dimanche 20 octobre 2024

Lettres de Proust à Reynaldo Hahn 193 /195 ( Correspondance France )

 








                                       (  Lettre 193 )

                          Fin octobre 1914

            Cher Reynaldo
            Je vous remercie de tout coeur de votre lettre, impérissable monument de bonté et d'amitié. Mais Bize se trompe entièrement s'il croit qu'un certificat me dispense de quoi qu'il soit. Peut'être un certificat de Pozzi, lieutenant-colonel au Val-de-Grâce, l'eût pu ( et je ne crois pas ). Mais avec des manières charmantes et des procédés parfaits il l'a éludé et refusé. Je vous tiendrai au courant de mes mésaventures militaires quand elles se produiront. 
           Mon cher petit vous êtes bien gentil d'avoir pensé que Cabourg avait dû m'être pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer à ma honte qu'il ne l'a pas été autant que j'aurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement j'ai rétrogradé une fois revenu vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser d'être aussi triste ni d'autant le regretter, il y a eu des moments, peut'être de des heures, où il avait disparu de ma pensée.    
           Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là ( si mal que je me juge moi-même ! ). Et n'en augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi j'ai eu le tort de l'augurer pour vous quand je vous voyais regretter pour des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je n'avais cru. Et j'ai compris ensuite que c'était parce qu'il
's'agissait de gens que vous n'aimiez pas vraiment. J'aimais vraiment Alfred. Ce n'est pas assez de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je l'aime toujours. Mais malgré tout, dans les regrets, il ya une part d'involontaire et une part de devoir qui fixe l'involontaire et en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas envers Alfred qui avait très mal agi envers moi, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j'ai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et n'en accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité. D'ailleurs j'ai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu l'apaisement d'il y a un mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut'être  moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue,, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le "moi " d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le " moi " d'aujourd'hui aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C"est une tendresse de seconde main. ( Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des

événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume celui qui s'appelle en partie a l'ombre des jeunes filles en fleurs, vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis. J'espère que ce que je vous ai écrit vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. D'ailleurs j'espère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait " commander " et vous " obéir ". Je ne veux pas avoir l'air d'éluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me " nourris " pas en ce moment. Mais la fréquence des crises l'empêche. Vous savez que dès qu'elles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez l'année dernière et ma victoire de la Marne. Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois qu'il n'est pas très bien avec Février le directeur du Service de Santé et le côté Galliéni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut'être pas appelé. En tous cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense c'est une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme l'asthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on m'a interviewé dans mon lit ; mais pensez-vous que le Gouvernement Militaire de Paris en sache quelque chose ! Bize fait erreur s'il croit que c'est une dispense légale.
            Mille tendresses de votre
                                                                                                Marcel

            Je reçois à l'instant le certificat de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu m'être utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tous cas je vais lui écrire.
            P.S. Que ma lettre je vous en prie n'aille pas vous donner l'idée que j'ai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je n'hésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.
            3e P.S. Surtout cher petit ne faites quoi que ce soit pour une question de contre-réforme. Ce que vous avez fait était divinement gentil et a été parfait. Mais faire autre chose ne pourrait que m'attirer des ennuis. Je crois que tout se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne sera pas avant quelque temps. Que pense le Commandant de la guerre ? comme durée, comme issue, comme présent, comme passé, comme avenir.


                           ( lettre 195 )

                   Fin octobre 1914    

            Cher genstil 
          ( car votre lettre m'a tellement fait rire que je ne peux résister à vous appeler autrement ) vous prenez bien inutilement contre moi la défense de quelqu'un que je vous ai toujours vanté. Quant à vous émerveiller qu'il connaisse :
            Elle mourut un soir de décembre
je vois que vous ignorez que cette chanson fait essentiellement partie de mon petit répertoire, que je l'ai chantée des années non pas certes à vous ni aux moqueurs, mais pour des oreilles complaisantes et des âmes naïves. Les autres traits d'érudition que vous me citez me semblent aller à l'encontre de ce que vous voulez démontrer, car les vers cités n'ont aucun rapport avec ce que vous disiez. Or seule la pertinence de la citation peut faire présumer l'étendue du savoir. Si quand vous me parlez d'Albi je vous réponds
            Quand vous irez dans un de vos voyages
            Voir Bordeaux, Pau, Bayonne et ses charmants rivages
            Toulouse la romaine où dans des jours meilleurs
            J'ai cueilli tout enfant la poésie en fleurs
je prouverais que je ne connais pas de vers se rapportant exactement à Albi et que je suis médiocrement lettré. Mais si comme votre interlocuteur je vous réponds simplement
                                                                                                                  Don Eylau
   laclarenciere.be

        C'est un paysan en Prusse, un bois, des champs, de l'eau
            De la glace, et partout l'hiver et la bruine ( Victor hugo )

il vous montre qu'il ne connaît rien précisément se rapportant à ce que vous dites. Sans doute les événements actuels facilitent les choses, car il n'est pas hors de propos de dire au roi d'Italie qu'il peut être " à son gré " :
            Magnanime ou couard
            Cruel comme Guillaume ou bonhomme comme Edouard.
            
