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mercredi 27 février 2019

Les Méfaits du Tabac monologue Anton Tchekhov ( Théâtre Russie )

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franceculture.fr



                                         Les Méfaits du Tabac


                                    Scène-monologue en un acte

            Le personnage :
                                       Ivan Ivanovitch Nioukhine, mari de la femme, directrice d'une école de musique et d'un pensionnat pour jeunes filles 
            Décor :
                        L'estrade d'un cercle provincial.

            Nioukhine, longs favoris, pas de moustache, vêtu d'un vieil habit râpé.
                                
                                 Il entre avec majesté, salue et arrange son gilet.

            - Mesdames... et, en quelque sorte, messieurs... ( Il lisse ses favoris ) On avait demandé à ma femme que je fasse une conférence sur un sujet ou un autre, et dans un but de bienfaisance. Et donc, pour une conférence, en ce qui me concerne, cela m'est bien égal. Evidemment je ne suis pas professeur, loin de moi tout titre scientifique, nonobstant voilà trente ans déjà que je travaille on peut dire sans discontinuer et au détriment de ma santé, etc., sur des questions de caractère strictement scientifique. J'y réfléchis et j'écris, imaginez-vous, des articles scientifiques, c'est-à-dire non, pas vraiment scientifiques mais, passez-moi l'expression, comme qui dirait scientifiques. Ces jours-ci j'ai, entre autres, écrit un immense article intitulé : " Sur la nocivité de certains insectes. " Mes filles l'ont beaucoup apprécié et, en particulier, la partie où il est question de punaises. Mais moi, après l'avoir lu je l'ai déchiré.
            De toute façon, et quoi qu'on écrive, on ne peut se passer de poudre insecticide.
            Chez nous, il y a des punaises jusque dans le piano...
            Aujourd'hui, le sujet de ma conférence sera le danger que représente pour l'humanité l'usage du tabac.
            En ce qui me concerne je fume, mais ma femme m'a dit de faire ma conférence sur les méfaits du tabac, alors il n'y a plus à discuter.                                                          enerzine.com
Image associée            Va pour le tabac, cela m'est bien égal. Quant à vous, chers Messieurs, je vous proposerai d'écouter la-dite conférence avec tout le sérieux qui s'impose, sans quoi, on ne sait jamais.
            Ceux qu'i craignent la sécheresse d'un exposé scientifique, ceux qui n'aiment pas ça, peuvent ne pas m'écouter et sortir.
            ( Il arrange son gilet ).
            Je m'adresse tout particulièrement aux médecins ici présents, je leur demande toute leur attention, car il pourrait glaner dans ma conférence des renseignements utiles, le tabac, en dehors de ses méfaits s'employant aussi en médecine. Ainsi, par exemple, si on enfermait une mouche dans une tabatière, il se pourrait qu'elle y crève de dépression nerveuse.
            Le tabac c'est principalement une plante...
            Lorsque je fais une conférence, j'ai habituellement l'oeil droit qui se met à cligner, n'y faites pas attention, c'est l'émotion. Je suis un homme très nerveux en général, et je me suis mis à cligner de l'oeil en 1889, le 13 septembre, le jour même où ma femme a, en quelque sorte, donné le jour à ma quatrième fille, Varvara. Mais ( il regarde sa montre ) comme je n'ai que peu de temps ne dévions pas du sujet de la conférence. J'attire votre attention sur le fait que ma femme dirige une école de musique et un pensionnat pour jeunes filles, c'est-à-dire, pas vraiment un pensionnat, mais tout comme.
            Entre nous, ma femme aime pleurer misère, mais en fait elle a mis de côté un petit magot de quarante ou cinquante mille roubles, tandis que moi je n'ai pas un sou vaillant... enfin, que voulez-vous... Je suis l'économe du pensionnat. J'achète les provisions, je surveille les domestiques, je marque les dépenses, je confectionne les cahiers, je fais la chasse aux punaises, je promène le petit chien de ma femme, j'attrape les souris... Hier soir j'ai pesé la farine et le beurre pour la cuisinière car on devait faire des crêpes. Bref, aujourd'hui, quand les crêpes étaient prêtes, ma femme est venue à la cuisine annoncer que trois de ses pensionnaires souffrant des amygdales ne mangeraient pas de crêpes. C'est pourquoi nous avions quelques crêpes de trop. Que fallait-il en faire ? Ma femme a tout d'abord donné l'ordre de les mettre à la cave,mais, après réflexion, elle a changé d'avis et dit :
            - Mange-les toi-même, espèce d'empaillé.
            Quand elle est de mauvaise humeur elle me traite d'empaillé, ou de monstre, ou de démon. Qu'est-ce que j'ai de démoniaque, pourtant ? Elle est toujours de mauvaise humeur. Et ces crêpes, je ne les ai pas mangées, mais avalées sans mastiquer, parce que j'ai toujours faim. Hier, par exemple, elle ne m'a pas permis de dîner :                                                                   fabricademagie.ro
            - Il n'y a pas de raison de te nourrir, espèce d'empaillé...
            Mais ( il regarde sa montre ) nous bavardons, nous              bavardons et nous nous sommes un peu éloignés du sujet. Continuons. Bien que vous auriez sûrement préféré entendre une romance ou, comme qui dirait, une symphonie, un air d'opéra... ( Il chante )
            " Au coeur du combat nous ne cillerons pas... "
            Je ne me rappelle plus d'où ça sort... A propos j'ai oublié de vous dire qu'à l'école de musique de ma femme, en dehors de mes obligations domestiques, je suis également chargé d'enseigner les mathématiques, la chimie, la géographie, l'histoire, le solfège, la littérature, etc. Pour les leçons de chant, de danse, de dessin, ma femme fait payer un supplément, bien que ce soit également moi qui enseigne. Notre école de musique est située dans l'impasse des Cinq-Chiens, au numéro 13, et notre maison a 13 fenêtres... que voulez-vous... Enfin, pour tous renseignements adressez-vous à ma femme que vous trouverez chez elle à n'importe quelle heure. Quant au programme de l'école, vous pouvez, si vous le désirez, vous le procurer chez le concierge, à raison de 30 kopeks l'exemplaire.
            ( Il sort de sa poche quelques brochures )
            Je peux vous en céder quelques-uns moi-même. 30 kopeks l'exemplaire ! Personne n'en veut?
           ( Une pause )
           Personne ? Bon, 20 kopeks pièce !
           ( Une pause )
           Tant pis. Oui, nous habitons au numéro 13. Je ne réussis jamais rien, j'ai vieilli, je suis abruti.
           Me voilà en train de faire une conférence, et j'ai l'air content comme ça quant, en réalité, j'ai envie de hurler ou de me trouver à mille lieues d'ici. Et personne à qui vider mon coeur... c'est à pleurer... Vous me direz, vos filles... Les filles ? Quand je leur en parle ça les fait rire, et c'est tout... Ma femme a sept filles... Non, excusez-moi, six, si je ne me trompe...
            ( Vivement )
           Sept ! L'aînée, Anna, a vingt-sept ans, la plus jeune en a dix-sept. Messieurs... Mesdames...
           ( Après un coup d'oeil vers la coulisse )
           Je suis malheureux, je ne suis plus qu'un abruti, qu'un minus, mais, en fait, vous avez devant vous le plus heureux des pères. En fait, cela devrait être ainsi et je ne saurais dire autre chose. Si vous saviez ! J'ai vécu avec ma femme trente-trois ans, et je dois dire que c'étaient là les années les plus heureuses de ma vie. Pas vraiment les plus heureuses, mais je parle en général. Elles se sont évanouies comme un seul, bref instant de bonheur, que le diable les emporte.
            ( Un coup d'oeil vers la coulisse )
            Mais je crois bien qu'elle n'est pas encore arrivée, elle n'est pas là et je peux dire tout ce que bon me semble... J'ai horriblement peur, peur de son regard. Oui, c'est bien comme je le dis : mes filles ne se marient pas, parce qu'elles sont timides et parce que les hommes ne les voient jamais. Ma femme ne veut pas donner de soirées, elle n'invite jamais personne à un repas. C'est une dame très avare, hargneuse et méchante, c'est pourquoi personne ne vient jamais nous voir, mais... je vais vous le dire sous sceau du secret...
            ( Il s'approche de la rampe )
            On peut rencontrer les filles de ma femme lors des grandes fêtes de l'année chez leur tante, Nathalia Semionovna, celle qui a des rhumatismes et porte une sorte de robe jaune à dessins noirs, à croire qu'elle est couverte de cafards. Chez elle on sert des hors-d'oeuvre, et quand ma femme n'y est pas, on peut même se permettre de...
            ( Il fait le geste de boire )
            Il faut vous dire qu'il me suffit d'un petit verre pour être ivre, et cela me fait chaud au coeur, et en même temps ça me rend si triste que je ne saurais même pas l'exprimer. Soudain, on ne sait trop pourquoi, votre jeunesse vous remonte et, on ne sait trop pourquoi, on a envie de prendre la fuite. Ah ! si vous saviez comme on peut en avoir envie !
   chantalserriere.blog.lemonde.fr                                                          ( Il s'enflamme )
tolstoi.1272643847.jpg             Fuir, laisser tomber tout ça et fuir sans se retourner... où ? N'importe où, pourvu qu'on se sorte de cette sale petite vie sordide, de cette vie au rabais qui a fait de moi un vieil imbécile pitoyable, un pitoyable vieil idiot, fuir cette bonne femme avare, sotte, mesquine, méchante, méchante, méchante, fuir ma femme qui m'a tourmenté pendant trente-trois ans, fuir la musique, la cuisine, l'argent de ma femme, fuir toutes ces sottises, toute cette vulgarité... et s'arrêter quelque part, très, très loin, au milieu d'un champ, rester debout, comme un arbre, un poteau, un épouvantail de potager, sous un grand ciel et, toute la nuit, contempler au-dessus de sa tête, le croissant de lune calme et serin, et oublier, oublier... Oh ! comme j'aurais aimé ne plus me souvenir !... Comme j'aurais voulu m'arracher ce sale habit râpé, que je portais à mon mariage, il y a trente ans...
            ( Il arrache  son habit )
            Que je porte toujours quand je fais des conférences dans un but de bienfaisance... Tiens, voilà pour toi !
            ( Il piétine son habit )
            Voilà pour toi !. Je suis vieux, pauvre, minable comme ce gilet avec son dos usé, élimé...
             ( Il montre son dos )
            Je ne demande rien ! Je suis au-dessus de tout cela, plus propre que ça,. Il fut un temps j'étais jeune, intelligent, je faisais mes études à l'Université, je rêvais, je me considérais comme un être humain.. . Maintenant, je ne demande plus rien ! Rien que le repos... que le repos.
            ( Il jette un coup d'oeil vers la coulisse et remet rapidement son habit )
            Cependant, voilà ma femme qui arrive dans les coulisses... Elle y est, elle m'y attend...
            ( Il regarde sa montre )
           Il est l'heure... Si elle vous demandait quelque chose, dites-lui, je vous prie, que la conférence a eu lieu... que l'espèce d'empaillé, c'est-à-dire moi, s'est tenu convenablement/
            ( Il jette un coup d'oeil dans la coulisse, s'éclaircit la voix )
            Elle regarde par ici.
            ( Il élève la voix )
            A partir de la donnée que le tabac contient le poison terrible dont je viens de vous parler, il découle qu'il ne faut fumer sous aucun prétexte, et je me permettrai, en quelque sorte, d'espérer que la conférence sur " les méfaits du tabac " que je viens de faire, aura eu son utilité. C'est tout ce que j'avais à dire. Dixit et  animam levavi !

