dimanche 14 avril 2024

Le monde comme il va - Vision de Babouc Voltaire 2/4( Nouvelle France )

 






                                                             Le monde comme il va

                                                                          Vision de  Babouc

                                         ( écrite par lui-même )  suite 2

            Cependant le soleil approchait du haut de sa carrière. Babpic devait aller dîner à l'autre bout de la ville, chez une dame pour laquelle son mari, officier de l'armée, lui avait donné des lettres. Il fit d'abord  plusieurs tours dans Persépolis ; il vit d'autres temples mieux bâtis et mieux ornés, remplis d'un peuple poli et retentissant d'une musique harmonieuse ; il remarqua des fontaines publiques, lesquelles, quoique mal placées frappaient les yeux par leur beauté ; des places où semblaient respirer en bronze les meilleurs rois qui avaient gouverné la Perse ; d'autres places où il entendait le peuple s'écrier :
            - Quand verrons-nous ici le maître que nous chérissons ? 
            Il admira les ponts magnifiques élevés sur le fleuve, les quais superbes et commodes, les palais bâtis à droite et à gauche, une maison immense où des milliers de vieux soldat blessés et vainqueurs rendaient chaque jour grâces au Dieu des armées. Il entra enfin chez la dame qui l'attendait à dîner avec une compagnie d'honnêtes gens. La maison était propre et ornée, le repas délicieux. La dame jeune, belle, spirituelle, engageante, la compagnie digne d'elle, et Babouc disait en lui-même à tout moment :
            " L'ange Iturel se moque du monde de vouloir détruire une ville si charmante. "

            Cependant il s'aperçut que la dame qui avait commencé par lui demander tendrement des nouvelles de son mari, parlait plus tendrement encore vers la fin du repas à un jeune mage. Il vit un magistrat qui, en présence de sa femme, pressait avec vivacité une veuve, et cette veuve indulgente avait une main passée autour du cou du magistrat tandis qu'elle tendait l'autre à un jeune citoyen très beau et très modeste. La femme du magistrat se leva de table la première pour aller entretenir dans un cabinet voisin son directeur qui arrivait trop tard et qu'on avait attendu à dîner. Et le directeur homme éloquent lui parla dans ce cabinet lui parla avec tant de véhémence et d'onction que la dame avait, quand elle revint, les yeux humides, les joues enflammées, la démarche mal assurée, la parole tremblante.
            Alors Babouc commença à craindre que le génie Iturel n'eût raison. Le talent qu'il avait d'attirer la confiance le mit dès le jour même dans les secrets de la dame : elle lui confia son goût pour le jeune mage et l'assura que dans toutes les maisons de Persépolis il trouverait l'équivalent de ce qu'il avait vu dans la sienne. Babouc conclut qu'une telle société ne pouvait subsister ; que la jalousie, la discorde, la vengeance devaient désoler toutes les maisons ; car les larmes et le sang devaient couler tous les jours ; que certainement les maris tueraient les galants de leurs femmes ou en seraient tués ; et qu'enfin Ituriel ferait fort bien de détruire tout d'un coup une ville abandonnée à de continuels désordres.

            Il était plongé dans ces idées funestes, quand il se présenta à la porte un homme grave, en manteau noir, qui demanda humblement à parler au jeune magistrat. Celui-ci, sans se lever, sans le regarder, lui donna fièrement et d'un air distrait quelques papiers et le congédia. Babouc demanda quel était cet homme. La maitresse de la maison lui dit tout bas :
            - C'est un des meilleurs avocats de la ville ; il y a cinquante ans qu'il étudie les lois, Monsieur, qui n'a que vingt cinq ans et qui est satrape de la ville depuis deux jours lui donne à faire l'extrait d'un procès qu'il doit juger, qu'il n'a pas encore examiné.
            - Ce jeune étourdi fait sagement, dit Babouc, de demander conseil à un vieillard, mais pourquoi n'est-ce pas ce vieillard qui est juge ?
            - Vous vous moquez, lui dit-on, jamais ceux qui ont vieilli dans les emplois laborieux et subalternes ne parviennent aux dignités. Ce jeune homme a une grande charge parce que son père est riche et qu'ici le droit de rendre la justice s'achète comme une métairie.
            - Ô mœurs ! ô malheureuse ville ! s'écria Babouc ; voilà le comble du désordre ; sans doute, ceux qui ont ainsi acheté le droit de juger vendent leurs jugements ; je ne vois ici que des abîmes d'iniquité.
            Comme il marquait ainsi sa douleur et sa surprise, un jeune guerrier, qui était revenu ce jour même de l'armée,  lui dit :
            - Pourquoi ne voulez-vous pas qu'on achète les emplois de la robe ? J'ai bien acheté, moi, le droit d'affronter la mort à la tête de deux mille hommes, que je commande ; il m'en a coûté quarante mille dariques d'or cette année pour coucher sur la terre trente nuits de suite en habit rouge, et pour recevoir ensuite deux bons coups de flèches dont je me sens encore. Si je me ruine pour servir l'empereur persan, que je n'ai jamais vu, Mr le satrape de robe peut bien payer quelque chose pour avoir le plaisir de donner audience à des plaideurs.
            Babouc, indigné, ne peut s'empêcher de condamner dans son cœur un pays où l'on mettait à l'encan les dignités de la paix et de la guerre ; il conclut précipitamment que l'on y devait absolument ignorer la guerre et les lois, et que, quand même Ituriel n'exterminerait pas ces peuples, ils périraient par leur détestable administration.
            Sa mauvaise opinion augmenta encore à l'arrivée d'un gros homme qui, ayant salué très familièrement toute la compagnie, s'approcha du jeune officier, et lui dit :
            - Je ne peux vous prêter que cinquante mille dariques d'or, car, en vérité, les douanes de l'empire ne m'on rapporté que trois cent mille cette année.
            Babouc s'informa quel était cet homme qui se plaignait d'avoir gagné si peu ; il apprit qu'il y avait dans Persépolis quarante rois plébéiens qui tenaient à bail l'empire de Perse, et qui en rendaient quelque chose au monarque.  

