jeudi 31 octobre 2013

Les Goncourt devant leurs cadets Marcel Proust ( Anecdotes et réflexions d'hier pour aujourd'hui France )



                                     
                                        Les Goncourt devant leurs cadets
                                                                                                                             
                                                                                                                    
            Par le prix de 1919 une parcelle de la fortune de M. de Goncourt m'a été transmise. Je me trouve ainsi être à l'égard de l'auteur de Renée Mauperin dans la position difficile d'un héritier qu'il n'a pas connu, ou du moins pas désigné. Elle m'oblige, non pas à avoir chez moi un buste d'Edmond de Goncourt, comme le pauvre et cher Calmette avait au Figaro, dans ce cabinet de travail que sa mort a sanctifié, un buste de Chauchard, mais à beaucoup de respectueuse précaution quand j'ai à parler de lui.
            A vingt ans j'ai vu souvent M. de Goncourt chez Mme Alphonse Daudet et chez la princesse Mathilde, à Paris et à Saint-Gratien. La radieuse beauté d'Alphonse Daudet n'éclipsait pas celle du vieillard hautain et timide qu'était M. de Goncourt. Je n'ai jamais connu depuis d'exemples pareils, dissemblables entre eux d'ailleurs, d'une telle noblesse physique. C'est sur leur aspect prodigieux que s'est close pour moi l'ère des géants...
            Chez la princesse Mathilde, le méfiant dédain inspiré par la personne de M. de Goncourt était quelque chose d'affligeant. J'ai vu là des femmes, même intelligentes, se livrer à des manèges pour éviter de lui dire leur " jour ".                                                                           
             -  Il écoute, il répète, il fait ses Mémoires sur nous !              
             Cette subordination de tous les devoirs mondains, affectueux, familiaux, au devoir d'être le serviteur du vrai aurait pu faire la grandeur de M. de Goncourt, s'il avait pris le mot de vrai dans un sens plus profond et plus large, s'il avait créé plus d'êtres vivants dans la description desquels le carnet du croquis oublié de la mémoire vous apporte sans qu'on le veuille un trait différent, extensif et complémentaire. Malheureusement, au lieu de cela, il observait, prenait des notes, rédigeait un journal, ce qui n'est pas d'un grand artiste, d'un créateur. Ce journal, malgré tout, si calomnié, reste un livre délicieux et divertissant. Le style plein de trouvailles n'est pas, comme l'a dit selon moi à tort Daniel Halévy, d'un mauvais artisan de la langue française. De ce style j'aurais trop à parler en l'analysant. Par la synthèse j'en ai fait du reste la critique, critique laudative en somme, dans mes Pastiches et Mélanges  et surtout dans un des volumes à paraître de  La Recherche du Temps perdu, où mon héros se retrouvant à Tansonville y lit un pseudo-inédit de Goncourt où les différents personnages de mon roman sont appréciés.
            M. de Goncourt a été incomparable chaque fois qu'il a parlé de ces oeuvres d'art qu'il aimait d'une passion sincère, même des arbustes rares de son jardin, lesquels étaient pour lui de précieux bibelots encore. Au théâtre sa Germinie Lacerteux est, après l'Arlésienne, la pièce où sanglota le plus mon " enfance ", comme il aurait dit. Pour quelle part y était Réjane, je ne sais, mais je sortais les yeux si rouges que des spectateurs sensibles s'approchaient de moi croyant qu'on m'avait battu. L'émotion, les fièvres, les anxiétés de l'auteur n'étaient pas moindres. Et comme il voyait tout en fonction de sa vie d'homme de lettres, il craignait toujours que quelque changement de ministère, ou indisposition d'acteur, nouvelle méchanceté du destin acharné contre lui, ne vinssent détourner l'attention publique ou interrompre les représentations de Germinie. Car ce noble artiste, cet historien de la valeur la plus haute et la plus neuve, ce véritable romancier impressionniste si méconnu était aussi un homme d'une naïveté; d'une crédulité, d'une bonhomie inquiète et délicieuse.
            Malgré tout, la fêlure se fit entre les parties passagères de son oeuvre et les formes d'art qui  suivirent. J'en eus l'impression la plus nette pendant le banquet où M. Poincaré décora M. de Goncourt, auquel l'émotion coupait la voix. Les naturalistes présents ne cessaient de proclamer :
            - C'est un très grand bonhomme, le père Goncourt !
            Et les toasts débutaient tous par les mots : " Maître, cher Maître, illustre Maître ". Vint le tour de M. de Régnier qui devait parler au nom du symbolisme. On sait combien l'infinie délicatesse qui a dirigé toute sa vie s'enveloppe quelquefois, quand il parle, de cristalline frigidité. On peut dire, en effet que cette atmosphère surchauffée où bouillonnaient les ' maître et cher maître ", fut brusquement refroidie quand M. de Régnier debout tourné vers M. de Goncourt commença par ce mot :
            - Monsieur...
            Il dit ensuite au nouveau légionnaire qu'il aurait voulu porter sa santé dans une de ces coupes japonaises aimées du maître d'Auteuil. On devine aisément les phrases ravissantes et parfaites dont M. de Régnier sut décorer cette coupe japonaise. Malgré tout, le glacial " Monsieur " du début donnait dans les phrases mêmes qui suivirent, l'impression moins d'une coupe qu'on tend que d'une coupe qu'on brise. Il me semble que c'était la première fêlure.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  

                                                                                                 Marcel Proust

                                                                                      Prix Goncourt 1919 pour
                                                                             A l'ombre des jeunes filles en fleurs

lundi 28 octobre 2013

Lingerie française XIXè - XXIè Catherine Ornem ( Document France )

                                                                                                                                                                                                         
                                                                                                                                              
 
                                                             Lingerie française              
                                                                                    XIXè - XXIè sc
                                                                                                                                                               
                                                                                        
            Le corset de toutes les époques, dans tous ses états, s'il fut un peu moins présent il est resté l'armature la plus fidèle de la femme. Le soutien-gorge tricoté, puis baleiné, pigeonnant à balconnets, en obus, le soutien-gorge un moment, il y a quelques années à peine, rejeté, est l'une des plus jolies pièces de la lingerie féminine. L'auteur nous conte les différentes étapes de création, environ vingt-cinq manipulations. La précision du travail sur la dentelle pour quelque soit la taille, le centre de la fleur corresponde avec le téton. Il fallut créer de nouvelles machines. Le sur-mesure a longtemps fourni du travail aux corsetières. Le nylon, le lycra évoluèrent en qualité. L'évolution de la mode, guêpière et gorge pigeonnante, aux robes de Courrèges, de très nombreuses planches, plus de quatre cents dans un volume où l'image compense bien le texte qui nous rappelle les grands noms des créateurs,  de nos jours Simone Pérèle, qui connaît Cadolle ou Madame Lebigot corsetières des années trente, la marque Barbara qui vendait ses gaines par correspondance. " Le premier corset sans couture remonterait à 1832 ". La machine à coudre a ouvert le marché " onze millions de corsets se sont vendus en 1867 ", comme le soutien-gorge " le corset est un instrument complexe qui intègre pour plus de la moitié de son poids, des buscs et des ressorts en acier, des baleines, des oeillets, des agrafes ", nous dit Catherine Ornem l'auteur de ce volume qui rappelle que la lingerie française est la plus recherchée.                                                                                               

vendredi 25 octobre 2013

La Confrérie des moines volants Metin Arditi ( roman France )

