -- ce M. que M. Giovani avait un jour amené à Vienne pour entendre Wolfgang. Peut-être te souviens-tu ? Il est inutile de décrire tout l'honneur qu'en a tiré Wolfgang. Le lendemain nous sommes allés jouer de l'orgue à l'église principale, bien que 6 ou 8 personnes seulement aient été au courant tout Rovereto s'était rassemblé à l'église, et deux forts gaillards ont dû nous ouvrir le chemin jusqu'au choeur où nous mîmes plus d'un demi-quart d'heure à parvenir jusqu'à l'orgue, car tout le monde voulait être devant. Nous sommes restés quatre jours à Rovereto.
            A Vérone, la noblesse n'a pu organiser qu'au bout de 7 jours un concert ou académie auquel nous fûmes invités, car il y a opéra tous les jours........... Nous étions invités chez........... M. Lugiati, le percepteur général des impôts, il a demandé à des chevaliers de me prier d'autoriser un peintre à faire le portrait de Wolfgang, ce qui fut fait hier matin......... Aujourd'hui, après le repas nous nous rendîmes à l'église S. Tommasa pour essayer les 2 orgues, et bien que cette décision n'ait été prise que pendant le déjeuner et seuls le Marquese Carlotti et le comte Pindemonte fussent avisés par un billet, une foule énorme était rassemblée, de sorte qu'à notre arrivée nous pûmes à peine descendre de voiture. La cohue était telle que nous dûmes passer par le cloître, mais une foule nous suivit immédiatement et nous n'aurions pu nous frayer un chemin sans la protection des patres qui nous avaient accueillis à la porte. Cela fait le bruit était encore plus grand, car chacun voulait voir le petit organiste.                                                                                                             
            De retour à la voiture je nous fis conduire aussitôt à la maison, fermai la porte et commençai à écrire cette lettre. Je dus m'arracher à tout le monde, sinon on ne nous laisserait même pas écrire une lettre............ Après-demain nous ferons nos bagages et mercredi soir, si Dieu le veut, nous partirons pour Mantoue........         
            A-t-il fait beau et doux à Salzbourg pour Noël ? Depuis 8 jours il fait très froid et, imagine-toi que partout où nous déjeunons il n'y a ni cheminée, ni poêle dans la salle à manger, de sorte qu'on a les mains affreusement noir-bleu-rouge. Je préférerais manger dans une cave. Je t'en dirai plus une autre fois à ce sujet, mais c'est notre plus grand problème... Mon papier arrive à la fin, adieu, je suis ton vieux

                                                                                                                     Mzt


                                                  Mozart à sa soeur à Salzbourg

                                                                                           Verona il sette di jenuario 1770

            Ma soeur chérie,
            J'ai cru tomber sur la tête d'avoir à attendre si longtemps et en vain une réponse, et non sans raison puisque je n'ai pas reçu ta lettre du 1er. Ici s'arrête le rustre allemand et commence le rustre italien.
            Tu es plus forte en langue italienne que ce que j'imaginais. Dis-moi la raison pour laquelle tu n'as pas été à la comédie jouée par les Cavaliers. Actuellement nous entendons continuellement un opéra intitulé Il Ruggiero. Oronte..... joué parSig. Afferi, un bon chanteur, baryton, mais il force lorsqu'il glousse en voix de fausset, pas autant toutefois que Tibaldi à Vienne. Bradementa......... joue avec une voix passable et sa tournure ne serait pas mal, mais elle détonne comme le diable........
Ruggiero est un musicien qui chante à la Manzuoli et qui a une très belle voix forte, il est déjà âgé, il a cinquante-cinq ans et possède un gosier agile.......... il y a tant de chuchotements dans la salle qu'on entend rien............. Entre tous les actes, il y a un ballet. Il y a ici un bon danseur nommé M. Russler qui est allemand et danse fort bien. La dernière fois que nous avons vu l'opéra, mais pas la dernière fois, nous avons prié M. Russler de monter à notre loge ( celle du marquis Carlotti est à notre disposition et nous en avons la clé ) et nous nous sommes entretenus avec lui. A propos :
tout le monde se déguise actuellement et, ce qui est très commode lorsqu'on a un masque par-dessus son chapeau, on a le privilège de ne pas le retirer lorsque quelqu'un vous salue et de ne jamais appeler personne par son nom, mais de dire toujours : humble serviteur, Monsieur le Masque. Cospeto di Baco, voilà qui est amusant ! Mais voilà bien le plus étonnant : nous nous couchons dès 7 heures, 7 heures et demie. Si tu devines comment, je dirai certainement que tu es la mère de tous les
devins. Baise pour moi la main de maman, je t'embrasse mille fois et te promets de rester toujours ton frère bien sincère et fidèle. Portez-vous bien et aimez-moi toujours.

                                                                                                    Wolfgang Mozart 

P.S. De Leopold Mozart :
       Je t'embrasse des milliers de fois ainsi que maman. Si tu cherches la partition des concertos que nous avons emportés, tu la trouveras dans le milieu de mon armoire, là où se trouvent les symphonies. Je rappelle le piano à ton bon souvenir.


                                          Leopold Mozart à sa femme à Salzbourg

                                                                                              Mantoue, 11 janvier 1770
merzdorf.de
            Nous sommes arrivés ici hier soir et sommes allés à l'opéra une heure plus tard, c'est-à-dire à 6 heures. Nous nous portons bien, Dieu soit loué. Wolfgang a l'air d'avoir fait une campagne militaire il a pris une couleur rouge-brun, surtout autour du nez et la bouche, à cause du grand air et du feu dans la cheminée. Il ressemble ainsi, par exemple, à Sa Majesté l'Empereur. Ma beauté n'a pas encore eu à beaucoup souffrir, sinon je serais désespéré. Je ne peux encore écrire grand-chose d'ici. Nous sommes allés aujourd'hui chez le prince v. Taxis, mais il n'était pas là et madame son épouse avait des lettres si urgentes à écrire qu'elle ne put nous recevoir, nous, ses compatriotes
            Mais nous avons vu en bas quelques déesses de cuisine assez sales bondir de joie de voir des compatriotes. Il me semble qu'elles ne se plaisent guère en Italie. Demain nous sommes invités chez le comte Francesco Eugenio d'Arco, je pourrai alors en écrire plus. Entre temps je dois te donner quelques nouvelles de Vérone. Nous avons vu l'amphithéâtre et le Museum Lapidarium, tu peux en lire une description dans le Descriptions de voyage de Keyssler et je rapporterai un livre consacré aux antiquités de Vérone............ J'alourdirais trop les lettres qui seraient trop chères si j'y joignais les extraits de journaux qui parlent de Wolfgang à Mantoue et en d'autres lieux. Je t'en adresse un ci-joint dans lequel se trouvent deux fautes : il est écrit actuel maître de chapelle et à l'age de 13 ans non révolus, au lieu de 14 ans. Mais tu sais ce qu'il en est, les journalistes écrivent ce qui leur passent par la tête. Je pourrais t'envoyer encore d'autres choses, car les poètes chantaient à qui mieux mieux à Vérone à son sujet. Je joins également la copie d'un sonnet improvisé en notre présence par un amateur cultivé, dont le maître de chapelle Daniele Barba a chanté ex tempore les plus beaux vers pour Wofgang.
            Le 16 aura lieu le concert hebdomadaire dans la salle de l'Académie philharmonique, où nou    sommes invités, puis nous irons tout de suite à Milan. Si le temps est froid et les chemins gelés nous passerons par Crémone, si le temps est chaud, et par suite les chemins mauvais nous devrons passer par Brescia. La sécurité règne ici, on n'entend parler de rien, comme en Allemagne. Nous trinquons tous les jours à votre santé, Wolfgang ne l'oublie jamais. Adieu, je suis ton vieux