                                                             ( Il salue et sort avec majesté )

                                                      Anton Tchekhov

                                                                     ( 1902 )   
                                                  


                               


                              

vendredi 23 novembre 2018

Amour et piano Feydeau ( Théâtre France )

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                                             Amour 
                                                          et
                                                               P i a n o

            Pièce en 1 acte - 3 personnages :
                                 
                                        *********************

            Un salon élégant. Au fond de la scène la porte d'entrée.
            A gauche une cheminée.
            A droite au premier plan, une porte, au second plan, un piano.
            Des chaises, divans, tables, etc...

                                         **********************

                                          Scène Première

                                         Baptiste - Lucile

            Baptiste range sur le guéridon. Lucile assise au piano fait des gammes aussi rapides que possible.

            Baptiste, après avoir écouté le jeu de Lucile, avec enthousiasme - Ah, bravo !... Je demande pardon à Mademoiselle, mais Mademoiselle fait l'ouragan  d'une manière !... Oh !
            Lucile. - Comment " l'ouragan " ? Ce sont des gammes.
            Baptiste. - Moi, j'appelle ça l'ouragan, Mademoiselle... Ça représente mieux à l'imagination ! tandis que " gamme ", c'est bête, Mademoiselle. C'est le vent à la campagne à travers les portes. ( Il
imite le sifflement du vent ). C'est tout à fait ça.
            Lucile. - C'est possible, mais à Paris, on appelle ça des gammes.
            Baptiste. - Cela ne m'étonne pas ! On a la manie de traduire tout en anglais.
            Lucile. - Allons, ne commence pas... Dis-moi, maman est-elle déjà partie ?
            Baptiste. - Il y a un bon quart d'heure.
            Lucile. - Oh ! c'est égal, en voilà une corvée ! Tu ne sais pas où est allée maman ?
            Baptiste. - Non.
            Lucile. - Devine !... elle est allée " comparoir "...
            Baptiste. - Comparoir ?
            Lucile. - Oui, devant la 9è Chambre correctionnelle.
            Baptiste. - Madame en police correctionnelle ?...
            Lucile. - Oh, rassure-toi, comme témoin seulement. Une affaire de cocher ! Insulte aux agents, et je ne sais quoi, et impossible de remettre encore. Enfin, voilà comment elle est allée comparoir, maman.
            Baptiste. - Oh ! c'est moi qui aimerais cela, à comparoir.
            Lucile. - En voilà une idée !... Tiens, laisse-moi étudier mon piano. Tu me fais perdre mon temps avec tes réflexions. L'aimes-tu, au moins, le piano ?
            Baptiste. - Oh ! quand c'est Mademoiselle qui en joue, je crois bien. Quand c'est moi, rien.
            Lucile. - Comment, tu connais le piano .
            Baptiste. - Oui, Mademoiselle. Ma mère en avait un vieux au village.
            Lucile. - Allons donc ! Et tu t'en servais ?
            Baptiste. - De garde-manger, oui Mademoiselle. Au pays nous n'avons pas les moyens de gâcher des pianos pour en faire des instruments de musique.
            Lucile. - Ah ! A propos de musique, il viendra tout à l'heure un monsieur. C'est un professeur de piano pour moi. Un professeur très célèbre. Un maestro, comme l'on dit, " un maestro di primo cartello ".
            Baptiste, avec un soupir. - Encore de l'anglais.
            Lucile. - Et original, parait-il, comme on n'en voit pas. Il s'appelle... ah ! ma foi je ne sais pas son nom, mais c'est un nom très connu.
            Baptiste, cherchant. - Molière ?
            Lucile. - Mais non.
            Baptiste. - C'est vrai, Molière c'est un fabricant de fontaines en fonte, Molière.
            Lucile. - Enfin, n'importe ! Ce monsieur demandera si Madame est chez elle.
            Baptiste. - Je répondrai que Madame est sortie.                                      int.search.myway.com
            Lucile. - Non ! Tu le feras entrer, c'est moi qui le recevrai.
            Baptiste. - Comment, Mademoiselle, quand Madame n'est pas là ?
            Lucile. - Oui, c'est convenu avec maman. Il n'y a pas moyen de faire autrement. Pense donc, un maestro ! on ne peut pas le prier de repasser comme un petit coureur de cachets. Quand on a rendez-vous avec un maestro, il faut être exact. Il n'y a qu'eux qui peuvent ne point l'être.
            Baptiste, à part. - Tout le contraire d'un domestique.
            Lucile. - Enfin, c'est bien entendu ? Quand ce monsieur viendra, tu le feras entrer ; et maintenant, laisse-moi faire mes gammes.