Metin Arditi - La confrérie des moines volants.                                                                                                                                                                                                  

                                                      La Confrérie des moines volants

                        1937. La Russie sous la coupe des dirigeants bolcheviques ordonne la destruction de toutes les formes religieuses. Les églises sont pillées, ravagées, détruites, de même les monastères. Les religieux, les moines fuient quand ils peuvent, mais sont pour la plupart arrêtés fusillés. Un très petit nombre réchappe au massacre, se cache dans les forêts. Mystiques ils prient portant leurs croix, c'est le cas de Nikodime, homme sombre. Il cherche un endroit où se réfugier, prie en chemin, couché à plat ventre, à peine apaisé il croise un puis deux moines puis ils seront douze. Quelques masures, restes d'un chantier leur servent de réfectoire, dortoir, où chacun pose quelque objet récupéré, des icônes, Mais chacun cache visiblement un secret, douloureux. Nikodime leur chef, prêtre, parcourt un calvaire, un tronc d'arbre monté en croix pour chasser ses désirs. Apprenant que certains lieux de culte ont réchappé aux massacres, l'un d'eux propose de tenter une approche et rapporter les plus précieux objets. " Nous serons des acrobates. - Des anges ailés. - Nous allons voler au secours de notre mère l'Église ! " Il faut être trapéziste pour les atteindre, d'où l'expression " moines volants ". Soldats et KGB sont aux trousses de fuyards. Les trésors doivent être cachés. Nikodime trouve un endroit, mais est surpris par une jeune fille simple Irène. La deuxième partie du livre nous ramène à Paris, notamment rue Daru, en 2000. Et l'énigme se dénouera après quelques tribulations à Léningrad. Le plus intéressant dans ce livre est cette âme russe bien décrite. Polia, journaliste russe dit à Mathias parlant de la Russie " Nous cherchons le drame à tout prix, pour le plaisir de la consolation. Nous voulons connaître cet aigu quel qu'en soit le coût. " L'histoire de Nikodime, une histoire russe.                                                                                                                                 
         

jeudi 24 octobre 2013

La force du sang Cervantes ( nouvelle Espagne )