            Après dîner, il alla dans un des plus superbes temples de la ville ; il s'assit au milieu d'une troupe de femmes et d'hommes qui étaient venus là pour passer le temps. Un mage parut dans une machine élevée, qui parla longtemps du vice et de a vertu. Ce mage divisa en plusieurs parties ce qui n'avait pas besoin d'être divisé ; il prouva méthodiquement tout ce qui était clair ; il enseigna tout ce qu'o savait. Il se passionna froidement et sortit suant et hors d'haleine. Toute l'assemblée alors se réveilla, et crut avoir assisté à une instruction. Babouc dit !
            - Voilà un homme qui fait de son mieux pour ennuyer deux ou trois cents de ses concitoyens ; mais son intention était bonne, et il n'a pas là de quoi détruire Persépolis. 

            Au sortir de cette assemblée on le mena voir une fête publique qu'on donnait tous les jours de l'année : c'était dans une espèce de basilique, au fond de laquelle on voyait un palais. Les plus belles citoyennes de Persépolis, les plus considérables satrapes, rangés avec ordre, formaient un spectacle si beau, que Babouc crut d'abord que c'était là toute la fête. Deux ou trois personnes, qui paraissaient des rois et des reines, parurent bientôt dans le vestibule de ce palais ; leur langage était très différent de celui du peuple ; il était mesuré, harmonieux et sublime. Personne ne dormait, on écoutait dans un profond silence, qui n'était interrompu que par le témoignage de la sensibilité et de l'admiration publique. Le devoir des rois, l'amour de la vertu, les dangers des passions, étaient exprimés par des traits si vifs et si touchants que Babouc versa des larmes. Il ne douta pas que ces héros et ces héroïnes, ces rois et ces reines qu'il venait d'entendre, ne fussent les prédicateurs de l'empire ; il se proposa même d'engager Ituriel à le venir entendre, bien sûr qu'un tel spectacle le réconcilierait pour jamais avec la ville.                                                                                                           
            Dès que cette fête fut finie, il voulut voir la principale rei               Picsou-Wilki
ne qui avait débité dans ce beau palais une morale si noble et si pure ; il se fit introduire chez Sa Majesté ; on le mena par un petit escalier, au second étage, dans un appartement mal meublé, où il trouva une femme mal vêtue qui lui dit d'un air noble et pathétique :
            - Ce métier ne me donne pas de quoi vivre ; un des princes que vous avez vus m'a fait un enfant ; j'accoucherai bientôt ; je manque d'argent, et sans argent on n'accouche point.
            Babouc lui donna cent dariques d'or, en disant ::
            - S'il n'y avait que ce mal-là dans la ville, Ituriel aurait tort de se tant fâcher. 
            De là il alla passer la soirée chez des marchands de magnificences inutiles. Un homme intelligent avec lequel il avait fait connaissance, l'y mena ; il acheta ce qui lui plut, et on lui vendit avec politesse beaucoup plus qu'il ne valait. Son ami, de retour chez lui, lui fit voir combien on le trompait. Babouc mit sur ses tablettes le nom du marchand pour le faire distinguer par Ituriel au jour de la punition de la ville. Comme il écrivait, on frappa à sa porte ; c'était le marchand lui-même qui venait lui rapporter sa bourse, que Babouc avait laissé par mégarde sir son comptoir.
           - Comment se peut-il, s'écria Babouc, que vous soyez si fidèle et si généreux, après n'avoir pas eu de honte de me vendre des colifichets quatre fois au-dessus de leur valeur ? 
          - Il n'y a aucun négociant un peu connu dans cette ville, lui répondit le marchand, qui ne fut venu vous rapporter votre bourse, mais on vous a trompé quand on vous a dit que je vous avais vendu ce que vous avez pris chez moi quatre fois plis qu'il ne vaut :  je vous l'ai vendu dix fois davantage, et cela est si vrai que, si dans un mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas même ce dixième. Mais rien n'est plus juste ; c'est la fantaisie des hommes qui met le prix à ces choses frivoles ; c'est cette fantaisie qui fait vivre cent ouvriers que j'emploie ; c'est elle qui me donne une belle maison, un char commode, des chevaux ; c'est elle qui excite l'industrie, qui entretient le goût, la circulation et l'abondance. Je vends aux nations voisines les mêmes bagatelles plus chèrement qu'à vous, et par là je suis utile à l'empire.
            Babouc, après avoir un peu rêvé, le raya de ses tablettes.


                                                      à suivre.......... 3

            Babouc.....




















                                                            



























                                                                                                  
            























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