                                                                                                                                    Mzt

            Transmets bien des choses à tous nos bons amis et amies                                                                         Je ne peux écrire à personne, je suis un pauvre homme tourmenté ! Sans cesse s'habiller et se déshabiller, faire et défaire les malles, et de surcroît, pas de chambre chauffée, geler comme un chien, tout ce que je touche est glacé, et si tu voyais les portes et les serrures des chambres ! Rien que des prisons ! Poste la lettre ci-jointe pour M. Friederici à Gera de sorte qu'elle parte bientôt et sûrement. C'est la commande d'un pianoforte.


                                                                                 à suivre...........                                                                                   

         


                                                                                     
         

                                                                                                               







                                           

samedi 20 avril 2019

Deux en un Anton Tchekhov ( Nouvelle Russie )


natalja.net

                                       Deux en Un

            Ne croyez pas ces judas, ces caméléons. Aujourd'hui il est plus facile de perdre la foi que de perdre un vieux gant. Et je l'ai perdue.
            C'était le soir. J'étais dans le tramway. En tant que personnage haut placé, il ne me convient pas de voyager en tramway, mais cette fois-là je portais une grande pelisse avec un col de martre dans lequel je pouvais me cacher. Et puis, vous savez, ça coûte moins cher. Bien qu'il fût tard et qu'il fît froid le wagon était bondé. Personne ne m'avait reconnu, le col de martre m'assurait l'incognito.
            Je somnolais et observais les bons bougres autour de moi
            " Non, ce n'est pas lui, me disais-je en avisant un petit bonhomme en miteux manteau de lièvre. Ce n'est pas lui ! Si, c'est lui ! Lui ! "
            Tout en réfléchissant, je croyais et je n'en croyais pas mes yeux.
             L'homme en lièvre miteux ressemblait terriblement à Kapitonytch, l'un de mes greffiers. C'est un être chétif, accablé, écrasé. Il ne vit que pour ramasser les mouchoirs tombés et vous souhaiter bonne fête. Il est jeune mais il a le dos en arc de cercle, les genoux toujours fléchis, les mains pleines de taches, les bras au garde-vous. Son visage semble avoir été coincé dans une porte ou cinglé à coups de chiffon mouillé. Il est maussade et pitoyable. En le voyant on a envie de chanter Loutchinouchka et de gémir. Quand il me voit il tremble, pâlit, comme si je voulais l'égorger ou le manger, et quand je lui secoue les puces, il se ratatine et tremble de tous ses membres.
            Je ne connais pas de créature plus humble, plus silencieuse et plus insignifiante. Je ne connais même pas d'animal aussi doux.                                                               
            Le bonhomme en lièvre miteux me le rappelait fortement  c'était tout à fait lui ! Seulement, il n'était pas aussi voûté, ne    semblait pas accablé, se tenait avec désinvolture et, le plus révoltant de tout, discutait politique avec son voisin. Tout le wagon l'écoutait.
            - Gambetta est mort, disait-il pivotant du torse et moulinant des bras. Bismarck, ça l'arrange. C'est que Gambetta avait des idées derrière la tête. Il aurait fait la guerre aux Allemands et leur aurait fait payer les dommages. Parce que c'était un génie. Il était français, mais il avait l'âme russe. Un talent !
            Ah, la saleté !
            Il ne lâcha Bismarck que pour se jeter sur le receveur qui passait encaisser les billets.
            - Pourquoi fait-il si sombre dans ce wagon ? Vous n'avez donc pas de bougies ? Qu'est-ce que c'est que ce désordre ? Il n'y a personne pour vous apprendre à vivre ! Vous en auriez pris pour votre grade à l'étranger. Ce n'est pas le public qui est à votre service, c'est vous qui êtes au sien, nom de chien ! Je ne comprends pas ce que font vos chefs !
            Un instant après, il exigea que nous nous poussions tous.
             - Poussez-vous, on vous dit ! Cédez une place à Madame. Un peu de politesse ! Receveur !
Par ici, receveur ! Vous lui prenez de l'argent, alors donnez-lui une place ! C'est honteux !
            - Défense de fumer ! lui cria le receveur.
            - Sur l'ordre de qui ? De quel droit ? Vous portez atteinte à la liberté des gens. Je ne permettrai à personne d'attenter à la mienne. Je suis un homme libre !
            Ah, sacrée canaille ! Je regardais sa petite gueule médiocre et n'en croyais pas mes yeux. Non, ce n'était pas lui. Ce n'était pas possible. L'autre ne connaissait pas de mots comme " Gambetta " ou
" liberté ".  expressio.fr
            - Il n'y a pas à dire, il est beau, notre ordre ! dit-il en jetant sa cigarette. Allez vivre avec ces messieurs-là ! Ils sont obsédés par la forme, par la lettre. Formalistes, philistins ! A l'assassin !
            Je ne pus résister, j'éclatai de rire, ce qu'entendant il me lança un hâtif coup d'oeil et sa voix frémit. Il avait reconnu mon rire, et sans doute aussi ma pelisse. Instantanément, son dos se voûta, sa figure s'aigrit, ses mains s'étirèrent, au garde-à-vous, ses jambes fléchirent.
            Il avait changé en un tourne-main ! Je ne doutais plus : c'était lui, mon greffier. Il s'assit et enfouit son petit nez dans son manteau de lièvre.
            A présent je regardais son visage.
            " Se peut-il, me dis-je, que ce petit être désolé, aplati, sache articuler des mots comme
" philistin " ou " liberté ". Hein ? Cela se peut-il ? Hé oui ! Invraisemblable, mais vrai. Ah, canaille ! "
            Après cela faites confiance à de tels caméléons !
            Moi, c'est fini. Suffit, vous ne m'aurez plus !