                                                                                                                                                                                              
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     
                                                                          
                                        La Force du Sang
                                                                                                                      
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                
            Un soir, au plus fort de l'été, à Tolède, un vieil hidalgo revenu de s'être récréé au bord du fleuve, avec sa femme, un petit enfant, une fille de seize ans et une suivante. La soirée était limpide, le chemin solitaire, on était sur les onze heures et le pas de nos gens s'attardait pour ne point payer par de la fatigue la pension qu'exigent en retour les plaisirs qu'on peut prendre à Tolède, au bord du fleuve ou dans la campagne. Plein d'une assurance que garantissaient la justice bien faite et l'aimable naturel des habitants de cette ville, le bon hidalgo allait avec son honnête famille, tous bien éloignés de penser aux accidents qui leur pourraient survenir. Mais la plupart des malheurs viennent sans qu'on y pense, et contre leur pensée il leur en arriva un qui troubla leur divertissement et leur donna à pleurer pour de longues années.
            Il y avait dans cette ville un gentilhomme qui pouvait avoir vingt-deux ans et à qui la richesse, son sang illustre, son mauvais penchant, une excessive liberté et de trop libres fréquentations faisaient commettre des actions et se permettre des audaces qui démentaient en qualité et lui faisaient un renom d'effronterie. Ce gentilhomme ( certaines considérations nous amenant à cacher son nom, nous l'appellerons Rodolphe ), avec quatre autres de ses amis, tous jeunes, tous gais et tous insolents, descendaient la côte que l'hidalgo montait. Les deux escadrons se rencontrèrent, celui des brebis et celui des loups, et avec une hardiesse impudente Rodolphe et ses camarades, les visages couverts, regardèrent ceux de la mère, de la fille et de la suivante. Le vieillard s'émut et leur reprocha la laideur d'une telle impertinence.Ils répondirent par des grimaces et des railleries et sans plus entreprendre passèrent outre. Mais l'extrême beauté du visage qu'avait vu Rodolphe, et qui était celui de Léocadie, c'est ainsi que l'on veut nommer la fille de l'hidalgo, commença de se graver en sa mémoire de telle manière qu'il emporta sa volonté et éveilla en lui un vif désir de la posséder, en dépit de tous les inconvénients qui en pourraient résulter.                                                                            
            Il communiqua aussitôt sa pensée à ses compagnons et ils résolurent tout de suite d'enlever la fille pour faire plaisir à Rodolphe.
            Les riches qui tranchent du libéral trouvent toujours quelqu'un pour canoniser leurs folies et qualifier de bonnes leurs mauvaises intentions. Ainsi fut fait. La naissance du méchant dessein, sa communication, son
approbation et le propos d'enlever Léocadie.
            Ils mirent leurs mouchoirs sur leurs figures et, l'épée au clair, firent demi-tour. Au bout de quelques pas ils atteignirent ceux qui avaient à peine fini de remercier le Ciel de les avoir tirés des mains de ces audacieux. Rodolphe bondit sur Léocadie, la prit dans ses bras et s'enfuit avec la jeune fille sans force. Surprise elle resta sans voix, toute évanouie elle ne sentit ni ne vit qui l'emportait.
            Son père cria, la mère de même, le petit frère pleura, la suivante se déchira la face, mais ni les cris ni les pleurs ne furent entendus, n'émurent personne, La face déchirée de la servante ne fut d'aucun profit. La solitude du lieu recouvrait tout, et la paix muette du soir, et les cruelles entrailles des malfaiteurs. Finalement, joyeux s'en furent les uns, tristes demeurèrent les autres.
            Rodolphe parvint à sa maison sans empêchement aucun, et les parents de Léocadie à la leur blessés, affligés, au comble du désespoir, aveugles sans les yeux de leur fille qui était la lumière des leurs, seuls et privés de leur plus douce et agréable compagnie, incertains, sans savoir s'il serait bon de faire part de leur malheur à la justice et craignant de devenir eux-mêmes l'instrument par quoi leur déshonneur serait public. Ils avaient besoin de crédit, en gentilshommes qu'ils étaient et ne savaient de qui se plaindre, sinon de leur brève fortune.
            Rodolphe, sagace et astucieux, tenait dans son appartement cette Léocadie, ramenée les yeux couverts d'un mouchoir afin qu'elle ne vit point les rues par où il la menait, ni la maison où elle entrait. Il occupait dans l'hôtel de son père, qui vivait encore, une chambre à part dont il avait la clef, il avait même toutes les clefs, singulière négligence des pères qui se piquent de tenir leurs fils dans la retraite. Et là, avant que Léocadie ne fût revenue de sa pâmoison, Rodolphe satisfit son désir.
            Les élans impudiques de la jeunesse n'ont pas coutume de se soucier des commodités et circonstances qui les pourraient rendre plus vifs et plus agréables. L'esprit complètement aveuglé Rodolphe eût voulu aussitôt que Léocadie disparût de ce lieu, et il imagina de la replacer dans la rue, tout évanouie comme elle était. Il allait se mettre à l'oeuvre lorsque Léocadie se sentant revenir à elle murmura :
            - Où suis-je, malheureuse ? Quelle obscurité est-ce là ? Quelles ombres m'entourent ? Suis-je dans les limbes de mon innocence ou dans l'enfer de mes fautes ? Jésus ! Qui me touche ? Moi, au lit ? Moi blessée ? M'écoutes-tu, madame ma mère ? M'entends-tu, père bien-aimé ? Hélas ! Malheureuse de moi ! Je vois bien que mes parents ne m'entendent point et que mes ennemis me touchent. Que je serais heureuse si cette obscurité durait à tout jamais, sans que mes yeux eussent à revoir la lumière du monde, et si ce lieu, quel qu'il fût, servait de sépulcre à mon honneur, car mieux vaut déshonneur ignoré qu'honneur exposé à l'opinion des gens. Ah ! Je me souviens, que ne puis-je ne jamais me souvenir ! je me souviens qu'il y a peu j'allais en compagnie de mes parents et que nous fûmes attaqués. Je vois à présent qu'il n'est pas bien que l'on me voie. O toi, qui que tu sois, qui es là avec moi( là-dessus elle prenait les mains de Rodolphe ), si ton coeur est sensible à la moindre prière, je t'en supplie, puisque tu as triomphé de ma gloire, triomphe aussi de ma vie. Ôte-la moi sur le champ, elle ne la peut garder, qui n'a pu garder son honneur, considère que la rigueur dont tu as cruellement usée pour m'offenser s'adoucira par la pitié que tu mettras à me tuer. Ainsi tu seras tout ensemble cruel et pitoyable.
            Les discours de Léocadie plongèrent Rodolphe dans la confusion. Ce jeune homme de peu d'expérience, ne savait que dire ni que faire, et son silence étonnait Léocadie qui tâchait à l'aide de ses mains  de revenir de l'idée que ce compagnon pouvait être une ombre, un fantôme. Mais elle touchait un corps et se rappelait la violence qui lui avait été faite alors qu'elle suivait ses parents, et elle touchait dans la réalité de son malheur. Alors elle reprit le fil de ses propos que ses sanglots et soupirs avaient interrompu.
            Téméraire jeune homme, car tes actes m'obligent à te juger comme jeune encore, je te pardonne l'offense que tu m'as faite, si seulement tu t'engages, de même que tu l'as couverte de cette obscurité, à la couvrir d'un perpétuel silence, sans jamais en rien dire à personne. Je ne demande aucune récompense d'une aussi grave injure. C'est ici la plus grande que je te saurai demander et que tu voudras m'accorder. Sache que je n'ai jamais vu ton visage ni ne veux le voir car, si je me rappelle mon offense, je ne veux point garder dans la mémoire l'image de mon offenseur. C'est entre moi et le Ciel que s'élèveront mes plaintes, sans que les entende le monde, lequel ne juge pas des choses par leurs circonstances, mais par la façon dont on les présente à son jugement. Je ne sais comment je te parle ainsi de vérités qui, d'ordinaire, se fondent sur une expérience universelle et le cours de nombreuses années, alors que les miennes n'arrivent pas à dix-sept. Mais je conçois que la douleur lie et délie tout de même la langue de l'affligé, lui faisant parfois exagérer son mal pour qu'on le croie, lui faisant d'autres fois le taire de peur qu'on y remédie. En tous cas, que je me taise ou que je parle, je ne t'engagerai ni à me croire, ni à me porter remède. Ne pas me croire serait ignorance et nul remède ne me peut soulager. Je ne veux pas me désespérer car il te coûtera peu de satisfaire mon voeu qui est celui-ci. Écoute, ne retarde plus, n'attends pas que le temps apaise ma juste rage, évite d'accumuler les injures, moins tu jouira de moi, puisque tu l'as déjà fait, moins se renflammeront tes mauvais désirs. Fais ton compte que tu m'as offensée par accident, sans donner lieu à aucune réflexion, moi je me persuaderai que je ne suis pas née au monde, ou que si j'y suis née, ce fut pour être malheureuse. Remets-moi donc dans la rue ou près de la cathédrale, de là je saurai bien revenir à la maison. Mais il te faut jurer de ne pas me suivre ni de connaître où j'habite, ni de t'enquérir du nom de mes parents, ni du mien. S'ils étaient aussi riches que nobles, ils ne seraient pas si malheureux en moi.