            Baptiste sort. Lucile se met au piano.


                                                                 Scène II

            Lucile, seule au piano. - Do ré mi fa sol la si do, do si la sol fa mi ré do. Oui ! que c'est aride! Et dire qu'il faut apprendre !... Aujourd'hui on ne vous épouse que lorsque vous savez jouer du piano. Il me semble pourtant que ce n'est pas pour cela qu'on se marie. Do ré mi fa sol la si do. Les games surtout. Dieu ! que c'est ennuyeux !... Mais il paraît qu'elles délient les doigts... Comme si l'on ne pouvait pas être une bonne épouse sans avoir les doigts déliés. Je vous demande un peu !... Ah ! si les jeunes filles pouvaient parler librement... Je dirais tout simplement à celui qui voudrait m'épouser :
            " - Monsieur, me voilà ! Je vais avoir 20 ans, je ne sais pas jouer du piano, mais je ne vous demande pas de savoir jouer de la flûte. Le mariage n'est pas un concert... c'est... c'est... je ne sais pas bien ce que c'est... mais enfin on ne se marie pas pour faire de la musique ! Si voulez m'épouser sans piano, voici ma main ! Si vous ne voulez pas, j'ai bien l'honneur de vous saluer... Et voilà !... Seulement, nous autres jeunes filles, il faut toujours nous sacrifier.


                                                            Scène III

            Baptiste. - Mademoiselle, c'est le monsieur ! le maestro, comme Mademoiselle dit, " qui prime l'eau, carpe à l'eau ".
            Lucile. - Ah ! le professeur !
            Baptiste. - Voici sa carte.
            Lucile. - Edouard Lorillot. Tiens, c'est un drôle de nom. Ah ! C'est bien ! faites-le entrer. A propos est-on venu de chez Brandus ?
            Baptiste. - Je ne crois pas, mademoiselle.
            Lucile. - Passes-y tout de suite.


                                                                Scène IV

                                                     Baptiste, puis Edouard, très élégant

            Baptiste. - Si Monsieur veut prendre la peine d'entrer ! Mademoiselle prie Monsieur de l'attendre un instant.
            Edouart, très ému. -Ah ! Mademoiselle prie Monsieur d'att... Elle me prie de... alors, vous lui avez remis ma carte ? C'est très bien, mais, dîtes-moi,  quand elle a vu mon nom, qu'est-ce qu'elle a dit ?
            Baptiste. - Elle a dit : " Tiens, c'est un drôle de nom !... "
            Edouard. - Ah ! et voilà tout ?...
            Baptiste. - C'est tout ce que j'ai entendu.
            Edouard. - Je vous remercie.

            Baptiste sort.


   chordify.net                                                                Scène V
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            Edouard, seul. - Allons, décidément, je me lance. Je suis à Paris depuis quinze jours, j'arrive de Toulouse, mais je ne sens pas du tout ma province. Ainsi pas d'accent, c'est peut-être parce que j'ai été élevé à Dunkerque. Je suis jeune, élégant, millionnaire... Oui, j'ai 15 000 livres de rente... En province, cela suffit pour être millionnaire. Bref, cette fortune me permet d'avoir des amis qui me disent que je suis le plus Parisien des Parisiens ! Je le crois, je m'habille chez le premier tailleur, mon coiffeur est le coiffeur à la mode ! J'ai des princes que je tutoie, un duc que je conduis ! J'ai tout, enfin, tout sauf l'essentiel. Une liaison qui me pose ! Alors je me suis dit : " Allons voir la Dubarroy !... Tout le monde m'en parle comme l'une des femmes les plus " chics " de Paris ! Je ne la connais pas, mais elle ne peut être que très bien et puis c'est une de ces actrices qui vous posent tout de suite un homme ! Je m'enquiers de son adresse et me voilà ! C'est très bien ici... Voilà le salon... très chic, et cette porte ?... elle donne sans doute sur la... Hum ! nous verrons cela plus tard.


                                                                Scène VI

            Lucile, apportant de la musique. - Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir fait attendre. Mais je ne trouvais pas ma musique.
            Edouard, très ému. - Ah ! vous ne trouviez pas... Mais, ça ne fait rien, Mademoiselle.
            Lucile. - Oh ! mais moi je ne peux pas me passer de musique. ( Elle lui fait signe de s'asseoir)
Prenez donc la peine de vous asseoir.
            Edouard. - Le fait est que la musique est un bien bel art, mademoiselle.                 
            Lucile. - Ah ! le plus beau de tous, Monsieur ! (  à part ) Je veux qu'il ait bonne opinion de moi.
            Edouard. - Je l'adore, moi ! ( à part ) Je flatte ses goûts.
            Lucile. - Les commencements, par exemple, sont bien pénibles.
            Edouart. - Ma foi, je ne me souviens pas d'avoir jamais commencé.
            Lucile, à part. - Il est très fat ! Mais c'est comme tous les artistes. ( Haut ) Aimez-vous beaucoup Wagner, monsieur ?
            Edouard. - Wagner ? Le pharmacien ?
            Lucile. - Le pharmacien ?
            Edouard. - Le pharmacien de Toulouse ?
            Lucile. - Mais non, le musicien.
            Edouard. - Le musicien ? Ah ! oui. Wagner. J'en ai entendu parler... Oui, il paraît qu'il fait de la musique.
            Lucile, à part. - Comment, il paraît...
            Edouard. - Oui, parfaitement, j'en ai entendu parler. ( A part ) Si j'abordais la question.
( Haut ) Pardon, mademoiselle.
            Lucile. - Et Mozart, qu'en pensez-vous ?
            Edouard. - Mon Dieu, je n'y pense pas, mademoiselle, mais pardon, je...
            Lucile. - Mais alors, monsieur, quel est votre compositeur favori ?
            Edouard. - Hein?... c'est... Cordillard.
            Lucile. - Cordillard ? Qui est-ce ça ?
            Edouard. - C'est un de mes amis.
            Lucile. - Ah !
            Edouard. - Oui ! un musicien de talent. C'est l'auteur du " Chicard de Chicago ".
            Lucile. - Je ne connais pas !
            Edouard. - Ah ! c'est très bien. ( Fredonnant )

                                Qu'on a du chic à Chicago
                                A Chicago loin du Congo.
                                Il épate tous les gogos
                               Voilà le chicard de Chicago. 