            Pour ce dernier on pourra dire :

            Tous chantent, légers, fiers, laissant flotter leurs brides
            C'est Mar, Argyle, Athol, Rothsay, roi des Hébrides
            Graham roi de Stirling, John Comte de Glasgow
            Ils ont des colliers d'or ou de roses au cou.
            Lord Kane est assisté de deux crieurs d'épée. ( TS Victor Hugo )

             Mais pour le premier

            " J'ai le Rhin aux sept monts, l'Autriche aux sept provinces
            Mon sceptre est salué par cent vassaux, tous princes.
            Gand est fille de Troie et mère de Grenoble
            Isidore la nomme une fille très noble
            Les Français ne l'auront jamais. " Il s'appuyait
            Sur le Turc, il régnait sur l'Europe, inquiet
            Seulement du côté de la sombre Angleterre

            ( je suis dérangé, je continuerai cette lettre demain ).
            Mille tendresse de votre Marcel. Ce n'était pas de cette dame que je parlais - mais de notre bon docteur. Hélas sa femme m'a l'air bien malade.



                         
                                      




                  







jeudi 10 octobre 2024

Lettres de Proust à Reynaldo Hahn 155 / 168/ 169/ 179 ( Correspondance France )

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                                             ( Lettre 155 )

                                            Lettre au chien de Reynaldo Hahn
   
            Mon cher Zadig
            Je t'aime beaucoup parce que tu as beaucoup de chasgrin et d'amour par même que moi ; et tu ne pouvais pas trouver mieux dans le monde entier. Mais je ne suis pas jaloux qu'il est plus avec toi parce que c'est juste et que tu es plus malheureux et plus aimant. Voici comment je le sais mon genstil chouen. Quand j'étais petit et que j'avais du chagrin, ou pour pour quitter Maman, ou pour partir en voyage, ou pour me coucher, ou pour une jeune fille que j'aimais, j'étais plus malheureux qu'aujourd'hui d'abord parce que comme toi je n'étais pas libre comme je le suis aujourd'hui d'aller distraire mon chagrin et que j'étais renfermé avec lui, mais parce que j'étais attaché aussi dans ma tête où je n'avais aucune idée, aucun souvenir de lecture, aucun projet où m'échapper. Et tu es ainsi Zadig. Tu n'as jamais fait lectures et tu n'as pas idée. Et tu dois être bien malheureux quand tu es triste. Mais sache mon bon petit Zadig ceci, qu'une espèce de petit chouen que je suis dans ton genre, te dit et dit car il a été homme et toi pas. Cette intelligence ne nous sert qu'à remplacer ces impressions qui te font aimer et souffrir par des facsimilés affaiblis qui font moins de chagrin et donnent moins de tendresse. Dans les rares moments où je retrouve toute ma tendresse, toute ma souffrance, c'est que je n'ai plus senti d'après ces fausses idées, mais d'après quelque chose qui est semblable en toi et en moi mon petit chouen. Et cela me semble tellement supérieur au reste qu'il n'y a quand je suis redevenu chien, un pauvre Zadig comme toi que je me mets à écrire et il n'y a que les livres écrits ainsi que j'aime. Celui qui porte ton nom, mon vieux Zadig n'est pas du tout comme cela. C'est une petite dispute entre ton maître qui est aussi le mien et moi. Mais toi tu n'auras pas de querelles avec lui car tu ne penses pas. Cher Zadig nous sommes vieux et souffrants tous deux. Mais j'aimerais bien aller te faire souvent visite pour que tu me rapproches de ton petit maître au lieu de m'en séparer. Je t'embrasse de tout mon cœur et je vais envoyer à ton ami Reynaldo ta petite rançon.
            Ton ami
                         Buncht  


                                         ( Lettre 168 ) 

                       Juillet-Août 1912                                                                    commedesfrancais.com


            Mon petit Guncht
            Puisque tu renonces tellement ta patrie Paris je ne sais comment te saluer, et te prie de ma songer un peu. Regarde cette lettre mon cher ami. Tu verras que j'ai pensé à te faire écrire plutôt par Boltaire et Perlaine. Et c'est parce que Charavay n'avait pas que je t'écris misérablement moi-même quoique tu sois un si dédaigneux militaire qui ne pense plus qu'aux grandeurs et aux servitudes de cet état que j'aurais voulu embrasser. Et je regrette que je ne l'ai pas fait. Car peut'être santé aurait été moins moschante. Je pourrais te démontrer si mieux que je pense que toujours à toi que par la lettre Charavay mais c'est parce qu'elle est là et que je te sens devenir si militaire. Je te salue bien tendrement et t'approuve beaucoup de rester un peu dans la garnison. Comme toi Guncht fit, quand, son service fini, il ne peut se décider à quitter Orléans.
            Je te donne mon petit bonsjour.