            Réponds à tout ceci et si tu crains que je puisse te reconnaître à ta voix, sache que hors mon père et mon confesseur, je n'ai parlé de ma vie à aucun homme, et j'en ai trop peu ouï  d'une façon privée que je puisse les distinguer au son de leurs paroles.
            La réponse que fit Rodolphe à des propos si tristes et si raisonnables ne fut qu'un redoublement d'embrassements passionnés. Il donna des marques de vouloir confirmer le penchant que lui inspirait Léocadie et renouveler son déshonneur. Celle-ci, avec plus de vigueur que n'en eût laissé prévoir la tendresse de son âge, se défendit des pieds, des mains, des dents et aussi de la langue, disant :
            - Je t'avise traître, homme sans âme, ou qui que tu sois, que les dépouilles que tu m'as ravies, sont telles que tu les aurais pu prendre d'un tronc ou d'une colonne privée de sentiment. Cette victoire ne fait qu'accroître ton infamie et ta bassesse, mais celle à quoi tu prétends à présent, tu ne l'obtiendras qu'avec ma mort. Tu m'as foulée et anéantie alors que j'avais perdu le sens, mais j'ai recouvré mes forces. Tu pourras me tuer avant que de me vaincre. Si tout éveillée et sans résistance je m'accordais à ton abominable plaisir tu pourrais imaginer que mon évanouissement n'avait été qu'une feinte alors que tu osas me détruire.
            Enfin Léocadie résista si bravement que les forces et les désirs de Rodolphe s'affaiblirent. Son insolente action n'avait eu d'autre principe qu'un transport lascif de quoi ne naît jamais ce véritable amour qui demeure au lieu de l'élan qui passe. Il ne reste chez lui, sinon le repentir, du moins qu'une tiède envie de seconder. Las et refroidi, sans prononcer un mot, il laissa Léocadie dans son lit et, fermant la porte de son appartement, s'en fut chercher ses camarades pour prendre conseil sur ce qu'il devait faire.
            Léocadie sentit qu'elle demeurait seule et enfermée. Elle se leva, parcourut la pièce, palpa les murailles, afin de voir si elle ne trouvait pas quelque porte par où s'en aller, ou quelque fenêtre par où se jeter. Elle trouva la porte bien fermée, mais rencontra une fenêtre qu'elle put ouvrir et par où entra la splendeur de la lune si claire que Léocadie put distinguer la couleur des damas qui ornaient la chambre. Elle vit que le lit était doré et si richement orné qu'il semblait plutôt le lit d'un prince que d'un simple gentilhomme. Elle compta les chaises et les bureaux, elle examina l'endroit où était la porte et vit, accrochées au mur, quelques peintures, mais n'en put distinguer les sujets.. La fenêtre était grande, défendue par une grosse grille, la vue donnait sur un jardin également fermé de hautes murailles, difficultés qui s'opposèrent à son intention de se jeter dans la rue.
            Tout ce qu'elle vit et observa de la richesse de cette chambre lui donna à entendre que son maître devait être un homme de haute condition et riche, et non d'une façon ordinaire. Sur un cabinet près de la fenêtre elle vit un petit crucifix tout d'argent qu'elle prit et cacha dans sa manche, non par larcin, mais sous l'effet d'un secret dessein. Puis elle referma la fenêtre et retourna à son lit, attendant la fin d'une aventure si funestement commencée.
            Une demi-heure s'était peut-être écoulée quand elle entendit ouvrir la porte et une personne s'approcher qui, sans mot dire, lui banda les yeux, la prit par le bras, l'emmena hors de la chambre et referma la porte. C'était Rodolphe qui, bien qu'il fût allé à la recherche de ses compagnons, ne les avait point voulu trouver, pensant qu'il n'était pas bon de les faire témoins de ce qui s'était passé avec cette jeune fille. Il résolut plutôt de leur dire que, se repentant de sa méchante action et ému par les larmes de Léocadie, il l'avait laissée au milieu du chemin. Là-dessus il l'a mena jusqu'au près de la cathédrale., comme elle le lui avait demandé, avant l'aurore, de peur que le jour ne l'empêchât  de la faire sortir et ne l'obligeât à la garder dans sa chambre jusqu'à la nuit suivante, et il ne voulait point pendant tout ce temps, avoir à user encore de ses forces et offrir une occasion d'être connu. Il la conduisit donc jusqu'à la place qu'on nomme de l'Hôtel de Ville et là, d'une voix déguisée et moitié en portugais moitie en castillan, il lui dit qu'elle pouvait rentrer chez elle en toute sûreté, qu'elle ne serait suivie de personne. Elle n'avait pas eu le temps d'ôter son mouchoir, qu'il s'était mis en tel lieu d'où il ne pouvait être vu.      
            Léocardie reconnut l'endroit où elle se trouvait, regarda de toutes part, ne vit personne, mais craignant qu'on ne la suivît de loin elle s'arrêtait à chaque pas qu'elle faisant dans la direction de sa maison pas très éloignée. Afin de confondre les espions si par aventure il y en avait, elle entra dans une maison qu'elle vit ouverte puis de là s'en fut bientôt à la sienne où elle trouva ses parents si accablés qu'ils ne s'étaient point déshabillés et ne pensaient guère encore prendre le moindre repos. Dès qu'ils la virent ils coururent à elle, les bras ouverts et les larmes dans les yeux.
            Léocadie tout émue et palpitante pria ses parents de se retirer à part avec elle, ce qu'ils firent et en quelques mots leur conta son infortune avec toutes ses circonstances et l'ignorance où elle était du brigand qui lui avait ravi son honneur. Elle leur dit ce qu'elle avait vu dans le théâtre où s'était représentée la lamentable tragédie. La fenêtre, le jardin, la grille, les bureaux, le lit, les damas, enfin elle leur montra le crucifix qu'elle avait emporté. Devant cette image les larmes recommencèrent , on fit mille serments, on jura vengeance, on demanda de miraculeux châtiments. Léocadie alors déclara que bien qu'elle ne désirât pas elle-même connaître le nom de son offenseur, si ses parents étaient d'avis de chercher à le connaître ils le pourraient au moyen de cette image, en donnant charge au sacristain d'annoncer du haut du pupitre de toutes les paroisses de la ville que celui qui avait perdu cette image la pourrait retrouver entre les mains de tel religieux, ainsi, connaissant le propriétaire on saurait sa maison et ils découvriraient la personne de leur ennemi. A quoi le père répliqua :
            - Tout cela serait juste, mon enfant, si la malice ordinaire ne s'opposait à ce sage discours, car il est clair qu'aujourd'hui, à cette heure même, on s'est aperçu dans la maison dont tu parles de la disparition de cette image et que tout possesseur tient pour assuré que c'est la personne avec qui il était qui l'a emportée, et s'il apprend que tel religieux la garde, c'est lui donner à connaître qui la lui a donnée plutôt que nous permettre de découvrir celui qui la perdit. Et il se peut encore que quelqu'un d'autre à qui son possesseur l'aurait décrite la vienne chercher. Auquel cas nous resterions confus plus qu'informés. On peut bien user de cet artifice puisque nous-mêmes l'employons, en confiant le crucifix à un tiers qui serait le religieux. Ce que tu dois faire ma fille, c'est de le garder et de te recommander à lui. S'il fut témoin de ta disgrâce il permettra qu'un juge paraisse pour ta justice. Sache ma fille qu'une once de déshonneur public blesse plus qu'une arrobe d'infamie secrète. Tu peux vivre en public  honorée et avec Dieu. Ne t'afflige point d'être en secret avec toi-même déshonorée. La véritable honte est dans le pêché et l'honneur véritable dans la vertu. C'est par les paroles, intentions et oeuvres, que l'on offense Dieu. Or tu ne l'as offensé ni en paroles, ni en pensées, ni en actions. Tiens-toi donc pour pleine d'honneur, moi je te tiendrai pour telle, sans oublier que je suis ton père.
            Ces bonne paroles consolèrent Léocardie et, l'embrassant encore une fois, sa mère voulut aussi la consoler, elle gémit et pleura de nouveau et se résigna à se couvrir la tête, comme on dit, et à vivre dans le recueillement sous la protection de ses parents et portant des vêtements aussi honnêtes que pauvres.
            Cependant, Rodolphe de retour chez lui s'aperçut de la disparition du crucifix et imagina aisément qui pouvait l'avoir emporté. Mais il ne s'en mit point en peine étant riche, et ses parents ne lui en demandèrent pas compte lorsque, à trois jours de là il partit pour l'Italie et laissa à une chambrière de sa mère l'inventaire de tout ce qui était dans son appartement.
            Il y avait longtemps que Rodolphe avait déterminé de se rendre en Italie, et son père, qui y avait été, l'y poussait affirmant que n'étaient pas gentilshommes ceux qui l'étaient dans leur seule patrie et qu'il était nécessaire de l'être aussi dans les étrangères. Pour ces raisons et d'autres, Rodolphe se disposa à accomplir la volonté de son père, lequel lui fit crédit d'une très grande somme pour Barcelone, Gênes, Rome et Naples.
           Il partit en compagnie de l'un de ses camarades, avide de ce qu'il avait entendu dire à divers soldats de l'abondance des hôtelleries de France et d'Italie et de la liberté des Espagnols dans leurs garnisons. Cela sonnait bien à ses oreilles cet " Ecco li buoni pallastri, piccioni, prescittutto e satciccie, " et autres mots de même farine dont les soldats se souviennent quand ils rentrent de ces contrées et qu'ils retrouvent l'étroitesse et les incommodités des auberges et cabarets d'Espagne. Enfin il s'en fut sans plus se rappeler son aventure avec Léocadie que si elle n'eût jamais eu lieu.
            Elle cependant......
                                                              