            C'est très gentil... Mais pardon, mademoiselle, nous parlons, nous parlons, et pendant ce temps-là, je ne vous explique pas...
            Lucile. -Quoi donc, monsieur ?
            Edouard. - La raison de ma présence ici.
            Lucile. - Ah ! Je l'avais deviné tout de suite !
            Edouard. - Ah ! vous l'avez...
            Lucile. - Mais oui.
            Edouard ( à part ). - Les femmes de Paris sont d'une perspicacité !
            Lucile. - En un mot, monsieur, je vous attendais.
            Edouard,étonné. - Ah ! vous m'att... Vous me connaissez donc ?
            Lucile. - Moi ? Pas du tout ? Mais qu'importe, on fait connaissance.
            Edouard. - C'est vrai l'on...  l'on... (  à par ) Cela ira tout seul...
            Lucile. - On dit que vous êtes très à la mode.
            Edouard. - J'ai un assez bon tailleur.
            Lucile. - Mais non, je veux dire que vous êtes très lancé.
            Edouard. - Ah ! parfaitement.
            Lucile. - Vous avez sans doute passé par le Conservatoire.
            Edouard. - Le Conservatoire ?... Ah ! oui, Faubourg Poissonnière ! Parfaitement... J'ai passé devant ! ( A part ) Pourquoi me parle-t-elle du Conservatoire ?
            Lucile. - Ne m'a-t-on pas dit que vous aviez eu un premier prix ?...
            Edouard. - Hein ?... Oh ! il y a si longtemps ; j'avais neuf ans, et puis, c'était un prix d'orthographe ! Cela ne vaut vraiment pas la peine d'en parler. ( a part ) Quelle drôle de conversation.
            Lucile, à part. - Il est un peu original.
            Edouard, brusquement. - Mademoiselle, je m'appelle Edouard Lorillot. Je suis âgé de vingt-cinq ans.
            Lucile. - C'est un bel âge.
            Edouard, avec fatuité. - C'est un très bel âge !
            Lucile. -Cependant, pour ce qui nous intéresse, l'âge fait peu de choses.
            Edouard. - Vous trouvez ?                                                                                                         
Résultat de recherche d'images pour "piano$"            Lucile. - Lucile.                                                                       
            Edouard. - Ah ! vous trouvez que... Cependant vous m'avouerez que les jeunes sont préférables.
            Lucile. - Eh ! eh ! les vieux ont plus d'expérience.
            Edouard. - Plus d'expérience, soit ! mais enfin, cela ne suffit pas.
            Lucile. - Je sais bien que l'on dit : " Si vieillesse pouvait ! " mais le proverbe dit aussi :
" Si jeunesse savait ! "
            Edouard. - Oh ! mais moi, mademoiselle, je sais.
            Lucile. - Oh ! je ne parle pas pour vous, monsieur. On n'ignore pas que vous avez fait vos preuves.
            Edouard. - Ah ! vous savez ! Bah ! ne parlons pas de cela !
            Lucile. - D'ailleurs, j'espère bien que vous me le prouverez !                          partition-piano-gratuite.fr
            Edouard. - Moi ?...         
            Lucile. - Certainement.
            Edouard, avec transport. - Mais,.. mais avec bonheur, mais quand vous voudrez. Mais n'est-ce pas pour cela que je suis venu ? Si je vous le prouverai ! Ah ! Je suis aux anges !
            Lucile. - Eh ! bien, monsieur, qu'est-ce que vous avez ?
            Edouard, brusquement. - Ce que j'ai, mademoiselle ? mademoiselle, j'ai de la fortune.
            Lucile. - Oh, alors, c'est uniquement pour l'amour de l'art que...
            Edouard. - Oh ! et de l'artiste, mademoiselle, et de l'artiste.
            Lucile, saluant. - Monsieur ! ( à part ) Il est très galant.
            Edouard. - En un mot, mademoiselle, je tiens à vous dire... en passant que je serai très facile sur toutes les questions, comment dirai-je ? sur toutes les questions pécuniaires.
            Lucile. - Mais, monsieur, on a dû vous dire, je suppose, quelles sont les conditions.
            Edouard. - Les conditions ?
            Lucile. - Oui.
            Edouard. - Du tout, on ne m'a rien dit. ( A part ) Elle va m'écorcher.
            Lucile. - Mon Dieu, monsieur, c'est 400 francs par mois de quatre séances par semaine.
            Edouard, ahuri. - Ah ! c'est... c'est à la séance  ?
            Lucile. - Oui, monsieur.
            Edouard. - 400 francs par mois. Et voilà tout ?
            Lucile. - Quoi, monsieur, vous ne trouvez pas cela suffisant ?
            Edouard, à part. - Et l'on dit que la vie est chère à Paris.
            Lucile. - Il semblerait que vous n'êtes pas satisfait ?
            Edouard. - C'est qu'en vérité, je suis étonné...
            Lucile. - Ah ! vous m'avez promis, monsieur, de vous montrer facile et puis, vous savez, si tout va bien ! Eh bien ! je puis vous dire que l'on ne refusera pas une petite gratification à la fin du mois.
            Edouard. - Ah ! bon !... Ah ! très bien !... je me disais aussi... oui, oui, oui, ( à part ) connu, les petites gratifications.
            Lucile. - Enfin, voilà, monsieur ! Au reste, ce n'est pas moi qui m'occupe de ces détails d'intérieur et, si vous ne trouvez pas que ce soit suffisant, eh bien ! vous parlerez à ma mère.
            Edouard. - Aïe ! aïe ! Vous avez une mère ?
            Lucile. - Plaît-il ?
            Edouard. - Je dis, vous avez une mère... une vraie ?         
            Lucile. - Je ne vous comprends pas, monsieur ; vous avez bien dû la voir, je suppose, sans cela vous ne seriez pas ici.
            Edouard. - Ah ! oui, oui, en effet. ( A part ) Je n'ai rien vu du tout.
            Lucile. - Eh bien ! alors, monsieur, vous pourrez vous entretenir avec elle.
            Edouard. - Aïe ! Aïe !
            Lucile. - Pourtant, je doute qu'elle consente à la moindre modification.
            Edouard. - Elle ne consentira pas, vous croyez ?
            Lucile. - J'en suis même à peu près sûre.
            Edouard. - Eh bien ! alors, puisqu'il le faut, mademoiselle, je me résigne. Va pour 400 francs par mois.
            Lucile. - Et à quatre séances par semaine.
            Edouard. - A quatre séances.
            Lucile. - Allons, voilà qui est bien, monsieur. Et maintenant, si vous le permettez nous allons commencer.
            Edouard. - Hein !... nous allons... comme ça, tout de suite ?
            Lucile, tout en cherchant un objet qu'elle ne trouve pas. - Oui, si vous voulez bien.  ( A part ) C'est étrange ! Qu'est-ce que j'ai pu en faire ?
             Edouard, à part. - Ah çà ! qu'est-ce qu'elle cherche ?
             Il cherche lui-même des yeux.
             Lucile, à part. - Allons, je l'aurai laissée dans ma chambre. ( Haut ). Je suis à vous, monsieur.
             Edouard s'incline. Elle sort.


                                                           Scène VII

winchs.com                                              Edouard puis Baptiste

            Edouard. - Hum !  Cela n'a pas été long ! Ah ! cela se fait militairement dans cette maison. Sapristi ! Une, deux, en avant, marche ! voilà le progrès ! Comme on est en retard en province... Enfin, voilà une petite aventure qui va joliment me lancer. Elle est sortie... par là...

            Il se dirige vers la porte par où est sortie Lucile.

            Baptiste, apportant une partition de musique et la remettant à Edouard. Voici, monsieur.
            Edouard. - Qu'est-ce que c'est que cela ?
            Baptiste. - C'est un livre que mademoiselle appelle comme ça ; " Les sonnettes de bête à veine " et que Mademoiselle a dit de remettre à Monsieur.
            Edouard, étonné. - Les sonnettes de bête à veine ?
            Baptiste. - Oui. Ça doit être de la botanique.
            Edouard, lisant. - Ah ! " Les sonates de Beethoven ".
            Baptiste. - Monsieur croit ? C'est possible ; seulement, ça ne signifie plus rien, alors.
            Edouard. - Mais qu'est-ce qu'elle veut que j'en fasse ?
            Baptiste. - C'est sans doute pour que Monsieur fasse la lecture.
            Edouard. - Ah ? merci.
         
            Il se dirige de nouveau vers la porte. 