 *  theatredesombres.free.fr
                                                   Tchekhov

                                                                      ( 18 janvier 1883 )

        

lundi 15 avril 2019

Monsieur Léonida aux prises avec la Réaction Ion Luca Caragiale ( Théâtre Roumanie )

Image associée


                                       Monsieur Léonida aux prises avec la Réaction

          Personnages

          Léonida, retraité, 60 ans
          Efimitza, son épouse, 56 ans
          Safta, la bonne

                    Bucarest, chez Léonida
            Décor
   
            Une modeste chambre dans un faubourg de Bucarest. Au fond, à droite, une porte.
            A gauche, une fenêtre. Deux lits jumeaux de chaque côte. Au milieu, une table, des chaises de paille. Sur la table une lampe à pétrole allumée recouverte d'un abat-jour brodé.
            A gauche, au premier plan, un poêle, la porte ouverte, quelques lisons crépitent.
            Monsieur Léonida en robe de chambre, pantoufles et bonnet de nuit.
            Efimitza en camisole et jupon de flanelle rouge, un fichu de batiste rouge enserre ses cheveux. Ils sont assis de part et d'autre de la table et causent.


                                                                  Scène 1


            Léonida - Et alors, comme je te le disais, un beau matin, dès mon réveil c'est la première chose que je fais, tu me connais... je prends " l'Aurore démocratique ", histoire de voir un peu ce qui se passe dans le pays. Je l'ouvre... Et qu'est-ce que je lis ? Tiens, je m'en souviens comme si c'était aujourd'hui : " 11/23 février... La tyrannie a été renversée ! Et vive la République ! "
            Efimitza - En voilà bien d'une !
            Léonida - Feue madame Léonida, ma première épouse, ne s'était pas encore levée, je saute du lit, et je lui crie : " Debout la Bourgeoise, et réjouis-toi comme il convient à une fille du peuple. Debout, c'est la liberté ! "
            Efimitza, approuve - Oui, et alors ?
            Léonida - A ce mot de liberté, la défunte saute elle aussi du lit... Car, pour une républicaine, c'en était une ! Je lui dis : " Fais-toi belle, m'amie, et allons voir la révolution. " Nous mettons nos habits du dimanche et nous filons dare-dare jusqu'à la Place du Théâtre... ( solennel ) Eh bien,quand j'ai vu ça... tu sais comme je suis, je ne m'emballe pas facilement...
            Efimitza - Je te crois, ce n'est pas ton genre. Un homme comme toi, mon coco, c'est plutôt rare.
            Léonida - Tu diras peut-être que c'est parce que, comme qui dirait, je suis républicain que je suis du côté de la nation...
            Efimitza - Comme de juste !...
            Léonida - Mais moi, quand j'ai vu ça, je me suis dit à mon tour : " Dieu nous préserve de la colère du peuple !... Quel spectacle, messieurs ! Des drapeaux, des fanfares, des cris, un vacarme de tous les diables, et du monde, du monde... à vous donner le vertige, je ne te dis que ça.
            Efimitza - Heureusement que je n'étais pas à Bucarest à ce moment-là ! Nerveuse comme je suis, qui sait !?.... Dieu garde !... ce qui pouvait encore m'arriver.
            Léonida - Ne dis pas ça, ça valait la peine d'être vu. ( Sur un autre ton ) Et, dis voir, combien de temps penses-tu qu'elle ait fait rage, cette révolution ?
            Efimitza - Jusqu'au soir.                                                               
Giuseppe GARIBALDI            Léonida ( souriant à tant de naïveté, puis grave ) - Trois longues semaines, monsieur !
            Efimitza ( ébahie ) - C'est incroyable !
            Léonida - Alors, tu te figures, toi, que ça a été une petite bagatelle de rien du tout ? Imagine un peu : pour que Galibardi ( sic ) en personne, de là où il se trouve, ai tout de suite écrit une lettre à la nation roumaine...
            Efimitza ( avec intérêt ) - Pas possible !
            Léonida - Tiens donc !
            Efimitza - Comment ça ?
            Léonida - Tu comprends, ça lui a plu, à cet homme, notre façon de mener rondement l'affaire, question d'offrir un exemple à l'Europe. Et il s'est tenu pour obligé, puisqu'il est dans la politique, de nous adresser ses félicitations.
            Efimitza ( curieuse ) - Et qu'est-ce qu'il disait dans la lettre ?
            Léonida  ( important ) - Quatre mots, pas plus, mais tapés, je ne te dis que ça. Tiens, je me les rappelle comme si c'était aujourd'hui : " Bravo nation ! Mes compliments ! Vive la République ! Vivent les Principautés Unies ! " Et, au-dessous, sa propre signature autographe : Galibardi.
            Efimitza ( satisfaite ) - Pour lors, si c'est comme ça, il a joliment bien parlé, cet homme !
            Léonida - Hé, hé ! Galibardi c'est quelqu'un, il n'y en a pas deux comme lui. ( Avec fierté et conviction ) La gent latine, mon vieux, c'est tout dire. C'est pas pour rien qu'il a mis la panique parmi tous les empereurs, sans compter le Pape de Rome.
            Efimitza ( étonnée ) - Le Pape de Rome ? C'est-y Dieu possible !...
            Léonida - Comme je te le dis ! Et ce qu'il a pu lui laver la tête ! Ça l'a assis, l'autre. Alors qu'est-ce qu'il s'est dit le jésuite, pas bête d'ailleurs, quand il a vu qu'il n'en viendrait pas à bout :
" Eh, mon ami, cette fois c'est sérieux. Avec ce gaillard-là, à ce que je vois, ça n'ira pas tout seul. La meilleure politique, à mon avis, c'est de me mettre bien avec lui et d'en faire mon compère. " Et de fil en aiguille, tu me passes la rhubarbe, je te passe le séné, voilà notre Baribardi parrain d'un gosse du Pape.
            Efimitza ( fine ) - Le vieux avait trouvé son maître !
            Léonida - Parbleu !... Maintenant dis-moi combien d'hommes crois-tu qu'il ait, à ton idée, ce Galibardi ?
            Efimitza - Des tas et des tas.
            Léonida - Mille, monsieur, rien que mille.
            Efimitza - Je n'en reviens pas. Alors, à t'en croire, rien qu'avec mille hommes ?...
            Léonida ( l'interrompant ) - Parfaitement. Mais demande-moi un peu quelle espèce d'homme c'est.
            Efimitza - La crème, quoi !
            Léonida - Et du premier choix. Triés sur le volet, on ne fait pas mieux. Ils tireraient sur le bon Dieu. Des volontaires, c'est tout dire ! Aujourd'hui ici, demain en Chine... Rien à perdre, tout à gagner.
            Efimitza - Ah ! Bon ! Tu m'en diras tant...
            Léonida - Et tous lui obéissent comme à Dieu le Père. Pour l'amour de lui, ils sont capables de rester trois jours sans boire ni manger, s'ils n'ont pas de vivres.
            Efimitza - Que me chantes-tu là, ma chère ?
            Léonida - C'est comme je te le dis, et il en fait bien d'autres, des choses formidables.
            Efimitza - Bravo !
                              ( Ils bâillent )
            Léonida - Il doit être tard, m'amie. On va se coucher ?
            Efimitza ( se lève et regarde la pendule ) - Il est minuit passé, mon coco.
            Léonida ( se lève à son tour et se dirige vers le lit de gauche ) - Comme le temps passe vite, quand on cause...
            Efimitza ( tout en bordant son lit ) - Je te crois. Tu as une' façon de dire les choses qu'on ne se lasserait jamais de t'écouter. Des hommes comme toi, mon coco, c'est plutôt rare.
            Léonida ( se couche et tire les couvertures ) - M'amie, as-tu dit à la bonne de venir plus tôt demain pour faire le feu ?
            Efimitza ( Éteint la lampe ) - Oui. ( elle fait un signe de croix et se couche dans le lit de droite. La pièce n'est éclairée que par les tisons. )
            Léonida ( se tourne et se retourne dans le lit pour trouver une place douillette et, avec un soupir de satisfaction ) - Ah ! enfin...
Résultat de recherche d'images pour "peinture tableau rouge"            ( Un temps pendant lequel chacun s'installe de son mieux ).
            Efimitza ( d'une voix amortie par les couvertures ) - Alors, c'est comme ça qu'il est ton Galibardi, hein ?
            Léonida ( même jeu ) - Comme ça, ma parole... Ah ! donne-moi encore un type comme lui et d'ici demain soir, je n'en demande pas davantage, je t'en flanquerai une, moi, de ces républiques !
( avec regret ) Héla, on n'en fait plus, des hommes comme lui. Je sais bien ce que tu vas me dire : qu'on n'a pas fait le monde en un jour et que tout vient à point pour qui sait attendre ( avec force ) Mais enfin, tout de même, la patience a des bornes ! ça ne peut pas continuer comme ça, mon vieux ! Il en a soupé le peuple, de la tyrannie. C'est la république qu'il lui faut !
            Efimitza -Tu crois, mon coco, après tout ! Moi, j'ai pas beaucoup de tête... une femme... pardon si je te demande une chose : en somme, qu'est-ce qu'on y gagnerait à l'avoir, cette république?
            Léonida ( surpris par la question ) - Pour le coup, elle est bien bonne ! Comment, ce qu'on y gagnerait ? Comme on dit : belle tête, mais de cervelle point. Allons, donne-toi la peine de réfléchir un peu. Laisse-moi t'expliquer : primo, et en premier lieu, en république, personne ne paye plus d'impôts.
            Efimitza - Non, vrai ?
            Léonida - Tout ce qu'il y a de plus vrai. Secundo, tout citoyen reçoit chaque mois un bon salaire et, qui plus est, le même pour tous.
            Efimitza - Ta parole ?
            Léonida - Ma parole ! Ainsi, moi, par exemple...
            Efimitza - En dehors de la retraite ?
            Léonida - Cela va de soi ! La retraite ça n'a rien à voir. J'y ai droit en vertu de l'ancienne loi. Spécialement en république, tu sais, le droit, c'est sacré : la République, c'est la garantie de tous les droits.
            Efimitza ( approuve pleinement ) - Alors, rien à dire.
            Léonida - Et tertio, semble avoir également fait la loi du moratoire ...
            Efimitza - Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire-là ?
            Léonida - Ça veut dire comme quoi on n'a plus le droit de payer ses dettes.
            Efimitza ( émerveillée elle se signe ) - Sainte Vierge ! mais qu'est-ce qu'on attend, alors, pour la faire cette république ?
            Léonida - Hé, hé ! tu te figures que les réactionnaires vont te laisser faire ! Ça ne fait pas leur compte, forcément, que personne ne paye plus d'impôts. Je comprends ça : du coup, adieu les beaux traitements qu'ils ramassent à la pelle.
            Efimitza - C'est vrai... mais... ( après avoir réfléchi plus profondément ) il y a une chose que je ne comprends pas.
            Léonida - Quoi donc ?
Résultat de recherche d'images pour "peinture tableau rouge"            Efimitza - Si personne ne paye plus d'impôts, ma chère, d'où est-ce qu'on prendra l'argent pour les salaires des citoyens ?
            Léonida ( il résiste au sommeil ) - C'est l'affaire de l'Etat, mon vieux. Il est là pour ça, non ? C'est son devoir à lui d'avoir soin que les citoyens reçoivent leurs salaires à temps...
            Efimitza ( éclairée ) - En effet ! Vois-tu, ça ne me serait pas venu à l'idée. ( Après avoir réfléchi un moment ) - Ah ! ce serait la belle vie ! Dieu veuille qu'on la voie un jour, cette République. ( Léonida commence à ronfler ) Tu dors, mon coco ?... ( Léonida ronfle de plus belle ) Il s'est endormi.