                                                                                         à suivre
                                                                  la fin de cette nouvelle parue en 1613 de

                                                                                  Miguel de Cervantes
                                                                                                                                            
                                                                                                                       

                                                                         
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   

samedi 19 octobre 2013

Persécution Stephen Dobyns ( roman policier EtatsUnis )


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                                                            Persécution
                                                                                                                                                                               
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          
            Misty - Jessica danse enroulée autour d'une barre de fer, ses seins encore si menus provoquent les plaisanteries douteuses d'un public d'hommes disséminés dans la salle d'une boîte de Nouvelle Angleterre. Ce soir sera le dernier où elle se produit. Elle emporte quelques cassettes et son ours en peluche borgne.  Dans la salle son beau-père violeur l'a retrouvée, la ramène au logis où sa mère s'enivre sans se soucier de Jessica et Jason son jeune frère que la jeune fille espère soustraire aux actes odieux de l'homme qui vit sur la fortune de sa mère. Elle est conduite dans un collège pour adolescents traumatisés comme elle, ou à demi-abandonnés par des parents séparés ou trop occupés pour s'occuper d'eux. Violents la plupart comme elle révoltés. Bishop's Hill dans le New Hampshire à 30 km de Plymouth et deux heures de Boston. Plusieurs bâtiments, résidences des élèves, des professeurs, bibliothèques, chapelle. C'est l'automne les forêts alentour rougeoient, la neige commencera bientôt à tomber. Ce jour-là dans sa chambre la Révérende lit un livre d'Ellery Queen, dans la piscine flotte le cadavre d'un adolescent un chaton roux affolé se maintient sur son dos. Depuis quelques semaines Frank cuisinier mais aussi tueur à gages, visage étroit, gestes nerveux, toujours agité, travaille à Bishops'Hill, engagé par son cousin, homme honnête, pour l'aider. Frank fait du très bon pain, à l'occasion dans l'un d'eux il ajoute un clou et un chocolat. Un garçon se plaint du clou ? Mais qui s'est plaint du chocolat ? Les finances du collège exsangues, un nouveau proviseur est nommé, Jim Hawthorne. Sa réputation est grande, psychologue connu, il pouvait diriger des écoles bien cotées. Son secret ? L'incendie où périrent sa femme et sa fille, lui brûlé, blessé, reprend un poste un an plus tard, espérant oublier. Il entreprend des réformes, réunit les professeurs, ceux qui acceptent ces réunions, de rendre ce qu'ils empruntaient, oubliaient de rendre, mais la lutte ouverte commence pour l'obliger à  abandonner son poste. Des appels téléphoniques de sa défunte épouse, de la nourriture avariée à sa porte etc... Et la neige tombe, la tempête de neige bloque les routes. 4/4, subaru avancent au pas. Hawthorne tente de maintenir le collège en état de marche et comprend  que sa vie est en danger lorsqu'il apprend que certains avocats, professeurs ont d'autres projets pour ce bel endroit, bien isolé pourtant. Le cuisinier a disparu, trois ans plus tôt une jeune fille est morte, démission de l'ancien proviseur, et Frank marmonne, il ne peut partir, il a une tâche à accomplir. Qui doit-il tuer ? Le professeur actif, Jessica la rebelle, malgré l'interdiction "... Le chaton roux dormait sur une serviette bleue après avoir bu la moitié d'une dose de crème... "? Et Scott ? Atmosphère ! Décembre, vent, neige, et la psychologie. Dans ce lieu clos Jim Hawthorn essaie de comprendre les autres, pourquoi la mise à sac d'un bureau. Inspecteurs commissaires sont sur la piste d'un tueur aux gestes précis, armé d'un pic à glace, qui dit tout le temps des blagues sur les Canadiens : " Pourquoi les Canucks... " Mouton arrivera-t-il à Bishops assez tôt ? Angoissant, intelligent. Rappel " Quel Dommage " du même auteur, compte-rendu dans Nouvelles.                                                                                                                
                                                                                                                                                                                                                                                     
                                                                                                                                                                                                                                            

samedi 12 octobre 2013

Le 4è mur Sorj Chalandon ( roman France )

                                          

Le Quatrième mur - Prix des Lecteurs 2015
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                                                         Le 4è Mur


