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mardi 16 novembre 2021

La nuit Guy de Maupassant ( Nouvelle France )



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                                                       La Nuit

            J'aime la nuit avec passion. Je l'aime comme on aime son pays ou sa maîtresse, d'un amour instinctif, profond, invincible. Je l'aime avec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute ma chair que les ténèbres caressent. Les alouettes chantent dans le soleil, dans l'air bleu, dans l'air chaud, dans l'air léger des matinées claires. Le hibou fuit dans la nuit, tache noire qui passe à travers l'espace noir, et, réjoui, grisé par la noire immensité, il pousse son cri vibrant et sinistre.
            Le jour me fatigue et m'ennuie. Il est brutal et bruyant. Je me lève avec peine, je m'habille avec lassitude, je sors avec regret, et chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole, chaque pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasant fardeau.
            Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de tout mon corps m'envahit. Je m'éveille, je m'anime. A mesure que l'ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux. Je la regarde s'épaissir, la grande ombre douce tombée du ciel : elle noie la ville, comme une corde insaisissable et impénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptible toucher.
            Alors j'ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, de courir sur les toits comme les chats; et un impétueux, un invincible désir d'aimer s'allume dans mes veines.
            Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôt dans les bois voisins de Paris, où j'entends rôder mes soeurs les bêtes et mes frères les braconniers.

            Ce qu'on aime avec violence finit toujours par vous tuer. Mais comment expliquer ce qui m'arrive ? Comment même faire comprendre que je puisse le raconter ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je sais seulement que cela est. - Voilà.                           
            Donc hier, était-ce hier ? oui sans doute, à moins que ce ne soit auparavant, un autre jour, un autre mois,  une autre année, je ne sais pas. Ce doit être hier pourtant, puisque le jour ne s'est plus levé, puisque le soleil n'a pas reparu. Mais depuis quand la nuit dure-t-elle ? Depuis quand ?... Qui le dira? qui le saura jamais ?
            Donc hier, je suis sorti comme je fais tous les soirs, après mon dîner. Il faisait très beau, très doux, très chaud. En descendant vers les boulevards, je regardais au-dessus de ma tête le fleuve noir et plein d'étoiles découpé dans le ciel par les toits de la rue qui tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ce ruisseau roulant des astres.
            Tout était clair dans l'air léger, depuis les planètes jusqu'aux becs de gaz.Tant de feux brillaient là-haut et dans la ville que les ténèbres en semblaient lumineuses. Les nuits luisantes sont plus joyeuses que les grands jours de soleil.
Résultat de recherche d'images pour "toulouse lautrec"            Sur le boulevard, les cafés flamboyaient ; on riait, on passait, on buvait. J'entrai au théâtre, quelques instants ; dans quel théâtre ? je ne sais plus. Il faisait si clair que cela m'attrista et je ressortis le coeur un peu assombri par ce choc de lumière brutale sur les ors du balcon, par le scintillement factice du lustre énorme de cristal, par la barrière du feu de la rampe, par la mélancolie de cette clarté fausse et crue. Je gagnai les Champs-Elysées où les cafés-concerts semblaient des foyers d'incendie dans les feuillages. Les marronniers frottés de lumière jaune avaient l'air peints, un air d'arbres phosphorescents. Et les globes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à des oeufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes, faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale les filets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verres de couleur.
 *           Je m'arrêtai sous l'Arc de Triomphe pour regarder l'avenue, la longue et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deux lignes de feux, et les astres ! Les astres là-haut, les astres inconnus jetés au hasard dans l'immensité où ils dessinent ces figures bizarres, qui font tant rêver, qui font tant songer.
            J'entrai dans le bois de Boulogne et j'y restai longtemps, longtemps. Un frisson singulier m'avait saisi, une émotion imprévue et puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à la folie.
          Je marchai longtemps, longtemps. Puis je revins.
          Quelle heure était-il quand je repassai sous l'Arc de Triomphe ? Je ne sais pas. La ville s'endormait et des nuages, de gros nuages noirs s'étendaient lentement sur le ciel.
            Pour la première fois je sentis qu'il allait arriver quelque chose d'étrange, de nouveau. Il me sembla qu'il faisait froid, que l'air s'épaississait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenait lourde sur mon coeur. L'avenue était déserte, maintenant. Seuls, deux sergents de ville se promenaient auprès de la station des fiacres, et, sur la chaussée à peine éclairée par les becs de gaz qui paraissaient mourrants, une file de voitures de légumes allait aux Halles. Elles allaient lentement, chargées de carottes, de navets et de choux. Les conducteurs dormaient, invisibles, les chevaux marchaient d'un pas égal, suivant la voiture précédente, sans bruit, sur le pavé de bois. Devant chaque lumière du trottoire, les carottes s'éclairaient en rouge, les navets s'éclairaient en blanc, les choux s'éclairaient en vert ; et elles passaient l'une derrière l'autre, ces voitures rouges, d'un rouge de feu, blanches d'un blanc d'argent, vertes d'un vert d'émeraude. Je les suivis, puis je tournai par la rue Royale et revins sur les boulevards. Plus personne, plus de cafés éclairés, quelques attardés seulement qui se hâtaient. Je n'avais jamais vu Paris aussi mort, aussi désert. Je tirai ma montre. Il était deux heures.
            Une force me poussait, un besoin de marcher. J'allai donc jusqu'à la Bastille. Là, je m'aperçus que je n'avais jamais vu une nuit si sombre, car je ne distinguais même pas la colonne de Juillet, dont le Génie d'or était perdu dans l'impénétrable obscurité. Une voûte de nuages, épaisse comme l'immensité, avait noyé les étoiles, et semblais s'abaisser sur la terre pour l'anéantir.
            Je revins. Il n'y avait plus personne autour de moi. Place du Château-d'Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis il disparut. J'entendis quelque temps son pas inégal et sonore. J'allais. A la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa, descendant vers la Seine. Je l'appelai. Le cocher ne répondit pas. Une femme rôdait près de la rue Drouot :
            - Monsieur, écout donc.
            Je hâtai le pas pour éviter sa main tendue. Puis plus rien. Devant le Vaudeville, un chiffonnier fouillait le ruisseau. Sa petite lanterne flottait au ras du sol. Je lui demandai :
            - Quelle heure est-il, mon brave ?
            Il grogna :
            - Est-ce que je sais ! J'ai pas de montre.
            Alors je m'aperçus tout à coup que les becs de gaz étaient éteints. Je sais qu'on les supprime de bonne heure, avant le jour, en cette saison, par économie ; mais le jour était encore loin, si loin de paraître !
            " Allons aux Halles, pensai-je, là au moins je trouverai la vie. "
            Je me mis en route, mais je n'y voyais même pas pour me conduire. J'avançais lentement,
comme on fait dans un bois, reconnaissant les rues en les comptant.         youtube.com 
            Devant le Crédit Lyonnais, un chien grogna. Je tournai par la rue de Grammont, je me perdis; j'errai, puis je reconnus la Bourse aux grilles de fer qui l'entourent. Paris entier dormait, d'un sommeil profond, effrayant. Au loin pourtant un fiacre roulait, un seul fiacre, celui peut-être  qui avait passé devant moi tout à l'heure. Je cherchais à le joindre, allant vers le bruit de ses roues, à travers les rues solitaires et noires, noires, noires comme la mort.
            Je me perdis encore. Où étais-je ? Quelle folie d'éteindre si tôt le gaz ! Pas un passant, pas un attardé, pas un rôdeur, pas un miaulement de chat amoureux. Rien.
            Où donc étaient les sergents de ville ? Je me dis : "
            " Je vais crier, ils viendront. "
            Je criai. Personne ne répondit.
            J'appelai plus fort. Ma voix s'envola, sans écho, faible, étouffée, écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable.
            Je hurlai :
            - Au secours ! au secours ! au secours.                                              
            Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-il donc ? Je tirai ma montre, mais je n'avais point d'allumettes. J'écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J'étais moins seul. Quel mystère ! Je me remis en marche comme un aveugle, en tâtant les murs de ma canne, et je levais à tout moment les yeux vers le ciel, espérant que le jour allait enfin paraître ; mais l'espace était noir, tout noir, plus profondément noir que la ville.
            Quelle heure pouvait-il être ? Je marchais, me semblait-il, depuis un temps infini, car mes jambes fléchissaient sous moi, ma poitrine haletait, et je souffrais de la faim horriblement.
            Je me décidai à sonner à la première porte cochère. Je tirai le bouton de cuivre, et le timbre tinta dans la maison sonore ; il tinta étrangement comme si ce bruit vibrant eût été seul dans cette maison.
            J'attendis, on ne répondit pas, on n'ouvrit point la porte. Je sonnai de nouveau ; j'attendis encore, - rien !
            J'eus peur. Je courus à la demeure suivante, et vingt fois de suite je fis résonner la sonnerie dans le couloir obscur où devait dormir le concierge. Mais il ne s'éveilla pas, - j'allai plus loin, tirant de toutes mes forces les anneaux ou les boutons, heurtant de mes pieds, de ma canne et de mes mains les portes obstinément closes.
            Et tout à coup, je m'aperçus que j'arrivais aux Halles. Les Halles étaient désertes, sans bruit, sans un mouvement, sans une voiture, sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs. - Elles étaient vides, immobiles, abandonnées, mortes !u
            Une épouvante me saisit, - horrible. Que se passaique se t-il ? Oh ! mon Dieu ! Que se passait-il ? Je repartis. Mais l'heure ? l'heure ? qui me dirait l'heure ? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Je pensai ;
            " Je vais ouvrir le verre de ma montre et tâter l'aiguille avec mes doigts. "
Résultat de recherche d'images pour "toulouse lautrec"   **         Je tirai ma montre... elle ne battait plus... elle était arrêtée. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dans l'air. Rien ! plus rien ! plus même le roulement lointain du fiacre, - plus rien !
            J'étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de la rivière.
            La Seine coulait-elle encore ?
            Je voulus savoir, je trouvai l'escalier, je descendis... Je n'entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont... Des marches encore... Pas du sable... de la vase... puis de l'eau... j'y trempai mon bras... elle coulait... froide... froide... froide... presque gelée... presque tarie... presque morte.
            Et je sentais bien que je n'aurais plus jamais la force de remonter... et que j'allais mourir là...
moi aussi, de faim - de fatigue - et de froid.