             Baptiste. - Je demande pardon à Monsieur, mais Monsieur sait-il où il va ?
             Edouard. - Mais oui, mon ami, mais oui.
             Baptiste. - Ah ! c'est que cette chambre...
             Edouard. - Eh bien ! quoi ? Est-ce que par hasard ? Parle... ( Tirant un louis de sa poche ) Parle donc, voyons.
             Baptiste, regardant avec convoitise, à part. - Un louis ! ( Haut ) Eh bien ! c'est... c'est la chambre à coucher.
             Edouard. - Eh bien ! oui, la chambre, le temps de Vénus, le sanctuaire discret...
             Baptiste. - Où se repose la mère de Mademoiselle, oui, monsieur.
             Edouard, ahuri, remettant le louis dans sa poche. - Hein ! quoi ! c'est la mère ! c'est la mère qui... mais c'est impossible !
             Baptiste, à part. - Eh bien ! et ma pièce. ( Haut ) Pardon, monsieur.
              Il tend la main.
              Edouard, lui donnant une pièce. - Ah ! c'est juste... Voilà vingt francs.
              Baptiste. - Mais, monsieur, c'est vingt sous.
              Edouard. - Oui, cela ne fait rien, gardez-les tout de même.

                                  Baptiste sort.


                                                         Scène VIII

                                                   Edouard puis Lucile

            Edouard. - C'est la mère , c'est la mère qui... et moi qui croyais que... Oh ! Oh ! et voilà le renseignement que je paie au poids de l'or !...
            Lucile, tenant une baguette assez longue à la main. - Voici monsieur tout ce que j'ai pu trouver.
            Edouard. - Qu'est-ce que c'est que ça ?
            Lucile. - C'est le bâton !
            Edouard. - Et c'est pour ?...
            Lucile. - Oui, je trouve qu'il n'y a pas moyen de bien jouer sans cela.
            Edouard. - Cela, c'est une drôle d'idée, par exemple.
            Lucile. - Tenez, mettez- vous là ! Prenez une chaise, et battez !
            Edouard, prenant une chaise. - Ah ! il faut que... ( A part ) Elle veut me faire battre les meubles à présent ?
            Lucile. - Allons, tenez !  ( elle va au piano )  ah ! je ne suis pas très forte, je vous en préviens.
            Edouard, à part. - Ah ! c'est une épreuve, comme dans la franc-maçonnerie.
            Lucile. - Allons, commençons ! battez !
            Edouard. - Je veux bien, moi. Mais je vous préviens que cela fera peut-être un peu de poussière.
            Lucile. - Comment, de la poussière ? Allons, voyons ! ( Elle commence son morceau ).
            Edouard, derrière Lucile, se met à battre les chaises, dont il sort beaucoup de poussière. - C'est égal, c'est humiliant ! enfin.
            Lucile. -Eh bien, monsieur, vous n'allez pas en mesure !
            Edouard. - Mais je fais comme je peux !
                                Il continue.
            Lucile, se retournant. - Ah ! monsieur, quelle poussière ! Mais que faites-vous ?
            Edouard. - Mais, vous voyez, je bats.             
                                Elle éternue                                                                              nelly.johnson.free.fr
            Lucile. - Mais, qui est-ce qui vous a dit ?
            Edouard. - Mais c'est vous, mademoiselle.
            Lucile. - Moi ?
            Edouard. - Vous m'avez dit de battre.
            Lucile. - Eh bien ! oui, la mesure !
            Edouard. - Ah ! la mesure ! C'est la mesure qu'il faut battre ?
            Lucile. - Mais oui ! ( A part ) Quel drôle de professeur !
            Edouard, s'essuyant le front. - Oh ! là, là, là, là, là !
            Lucile. - Allons, recommençons !

                           Elle recommence son morceau et Edouard, derrière elle, bat la mesure tant bien que mal ; insensiblement il quitte le piano et, tout en continuant à battre, il arrive jusqu'au milieu de la scène.

            Edouard, à part. - Quelle aventure, mon Dieu ! Ah ! Tout n'est pas rose dans le rôle de protecteur d'actrices. Être obligé de battre la mesure quand on n'entend rien à la musique... Si mes amis me voyaient, comme ils riraient !... ( Lucile s'arrête et regarde Edouard qui continue à battre la mesure tout en parlant tout seul ). Je ne lui ai pas demandé de la musique, moi... Eh bien ! me voilà obligé d'avaler un morceau ennuyeux... qu'elle ne joue pas bien, après tout. Ce n'est pas pour cela que je suis venu, moi !... Enfin, je me lance.
            Lucile. - Eh bien ! monsieur, qu'est-ce que vous faites !
            Edouard. - Vous voyez, je bats la mesure.
            Lucile. - Mais il y a longtemps que je ne joue plus.
            Edouard. - Oh ! pardon.
            Lucile, à part. - Allons, il est très distrait.
            Edouard.- Mademoiselle, vous devez être fatiguée ?
            Lucile. - Moi ? Pas du tout, monsieur.
            Edouard. - Voyez-vous, la musique est une belle chose, mais il ne faut pas en abuser.
            Lucile. - Mais je ne fais que commencer.
            Edouard, à part. - Comment, elle ne fait que commencer ! ( Haut ) Mais il y en a déjà trop, mademoiselle, il y en a déjà trop !
            Lucile. - Cependant, monsieur, songez que nous n'avons que quatre séances par semaine et qu'elles ne sont que d'une heure.
            Edouard. - C'est bien pour cela... Si vous me jouez du piano pendant l'heure entière, qu'est-ce qui nous restera pour...
            Lucile. - Pour ?
            Edouard, embarrassé. - Hein ?... pour... pour le reste.
            Lucile, à part. - Allons, je crois qu'il a un petit grain !
            Edouard. - Non, tenez, croyez-moi, laissez votre piano ! Vous aurez bien le temps quand je serai parti. Voyons, fermez cela ! ( Il ferme le piano ).
             Lucile, à part, s'asseyant. - Il a une façon de donner sa leçon, par exemple !
             Edouard, s'asseyant près d'elle. - Et maintenant, causons. Chère mademoiselle - laissez-moi vous appeler ainsi - aimez-vous les huîtres ?
             Lucile, étonnée. - Monsieur !...
             Edouard. - Je vous demande si vous aimez les huîtres.
             Lucile, reculant sa chaise. - Beaucoup, monsieur. ( A part ). Je ne suis pas rassurée.
             Edouard, tirant son carnet et écrivant. - Alors, nous disons des huîtres !... Et la bisque, hein! Qu'est-ce que vous pensez d'une bonne bisque ?
             Lucile, un peu inquiète. - Je n'en ai jamais mangé.
             Edouard. - Oh ! c'est excellent ! ( Inscrivant ) Des huîtres et une bisque, bien !... Et maintenant, qu'est-ce que vous demandez ?
              Lucile. - Mais je ne demande rien.
              Edouard.- Au reste, je ferai tout pour le mieux, rapportez-vous en à moi.
                                 Il continue à écrire sur son carnet, puis déchire la feuille et la plie. 
               Lucile. - Heureusement que sa folie est douce.
               Edouard. - Avez-vous une enveloppe, mademoiselle ?
               Lucile. - Là, monsieur, là, sur la table.
               Edouard, s'asseyant à la table. - Vous ne faites rien à minuit, n'est-ce pas ?
               Lucile. - Moi ?
               Edouard. - Oui, après le théâtre, ce soir ?
               Lucile. - Mais je ne vais pas au théâtre, ce soir.
               Edouard. - Ah ! vous faites relâche ? Ah bien ! Cela vaut encore mieux.
               Lucile, à part. - Et on le laisse sortir comme cela, tout seul !
               Edouard, prend une enveloppe et écrit l'adresse qu'il lit à mi-voix. - M. Brébant, boulevard Montmartre. Voilà qui est fait ! comme cela on nous retiendra le cabinet pour minuit. ( Haut ) Voulez-vous me permettre, chère mademoiselle, de sonner votre domestique ?
               Lucile, sonnant. - Il va venir, monsieur.
               Edouard. - Je vous remercie.
               Baptiste, entrant. - Mademoiselle a sonné ?
               Edouard, lui remettant la lettre et une pièce d'argent. - Dites-moi, mon garçon, veuillez remettre cette lettre à un commissionnaire pour qu'il la porte tout de suite à son adresse.
                Baptiste. - Bien, monsieur.
                Lucile. - Ne t'éloigne pas.
                               Il sort.
                Edouard. - Allons, ça va bien ! Voyons, de quoi allons-nous causer ?... Tenez, parlons un peu de vous... de vos succès... Figurez-vous que je n'ai pas encore vu la pièce.
                Lucile. Quelle pièce ?
                Edouard. - Eh ! " La petite Cabaretière ", parbleu !
                Lucile. - Oh ! Mais ce n'est pas une pièce pour les jeunes filles.
                Edouard. - Mais je ne suis pas une jeune fille, moi.
                Lucile. - Vous, non, je le sais bien ! Aussi, n'est-ce pas pour vous que je parle.
                Edouard. - Eh ! tenez, j'irai ce soir.
                Lucile. - Ah ! bien, oui, c'est une idée ! ( A part ) S'il croit que cela m'intéresse.
                Edouard. - Mais, vous savez, c'est uniquement pour vous.
                Lucile, étonnée. - Ah ! c'est pour moi que...
                Edouard. - Oh ! uniquement !
                Lucile. - Vous êtes trop aimable. ( A part ) Pauvre garçon, c'est triste à son âge !
                Edouard. - Ah ! Vous faites joliment parler de vous en ce moment !
                Lucile, stupéfaite. - De moi ?
                Edouard. - Dame ! Tout Paris vous admire ! Votre nom est dans toutes les bouches, tous les journaux vous portent aux nues !
                Lucile, même jeu. - Moi !                                                                             shutterstock.com
Image associée                Edouard. - Aussi, ce que vous avez d'admirateurs !
                Lucile. - Oh !
                Edouard. - Ce qu'il y a de coeurs qui brûlent pour vous !
                Lucile. - Monsieur...
                Edouard. - Eh bien ! non, tout cet encens, toutes ces louanges ne vous éblouissent pas ! Vous êtes là, toujours simple, impassible, au milieu de votre gloire et comme insouciante aux choses du dehors. L'orgueil qu'amène souvent la renommée n'a pas de prise sur vous et votre accueil est si charmant qu'on se trouve tout de suite à l'aise en votre présence. Ainsi, tenez, moi, quand je suis venu à vous tout à l'heure, timide et tremblant, vous ne m'avez pas repoussé, vous m'avez accueilli, très bien accueilli, avec de la musique... même beaucoup de musique et, au lieu de l'échec que j'attendais, c'est un triomphe que je remporte ! Je craignais d'être mis dehors et, non seulement je reste, mais encore, vous me faites l'honneur d'accepter un petit souper chez Brébant. Tenez, mademoiselle, ma chère mademoiselle... laissez-moi vous le dire, vous êtes un ange.
              Lucile, effrayée. - Assez, monsieur, assez...
              Edouard. - Eh bien ! non, ce n'est pas assez ! Je suis riche, moi, j'ai de la fortune ! je veux que vous ayez tout ce que vous désirez ! qu'il n'y ait un de vos caprices qui ne soit immédiatement satisfait !... 400 francs par mois, dîtes-vous ? Mais vous en aurez le double ! le triple ! plus que vous en voudrez ! Vous aurez des huîtres à tous vos repas, puisque vous les aimez ! Mais vous m'aimerez un peu, moi aussi ! ( Lui prenant les mains ) Dites-moi, n'est-ce pas que vous m'aimerez un peu ?
              Lucile, effrayée. - Ah ! laissez-moi, monsieur !
              Edouard. - Voyons, vous ne me comprenez pas ! Vous n'avez donc jamais lu " Roméo et Juliette, Paul et Virginie, Daphnis et Chloé, Héloïse et Abélard " ? Eh bien ! voilà ce que je suis, un Roméo sans Juliette, un Paul privé de Virginie, un Daphnis à la recherche d'une Chloé, un Abélard à la... non, ça n'a pas de rapport... Mais enfin, c'est vous que j'ai choisie... C'est vous que j'aime et l'amour m'a rendu fou !
              Lucile, effrayée. - Fou ! J'en étais sûre... Oh ! mon Dieu, que faire ?