            Février 1944 création à Paris, au théâtre de l'Atelier, de l'Antigone de Jean Anouilh, alors que sous l'Occupation Paris est occupé.
            Février 1982, Georges accepte de remplacer son ami Sam gravement malade, à la mise en scène de la même Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth alors en guerre " ... Le Liban se bat contre le Liban... " Sam est grec, juif discret, sa famille a été déportée à Aushwitz, metteur en scène. Idéaliste il impose un choix de comédiens improbables. Voulant faire oeuvre de paix alors que la ville s'écroule sous les bombes, que le snippers observent derrière des meurtrières, il a réuni chiites, sunnite palestinienne, Antigone, chrétiens, phalangistes ( kataëb ), druzes. Georges marié, père, termine ses études d'histoire attendant un poste, surveillant. Il connaît la mise en scène, la pièce, mais son séjour dans cette ville où d'une rue à l'autre les ennemis changent, les discussions avec les comédiens qui lui demandent sa religion, l'émeuvent à l'extrême. Et il y a Marwan, taxi, payé pour conduire ce Français porteur d'un projet absurde à ses yeux. C'est l'époque des camps palestiniens, de Chatila. Pour jouer Georges doit convaincre les comédiens et leur famille que le sujet, les attitudes ne vont pas contre le livre de leur religion. Tout cela sombre peu à peu dans la réalité de la guerre au quotidien. Les états d'âme de Georges laissent un peu sceptiques. " Des villages meurent dans les deux camps... - ... Ce sont les régiments katëb qui sont entrés dans Sabra et Chatila... " Sorj Chalandon a décrit l'lrlande et sa guerre dans d'autres livres, le 4è mur, ce mur invisible que les comédiens inventent entre la scène et le public, même guerre sous d'autres cieux.               
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      

mercredi 9 octobre 2013

La Cour aux Lilas et l'Atelier des Roses Marcel Proust ( Anecdotes et Réflexions d'hier France )