*   artinactiontoronto.com  ** geneastar.org
     


                                                                               Guy de Maupassant

                                                                               1è parution dans Gil Blas 1887
         
           

samedi 13 novembre 2021

Misti Guy de Maupassant ( Nouvelles France )









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                                                        Misti

                                                             Souvenirs d'un garçon

            J'avais alors pour maîtresse une drôle de petite femme. Elle était mariée, bien entendu, car j'ai une sainte horreur des filles. Quel plaisir peut-on éprouver, en effet, à prendre une femme qui a ce double inconvénient de n'appartenir à personne et d'appartenir à tout le monde ? Et puis, vraiment, toute morale mise de côté, je ne comprends pas l'amour comme gagne-pain. Cela me dégoûte un peu. C'est une faiblesse, je le sais, et je l'avoue.
            Ce qu'il y a surtout de charmant pour un garçon à avoir comme maîtresse une femme mariée, c'est qu'elle lui donne un intérieur, un intérieur doux, aimable, où tous vous soignent et vous gâtent, depuis le mari jusqu'aux domestiques. On trouve là tous les plaisirs réunis, l'amour, l'amitié, la paternité même, le lit et la table, ce qui constitue enfin le bonheur de la vie, avec cet avantage incalculable de pouvoir changer de famille de temps en temps, de s'installer tour à tour dans tous les mondes, l'été à la campagne chez l'ouvrier qui vous loue une chambre dans sa maison, et l'hiver chez le bourgeois, ou même dans la noblesse si on a de l'ambition.
            J'ai encore un faible, c'est d'aimer les maris de mes maîtresses. J'avoue même que certains époux communs ou grossiers me dégoûtent de leurs femmes, quelque charmantes qu'elles soient. Mais quand le mari a de l'esprit et du charme, je deviens infailliblement amoureux fou. J'ai soin, si je romps avec la femme, de ne pas rompre avec l'époux. Je me suis fais ainsi mes meilleurs amis ; et c'est de cette façon que j'ai constaté, maintes fois, l'incontestable supériorité du mâle sur la femelle, dans la race humaine. Celle -ci vous procure tous les embêtements possibles, vous fait des scènes, des reproches, etc ; celui-là qui aurait tout autant le droit de se plaindre, vous traite au contraire comme si vous étiez la providence de son foyer.                                                                                                                                         momes.net    
            Donc, j'avais pour maîtresse une drôle de petite femme, une brunette, fantasque, capricieuse, dévote, superstitieuse, crédule comme un moine, mais charmante. Elle avait surtout une manière d'embrasser que je n'ai jamais trouvée chez une autre !... mais ce n'est pas le lieu... Et une peau si douce ! J'éprouvais un plaisir infini, rien qu'à lui tenir les mains... Et un oeil... Son regard passait sur vous comme une caresse lente, savoureuse et sans fin. Souvent je posais ma tête sur ses genoux ; et nous demeurions immobiles, elle penchée vers moi avec ce sourire fin énigmatique et si troublant qu'ont les femmes, moi les yeux levés vers elle, recevant ainsi qu'une ivresse versée dans mon cœur, doucement et délicieusement, son regard clair et bleu, clair comme s'il eût été plein de pensées d'amour, bleu comme s'il eût été un ciel plein de délices.
            Son mari, inspecteur d'un grand service public, s'absentait souvent, nous laissant libres de nos soirées. Tantôt je les passais chez elle, étendu sur le divan, le front sur une de ses jambes, tandis que sur l'autre dormait un énorme chat noir, nommé " Misti ", qu'elle adorait. Nos doigts se rencontraient sur le dos nerveux de la bête, et se caressaient dans son poil de soie. Je sentais contre ma joue le flanc chaud qui frémissait d'un éternel " ron-ron ", et parfois une patte allongée posait sur ma bouche ou sur ma paupière cinq griffes ouvertes, dont les pointes me piquaient les yeux et qui se refermaient aussitôt.
            Tantôt nous sortions pour faire ce qu'elle appelait nos escapades. Elles étaient bien innocentes d'ailleurs. Cela consistait à aller souper dans une auberge de banlieue, ou bien, après avoir dîné chez elle ou chez moi, à courir les cafés borgnes, comme les étudiants en goguette. Nous entrions dans les " caboulots "populaires et nous allions nous asseoir, dans le fond du bouge enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où restait une odeur de poisson frit du dîner emplissait la salle ; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres ; et le garçon étonné posait devant nous deux cerises à l'eau-de-vie.
            Elle, tremblante, apeurée et ravie, soulevait jusqu'au bout de son nez, qui la retenait en l'air, sa voilette noire pliée en deux, et elle se mettait à boire avec la joie qu'on a en accomplissant une adorable scélératesse. Chaque cerise avalée lui donnait la sensation d'une faute commise, chaque gorgée du rude liquide descendait en elle comme une jouissance délicate et défendue.
             Puis elle me disait à mi-voix : " Allons-nous-en ". Et nous partions. Elle filait vivement, la tête basse, d'un pas menu, entre les buveurs qui la regardaient passer d'un air mécontent, et quand nous nous retrouvions dans la rue, elle poussait un grand soupir, comme si nous venions d'échapper à quelque terrible danger.
            Quelquefois elle me demandait en frissonnant : " Si on m'injuriait dans ces endroits-là, qu'est-ce que tu ferais ? " Je répondais d'un ton crâne : " Mais je te défendrais, parbleu ! " Et elle me serrait le bras avec bonheur, avec le désir confus, peut-être, d'être injuriée et défendue, de voir des hommes se battre, pour elle, même ces hommes-là, avec moi !
            Un soir, comme nous étions attablés dans un assommoir de Montmartre, nous vîmes entrer une vieille femme en guenilles, qui tenait à la main un jeu de cartes crasseux. Apercevant une dame, la vieille aussitôt s'approcha de nous, en offrant de dire la bonne aventure à ma compagne. Emma, qui avait à l'âme toutes les croyances, frissonna de désir et d'inquiétude, et elle fit place, près d'elle, à la commère.