                                                                      Scène II


            Madame Efimitza se tourne sur le côté et s'endort aussi. Une heure du matin sonne lentement dans le voisinage : quatre coups pour les quarts, puis un autre, plus grave, pour marquer l'heure. A l'orchestre, trémolo mysterioso. Un autre moment de silence, puis on entend au loin deux, trois détonations suivis de cris sourds suivis d'autres détonations et des cris plus distincts cette fois. Le jeu se répète.

            Efimitza ( se réveille et se dresse sur son séant, regarde avec inquiétude du côté de la porte et s'écrie, affolée ). - Qui est là ? ( Un temps et elle saute du lit, va vite à la porte et s'assure qu'elle est bien verrouillée, elle en fait autant avec la fenêtre et regagne son lit un peu moins inquiète, en se signant ). Qui sait ce que j'ai bien pu rêver. ( Elle se recouche et s'assoupit. A l'orchestre, trémolo. Un temps, salve de détonations, cris redoublés. Efimitza bondit de son lit ). Qui est là ? ( un temps, elle va, tremblante, à la table, à tâtons elle cherche les allumettes et allume la lampe. Très agitée elle vérifie à nouveau si la porte est bien fermée puis, sur la pointe des pieds, elle va à l'armoire, donne rapidement un tour de clé, comme si elle avait surpris quelqu'un caché. Puis, le coeur battant, elle tend l'oreille à ce qui se passe à l'intérieur, elle regarde ensuite sous les lits, dans tous les coins, éteint la lampe, se signe et se remet au lit ). Qu'est-ce que ça peut bien être ? ( Soudain on entend une nouvelle salve et des cris prolongés. Madame Efimitza est aussitôt debout et écoute pétrifiée ). Léonida ! ( Le bruit se répète ) Léonida ! ! ( Un temps. Le bruit reprend plus fort. Exaspérée Efimitza heurte une chaise, trébuche et s'effondre sur le lit de Léonida ) Léonida ! !