                                           La Cour aux Lilas et l'Atelier des Roses
                                    
                                              Le salon de Mme Madeleine Lemaire

            Balzac, s'il vivait de nos jours, aurait pu commencer une nouvelle en ces termes :
           " Les personnes qui, pour se rendre de l'avenue de Messine à la rue de Courcelles ou au boulevard Hausmann, prennent la rue appelée Monceau du nom d'un de ces grands seigneurs de l'ancien régime, dont les parcs privés sont devenus nos jardins publics et que les temps modernes feraient certes bien de lui envier si l'habitude de dénigrer le passé sans avoir essayé de le comprendre n'était pas une incurable manie des soi-disant esprits forts d'aujourd'hui, les personnes dis-je, qui prennent la rue Monceau au point où elle coupe l'avenue de Messine pour se diriger vers l'avenue Friedland, ne manquent pas d'être frappées d'une de ces particularités archaïques, d'une de ces survivances, pour parler le langage des physiologistes qui font la joie des artistes et le désespoir des ingénieurs. Vers le moment, en effet, où la rue Monceau s'approche de la rue de Courcelles, l'oeil est agréablement chatouillé et la circulation rendue assez difficile par une sorte de petit hôtel, de dimensions peu élevées, qui, au mépris de toutes les règles de la voirie, s'avance d'un pied et demi sur le trottoir de la rue qu'il rend à peine assez large pour se garer des voitures fort nombreuses à cet endroit et, avec une sorte de coquette insolence, dépasse l'alignement, cet idéal des ronds de cuir et des bourgeois, si justement exécré, au contraire des connaisseurs et des peintres. Malgré les petites dimensions de l'hôtel qui comprend un bâtiment à deux étages donnant immédiatement sur la rue, et un grand hall vitré, sis au milieu de lilas arborescents qui embaument dès le mois d'avril, à faire arrêter les passants, on sent tout de suite que son propriétaire doit être une de ces personnes étrangement puissantes devant le caprice ou les habitudes de qui tous les pouvoirs doivent fléchir, pour qui les ordonnances de la préfecture de police et les décisions des conseils municipaux restent lettre morte, etc... "                                                                                     amazon.fr
            Mais cette manière de raconter, outre qu'elle ne nous appartient pas en propre, aurait le grand inconvénient, si nous l'adoptions pour le cours entier de cet article, de lui donner la longueur d'un volume, ce qui lui interdirait à jamais à l'accès du Figaro. Disons donc brièvement que cet hôtel sur la rue est la demeure, et ce hall situé dans un jardin l'atelier d'une personne étrangement puissante, en effet, aussi célèbre au-delà des mers qu'à Paris même, dont le nom signé au bas d'une aquarelle, comme imprimé sur une carte d'invitation, rend l'aquarelle plus recherchée que celle d'aucun autre peintre, et l'invitation plus précieuse que celle d'aucune autre maîtresse de maison : j'ai nommé Madeleine Lemaire. Je n'ai pas à parler ici de la grande artiste dont je ne sais plus quel écrivain a dit que c'était elle " qui avait créé le plus de roses après Dieu ". Elle n'a pas moins créé de paysages, d'églises, de personnages, car son extraordinaire talent s'étend à tous les genres. Je voudrais très rapidement retracer l'histoire, rendre l'aspect, évoquer le charme de ce salon en son genre unique.
            Et d'abord ce n'est pas un salon. C'est dans son atelier que Mme Madeleine Lemaire commença par réunir quelques-un de ses confrères et de ses amis : Jean Boréaux, Puvis de Chavannes, Edouard Detaille, Léon Bonat, Georges Clairin. Eux seuls eurent d'abord la permission de pénétrer dans l'atelier, de venir voir une rose prendre sur une toile, peu à peu, et si vite, les nuances pâles ou pourprées de la vie. Et quand la princesse de Galles, l'impératrice d'Allemagne, le roi de Suède, la reine des Belges venaient à Paris, ils demandaient à venir faire une visite à l'atelier, et Mme Lemaire n'osait leur en refuser l'accès. La princesse Mathilde son amie et la princesse d'Arenberg son élève y venaient aussi de temps en temps. Mais peu à peu, on apprit que dans l'atelier avaient lieu quelquefois de petites réunions où, sans aucun préparatif, sans aucune prétention à la " soirée ", chacun des invités " travaillant de son métier " et donnant de son talent, la petite fête intime avait compté des attractions que les " galas " les plus brillants ne peuvent réunir. Car Réjane, se trouvant là par hasard en même temps que Coquelin et Bartet, avait eu envie de jouer avec eux une saynète, Massenet et Saint-Saëns s'étaient mis au piano, et Maurice même avait dansé. untitledmag.fr
Résultat de recherche d'images pour "mondanités 1900"            Tout Paris voulut pénétrer dans l'atelier et ne réussit pas du premier coup à en forcer l'entrée. Mais dès qu'une soirée était sur le point d'avoir lieu, chaque ami de la maîtresse de maison venant en ambassade afin d'obtenir une invitation pour un de ses amis, Mme Lemaire en est arrivée à ce que tous les mardis de mai, la circulation des voitures est à peu près impossible dans les rues Monceau, Rembrandt, Courcelles, et qu'un certain nombre de ses invités restent inévitablement dans le jardin, sous les lilas fleurissant dans l'impossibilité où ils sont de tenir tous dans l'atelier si vaste pourtant, où la soirée vient de commencer. La soirée vient de commencer au milieu du travail interrompu de l'aquarelliste, travail qui sera repris demain matin de bonne heure et dont la mise en scène délicieuse et simple, reste là, visible, les grandes roses vivantes " posant " encore dans les vases pleins d'eau, en face des roses peintes, et vivantes aussi, leurs copies, et déjà leurs rivales. A côté d'elles un portrait commencé, déjà magnifique de jolie ressemblance, et d'après Mme Kinen et un autre qu'à la prière de Mme d'Haussonville Mme Lemaire peint d'après le fils de Mme de la Chevrelière née Séguier, attirent tous les regards. La soirée commence à peine et déjà Mme Lemaire jette à sa fille un regard inquiet en voyant qu'il ne reste plus une chaise ! Et pourtant ce serait le moment chez une autre d'avancer les fauteuils : voici qu'entrent successivement M. Paul Deschanel, ancien président, et M. Léon Bourgeois, président actuel de la Chambre des Députés, les ambassadeurs d'Italie, d'Allemagne et de Russie, la comtesse Greffulhe, M. Gaston Calmette, la grande duchesse Vladimir avec la comtesse Adhéaume de Chevigné, le duc et la duchesse de Luynes, le comte et la comtesse de Lasteyrie, la duchesse d'Uzès douairière, le duc et la duchesse de Brissac, M. Anatole France, M. Jules Lemaitre, le comte et lacomtesse d'Haussonville, la comtesse Edmond de Pourtalès, M. Forain, M. Lavedan, MM. Robert de Flers et Gaston de Caillavet, les brillants auteurs du triomphal " Vergy ", et leurs femmes exquises ; M. Vandal, M. Henri Rochefort, M. Frédéric de Madrazo, la comtesse Jean de Castellane, la comtesse de Briey, la baronne Saint-Joseph et la marquise de Casa-Fuerté, la duchesse Grazioli, le comte et la comtesse Boni de Castellane. Cela n'arrête pas une minute, et déjà les nouveaux arrivants désespérant de trouver de la place font le tour par le jardin et prennent position sur les marches de la salle à manger où se perchent carrément debout sur des chaises dans l'antichambre. La baronne Gustave de Rothschild, habituée à être mieux assise au spectacle, se penche désespérément d'un tabouret sur lequel elle a grimpé pour apercevoir Reynaldo Hahn qui s'assied au piano. Le comte de Castellane, autre millionnaire habitué à plus d'aises est debout sur un canapé bien inconfortable. Il semblerait que Mme Lemaire ait pris pour devise, comme dans l'Evangile : " Ici les premiers sont les derniers ", ou plutôt les derniers sont les derniers arrivés, fussent-ils académiciens ou duchesses. Mais Mme Lemaire que ses beaux yeux et son beau sourire rendent tout à fait expressive fait comprendre de loin à M. de Castellane son regret de le voir si mal placé. Car elle a comme tout le monde un faible pour lui. " Jeune, charmant, traînant tous les coeurs après soi ", brave, bon, fastueux sans morgue et raffiné sans prétention, il ravit ses partisans et désarme ses adversaires ( nous entendons ses adversaires politiques, car sa personnalité n'a que des amis ). Plein d'égards pour sa jeune femme, il s'inquiète du courant d'air froid que pourrait lui envoyer la porte du jardin, laissée entrouverte par Mme Lemaire afin que les arrivants entrent sans faire de bruit. M. Grosclaude, qui cause avec lui, s'étonne de la façon, très honorable pour un homme qui pourrait ne s'occuper que de plaisirs, dont il s'est mis si sérieusement à l'étude des questions pratiques qui intéressent son arrondissement. Mme Lemaire paraît bien ennuyée aussi de voir le général Brugère debout, parce qu'elle a toujours eu un penchant pour l'armée.  Mais cela devient plus qu'une petite contrariété quand elle voit Jean Béraud ne pas même pouvoir pénétrer dans le hall ; cette fois-ci elle n'y peut tenir, fait lever les personnes qui encombrent l'entrée, et au jeune et glorieux maître, à l'artiste que le nouveau monde comme l'ancien acclament, à l'être charmant que tous les mondes recherchent sans pouvoir l'obtenir, elle fait une entrée sensationnelle. Mais comme Jean Béraud est aussi le plus spirituel des hommes, chacun l'arrête au passage, pour causer un instant  avec lui et Mme Lemaire voyant qu'elle ne pourra l'arracher à tous ces admirateurs qui l'empêchent de gagner la place qu'on lui avait réservée, renonce avec un geste de désespoir comique et retourne auprès du piano où Reynaldo Hahn attend que le tumulte s'apaise pour commencer à chanter. Près du piano, un homme de lettres encore jeune et fort snob, cause familièrement avec le duc de Luynes. S'il était enchanté de causer avec de Luynes, qui est un homme fin et charmant, rien ne serait plus naturel. Mais il paraît surtout ravi qu'on le voie causer avec un duc. De sorte que je ne puis m'empêcher de dire à mon voisin :