            L'autre, antique, ridée, avec des yeux cerclés de chair vive et d'une bouche vide, sans une dent : disposa sur la table ses cartons sales. Elle faisait des tas, les ramassait, étalait de nouveau les cartes en murmurant des mots qu'on ne distinguait point. Emma, pâlie, écoutait, attendait, le souffle court, haletant d'angoisse et de curiosité.
            La sorcière se mit à parler. Elle lui prédit des choses vagues : du bonheur et des enfants, un jeune homme blond, un voyage, de l'argent, un procès, un monsieur brun, le retour d'une personne, une réussite, une mort. L'annonce de cette mort frappa la jeune femme. La mort de qui ? Quand ? Comment ?
            La vieille répondait :
            - Quant à ça, les cartes ne sont pas assez fortes, il faudrait venir chez moi d'main. J'vous dirais ça avec l'marc de café, qui n'trompe jamais.
            Emma anxieuse se tourna vers moi :
            - Dis, tu veux que nous y allions demain. Oh ! je t'en prie, dis " oui " . Sans ça, tu ne te figures pas comme je serai tourmentée.                                                                                  pinterest.com    
Résultat de recherche d'images pour "cartomancienne et chat peinture"            Je me mis à rire :
            - Nous irons si ça te plaît, ma chérie.
            Et la vieille donna son adresse.
            Elle habitait au sixième étage, dans une affreuse maison, derrière les Buttes-Chaumont. On s'y                                                    rendit le lendemain.
            Sa chambre, un grenier avec deux chaises et un lit, était pleine de choses étranges, d'herbes pendues, par gerbes, à des clous, de bêtes séchées, de bocaux et de fioles contenant des liquides colorés diversement. Sur la table, un chat noir empaillé regardait avec ses yeux de verre. Il avait l'air du démon de ce logis sinistre.
            Emma, défaillant d'émotion, et aussitôt :
            - Oh ! chéri, regarde ce minet comme il ressemble à Misti !         
            Et elle expliqua à la vieille qu'elle possédait un chat tout pareil !
            La sorcière répondit gravement :
            - Si vous aimez un homme il ne faut pas le garder.
            Emma frappée de peur demanda :
            - Pourquoi ça ?
            La vieille s'assit près d'elle familièrement et lui prit la main :
            - C'est le malheur de ma vie, dit-elle.
            Mon amie voulut savoir. Elle se pressait contre la commère, la questionnait, la priait : une crédulité pareille les faisait soeurs par la pensée et par le coeur. La femme enfin se décida :
             - Ce chat-là, dit-elle, je l'ai aimé comme on aime un frère. J'étais jeune alors, et toute seule, couturière en chambre. Je n'avais que lui, Mouton. C'est un locataire qui me l'avait donné. Il était intelligent comme un enfant, et doux avec ça, et il m'idolâtrait, ma chère dame, il m'idolâtrait plus qu'un fétiche. Toute la journée sur mes genoux à faire ron-ron, et toute la nuit sur mon oreiller : je sentais mon coeur battre, voyez-vous.
            Or il arriva que je fis une connaissance, un beau garçon qui travaillait dans un magasin de blanc. Ça lui dura bien trois mois sans que je lui aie rien accordé. Mais vous savez, on faiblit, ça arrive à tout le monde, et puis, je m'étais mise à l'aimer, moi. Il était si gentil, si gentil ; et si bon. Il voulait que nous habitions ensemble tout à fait, par économie. Enfin, je lui permis de venir chez moi, un soir. Je n'étais pas décidée à la chose, oh ! non, mais ça me faisait plaisir à l'idée que nous serions tous les deux une heure ensemble.                                                                
             Dans le commencement, il a été très convenable. Il me disait des douceurs qui me remuaient le cœur. Et puis, il m'a embrassée, madame, embrassée comme on embrasse quand on aime. Moi, j'avais fermé les yeux, et je restais là, saisie, dans une crampe de bonheur. Mais, tout d'un coup, je sens qu'il fait un grand mouvement, et il pousse un cri, un cri que je n'oublierai jamais. J'ouvre les yeux et j'aperçois que Mouton lui avait sauté au visage et qu'il lui arrachait la peau, à coups de griffe, comme si c'eût été une chiffe de linge. Et le sang coulait, madame, une pluie.
            Moi je veux prendre le chat, mais il tenait bon, il déchirait toujours ; et il me mordait, tant il avait perdu le sens. Enfin, je le tiens et je le jette par la fenêtre, qui était ouverte, vu que nous nous trouvions en été.    youtube.com
            Quand j'ai commencé à laver la figure de mon pauvre ami, je m'aperçus qu'il avait les yeux crevés, les deux yeux !
            Il a fallu qu'il entre à l'hospice. Il est mort de peine au bout d'un an. Je voulais le garder chez moi et le nourrir, mais il n'a pas consenti. On eût dit qu'il m'haïssait depuis la chose.
            Quant à Mouton, il s'était cassé les reins dans la tombée. Le concierge avait ramassé le corps. Moi je l'ai fait empailler, attendu que je me sentais tout de même de l'attachement pour lui. S'il avait fait ça, c'est qu'il m'aimait, pas vrai ?
            La vieille se tut, et caressa de la main la bête inanimée dont la carcasse trembla sur un squelette de fil de fer.
            Emma, le cœur serré, avait oublié la mort prédite. Ou, du moins, elle n'en parla plus ; et elle partit, ayant donné cinq francs.                                                                          
             Comme son mari revenait le lendemain, je fus quelques jours sans aller chez elle.
             Quand j'y revins, je m'étonnai de ne plus apercevoir Misti. Je demandai où il était.
             Elle rougit, et répondit :
             - Je l'ai donné. Je n'étais pas tranquille. !
             - Pas tranquille ? Pas tranquille ? A quel sujet ?
             Elle m'embrassa longuement, et tout bas :
             - J'ai eu peur pour tes yeux, mon chéri.