                                                                      Scène III


            Léonida ( s'éveillant effrayé ) - Hein ? Qu'est-ce qui se passe ?
            Efimitza - Lève-toi, Léonida ! Il y a le feu !
            Léonida ( effrayé ) - Le feu ? Où ça ?u
            Efimitza - On se bat dans les rues !
            Léonida - Penses-tu ! En voilà une histoire ! Tu ne sais pas ce que tu dis, mon vieux !
            Efimitza - Une bataille en règle, ma chère : au pistolet, au fusil, au canon, Léonida ! des cris, des hurlements. C'est terrible. Ça ma réveillée en sursaut.
            Léonida ( essayant de la rassurer ) - Ce n'est rien, m'amie ! tu sais bien comme tu es nerveuse, ça vient de ce qu'on a parlé politique toute la soirée. Tu te seras couchée sur le dos et Dieu sait ce que tu as rêvé !
            Efimitza ( perdant patience ) - Léonida, suis-je éveillée ou non ?
            Léonida - Tiens, tu dois bien le savoir, m'amie !
            Efimitza ( vexée ) - Bravo, mon coco ! J'aurais jamais cru ça de toi ! Te faire pareilles idées sur mon compte, je ne te savais pas comme ça. Ça me fait de la peine... Apprenez, Monsieur Léonida, que je suis une personne bien éveillée... j'ai parfaitement entendu comme tu m'entends et comme je t'entends. C'est la révolution ! on se bat !
            Léonida - Tout doux, tout doux, m'amie, ne t'importe pas comme ça. Voyons, depuis que tu m'as réveillé, moi, as-tu encore entendu quelque chose ?
            Efimitza - Non.
            onida- Tu vois bien ! Comment expliques-tu ça ? Dis voir un peu... 
            Efimitza ( moins sûre d'elle ) - Euh !... Est-ce que je sais moi !
            Léonida - Tu vois bien ! Une supposition : admettons que tu aies raison, voyons ce que tu vas encore dire. Mettons que ce soit la révolution... mais tu ne sais donc pas qu'il est défendu de tirer dans les rues ? Ordre de la police...                                                                                    pinterest.fr
Image associée            Efimitza ( à moitié convaincue ) - Ma foi... mon coco, il faut bien que je dise comme toi. Tu as une telle façon de prouver aux gens que deux et deux font quatre, qu'on ne trouve plus rien à redire.( Elle réfléchit, reprise par le doute ) Et pourtant, ma chère, j'ai entendu. J'ai en-ten-du ! Qu'est-ce que j'aurais pu entendre s'il n'y avait rien eu ?
            Léonida Ah ! mon vieux, ce que j'ai pu en lire de ces histoires, plus que je n'ai de cheveux sur la tête ! Faut pas plaisanter avec l'homme ! Ça arrive !... ( d'un ton doctoral ) Et comment ça ? me diras-tu... Eh bien !... Un homme, par exemple, pour je ne sais quoi, ou pour quelque chose, comme il est nerveux et par pure bizarrerie, il se met une idée en tête. Bon ! Ça devient une idée fixe, alors la fantasmagorie le travaille, et de la fantasmagorie il tombe dans l'hypocondrie. Ensuite, forcément, il voit bouger même le vide.
            Efimitza - Quelle histoire, ma chère ! ( ébaubie ) Peut-être as-tu raison !
            Léonida - Tiens, par exemple, dans ton cas ce n'est qu'une hypocondrie passagère, ça s'arrangera... Allons nous coucher. Bonne nuit, m'amie.
             Efimitza - Bonne nuit. ( A demi rassurée, elle souffle la lampe et se met au lit ).
             Léonida ( après un moment ) - Ne te couche plus sur le dos, m'amie, tu ferais encore de mauvais rêves.
            ( Efimitza se tourne sur le côté. Nuit dans la chambre, trémolo à l'orchestre, un temps, puis soudain, au loin, des cris et des détonations ).