                                            Elle recule effrayée

              Edouard. - Venez, venez près de moi !
              Lucile. - Ah ! laissez-moi !
              Edouard. - Quoi, je vous fais peur ?
              Lucile. - Ah ! je vous en prie, laissez-moi !
              Edouard. - Mais je ne veux pas vous faire de mal. Mais ne tremblez donc pas comme ça, voyons, qu'est-ce qui peut vous effrayer dans mes paroles ?... Je ne vous dis que des choses très... très logiques, cependant !
              Lucile, tremblante. - Oui, oui, monsieur, très logiques. ( A part ) Il ne faut jamais les contrarier.
               Edouard, s'asseyant. - Tenez ! vous le voyez... je suis très calme, je m'assieds !... Là, vous n'avez plus peur, n'est-ce pas ?... Avouez que c'était de l'enfantillage.
               Lucile. - Oh ! monsieur, un pareil discours, à moi !
               Edouard. - Voyons ! C'est donc la première fois que l'on vous parle de la sorte ?
               Lucile. - Oh ! monsieur.
               Edouard. - Il me semble cependant qu'au théâtre...
               Lucile. - Au théâtre ?...
               Edouard. - Dame ! quand on est actrice...
               Lucile. - Actrice ! Qui ça ?
               Edouard. - Mais, vous !
               Lucile. - Moi ! actrice !
               Edouard, soupçonnant la vérité. - Mais dame, oui!...
               Lucile. - Mais jamais de la vie, monsieur !
               Edouard. - Hein ! quoi ! vous... vous n'êtes pas ?...
               Lucile. - Mais pas du tout !
               Edouard, même jeu. - Vous n'êtes pas Mlle Dubarroy ?
               Lucile. - Mlle Dubarroy, quelle idée !
               Edouard. - Oh ! allons, vous voulez rire ! Avouez que vous voulez rire.
               Lucile. - C'est très sérieux, je vous assure.
               Edouard. - Mais alors, je... je ne comprends pas... je perds la tête... Pourquoi suis-je ici ?
               Lucile. - En effet, monsieur, je ne vois pas... Je me demande.
               Edouard, s'embrouillant. - Ah ! vous vous demandez ?... C'est comme moi... je me demande... ça fait que nous nous demandons tous les deux... ( A part ) Je dois être absolument ridicule.
                Lucile, subitement. - Attendez donc... je crois que je comprends, mais oui, c'est cela !... Je sais que nous avons une actrice pour voisin e, ce doit être Mlle Dubarroy, et alors, vous vous serez trompé de maison, voilà. Elle demeure au 2 bis, et ici, c'est le numéro 2.
                Edouard, ahuri. - Ah ! c'est le numéro...
                Lucile.- Deux ! Parfaitement !                                                              sweets-for-my-sweet.de
Résultat de recherche d'images pour "COUPLE 190O"                Edouard, même jeu. - Ah ! c'est le... en vérité, je n'en reviens pas ! je me suis trompé d'hôtel et c'est dans celui d'à côté que... tandis que moi, je... Où est mon chapeau ?
                Lucile. - Le voici, monsieur.
                Edouard. - Oh ! mademoiselle, je suis confus, honteux...
                Lucile. - Mon Dieu, tout le monde peut faire des erreurs, monsieur. Et tenez moi-même, je vous prenais pour un professeur de piano.
                Edouard. - Professeur de piano, moi ! Mais je ne sais pas en jouer.
                Lucile. - Voilà pourquoi je vous ai fatigué de ma musique, pourquoi je vous ai fait battre la mesure, ce dont vous vous acquittez assez mal, il faut vous rendre cette justice.
                Edouard. - Ah ! c'est que je n'ai jamais été chef d'orchestre, moi, voyez-vous.
                Lucile. - Enfin, monsieur, tout s'explique et tout s'arrange.
                Edouard. - Et je vous fais mes excuses.
                Lucile, saluant. - Monsieur ! et maintenant, je vous rends votre liberté !
                Edouard. - Je comprends, mademoiselle.
                Lucile. - Mlle Dubarroy demeure à côté.
                Edouard. - Oh ! je n'irai point chez Mlle Dubarroy, je n'en ai plus envie, je vous assure.
( Avec un peu d'émotion ). Mademoiselle, j'espère qu'un jour ou l'autre, bientôt peut-être, j'aurai l'honneur de vous être présenté.
                Lucile. - Mon Dieu ! on se retrouve dans le monde.
                Edouard. - Et que je pourrai ainsi renouer régulièrement une connaissance faite aujourd'hui d'une si étrange façon !
                Lucile. - Je souhaite que le hasard vous vienne en aide, monsieur.
                Edouard. - Oh ! au besoin, ce sera moi qui l'aiderai, mademoiselle...  ( Saluant ) Mademoiselle !
               Lucile, saluant. - Monsieur !
               Edouard. - Mademoiselle... ( A part ) Allons, j'étais bien venu pour me lancer, mais je n'aurais jamais cru que ce fût dans cet état-là !