                                                                                                     Guy de Maupassant
                                                                                              ( in Nouvelles )         









           

jeudi 15 juillet 2021

Le Monde comme il Va Voltaire ( conte France )










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                                                  Le Monde
                                                                  Comme Il Va
                                         Vision de Babouc écrite par lui-même

            Parmi les génies qui président aux empires du monde, Ituriel tient un des premiers rangs, et il a le département de la Haute Asie. Il descendit un matin dans la demeure du Scythe Babouc sur le rivage de l'Oxus et lui dit :
            - Babouc les folies et les excès des Perses ont attiré notre colère. Il s'est tenu hier une assemblée des génies de la Haute Asie pour savoir si on châtierait Persépolis ou si on la détruirait. Va dans cette ville, examine tout, tu reviendras m'en rendre un compte fidèle et je me déterminerai sur ton rapport à corriger la ville ou à l'exterminer.
            - Mais Seigneur, dit humblement Babouc, je n'ai jamais été en Perse, je n'y connais personne.
            - Tant mieux, dit l'ange, tu ne seras point partial. Tu as reçu du Ciel le discernement, et j''y ajoute le don d'inspirer la confiance. Marche, regarde, écoute, observe, et ne crains rien, tu seras partout bien reçu.
            Babouc monta sur son chameau et partit avec ses serviteurs. Au bout de quelques journées il rencontra vers les plaines de Sannaar l'armée persane qui allait combattre l'armée indienne. Il s'adressa d'abord à un soldat qu'il trouva écarté. Il lui parla et lui demanda quel était le sujet de la guerre.
            - Par tous les dieux, dit le soldat, ce n'est pas mon affaire. Mon métier est de tuer et d'être tué pour gagner ma vie. Il n'importe qui je serve. Je pourrais même dès demain passer dans le camp des Indiens, car on dit qu'ils donnent près d'une demi-drachme de cuivre par jour à leurs soldats de plus que nous n'en avons dans ce maudit service de Perse. Si vous voulez savoir pourquoi on se bat parlez à mon capitaine.
            Babouc ayant fait un petit présent au soldat entra dans le camp. Il fit bientôt connaissance avec le capitaine et lui demanda le sujet de la guerre.
            - Comment voulez-vous que je le sache, dit le capitaine. Et que m'importe ce beau sujet, j'habite à deux cents lieues de Persépolis, j'entends dire que la guerre est déclarée, j'abandonne aussitôt ma famille et je vais chercher, selon notre coutume, la fortune ou la mort, attendu que je n'ai rien à faire.
            - Mais vos camarades, dit Babouc, ne sont-ils pas un peu plus instruits que vous ?
            - Non, dit l'officier, il n'y a guère que nos principaux satrapes qui savent bien précisément pourquoi on s'égorge.                                                                                              
            Babouc étonné s'introduisit chez les généraux, il entra dans leur familiarité. L'un d'eux lui dit enfin :
            - La cause de cette guerre qui désole depuis vingt ans l'Asie vient originairement de la querelle entre un eunuque d'une femme du grand roi de Perse et un commis du grand roi des Indes. Il s'agissait d'un droit qui revenait à peu près à la trentième partie d'une darique. Le premier ministre des Indes et le nôtre soutinrent dignement les droits de leurs maîtres. La querelle s'échauffa. On mit de part et d'autre en campagne une armée d'un million de soldats. Il faut recruter cette armée tous les ans de plus de quatre cent mille hommes. Les meurtres, les incendies, les ruines, les dévastations se multiplient. L'univers souffre et l'acharnement continue. Notre premier ministre et celui des Indes protestent souvent qu'ils n'agissent que pour le bonheur du genre humain, et à chaque protestation il y a toujours quelque ville détruite et quelques provinces ravagées.                                                                            
            Le lendemain, sur un bruit qui se répandit que la paix allait être conclue, le général persan et le général indien s'empressèrent de donner bataille. Elle fut sanglante. Babouc en vit toutes les fautes et toutes les abominations. Il fut témoin des manœuvres des principaux satrapes qui firent ce qu'ils purent pour faire battre leur chef. Ils vit des officiers tués par leurs propres troupes. Il vit des soldats qui achevaient d'égorger leurs camarades expirants pour leur arracher quelques lambeaux sanglants déchirés et couverts de fange. Il entra dans les hôpitaux où l'on transportait les blessés dont la plupart expiraient par la négligence inhumaine de ceux mêmes que le roi de Perse payait chèrement pour les secourir.
            - Sont-ce là des hommes, s'écria Babouc, ou des bêtes féroces ? Ah ! je vois bien que Persépolis sera détruite.
            Occupé de cette pensée il passa dans le camp des Indiens. Il y fut aussi bien reçu que dans celui des Perses, selon ce qui lui avait été prédit. Mais il y vit tous les mêmes excès qui l'avaient saisi d'horreur. " Oh, Oh ! dit-il en lui-même, si l'ange Ituriel veut exterminer les Persans, il faut donc que l'ange des Indes détruise aussi les Indiens. " S'étant ensuite informé plus en détail de ce qui s'était passé dans l'une et l'autre armée, il apprit des actions de générosité, de grandeur d'âme, d'humanité qui l'étonnèrent et le ravirent.
            - Inexplicables humains, s'écria-t-il, comment pouvez-vous réunir tant de bassesse et de grandeur, tant de vertus et de crimes ?
            Cependant la paix fut déclarée, les chefs des deux armées dont aucun n'avait remporté la victoire mais qui, pour leur seul intérêt, avaient fait verser le sang de tant d'hommes, leurs semblables, allèrent briguer dans leurs cours des récompenses. On célébra la paix dans des écrits publics qui n'annonçaient que le retour de la vertu et de la félicité sur la terre.
            - Dieu soit loué ! dit Babouc, Persépolis sera le séjour de l'innocence épurée, elle ne sera point détruite comme le voulaient ces vilains génies. Courons sans tarder dans cette capitale de l'Asie.