            - Des deux, c'est lui qui a l'air d'être honoré.
            Calembour dont la saveur échapperait évidemment aux lecteur qui ne sauraient pas que le duc de Luynes " répond ", comme disent les concierges, au prénom d'Honoré. Mais avec les progrès de l'instruction et la diffusion des lumières, on est en droit de penser que ces lecteurs, si tant est qu'ils existent encore, ne sont plus qu'une infime et d'ailleurs peu intéressante minorité.
            M. Paul Deschanel interroge le secrétaire de la légation de Roumanie, prince Antoine de Bibesco, sur la question macédonienne. Tous ceux qui disent " prince " à ce jeune diplomate d'un si grand avenir se font à eux-mêmes l'effet de personnages de Racine, tant avec son aspect mythologique il fait penser à Achille ou à Thésée. M. Mézières, qui cause en ce moment avec lui, a l'air d'un grand prêtre qui serait en train de consulter Apollon. Mais si, comme le prétend ce puriste de Plutarque, les oracles du dieu de Delphes étaient rédigés en fort mauvais langage, on ne peut en dire autant des réponses du prince. Ses paroles comme les abeilles de l'Hymette natal, ont des ailes rapides, distillent un miel délicieux, et ne manquent pas malgré cela, d'un certain aiguillon.
            Tous les ans reprises à la même époque, celle où les salons de peinture s'ouvrent la maîtresse de la maison a moins à travailler, semblant suivre ou ramener avec elles l'universel renouveau, l'efflorescence enivrée des lilas qui vous tendent gentiment leur odeur à respirer jusqu'à la fenêtre de l'atelier et comme sur le pas de sa porte, ces soirées de Mme Lemaire prennent aux saison dont elles imitent le retour, tous les ans identiques, le charme des choses qui passent, qui passent et qui reviennent sans pouvoir nous rendre avec elles tout ce que nous avions de leurs soeurs disparues, aimé, le charme et avec le charme aussi la tristesse. Pour nous qui depuis bien des années déjà en avons vu tant passer de ces fêtes de Mme Lemaire, de ces fêtes de mai, de mois de mai tièdes et parfumés alors à jamais glacés aujourd'hui, nous pensons à ces soirées de l'atelier comme à nos printemps odorants, maintenant enfuis. Comme la vie mêlait ses charmes, souvent nous nous sommes hâtés vers les soirées de l'atelier, pas seulement peut-être pour les tableaux que nous allions y voir et les musiques que nous allions y écouter. Nous nous hâtions dans le calme étouffant des soirées sereines, et parfois sous ces averses légères et tièdes de l'été qui font pleuvoir mêlés aux gouttes d'eau les pétales de fleurs. C'est dans cet atelier plein de souvenirs que nous ravit d'abord tel charme dont le temps a peu à peu dissipé, en la découvrant, la mensongère illusion et l'irréalité. C'est là, au cours de telle de ces fêtes, que se formèrent peut-être les premiers liens d'une affection qui ne devait nous apporter dans la suite que trahisons répétées, pour une inimitié finale. En nous souvenant maintenant, nous pouvons d'une saison à l'autre compter nos blessures et enterrer nos morts. Aussi chaque fois que, afin de l'évoquer, je regarde au fond tremblant et terni de ma mémoire une de ces fêtes, aujourd'hui mélancolique d'avoir été délicieuse de possibilités irréalisées, il me semble l'entendre qui me dit avec le poète :
             " Prends mon visage, essaye si tu le peux de le regarder en face ; je m'appelle ce qui aurait pu être, ce qui aurait pu être et qui n'a pas été. "
            La grande-duchesse Vladimir s'est assise au premier rang, entre la comtesse Greffulhe et la comtesse de Chevigné. Elle n'est séparée que par un mince intervalle de la petite scène élevée au fond de l'atelier, et tous les hommes, soit qu'ils viennent successivement la saluer, soit que pour rejoindre leur place, ils aient à passer devant elle, le comte Alexandre de Gabriac, le duc d'Uzès, le marquis Vitelleschi et le prince Borghèse, montrent à la fois leur savoir-vivre et leur agilité en longeant les banquettes face à son Altesse, et reculent vers la scène pour la saluer plus profondément, sans jeter le plus petit coup d'oeil derrière eux pour calculer l'espace dont ils disposent. Malgré cela, aucun d'eux ne fait un faux-pas, ne glisse, ne tombe par terre, ne marche sur les pieds de la Grande-Duchesse, toutes maladresses qui feraient, d'ailleurs, il faut l'avouer, le plus fâcheux effet. Mlle Lemaire, si exquise maîtresse de maison, vers qui tous les regards sont tournés, dans l'admiration de sa grâce, s'oublie à écouter en riant le charmant Grosclaude. Mais au moment où j'allais esquisser un portrait du célèbre humoriste et explorateur, Reynaldo Hahn fait entendre les premières notes du " Cimetière " et force m'est de remettre à un de mes prochains salons la silhouette de l'auteur des " Gaietés de la semaine " qui depuis, avec tant de succès, évangélisa Madagascar.
            Dès les premières notes du " Cimetière ", le public le plus frivole, l'auditoire le plus rebelle est dompté. Jamais, depuis Schumann, la musique pour peindre la douleur, la tendresse, l'apaisement devant la nature, n'eut de traits d'une vérité aussi humaine, d'une beauté aussi absolue. Chaque note est une parole, ou un cri ! La tête légèrement renversée en arrière, la bouche mélancolique, un peu dédaigneuse, laissant s'échapper le flot rythmé de la voix la plus belle, la plus triste et la plus chaude qui fut jamais, cet " instrument de musique de génie " qui s'appelle Reynaldo Hahn étreint tous les coeurs, mouille tous les yeux, dans le frisson d'admiration qu'il propage au loin et qui nous fait trembler, nous courbe tous l'un après l'autre, dans une silencieuse et solennelle ondulation des blés sous le vent. Puis M. Harold Bauer joue avec brio des danses de Brahms. Puis Mounet-Sully récite des vers, puis chante M. de Soria. Mais plus d'un est encore à penser aux " roses dans l'herbe "du cimetière d'Ambérieu, inoubliablement évoqué. Mme Madeleine Lemaire fait taire Francis de Croisset qui bavarde un peu haut avec une dame, laquelle a l'air de ne pas goûter la défense qui vient ainsi d'être édictée à son interlocuteur. La marquise de Saint-Paul promet à Mme Gabrielle Krauss un éventail peint par elle-même et lui arrache en échange la promesse qu'elle chantera " J'ai pardonné " à l'un des jeudis de la rue Nitot. Peu à peu les moins intimes s'en vont. Ceux qui sont plus liés avec Mme Lemaire prolongent encore la soirée, plus délicieuse d'être moins étendue, et dans le hall à demi-vide, plus près du piano, on peut, plus attentif, plus concentré, écouter Reynaldo Hahn qui redit une mélodie pour Georges de Porto-Riche arrivé tard.
            - Il y a dans votre musique quelque chose de délicat ( geste de la main qui semble détacher l'adjectif ) et de douloureux ( nouveau geste de la main qui semble encore détacher l'adjectif ) qui me plaît infiniment, lui dit l'auteur du " Passé ", en isolant chaque épithète, comme s'il en percevait la grâce au passage.
            Il semble ainsi d'une voix qui semble heureuse de dire les mots, accompagnant leur beauté d'un sourire, les jetant avec une nonchalance voluptueuse du coin des lèvres, comme la fumée ardente et légère d'une cigarette adorée, tandis que la main droite, aux doigts rapprochés, semble être en train d'en tenir une. Puis tout s'éteint, flambeaux et musique de fête, et Mme Lemaire dit à ses amis :
            - Venez de bonne heure mardi prochain, j'ai Tamagno et Reszké.
            Elle peut être tranquille. On viendra de bonne heure.



                                                                                                              Dominique
                                                                                                                                                
                                                                                                                                   article du Figaro 11 mai 1903