                                                                 Scène IV


            Efimitza - Tu as entendu ? 
            Léonida - Tu as entendu ?
            ( Tous deux effrayés, se dressent en même temps. Le bruit se rapproche ).
            Efimitza ( sautant du lit ) - Alors, c'était une idée fixe, Léonida ?
            Léonida ( épouvanté ) - Allume la lampe... ( il saute aussi du lit, le bruit se rapproche encore)
            Efimitza ( allume la lampe ) - C'était de la fantasmagorie, mon coco ?
            Léonida ( tout tremblant ) - Ce n'est pas normal tout cela, m'amie ! ( Le bruit devient de plus en plus fort ).
            Efimitza - C'était de l'hypocondrie, ma chère ? ( Le vacarme ne cesse d'augmenter ).
            Léonida - Un grand danger nous menace, monsieur ! Qu'est-ce que ça peut bien être ?
            Efimitza - Qu'est-ce que ça peut bien être ? Tu ne le vois donc pas ? C'est la révolution, on se bat dans les rues, Léonida !
            Léonida ( s'énerve ) - Bon. La révolution, la révolution, je veux bien, moi. Mais ne t'ai-je pas dit que la police interdit les armes à feu en ville ? ( Le bruit ne cesse de grandir ).
            Efimitza ( tremblante ) - Interdit ou non, tu n'entends donc pas ?
            Léonida ( même jeu ) - J'entends. Mais ce n'est pas, ce ne peut pas être la révolution... Tant que les nôtres sont au pouvoir, qui pourrait s'amuser à faire la révolution ?
            Efimiza - Eh ! C'est bien ce que je te demande. ( Grand bruit dehors ). Tu entends ?                             Léonida - Où est mon journal ? ( nerveux ). Parce que si révolution il y a, ça doit y être aux dernières nouvelles. Où est-il donc ce journal ? ( Il va à la table, prend le journal, jette un coup d'oeil en troisième page et jette un cri ). Ah !
            - Eh bien ?
            Léonida ( éperdu ) - Ce n'est pas la révolution, monsieur, c'est la réaction. Tiens, écoute ( il lit d'une voix tremblante
            " La réaction montre à nouveau les dents. Tel un fantôme dans la nuit, elle se tient à l'affût et guette en aiguisant ses griffes le moment propice pour déchaîner ses passions  ... O Nation, sois en éveil ! " ( désolé ) Et nous qui dormions, mon vieux !
            Efimiza même jeu ) - A qui la faute, mon coco, si tu n'as pas lu le journal hier au soir !...
( bruit effroyable ).
            Léonida ( atterré ) - Et moi, tous les réactionnaires le savent bien que je suis républicain, que je suis pour la nation.
            Efimitza ( toute tremblante, se met à pleurer ) - Que faire, mon coco ?
            Léonida ( se dominant pour lui donner du courage ) - Du calme, m'amie, du calme... ( salves et cris très proches ).
            Efimitza - Allons, vite, donne-moi un coup de main !
            ( Ils arrachent les draps des lits, les étendent au milieu de la pièce, vident l'armoire, la commode et font deux gros baluchons, puis ils barricadent la porte avec les lits et les autres meubles)
            Léonida ( tout en travaillant ) - Nous allons à la gare, en passant par le parc de Cismigiu, et à l'aube nous prenons le train pour Ploesti... Une fois là je suis tranquille, Je suis chez moi. Tous des républicains, les braves ! ( Le bruit est à présent tout proche ).
            Efimitza ( épouvantée s'arrête ) - Mon coco !... mon coco ! Tu entends ? Les rebelles... Ils arrivent...
            Léonida ( même jeu ) - J'entends... ( Ils tremblent de plus belle ) et comme ils me voient d'un mauvais oeil, ils viennent tout droit ici pour démolir la maison.
            Efimitza ( Les jambes flageolantes et suffoquant ) - Ah ! ma chère, tais-toi, je vais me trouver mal.
            Léonida - Allons, vite, vite ! ( Le bruit est encore plus proche. Léonida tombe à genoux )
            Efimitza - Ma chère, je me meurs ! Les voilà dans notre rue...
            Léonida - Éteins la lampe !
            ( Efimitza souffle aussitôt la lampe. Le bruit est maintenant sous les fenêtres. Tous deux sont comme foudroyés. Une pause, du bruit, puis soudain des coups dans la porte ).
            Efimitza ( elle chuchote ) - Ils sont à la porte.
            Léonida ( même jeu ) - Je suis perdu !... Ne bouge pas ( Les coups se répètent, plus violents. Le bruit semble s'être éloigné ). Cachons-nous dans l'armoire.
            Efimitza - Laissons là tout cet attirail et sautons par la fenêtre.
            Léonida - Et s'ils sont déjà dans la cour ? ( Les coups à la porte reprennent de plus belle. Le bruit se perd peu à peu ).
            Une voix de femme ( du dehors ) - Ça alors, ils se moquent du monde !
            Efimitza ( se penche tout étonnée vers la porte ) - Hein ?
            Léonida ( la retient ) - Chut ! Ne bouge pas ! ( Violents coups de poing dans la porte. Le bruit s'éloigne de plus en plus ).
            La voix ( du dehors ) - Hé ! Grands Dieux ! ( criant ). Madame !
            Efimitza ( ébahie ) - C'est la bonne, Léonida, c'est Safta...
            ( On entend presque plus les cris et les coups de feu, qu'éloignés ).
            Léonida - Chut ! On dirait que les rebelles se sont éloignés.
            ( Coups exaspérés à la porte ).
            La voix ( du dehors ) - Ouvrez, Madame, que j'allume le feu ! ( Léonida et Efimitza écoutent, étonnés, ne savent plus que croire ). Bonté du Ciel ! Ce n'est pas normal tout ça : Il a dû leur arriver quelque chose.
            Efimitza - C'est Safta... ( Elle se dirige vers la porte ).
            Léonida ( la retient ) - N'ouvre pas ! Pour rien au monde !
            Efimitza ( perd patience et se dégage ) - Il faut ouvrir, ma chère, sinon la sotte va se mettre à brailler et ce sera bien pis... Les rebelles n'auront qu'à revenir. ( Coups de plus en plus violents à la porte ).
            Léonida ( se tient le coeur des deux mains, sur un ton de suprême résignation ) - Ouvre !
            Efimitza ( va à la porte sur la pointe des pieds et demande à mi-vois ) - Qui est là ?
            La voix ( du dehors ) - C'est moi, madame, Je suis venue allumer le feu.
            Efimitza ( hésite un instant puis, se décide, écarte les meubles qui barrent l'entrée, ouvre la porte et, d'une voix blanche ) - Allons, entre ! ( A l'intérieur il fait sombre. Efimitza arrête Safta sur le pas de la porte ).


 education-et-numerique.fr                                                                Scène V
Image associée

            Efimitza ( tout émue, mystérieusement ) - Que se passe-t-il dehors, Safta ?
            Safta ( est entrée, porte une brassée de bois ) - Ça va, madame. Que voulez-vous qu'il y ait ? Seulement j'ai pas pu fermer l'oeil : ils ont fait la bombe toute la nuit chez l'épicier du coin. Ça vient à peine de finir. Quelques-uns sont passés par ici tout à l'heure. Ils allaient tout de travers, même que Nae Ipingesco, l'adjoint au commissaire de police, était avec eux, saoul comme une bourrique. Il poussait des hurlements et tirait des coups de pistolet... des coutumes de goujat, quoi !
            Léonida ( abasourdi ) - Quelles coutumes ?
            Safta - Vous savez bien, ils ont fait la bringue hier soir, pour fêter le mardi gras.
            Efimitza ( rassérénée, retrouve son bagout et à Léonida ironiquement ) - C'était mardi gras, beau masque !
            Léonida ( ragaillardi ) - Tu vois bien ! ( Fier du triomphe de sa théorie ) C'est exactement ce que je te disais, mon vieux. Un homme, par exemple, pour je ne sais quoi ou pour quelque chose, comme il est nerveux et par pure bizarrerie, il se met une idée en tête. Ça devient une idée fixe... alors la fantasmagorie le travaille, et de la fantasmagorie il tombe dans l'hypocondrie... ( à sa femme ) tu as bien vu ?
            Efimitza ( espiègle ) - Dis-moi plutôt, il me semblait t'avoir entendu dire que la police défendait de tirer dans les rues ?
            Léonida ( avec assurance ) - Certainement. Mais, tu ne vois donc pas que cette fois c'était la police en personne...
            Efimitza - Ah ! mon coco, quelqu'un qui sache tout, comme toi, c'est plutôt rare ! ( elle allume la lampe ).
            ( Ils sont tous deux très gais. Safta demeure bouche bée en voyant le désordre de la chambre )


                                                         
                                                      Ion Luca Caragiale
                 
                                                           ( 1852 - 1912 )

            
              