            Il arriva dans cette ville immense par l'ancienne entrée, qui était toute barbare et dont la rusticité dégoûtante offensait les yeux. Toute cette partie de la ville se ressentait du temps où elle avait été bâtie car, malgré l'opiniâtreté des hommes à louer l'antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu'en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers.
            Babouc se mêla dans la foule d'un peuple composé de ce qu'il y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes. Cette foule se précipitait d'un air hébété dans un enclos vaste et sombre. Au bourdonnement continuel, au mouvement qu'il y remarqua, à l'argent que quelques personnes donnaient à d'autres pour avoir droit de s'asseoir, il crut être dans un marché où l'on vendait des chaises de paille. Mais bientôt voyant que plusieurs femmes se mettaient à genoux en faisant semblant de regarder fixement devant elles et regardant les hommes de côté, il s'aperçut qu'il était dans un temple. Des voix aigres, rauques, discordantes, sauvages faisaient retentir la voûte de sons mal articulés qui faisaient le même effet que les voix des onagres quand elles répondent dans les plaines des Pictaves au cornet à bouquin qui les appelle. Il se bouchait les oreilles, mais il fut près de se boucher encore les yeux et le nez quand il vit entrer dans ce temple des ouvriers avec des pinces et des pelles. Ils remuèrent une large pierre et jetèrent à droite et à gauche une terre dont s'exhalait une odeur empestée. Ensuite on vint poser un mort dans cette ouverture, et on remit la pierre par-dessus.
            - Quoi ! s'écria Babouc, ces peuples enterrent leurs morts dans les mêmes lieux où ils adorent la Divinité ! Quoi ! leurs temples sont pavés de cadavres ! Je ne m'étonne plus de ces maladies pestilentielles qui désolent souvent Persépolis. La pourriture des morts et celle de tant de vivants rassemblés et pressés dans le même lieu est capable d'empoisonner le globe terrestre. Ah ! La vilaine vilaine ville que Persépolis ! Apparemment que les anges veulent la détruire pour en rebâtir une plus belle et la peupler d'habitants moins malpropres et qui chantent mieux, la Providence peut avoir ses raisons, laissons-la faire.

            Cependant le soleil approchait du haut de sa carrière, Babouc devait aller dîner à l'autre bout de la ville chez une dame pour laquelle son mari, officier de l'armée, lui avait donné des lettres. Il fit d'abord plusieurs tours dans Persépolis, il vit d'autres temples mieux bâtis et mieux ornés, remplis d'un peuple poli et retentissant d'une musique harmonieuse. Il remarqua des fontaines publiques lesquelles, quoique mal placées, frappaient les yeux par leur beauté, des places où semblaient respirer en bronze les meilleurs rois qui avaient gouverné la Perse, d'autres places où il entendait le peuple s'écrier :
            - Quand verrons-nous ici le maître que nous chérissons ?
            Il admira les ponts magnifiques élevés sur le fleuve, les quais superbes et commodes, les palais bâtis à droite et à gauche, une maison immense où des milliers de vieux soldats blessés et vainqueurs rendaient chaque jour grâce au Dieu des armées. Il entra enfin chez la dame qui l'attendait à dîner avec une compagnie d'honnêtes gens. La maison était propre et ornée, le repas délicieux, la dame jeune, belle, spirituelle, engageante, la compagnie digne d'elle, et Babouc disait en lui-même à tout moment :  " L'ange Ituriel se moque du monde de vouloir détruire une ville si charmante. "

            Cependant il s'aperçut que la dame qui avait commencé par lui demander tendrement des nouvelles de son mari, parlait plus tendrement encore sur la fin du repas, à un jeune mage. Il vit un magistrat qui, en présence de sa femme, pressait avec vivacité une veuve. Et cette veuve indulgente avait une main passée autour du cou du magistrat, tandis qu'elle tendait l'autre à un jeune citoyen très beau et très modeste. La femme du magistrat se leva de table la première pour aller entretenir dans un cabinet voisin son directeur, qui arrivait trop tard et qu'on avait attendu à dîner. Et le directeur, homme éloquent, lui parla dans ce cabinet avec tant de véhémence et d'onction, que la dame avait, quand elle revint, les yeux humides, les joues enflammées, la démarche mal assurée, la parole tremblante.
            Alors Babouc commença à craindre que le génie Ituriel n'eût raison. Le talent qu'il avait d'attirer la confiance le mit dès le jour même dans les secrets de la dame. Elle lui confia son goût pour le jeune mage et l'assura que dans toutes les maisons de Persépolis il trouverait l'équivalent de ce qu'il avait vu dans la sienne. Babouc conclut qu'une telle société ne pouvait subsister, que la jalousie, la discorde, la vengeance devaient désoler toutes les maisons, que les larmes et le sang devaient couler tous les jours, que certainement les maris tueraient les galants de leurs femmes où en seraient tués. Et qu'enfin Ituriel faisait fort bien de détruire tout d'un coup une ville abandonnée à de continuels désordres.

            Il était plongé dans ces idées funestes, quand il se présenta à la porte un homme grave, en manteau noir, qui demanda humblement à parler au jeune magistrat. Celui-ci, sans se lever, sans le regarder, lui donna fièrement, et d'un air distrait quelques papiers, et le congédia. Babouc demanda quel était cet homme. La maîtresse de la maison lui dit tout bas :
            - C'est un des meilleurs avocats de la ville. Il y a cinquante ans qu'il étudie les lois. Monsieur qui n'a que vingt-cinq ans, et qui est satrape de la loi depuis deux jours lui donne à faire l'extrait d'un procès qu'il doit juger qu'il n'a pas encore examiné.
            - Ce jeune étourdi fait sagement, dit Babouc, de demander conseil à un vieillard. Mais pourquoi n'est-ce pas ce vieillard qui est juge ?
            - Vous vous moquez, lui dit-on, jamais ceux qui ont vieilli dans les emplois laborieux et subalternes ne parviennent aux dignités. Ce jeune homme a une grande charge parce que son père est riche et qu'ici le droit de rendre la justice s'achète comme une métairie.
            - Ô mœurs ! Ô malheureuse ville ! s'écria Babouc, voilà le comble du désordre. Sans doute ceux qui ont ainsi acheté le droit de juger vendent leurs jugements. Je ne vois ici que des abîmes d'iniquité.
            Comme il marquait ainsi sa douleur et sa surprise, un jeune guerrier qui était revenu ce jour-même de l'armée lui dit :
            - Pourquoi ne voulez-vous pas qu'on achète les emplois de la robe, j'ai bien acheté, moi, le droit d'affronter la mort à la tête de deux mille hommes que je commande ? Il m'en a coûté quarante mille dariques d'or cette année pour coucher sur la terre trente nuits de suite en habit rouge, et pour recevoir ensuite deux bons coups de flèches dont je me sens encore. Si je me ruine pour servir l'empereur persan, que je n'ai jamais vu, Mr le satrape de robe peut bien payer quelque chose pour avoir le plaisir de donner audience à des plaideurs.
            Babouc, indigné, ne put s'empêcher de condamner dans son cœur un pays où l'on mettait à l'encan les dignités de la paix et de la guerre. Il conclut précipitamment que l'on y devait ignorer absolument la guerre et les lois et que quand même Ituriel n'exterminerait pas ces peuples. Ils périraient par leur détestable administration.
            Sa mauvaise opinion augmenta encore à l'arrivée d'un gros homme qui, ayant salué très familièrement toute la compagnie, s'approcha du jeune officier, et lui dit :
            - Je ne peux vous prêter que cinquante mille dariques d'or car, en vérité, les douanes de l'empire ne m'en ont rapporté que trois cent mille cette année.
            Babouc s'informa quel était cet homme qui se plaignait si peu. Il apprit qu'il y avait dans Persépolis quarante rois plébéiens qui tenaient l'empire de Perse et qui en rendaient quelque chose au monarque.