                                                         Rideau

                                                  Feydeau
             

           














         
           
         
           
                               
                                                
            



                                                                  

                              
   
         

                 

lundi 5 novembre 2018

Le Juré Feydeau ( Théâtre - Monologue France )

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                                                 Le Juré

            Texte dit par Coquelin Cadet de la Comédie Française  - Mai 1898

            Parlant à la cantonade :

               Oui, eh bien, vous entendez, je n'y suis pour personne !... ( il descend, puis remontant vivement et à la cantonade )... pour personne, sauf pour les reporters de journaux et les parents de criminels !
            Au public :

               Voilà ! Quand on accomplit une mission comme la mienne, on s'y concentre ! Juré je suis, juré je reste ! A quinzaine les autres affaires !...
             Et dire qu'il y a trois jours, j'étais un simple bijoutier inoffensif, et du jour au lendemain, parce que le sort me désigne, me voilà souverain des destinées humaines... souverain au douzième, bien entendu..., puisque nous sommes douze ! Mais enfin, tout ça au prorata, je puis à mon gré, suivant que j'ai bien ou mal dîné, suivant que la tête du sujet me plaît ou ne me plaît pas, faire vivre ou mourir tel individu qui tremble devant moi.
             Je suis juré aux assises de la Seine !
             C'est beau la Justice !
             Mais aussi je sais quelle responsabilité m'incombe et je ne livre rien à ma fantaisie ! Ainsi, tenez, je fais ce qu'aucun juré ne fait. Pour chaque crime que je peux avoir à juger, je convoque tous les parents du criminel. Je prétends une chose, c'est que le moyen d'être renseigné, c'est d'aller puiser ses renseignements à la source même. Je vous prie de croire que si les autres jurés consultaient comme moi les parents des criminels, ils auraient acquis cette certitude, c'est que la justice ne fait que condamner des innocents ! Eh bien ! c'est ce qu'il ne faut pas !
             Mais voilà, en général les jurés ne sont pas assez imbus de la gravité de leurs fonctions... Ils font ça à la légère ! Hier, j'en entendais deux près de moi qui se consultaient :
             " - Eh bien ! qu'en pensez-vous ? le condamnerez-vous ?
               - Oh ! moi, ça m'est égal, je ferez ce que vous ferez.
               - Oh ! non, après vous !
               - Je n'en ferai rien ! "                                                  jidima.centerblog.net   
Image associée            Ça aurait pu durer longtemps comme ça, quand, à ce moment, ils entendent dans l'auditoire une personne qui disait à une autre :
            " - Ah ! parlez-moi de celui-là, voilà un criminel qui a véritablement mérité la guillotine ! "
           Ça a tranché la difficulté ! Mes deux jurés ont voté pour la peine de mort... et savez-vous de qui la personne parlait !... de Troppmann !... Ce n'est pas sérieux !
         
           C'est comme ce qui manque aussi la plupart du temps au jury, c'est la logique ! C'est le raisonnement dans le jugement ! Enfin, l'autre jour, mes collègues n'ont-ils pas condamné à une bagatelle de trois ans de réclusion un scélérat qui avait défoncé et mis au pillage la vitrine de trois bijoutiers ? Et vous trouvez que c'est suffisant ! On aurait dû le condamner à mort comme exemple pour les autres ! Enfin, je suis bijoutier, moi ! Ah ! il aurait dévalisé une boulangerie, mon Dieu, je dirais... Mais des vitrines de bijoutiers, ah ! non... ou bien alors, qu'est-ce qui me protège ?

            A côté de ça ils ont condamné à mort un pauvre habitant de Saint-Denis, qui avait la mauvaise habitude de chouriner dans sa commune toutes les femmes de soixante ans... Un maniaque, quoi ! Eh bien ! vraiment la peine est exagérée ! Enfin, qu'est-ce que ça me fait à moi qu'il chourine des femmes de soixante ans, je n'habite pas Saint-Denis ! Eh bien, alors ?
           Non, voyez-vous, pour bien juger un crime, il faut se poser cette question : De quel ordre est ce crime ? Est-il social ou est-il individuel ? Fait-il du tort à la société ou bien n'en fait-il pas ? Un monsieur tue sa femme ou sa belle-mère, il est évident que ça ne fait aucun tort à la société. On peut se dire :
           " Demain, je rencontre ce monsieur, me fera-t-il du mal ? - Non. "
            Eh bien alors, montrons de l'indulgence. Tandis que le dévaliseur de bijouteries, au contraire... Moi, je suis bijoutier, n'est-ce pas, je me dis :
            " Halte-là, il me dévalisera à mon tour ! "
            Celui-là, je ne le manque pas, par exemple ! et c'est la cause sociale que je défends.
            Supposez maintenant qu'au lieu d'un bijoutier, ce même homme détrousse un banquier, un capitaliste ? C'est tout à fait autre chose, parce que là, au contraire, il prend en main l'intérêt social ! Et je le prouve : qu'est-ce qui fait les crises financières ? c'est l'immobilisation de l'argent ! la stagnation des capitaux ! Eh bien ! qu'est-ce que fait cet homme en dépouillant le banquier, le capitaliste ? Il déplace des capitaux qui dorment ! il remet de l'argent en circulation ! Donc, c'est un scélérat utile, et il faut le condamner légèrement, afin qu'il ait l'occasion de recommencer.
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             Ce sont ces nuances-là qui échappent aux jurés ! C'est comme je les vois la plupart du temps : ils ont un crime à juger, est-ce que vous croyez qu'ils savent d'avance s'ils condamneront ou s'ils acquitteront ? Non ! Il attendent pour se fixer qu'ils aient assister aux débats ! C'est funeste ! Est-ce qu'à l'audience il y a moyen d'y reconnaître quelque chose ? C'est toujours le dernier qui a parlé qui a raison ! Alors quoi ? On finirait par condamner le président. Tandis qu'avec mon système, rien de ça à craindre. Moi voilà ce que je fais : je me bâtis une bonne opinion sur l'opinion moyenne de tous les journaux, ce qui représente bien, par conséquent, l'opinion générale... et alors, c'est fait ! J'ai ma décision bien arrêtée. Quand j'arrive aux assises mon criminel peut me prouver tout ce qu'il veut, je suis inflexible.
             C'est comme ça qu'on fait de la justice indépendante. Sans quoi, qu'est-ce qui arrive ? Le premier accusé venu vous démontre par A+B qu'il est innocent, ses arguments sont irréfutables. Vous voilà troublé, vous vous laissez aller, vous oubliez que cet homme est condamné par l'opinion publique, ce qui est le point de vue supérieur auquel on doit toujours se placer et vlan ! vous l'acquittez ! C'est déplorable !
            Mais ceci est tellement vrai, tenez, qu'hier, on jugeait un crime sans retentissement. Les journaux n'en avaient pas parlé, impossible d'appliquer mon système ! donc bien m'a fallu me contenter des débats ! J'étais perdu !
            " Fallait-il condamner, fallait-il acquitter ? "
            Et ce qu'il y a de mieux, c'est que tous les autres jurés étaient un peu comme moi ! Nous nous consultions du regard dans la salle des délibérations : la première était pour la condamnation, l'autre pour l'acquittement ! il fallait se décider !