         


jeudi 11 avril 2019

Le dernier livre Alphonse Daudet ( Nouvelle France )


romantisme.wikibis.com

                                          Le dernier livre

            - Il est mort !.... me dit quelqu'un dans l'escalier.
            Depuis plusieurs jours déjà, je la sentais venir, la lugubre nouvelle. Je savais que d'un moment à l'autre j'allais la trouver à cette porte ; et pourtant elle me frappa comme quelque chose d'inattendu. Le coeur gros, les lèvres tremblantes, j'entrai dans cet humble logis d'homme de lettres où le cabinet de travail tenait la plus grande place, où l'étude despotique avait pris tout le bien-être, toute la clarté de la maison.                                                                                 
            Il était là couché sur un petit lit de fer très bas, et sa table chargée de papiers, sa grande écriture interrompue au milieu des pages, sa plume encore debout dans l'encrier disait combien la mort l'avait frappé subitement. Derrière le lit, une haute armoire de chêne, débordant de manuscrits, de paperasses, s'entrouvrait presque sur sa tête. Tout autour, des livres, rien que des livres : partout, sur des rayons, sur des chaises, sur le bureau, empilés par terre dans des coins, jusque sur le pied du lit. Quand il écrivait là, assis à sa table, cet encombrement, ce fouillis sans poussière pouvait plaire aux yeux : on y sentait la vie, l'entrain du travail. Mais dans cette chambre de mort, c'était lugubre. Tous ces pauvres livres, qui croulaient par piles, avaient l'air prêts à partir, à se perdre dans cette grande bibliothèque du hasard, éparse dans les ventes, sur les quais, les étalages, feuilletée par le vent et la flâne.
            Je venais de l'embrasser dans son lit, et j'étais debout à le regarder, tout saisi par le contact de ce front froid et lourd comme une pierre. Soudain la porte s'ouvrit. Un commis en librairie, chargé, essoufflé, entra joyeusement et poussa sur la table un paquet de livres, frais sortis de la presse.
            - Envoi de Bachelin, cria-t-il, puis, voyant le lit, il recula, ôta sa casquette et se retira discrètement.romantisme.                                                       slate.fr
            Il y avait quelque chose d'effroyablement ironique dans cet envoi du libraire Bachelin, retardé d'un mois, attendu par le malade avec tant d'impatience et reçu par le mort... Pauvre ami ! C'était son dernier livre, celui sur lequel il comptait le plus. Avec quel soin minutieux ses mains, déjà tremblantes de fièvre, avaient corrigé les épreuves ! quelle hâte il avait de tenir le premier exemplaire ! Dans les derniers jours, quand il ne parlait plus, ses yeux restaient fixés sur la porte ; et si les imprimeurs, les protes, les brocheurs, tout ce monde employé à l'oeuvre d'un seul, avaient pu voir ce regard d'angoisse et d'attente, les mains se seraient hâtées, les lettres se seraient bien vite mises en pages, les pages en volumes pour arriver à temps, c'est-à-dire un jour plus tôt, et donner au mourant
la joie de retrouver, toute fraîche dans le parfum du livre neuf et la netteté des caractères, cette pensée qu'il sentait déjà fuir et s'obscurcir en lui.
            Même en pleine vie, il y a là en effet pour l'écrivain un bonheur dont il ne se blase jamais. Ouvrir le premier exemplaire de son oeuvre, la voir fixée, comme en relief, et non plus dans cette grande ébullition du cerveau où elle est toujours un peu confuse, quelle sensation délicieuse ! Tout jeune, cela vous cause un éblouissement : les lettres miroitent, allongées de bleu, de jaune, comme si l'on avait du soleil plein la tête, Plus tard, à cette joie d'inventeur se mêle un peu de tristesse, le regret de n'avoir pas dit tout ce que l'on voulait dire. L'oeuvre que l'on portait en soi paraît toujours plus belle que celle qu'on a faite. Tant de choses se perdent dans ce voyage de la tête à la main ! A voir dans les profondeurs du rêve, l'idée du livre ressemble à ces jolies méduses de la Méditerranée qui passent dans la mer comme des nuances flottantes ; posées sur le sable, ce n'est plus qu'un peu d'eau, quelques gouttes décolorées que le vent sèche tout de suite.
            Hélas ! ni ces joies ni ces désillusions, le pauvre garçon n'avait rien eu, lui, de sa dernière oeuvre. C'était navrant à voir, cette tête inerte et lourde, endormie sur l'oreiller, et à côté ce livre tout neuf, qui allait paraître aux vitrines, se mêler aux bruits de la rue, à la vie de la journée, dont les passants liraient le titre machinalement, l'emporteraient dans leur mémoire, au fond de leurs yeux, avec le nom de l'auteur, ce même nom inscrit à la page triste des mairies, et si riant, si gai sur la couverture de couleur claire. Le problème de l'âme et du corps semblait tenir là tout entier, entre ce corps rigide qu'on allait ensevelir, oublier, et ce livre qui se détachait de lui, comme une âme visible, vivante, et peut-être immortelle...                                                         
            - Il m'en avait promis un exemplaire, dit tout bas près de moi une voix larmoyante. Je me retournai et j'aperçus, sous des lunettes d'or, un petit oeil vif et fureteur de ma connaissance et de la vôtre aussi, vous tous mes amis qui écrivez. C'était l'amateur de livres, celui qui vient, un volume  annoncé, sonner à votre porte deux petits coups timides et persistants qui lui ressemblent. Il entre, souriant, l'échine basse, frétille autour de vous, vous appelle " cher maître ", et ne s'en ira pas sans emporter votre dernier livre. Rien que le dernier ! Il a tous les autres, c'est celui-là seul qui lui manque. Et le moyen de refuser ? Il arrive si bien à l'heure, il sait si bien vous prendre au milieu de cette joie dont nous parlions, dans l'abandon des envois, des dédicaces. Ah ! le terrible petit homme que rien ne rebute, ni les portes sourdes, ni les accueils gelés, ni le vent, ni la pluie, ni les distances. Le matin, on le rencontre dans la rue de la Pompe, grattant au petit huis du patriarche de Passy ; le soir, il revient de Marly avec le nouveau drame de Sardou sous le bras. Et comme cela, toujours trottant, toujours en quête, il remplit sa vie sans rien faire, et sa bibliothèque sans payer.
            Certes, il fallait que la passion des livres fût bien forte chez cet homme pour l'amener ainsi jusqu'à ce lit de mort.
            - Eh ! prenez-le votre exemplaire, lui dis-je impatienté. Il ne le prit pas, il l'engloutit. Puis, une fois le volume bien approfondi dans sa poche, il resta sans bouger, sans parler, la tête penchée sur l'épaule, essuyant ses lunettes d'un air attendri... Qu'attendait-il ? qu'est-ce qui le retenait ? Peut-être un peu de honte, l'embarras de partir tout de suite, comme s'il n'était venu que pour cela ?
            Eh bien, non !  alalettre.com
daudet7.jpg (43447 bytes)            Sur la table, dans le papier d'emballage à moitié enlevé, il venait d'apercevoir quelques exemplaires d'amateur, la tranche épaisse, non rognés, avec de grandes marges, fleurons, culs-de-lampe ; et malgré son attitude recueillie, son regard, sa pensée, tout était là... Il en louchait, le malheureux !
            Ce que c'est pourtant que la manie d'observer ! Moi-même je m'étais laissé distraire de mon émotion, et je suivais, à travers mes larmes, cette petite comédie navrante qui se jouait au chevet du mort. Doucement, par petites secousses invisibles, l'amateur se rapprochait de la table. Sa main se posa comme par hasard sur un des volumes ; il le retourna, l'ouvrit, palpa le feuillet. A mesure son oeil s'allumait, le sang lui montait aux joues. La magie du livre opérait en lui... A la fin n'y tenant plus, il en prit un :
            - C'est pour M. de Sainte-Beuve, me dit-il à demi-voix, et dans sa fièvre, son  trouble, sa peur qu'on ne le lui reprît, peut-être aussi pour bien me convaincre que c'était pour M. de Sainte-Beuve, il ajouta très gravement avec un accent de componction intraduisible : - De l'Académie française !... et il disparut.