            Après dîner il alla dans un des plus superbes temples de la ville, il s'assit au milieu d'une troupe de femmes et d'hommes qui étaient venus là pour passer le temps. Le mage partit dans une machine élevée qui parla longtemps du vice et de la vertu. Ce mage divisa en plusieurs parties ce qui n'avait pas besoin d'être divisé. Il prouva méthodiquement tout ce qui était clair. Il enseigna tout ce qu'on savait. Il se passionna froidement et sortit suant et hors d'haleine. Toute l'assemblée alors se réveilla et crut avoir assisté à une instruction. Babouc dit :
            - Voilà un homme qui a fait de son mieux pour ennuyer deux ou trois cents de ses concitoyens. Mais son intention était bonne et il n'y a pas là de quoi détruire Persépolis.
             Au sortir de cette assemblée on le mena vers une fête publique qu'on donnait tous les jours de l'année. C'était dans une espèce de basilique au fond de laquelle on voyait un palais. Les plus belles concitoyennes de Persépolis, les plus considérables satrapes rangés avec ordre formaient un spectacle si beau que Babouc crut d'abord que c'était là toute la fête. Deux ou trois personnes qui paraissaient des rois et des reines parurent bientôt dans le vestibule de ce palais. Leur langage était très différent de celui du peuple, il était mesuré, harmonieux et sublime. Personne ne dormait, on écoutait dans un profond silence qui n'était interrompu que par les témoignages de la sensibilité et de l'admiration publique. Le devoir des rois, l'amour de la vertu, les dangers des passions étaient exprimés par des traits si vifs et si touchants que Babouc versa des larmes. Il ne douta pas que ces héros et ces héroïnes, ces rois et ces reines qu'il venait d'entendre ne fussent les prédicateurs de l'empire. Il se proposa même d'engager Ituriel à les venir entendre bien sûr qu'un tel spectacle le réconcilierait pour jamais avec la ville.
            Dès que cette fête fut finie il voulut voir la principale reine qui avait débité dans ce beau palais une morale si noble et si pure. Il se fit introduire chez Sa Majesté. On le mena par un petit escalier au second étage dans un appartement mal meublé où il trouva une femme mal vêtue qui lui dit d'un air noble et pathétique :
            - Ce métier-ci ne me donne pas de quoi vivre. Un des princes que vous avez vus m'a fait un enfant. J'accoucherai bientôt, je manque d'argent et sans argent on n'accouche point.
            Babouc lui donna cent dariques d'or en disant :
            - S'il n'y avait que ce mal là dans la ville Ituriel aurait tort de se tant fâcher.
            De là il alla passer sa soirée chez des marchands de magnificences inutiles. Un homme intelligent avec lequel il avait fait connaissance, l'y mena. Il acheta ce qui lui plut et on le lui vendit avec politesse beaucoup plus qu'il ne valait. Son ami, de retour chez lui, lui fit voir combien on le trompait. Babouc mit sur ses tablettes le nom du marchand pour le faire distinguer par Ituriel au jour de la punition de la ville. Comme il écrivait on frappa à sa porte. C'était le marchand lui-même qui venait lui rapporter sa bourse que Babouc avait laissé par mégarde sur son comptoir.                                                   
            - Comment se peut-il, s'écria Babouc, que vous soyez si fidèle et si généreux après n'avoir pas eu de honte de me vendre des colifichets quatre fois au-dessus de leur valeur ?
            - Il n'y a aucun négociant un peu connu dans cette ville, répondit le marchand, qui ne fût venu vous rapporter votre bourse, mais on vous a trompé quand on vous a dit que je vous avais vendu ce que vous avez pris chez moi quatre fois plus qu'il ne vaut. Je vous l'ai vendu dix fois davantage et cela est si vrai que si dans un mois vous voulez le revendre vous n'en aurez pas même le dixième. Mais rien n'est plus juste. C'est la fantaisie des hommes qui met le prix à ces choses frivoles. C'est cette fantaisie qui fait vivre cent ouvriers que j'emploie. C'est elle qui me donne une belle maison, un chat commode, des chevaux. C'est elle qui excite l'industrie, qui entretient le goût, la circulation et l'abondance. Je vends aux nations voisines les mêmes bagatelles plus chèrement qu'à vous, et par là je suis utile à l'empire.
            Babouc, après avoir un peu rêvé, le raya de ses tablettes.

            Babouc fort incertain sur ce qu'il devait penser de Persépolis résolut de voir les mages et les lettrés car les uns étudient la sagesses et les autres la religion, et il se flatta que ceux-là obtiendraient grâce pour le reste du peuple. Dès le lendemain matin il se transporta dans un collège de mages. L'archimandrite lui avoua qu'il avait cent mille écus de rente pour avoir fait preuve de pauvreté.et qu'il exerçait un empire assez étendu en vertu de son vœu d'humilité. Après quoi il laissa Babouc entre les mains d'un petit frère qui lui fit les honneurs.
            Tandis que ce frère lui montrait les magnificences de cette maison de pénitence, un bruit se répandit qu'il était venu pour réformer toutes ces maisons. Aussitôt il reçut des mémoires de chacune d'elles et les mémoires disaient tous en substance : " Conservez-nous et détruisez toutes les autres. " A entendre leurs apologies ces sociétés étaient toutes nécessaires. A entendre leurs accusations réciproques elles méritaient toutes d'être anéanties. Il admirait comme il n'y en avait aucune d'elles qui, pour édifier l'univers, ne voulût en avoir l'empire. Alors il se présenta un petit homme qui était un demi-mage et qui lui dit :
            - Je vois bien que l'œuvre va s'accomplir, car Zerdust est revenu sur la terre. Les petites filles prophétisent en se faisant donner des coups de pincettes par devant et le fouet par derrière. Ainsi nous vous demandons votre protection contre le grand lama.
            - Comment ! dit Babouc, contre ce pontife-roi qui réside au Tibet ?
            - Contre lui-même.
            - Vous lui faites donc la guerre et vous levez contre lui des armées ?
            - Non, mais il dit que l'homme est libre et nous n'en croyons rien. Nous écrivons contre lui de petits livres qu'il ne lit pas. A peine a-t-il entendu parler de nous. Il nous a seulement fait condamner comme un maître ordonne qu'on échenille les arbres de ses jardins.

