Les Goncourt devant leurs cadets
Par le prix de 1919 une parcelle de la fortune de M. de Goncourt m'a été transmise. Je me trouve ainsi être à l'égard de l'auteur de Renée Mauperin dans la position difficile d'un héritier qu'il n'a pas connu, ou du moins pas désigné. Elle m'oblige, non pas à avoir chez moi un buste d'Edmond de Goncourt, comme le pauvre et cher Calmette avait au Figaro, dans ce cabinet de travail que sa mort a sanctifié, un buste de Chauchard, mais à beaucoup de respectueuse précaution quand j'ai à parler de lui.
A vingt ans j'ai vu souvent M. de Goncourt chez Mme Alphonse Daudet et chez la princesse Mathilde, à Paris et à Saint-Gratien. La radieuse beauté d'Alphonse Daudet n'éclipsait pas celle du vieillard hautain et timide qu'était M. de Goncourt. Je n'ai jamais connu depuis d'exemples pareils, dissemblables entre eux d'ailleurs, d'une telle noblesse physique. C'est sur leur aspect prodigieux que s'est close pour moi l'ère des géants...
- Il écoute, il répète, il fait ses Mémoires sur nous !
Cette subordination de tous les devoirs mondains, affectueux, familiaux, au devoir d'être le serviteur du vrai aurait pu faire la grandeur de M. de Goncourt, s'il avait pris le mot de vrai dans un sens plus profond et plus large, s'il avait créé plus d'êtres vivants dans la description desquels le carnet du croquis oublié de la mémoire vous apporte sans qu'on le veuille un trait différent, extensif et complémentaire. Malheureusement, au lieu de cela, il observait, prenait des notes, rédigeait un journal, ce qui n'est pas d'un grand artiste, d'un créateur. Ce journal, malgré tout, si calomnié, reste un livre délicieux et divertissant. Le style plein de trouvailles n'est pas, comme l'a dit selon moi à tort Daniel Halévy, d'un mauvais artisan de la langue française. De ce style j'aurais trop à parler en l'analysant. Par la synthèse j'en ai fait du reste la critique, critique laudative en somme, dans mes Pastiches et Mélanges et surtout dans un des volumes à paraître de La Recherche du Temps perdu, où mon héros se retrouvant à Tansonville y lit un pseudo-inédit de Goncourt où les différents personnages de mon roman sont appréciés.
M. de Goncourt a été incomparable chaque fois qu'il a parlé de ces oeuvres d'art qu'il aimait d'une passion sincère, même des arbustes rares de son jardin, lesquels étaient pour lui de précieux bibelots encore. Au théâtre sa Germinie Lacerteux est, après l'Arlésienne, la pièce où sanglota le plus mon " enfance ", comme il aurait dit. Pour quelle part y était Réjane, je ne sais, mais je sortais les yeux si rouges que des spectateurs sensibles s'approchaient de moi croyant qu'on m'avait battu. L'émotion, les fièvres, les anxiétés de l'auteur n'étaient pas moindres. Et comme il voyait tout en fonction de sa vie d'homme de lettres, il craignait toujours que quelque changement de ministère, ou indisposition d'acteur, nouvelle méchanceté du destin acharné contre lui, ne vinssent détourner l'attention publique ou interrompre les représentations de Germinie. Car ce noble artiste, cet historien de la valeur la plus haute et la plus neuve, ce véritable romancier impressionniste si méconnu était aussi un homme d'une naïveté; d'une crédulité, d'une bonhomie inquiète et délicieuse.
Malgré tout, la fêlure se fit entre les parties passagères de son oeuvre et les formes d'art qui suivirent. J'en eus l'impression la plus nette pendant le banquet où M. Poincaré décora M. de Goncourt, auquel l'émotion coupait la voix. Les naturalistes présents ne cessaient de proclamer :
- C'est un très grand bonhomme, le père Goncourt !Et les toasts débutaient tous par les mots : " Maître, cher Maître, illustre Maître ". Vint le tour de M. de Régnier qui devait parler au nom du symbolisme. On sait combien l'infinie délicatesse qui a dirigé toute sa vie s'enveloppe quelquefois, quand il parle, de cristalline frigidité. On peut dire, en effet que cette atmosphère surchauffée où bouillonnaient les ' maître et cher maître ", fut brusquement refroidie quand M. de Régnier debout tourné vers M. de Goncourt commença par ce mot :
- Monsieur...
Il dit ensuite au nouveau légionnaire qu'il aurait voulu porter sa santé dans une de ces coupes japonaises aimées du maître d'Auteuil. On devine aisément les phrases ravissantes et parfaites dont M. de Régnier sut décorer cette coupe japonaise. Malgré tout, le glacial " Monsieur " du début donnait dans les phrases mêmes qui suivirent, l'impression moins d'une coupe qu'on tend que d'une coupe qu'on brise. Il me semble que c'était la première fêlure.
Marcel Proust
Prix Goncourt 1919 pour
A l'ombre des jeunes filles en fleurs
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