            BUNCHT
         

                                     ( Lettre 169 )

                            Mi-juillet 1912

            Mon cher Genstil
            J'ai pris froid et je tousse un peu et ai une espèce de petit rhumatisme. Ce n'est rien mais je n'ose pas me lever et c'est une cruelle souffrance morale pour moi de ne pas aller vous voir aujourd'hui ; mais j'ai mis beaucoup de tricots pour avoir chaud et je pense être bien demain et aller chez vous.
            Votre petit
                                                                                          Birnuls Marcel

            Mon cher Genstil je voudrais bien que vous veniez demeurer chez moi. Je ferais arranger ma
salle à manger qui est très grande, sans que vous vous en rendiez compte, en chambre à coucher pour vous. Je ferais mettre double porte au petit salon qui serait votre salon et où vous feriez musique aussi fort que vous voudriez. Vous auriez salle de bains et cabinet de toilette, Céline vous ferait la cuisine et ainsi vous n'auriez pas l'ennui d'avoir à faire des comptes, du ménage etc. Et si meson vous déplaît je déménagerais et irons où vous voudrez. Qu'en pensez-vous ?


                                                ( Lettre 179 )

                                            Fin janvier 1913

            Mon cher petit Binibuls
            Je t'envoie encor un nouveau bonsjour et je te salue bien. Hambourg a l'air très joli. J'avais voulu t'envoyer un article de Bidou mais il était trop entvieux. Mais ce qui eût pu peut'être balancé un peu l'ennui de l'article eût été sa méchanceté pour l'auteur quand tu sauras que ce dernier " n'est autre " que Lucie Besnard. Au reste le public ne m'a pas paru d'un autre avis. La Folle Enchère ne me semble pas avoir été un succès fou. Quant à Fervaal je ne sais ce qui s'est passé mais le jour où on devait la donner on a joué à sa place Salomé ou... Aïda, une autre fois Faust, puis Le Sortilège, et enfin on annonce le départ en congé de Muratore ( " superbe Fervaal " ). A moins d'être Bréval, on peut accepter de chanter un opéra de d'Indy sans crainte d'être surmené ! - Quant à La Folle Enchère dont le Figaro a publié une scène " capitale " ( comme une exécution ) ( mais faible comme exécutive ), il est étonnant qu'on médite sans cesse Novalis, Shakespeare, Kuno  Fisher et Jean-Paul Richter pour rendre des points, quand on écrit, à Lauzanne ( non pas même Stéphane mais Duvert etc ). Ainsi Saussine compare anxieusement  Wagner, Bach et Chausson dans sa tête, mais au piano semble n'avoir jamais lu que Poise. Tels sont ô Reynaldo les étonnements de ton pauvre Ali. J'ai lu dans Le Figaro une lettre de Loti sur les constructeurs d'hôtels qui dépasse en violence celle sur les égorgements de turcs. Mais il les appelle des cuistres. Je ne croyais pas que ce fût le sens de ce mot. Je te bonjoure.
            Brülez ma lettre vite.

          P.-S.- Quel est le comble du snobisme pour Mme Blumenthal : chercher dans le Gotha  Viollet le Duc et le Roy d'Etiolles. - Ou bien celui-ci : ne supporter que trois artistes ou lyriques : Baron, Duc, et Prince, et à Offenbach préférer... Comte - Offenbach. Excuse ces jeux innocents. T.S.V.P. Etes-vous curieux de savoir comment mon porte-cigarettes ( 350 f ) a été accueilli par Calmette. Je le lui ai porté, dans sa boîte, je lui ai dit : " Je voulais venir la veille du jour de l'an avec le petit porte-cigarettes aussi simple que possible " et je l'ai posé ( dans la boîte à côté de lui ). Il a haussé les épaules d'un air affectueux sans rien dire, j'ai regardé la boîte sans rien dire, j'ai regardé la boîte comme pour dire : "ouvrez ", il a regardé la boîte d'un air vague, n'a pas ouvert. Il m'a dit : " J'espère bien que Poincaré sera élu ", m'a reconduit jusqu'à la porte en me disant d'une voix chaude et modulée " Ce sera peut'être Deschanel ". J'ai jeté à mon porte-cigarettes caché dans sa boîte un regard : " Aimez ce que jamais on ne verra deux fois ." Je suis parti, Poincaré a été nommé, mais Calmette ne m'a jamais écrit.