             Babouc frémit de la folie de ces hommes qui faisaient profession de sagesse, des intrigues de ceux qui avaient renoncé au monde, de l'ambition et de la convoitise orgueilleuse de ceux qui enseignaient l'humilité et le désintéressement. Il conclut qu'Ituriel avait de bonnes raisons pour détruire toute cette engeance.

            Retiré il envoya chercher des livres nouveaux pour adoucir son chagrin, et il pria quelques lettrés à dîner pour se réjouir. Il en vint deux fois plus qu'il n'en avait demandé, comme les guêpes que le miel attire. Ces parasites se pressaient de manger et de parler. Ils louaient deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maître de la maison. Si quelqu'un d'eux disait un bon mot, les autres baissaient les yeux et se mordaient les lèvres de douleur de ne l'avoir pas dit. Ils avaient moins de dissimulation que les mages parce qu'ils n'avaient pas de si grands objets d'ambition. Chacun d'eux briguait une place de valet et une réputation de grand homme. Ils se disaient en face de choses insultantes qu'ils croyaient des traits d'esprit. Ils avaient eu quelque connaissance de la mission de Babouc. L'un d'eux le pria tout bas d'exterminer un auteur qui ne l'avait pas assez loué il y avait cinq ans, un autre demanda la perte d'un citoyen qui n'avait jamais ri à ses comédies, un troisième demanda l'extinction de l'Académie parce qu'il n'avait jamais pu parvenir à y être admis. Le repas fini chacun d'eux s'en alla seul, car il n'y avait pas dans toute la troupe deux hommes qui pussent se souffrir, ni même se parler ailleurs que chez les riches qui les invitaient à leur table. Babouc qu'il n'y avait pas grand mal quand cette vermine périrait dans la destruction générale.

            Dès qu'il se fut défait d'eux il se mit à lire quelques livres nouveaux. Il y reconnut l'esprit de ses convives. Il vit surtout avec indignation ces gazettes de la médisance, ces archives du mauvais goût, que l'envie, la bassesse et la faim ont dictées, ces lâches satires où l'on ménage le vautour et où l'on déchire la colombe, ces romans dénués d'imagination où l'on voit tant de portraits de femmes que l'auteur ne connaît pas.
            Il jeta au feu tous ces détestables écrits et sortit pour aller le soir à la promenade. On le présenta à un vieux lettré qui n'était point venu grossir le nombre de ses parasites. Ce lettré fuyait toujours la foule, connaissait les hommes, en faisait usage et se communiquait avec discrétion. Babouc lui parla avec douleur de ce qu'il avait lu et de ce qu'il avait vu.
            - Vous avez lu des choses bien méprisables, lui dit le sage lettré, mais dans tous les temps et dans tous les pays et dans tous les genres le mauvais fourmille et le bon est rare. Vous avez reçu chez vous le rebut de la pédanterie parce que dans toutes les professions ce qu'il y a de plus indigne de paraître est toujours ce qui se présente avec le plus d'impudence. Les véritables sages vivent entre eux retirés et tranquilles. Il y a encore parmi nous des hommes et des livres dignes de votre attention.
            Dans le temps qu'il parlait ainsi un autre lettre les joignit. Leurs discours furent si agréables et si instructifs, si élevés au-dessus des préjugés et si conformes à la vertu que Babouc avoua n'avoir jamais rien entendu de pareil. " Voilà des hommes, disait-il tout bas, à qui l'ange Ituriel n'osera toucher, ou il sera bien impitoyable. "
            Accommodé avec les lettrés il était toujours en colère contre le reste de la nation.
            - Vous êtes étranger, lui dit l'homme judicieux qui lui parlait, les abus se présentent à vos yeux en foule, et le bien qui est caché et qui résulte quelquefois de ces abus mêmes, vous échappe. .
            Alors il apprit que parmi les lettrés il y en avait quelques-uns qui n'étaient pas envieux, et que parmi les mages mêmes il y en avait de vertueux. Il conçut à la fin que ces grands corps, qui semblaient en se choquant préparer leurs communes ruines, étaient au fond des institutions salutaires, que chaque société de mages était un frein à ses rivales, que si ces émules différaient dans quelques opinions ils enseignaient tous la même morale, qu'ils instruisaient le peuple et qu'ils vivaient soumis aux lois, semblables aux précepteurs qui veillent sur le fils de la maison, tandis que le maître veille sur eux-mêmes. Il en pratiqua plusieurs et vit des âmes célestes. Il apprit même que parmi les fous qui prétendaient faire la guerre au grand-lama il y avait eu de très grands hommes. Il soupçonna enfin qu'il pourrait bien en être des mœurs de Persépolis comme des édifices dont les uns lui avaient paru dignes de pitié et les autres l'avaient ravi en admiration.

            Il dit à vos lettrés :
            - Je connais très bien que ces mages que j'avais crus si dangereux sont en effet très utiles surtout quand un gouvernement sage les empêche de se rendre trop nécessaires, mais vous m'avouerez au moins que vos jeunes magistrats qui achètent une charge de juge dès qu'ils ont appris à monter à cheval doivent étaler dans les tribunaux tout ce que l'impertinence a de plus ridicule et tout ce que l'iniquité a de plus pervers. Il vaudrait mieux sans doute donner ces places gratuitement à ces vieux jurisconsultes qui ont passé toute leur vie à peser le pour et le contre.
            Le lettré lui répliqua :
            - Vous avez vu notre armée avant d'arriver à Persépolis. Vous savez que nos jeunes officiers se battent très bien quoiqu'ils aient acheté leur charge. Peut-être verrez-vous que nos jeunes magistrats ne jugent pas mal, quoiqu'ils aient payé pour juger.
      Il le mena le lendemain au grand tribunal où l'on devait rendre un arrêt important. La cause était connue de tout le monde. Tous ces vieux avocats qui en parlaient étaient flottants dans leurs opinions, il alléguaient cent lois dont aucune n'était applicable au fond de la question. Ils regardaient l'affaire par cent côtés dont aucun n'était dans son vrai jour. Les juges décidèrent plus vite que les avocats ne doutèrent. Leur jugement fut presque unanime, ils jugèrent bien parce qu'ils suivaient les lumières de la raison et les autres avaient opiné mal, parce qu'ils n'avaient consulté que leurs livres.

            Babouc conclut qu'il y avait souvent de très bonnes choses dans les abus. Il vit dès le jour même que les richesses des financiers, qui l'avaient tant révolté, pouvaient produire un effet excellent car l'empereur ayant eu besoin d'argent, il trouva en une heure ce qu'il n'aurait pas eu en six mois par les voies ordinaires. Il vit que ces gros nuages enflés de la rosée de la terre lui rendaient en pluie ce qu'ils en recevaient. D'ailleurs les enfants de ces hommes nouveaux, souvent mieux élevés que ceux des familles plus anciennes, valaient quelquefois beaucoup mieux, car rien n'empêche que l'on soit un bon juge, un brave guerrier, un homme d'Etat habile, quand on a eu un père bon calculateur.
 