                                                                     Alphonse Daudet
                                                                                     Publié dans Le Soir le 21 Novembre 1871
                                                                 

vendredi 5 avril 2019

Harry et Franz Alexandre Najjar ( Roman France )


.amazon.fr


                                               Harry et Franz

            Paris 1942. Rue du Cherche-Midi une prison. Sont internés des femmes, des hommes soupçonnés par la police allemande, entre autres, d'être juifs. Ce fut le cas de Harry Baur, l'un des comédiens, metteur en scène, le plus connu des années dites folles. Il a tourné dans des films muets, et plus tard dans des oeuvres devenues des classiques du cinéma d'avant la seconde guerre mondiale. Était-il juif ? Non, et l'auteur le démontre, soutenant la parole d'Harry Baur, certificats à l'appui fournis d'ailleurs aux autorités allemandes, Baur est catholique, alsacien. Il a, par ailleurs tourné pour le compte d'une société berlinoise, la Continental, comme quelques comédiens français. Torturé, amoindri, Harry Baur reçoit la visite de Franz Stock, abbé allemand. Il assiste les prisonniers conduits au Mont Valérien dans leurs derniers moments. Le retour rue Lhomond à la mission où il loge est difficile après avoir subi le choc de tous ces morts. L'abbé circule à bicyclette dans ce Paris occupé et porte une sacoche remplie de barres de chocolat qu'il distribue aux prisonniers de la Santé, du Cherche-Midi, et de divers objets qui aident à vivre, un peigne, une brosse à dents. Harry Baur demande au prêtre de tenter de trouver où sa femme se trouve, sans doute arrêtée elle aussi, et de les aider à retrouver la liberté, entre deux séances de torture. Dans le même temps, hasard ou non, une jeune fille emprunte sa bicyclette, la lui rapporte et travaillera à ses côtés. Elle le pousse à trouver contacts et renseignements nécessaires pour la libération des comédiens faussement accusés. L'histoire romancée est vraie. L'enquête a permis de retrouver d'où venait l'accusation, et en l'occurrence Harry Baur aurait dû se méfier de l'amitié, et par ailleurs, l'abbé Franz Stock mort jeune a été hospitalisé à l'hôpital Cochin, son procès en canonisation serait ouvert. L'histoire triste d'un épisode effrayant de la guerre, simplement racontée, à la première personne, sous la plume de l'auteur-Franz Stock, Né au Liban, Alexandre Najjar est l'auteur de nombreux ouvrages.

            

            

Claudine à l'école d'après Colette Lucie Dabiano ( Bande Dessinée France )


       amazon.fr

                                             Claudine
                                                                 à l'école

            1900. Claudine adolescente vit en province. Elle est élevée par son père, homme bon mais irréaliste, tout à ses recherches, présence affectueuse pour Claudine, la gouvernante s'occupe d'elle depuis la mort de sa mère, est élève dans un collège, a des copines. Cette année une nouvelle professeur, Mlle Lanthenay découvre le collège qu'elle apprécie sauf un léger problème, sa chambre n'est pas prête, les travaux inachevés, elle devra donc partager la chambre de la directrice, Mlle Sergent. Claudine, frondeuse, répond : " Vous préféreriez, Mlle Claudine que je vous donne un devoir d'arithmétique ? - Non, je préfère m'amuser ". Mais Claudine attirée par Mlle Lanthenay lui demande de lui donner des leçons d'anglais. Proposition acceptée et leçons transformées en séances de bavardages. Les jours passent, Claudine et ses camarades applaudissent les premiers flocons et ricanent devant les déboires des deux hommes qui viennent régulièrement au collège pour des raisons professionnelles. Les jeunes filles sont lucides, critiques, piquantes. Elles ont perçu le changement dans les rapports entre Melle Sergent et Mlle Lanthenay qui d'ailleurs ne s'en cachent pas. Claudine est déçue, son anglais est passable, Mlle Sergent ironique, jalouse interdit la poursuite des cours. La mixité pas au goût de ses demoiselles, bien que le bâtiment des garçons soit en face de celui des filles. Pour corser cette année scolaire Mlle Lanthenay s'est fiancée avec l'un des deux visiteurs, malheureux évident lorsqu'il apprend n'être pas, enfin il y a une femme de plus dans leur couple, et Mlle Sergent tient sa place. Certaines jeunes filles sont délurées dans les actes, Claudine, la future Colette, plus sage, elle apprend que son père est nommé à Paris, elle va donc quitter ce collège à la fin de l'année. " Si ta mère était encore en vie tu ne serais jamais allée à l'école communale, sais-tu ?... Tu aurais eu une autre éducation dans une pension privée, parmi des jeunes filles de ton espèce... - De quel espèce ? - De l'espèce Magna bourgeoisica. " Auparavant une nouvelle élève est présentée à la classe, la petite soeur de Mlle Lanthenay. Claudine ironise lui présentant " Tu vois ce monsieur qui arbore en notre honneur des cravates enivrantes, c'est notre professeur de chant... " Un jour, au cours de dessin, les élèves interrompent une conversation privée entre Mlle Sergent et Mlle Lanthenay        " Mademoiselle je n'ai plus de fusain  puis la feuille que vous m'avez donnée a un défaut. - Oh ! vous avez fini toutes de nous ennuyer !!! - ......... qu'est-ce que tu fais ? - Du gougnigougna pour l'envoyer à la nouvelle..... " Ce mélange de fusain ainsi plaisamment nommé, les jeunes filles distraient les deux professeurs.
            Cette jolie bande dessinée, basée sur le livre signé Willy puis Colette Willy dont on connaît l'histoire, et dont Sido parle souvent dans ses Lettres à Colette, est un mélange de la vie de Sido et de Colette. Très agréable lecture de cette BD fournie, 115 pages, dessins piquants, simples, frais et, vifs.