            Insensiblement Babouc faisait grâce à l'avidité du financier qui n'est pas au fond plus avide que les autres hommes et qui est nécessaire. Il excusait la folie de se ruiner pour juger et de se battre, folie qui produit de grands magistrats et des héros. Il pardonnait à l'envie des lettrés parmi lesquels il se trouvait des hommes qui éclairaient le monde. Il se réconciliait avec les mages ambitieux et intrigants chez lesquels il y avait encore plus de grandes vertus que de petits vices. Mais il lui restait bien des griefs et surtout les galanteries des dames et les désolations qui en devaient être la suite le remplissaient d'inquiétude et d'effroi.
            Comme il voulait pénétrer dans toutes les conditions humaines il se fit mener chez un ministre mais il tremblait toujours en chemin que quelque femme ne fût assassinée en sa présence par son mari. Arrivé chez l'homme d'Etat il resta deux heures dans l'antichambre sans être annoncé, et deux heures encore après l'avoir été. Il se promettait bien dans cet intervalle de recommander à l'ange Ituriel et le ministre et ses insolents huissiers. L'antichambre était remplie de dames de tout étage, de mages de toutes couleurs, de juges, de marchands, d'officiers, de pédants. Tous se plaignaient du ministre. L'avare et l'usurier disaient :
            - Sans doute cet homme-là pille les provinces.
            Le capricieux lui reprochait d'être bizarre, le voluptueux disait :
            - Il ne songe qu'à ses plaisirs.
            L'intrigant se flattait de le voir bientôt perdu par une cabale, les femmes espéraient qu'on leur donnerait bientôt un ministre plus jeune.
            Babouc entendait leurs discours, il ne put s'empêcher de dire :
            - Voilà un homme bien heureux. Il a tous ses ennemis dans son antichambre. Il écrase de son pouvoir ceux qui l'envient. Ils voient à ses pieds ceux qui le détestent.
            Il vit un petit vieillard courbé sous le poids des années et des affaires, mais encore vif et plein d'esprit
            Babouc lui plut et il parut à Babouc un homme estimable. La conversation devint intéressante. Le ministre lui avoua qu'il était un homme très malheureux, qu'il passait pour riche et qu'il était pauvre, qu'on le croyait tout-puissant et qu'il était toujours contredit. Qu'il n'avait guère obligé que des ingrats et que dans un travail continuel de quarante années il avait eu à peine un moment de consolation. Babouc en fut touché et pensa que si cet homme avait fait des fautes et si l'ange Ituriel voulait le punir il ne fallait pas l'exterminer mais seulement lui laisser sa place.

            Tandis qu'il parlait au ministre entre brusquement la belle dame chez qui Babouc avait dîner, on voyait dans ses yeux et sur son front les symptômes de la douleur et de la colère. Elle éclata en reproches contre l'homme d'Etat, elle versa des larmes, elle se plaignit avec amertume de ce qu'on avait refusé à son mari une place où sa naissance lui permettrait d'aspirer et que sa naissance et ses services méritaient. Elle s'exprima avec tant de force, elle mit tant de grâce dans ses plaintes, elle détruisit les objections avec tant d'adresse, elle fit valoir les raisons avec tant d'éloquence, qu'elle ne sortit point de la chambre sans avoir fait la fortune de son mari.
            Babouc lui donna la main.                                    
            - Est-il possible, madame lui dit-il, que vous vous soyez donné toute cette peine pour un homme que vous n'aimez point et dont vous avez tout à craindre ?          
            - Un homme que je n'aime point ! s'écria-t-elle, sachez que mon mari est le meilleur ami que j'aie au monde, qu'il n'y a rien que je ne lui sacrifie, hors mon amant. Et qu'il ferait tout pour moi, hors de quitter sa maîtresse. Je veux vous la faire connaître. C'est une femme charmante, pleine d'esprit et du meilleur caractère du monde. Nous soupons ensemble ce soir avec mon mari et mon petit mage, venez partager notre joie.
            La dame mena Babouc chez elle. Le mari qui était enfin arrivé, plongé dans la douleur, revit sa femme avec des transports d'allégresse et de reconnaissance. Il embrassait tour à tour sa femme, sa maîtresse, le petit mage et Babouc. L'union, la gaieté, l'esprit et les grâces furent l'âme du repas.            - Apprenez, lui dit la belle dame chez qui il soupait, que celles qu'on appelle quelquefois de malhonnêtes femmes ont presque toujours le mérite d'un très honnête homme, et pour vous en convaincre venez demain dîner avec moi chez la belle Téone. Il y a quelques vieilles vestales qui la déchirent, mais elle fait plus de bien qu'elles toutes ensemble. Elle ne commettrait pas une légère injustice pour le plus grand intérêt. Elle ne donne à son amant que des conseils généreux, elle n'est occupée que de sa gloire. Il rougirait devant s'il avait laissé échapper une occasion de faire du bien, car rien n'encourage plus aux actions vertueuses que d'avoir pour témoin et pour juge de sa conduite une maîtresse dont on veut mériter l'estime.
            Babouc ne manqua pas au rendez-vous. Il vit une maison où régnaient tous les plaisirs. Téone régnait sur eux, elle savait parler à chacun son langage. Son esprit naturel mettait à son aise celui des autres. Elle plaisait sans presque le vouloir, elle était aussi aimable que bienfaisante et, ce qui augmentait le prix de toutes ses bonnes qualités, elle était belle.
            Babouc, tout Scythe et tout envoyé qu'il était d'un génie, s'aperçut que s'il restait encore à Persépolis il oublierait Ituriel pour Téone. Il s'affectionnait à la ville dont le peuple était poli, doux et bienfaisant, quoique léger, médisant et plein de vanité. Il craignait que Persépolis ne fût condamnée. Il craignait même le compte qu'il allait rendre.
            Voici comme il s'y prit pour rendre ce compte. Il fit faire par le meilleur fondeur de la ville une petite statue composée de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles. Il la porta à Ituriel.
            - Casserez-vous, dit-il cette jolie statue parce que tout n'y est pas or et diamant ?
            Ituriel entendit à demi-mot. Il résolut de ne pas même songer à corriger Persépolis et de laisser aller le monde comme il va car dit-il :
            - Si tout n'est pas bien, tout est passable.
            On laissa donc subsister Persépolis, et Babouc fut bien loin de se plaindre comme Jonas qui se fâcha qu'on ne détruisait pas Ninive. Mais quand on a été trois jours dans le corps d'une baleine on n'est pas de si bonne humeur que quand on a été à l'opéra, à la comédie et qu'on a soupé en bonne compagnie


                                                                                      V O L T A I R E

                         ( conté en ste en 1747 1è éd  1748 titre de 1764 )