            Alors un des jurés a fait cette proposition :
            " - Puisqu'il y a ballottage; que ceux qui ne sont pas absolument fixés sur leur opinion passent à l'autre bord ! "                                                                                          
            Eh bien ! après le second vote, ça a été absolument la même chose ! Seulement, cette fois, c'était la première moitié qui était pour l'acquittement et la deuxième pour la condamnation. Alors, ma foi, pour trancher la difficulté, on a décidé de s'en remettre au hasard ! Nous avons joué le verdict à l'écarté... en cinq sec. Si je gagnais c'était la condamnation, si je perdais c'était l'acquittement. Eh bien ! l'accusé peut se vanter d'avoir eu de la chance : si mon adversaire n'avait pas eu le roi à la retourne, le bonhomme était frit : j'avais le point en main.
            Mais aussi, maintenant, je suis bien décidé à ne plus être pris sans vert. Demain j'ai à juger un crime passionnel : " Un mari outragé a résolu de tuer l'amant de sa femme. Il l'attend sous la porte cochère, et vlan ! quand l'autre arrive, il lui plonge son poignard dans le coeur !... "
            C'est parfait ! Seulement voilà le malheur : une fois le poignard dans la poitrine de l'individu, le mari se met à contempler sa victime et s'écrie brusquement :
            " - Ah ! mon Dieu, ça n'est pas lui ! "
            Et en effet, le monsieur qui avait le poignard dans la poitrine n'était pas du tout l'amant, mais un brave huissier, locataire de la maison... et qui rentrait pour dîner ! Il y a des gens qui ont la rentrée malheureuse. Ce qui prouve bien, néanmoins, qu'un mari devrait toujours tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de tuer l'amant de sa femme.

            Le pauvre meurtrier s'excuse de son mieux :
            " - Oh : pardon, monsieur, je vous avais pris pour un autre ! "
            Ah ! bien oui, l'huissier meurt sans proférer une parole, mais son regard exprime clairement cette phrase :
            " - C'est possible, monsieur, mais vous vous en apercevez un peu tard ! "
            A moins que cela n'ait voulu signifier :
            " - Ah ! vraiment, ce n'est pas de chance, moi qui avais justement du monde à dîner !
            Vous savez, avec les regards on peut interpréter de tant de façons différentes !
            Eh bien ! voilà l'homme que j'ai à juger demain. Le condamnerai-je ou non ? A cet effet, ce matin, j'ai tenu conseil... avec ma femme, ma belle-mère, le cousin de ma femme, et mon valet de chambre. D'abord, ma belle-mère, qui est acariâtre, a commencé par m'exaspérer :
            " - Vous ! ah ! bien, je vous connais ! vous êtes tellement niole ! vous n'oserez jamais le condamner !     ickust.claw.ru
            - Moi ! tellement niole ! Ah ! bien, ne continuez pas,                                                               vous savez... sans ça je le condamne à mort, moi !... pour vous faire voir si je suis niole ! "
            Heureusement ma femme m'a calmé... Seulement, elle, elle trouve que le mari doit être condamné, rien que parce qu'il a voulu tuer l'amant de sa femme... et le cousin de ma femme aussi est de cet avis... Maintenant, c'est peut-être pour faire plaisir à sa cousine... Il l'aime beaucoup ! N'importe, il m'a dit :                                                                                           ickust.claw.ru
            " - Je suis pour la condamnation... car si tous les maris devaient tuer l'amant de leur femme, ah ! bien, où serions-nous ?...  "                   
            Mon valet de chambre, lui, c'est tout le contraire.
            " - Moi, m'a-t-il dit, j'acquitterais ! Parce qu'un mari qui pour se venger de l'amant de sa femme ne regarde pas à tuer un huissier, je trouve ça très crâne ! "
            Eh bien ! c'est mon valet de chambre qui a raison. D'abord, un huissier ! Est-ce que vous croyez que l'on sera bien malheureux parce qu'il y aura un huissier de moins sur la terre ?
            Quant à ce mari, pourquoi est-ce qu'on lui prenait sa femme ? S'il y tenait, lui, à sa moitié ! Ah ! nous serions au temps de Salomon, parbleu ! on lui aurait coupé sa femme en deux, on en aurait donné une partie à l'amant, une partie au mari et on lui aurait dit :
            " - Voilà, vous tenez à conserver votre moitié, eh bien ! emportez votre moitié, et laissez-nous tranquilles ! "
            Le mari n'aurait rien eu à réclamer, mais aujourd'hui ce genre de jugement n'est plus dans les moeurs.
            Aussi je déclare que ce mari n'est pas condamnable et, si j'étais l'avocat, je le prouverais au tribunal.
            " Non, messieurs, leur dirais-je, vous ne pouvez pas condamner cet homme comme criminel, car qu'est-ce que le crime ? Un homicide volontaire. Eh bien ! envisagez la situation. D'un côté cet homme a voulu tuer l'amant de sa femme ! oui !... mais il ne l'a pas tué ! donc il n'y a pas crime. De l'autre côté, cet homme a tué un huissier, oui !... mais il ne voulait pas le tuer. Donc, il n'y a pas crime non plus ! Donc, cet homme n'est pas condamnable. "
            Aussi moi, dans mon âme et conscience, celui que je frapperais, c'est celui qui est cause de tout. Celui sans lequel un mari outragé n'aurait pas songé à se faire justice, celui sans lequel il n'y aurait pas un huissier de moins en France !... Si l'on veut venger la mort de l'huissier, celui qu'il faut condamner à mort, c'est l'amant !


                                                              Feydeau
               
             

jeudi 4 septembre 2014

La Sainte Courtisane ou La femme couverte de bijoux Oscar Wilde ( théâtre Grande Bretagne )


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                                                   La Sainte Courtisane
                                                                          ou
                                                                    La femme couverte de bijoux

            La scène représente une partie reculée d'une vallée de la Thébaïde. A droite de la scène une caverne. Devant la caverne un grand crucifix. A gauche, des dunes.
            Le ciel est bleu comme l'intérieur d'une coupe de lapis-lazulie. Les collines de sable rouge sont semés de bosquets d'épineux.

            Premier homme. - Qui est-elle ? Elle m'effraie. Elle a un manteau pourpre et des cheveux pareils à des fils d'or. Ce doit être la fille de l'empereur. J'ai entendu dire que les bateliers que l'empereur avait une fille qui portait un manteau de pourpre.
            Deuxième homme. - Elle a des ailes d'oiseaux sur ses sandales et sa tunique a la couleur du blé en herbe. Elle comme le blé au printemps quand elle se tient immobile, comme le blé tendre agité par l'ombre des faucons lorsqu'elle bouge. Les perles de sa tunique sont comme une multitude de lunes.
01            Premier homme. - Elles sont comme les lunes qu'on voit dans l'eau quand le vent souffle des collines.
            Deuxième homme. - Je crois qu'elle fait partie des dieux. Je crois qu'elle vient de Nubie.
            Premier homme. - Je suis sûre que c'est la fille de l'empereur. Ses ongles sont teintés au henné.  On dirait des pétales de rose. Elle est venue ici pour pleurer Adonis.
            Deuxième homme. - Elle fait partie des dieux. Je me demande pourquoi elle a quitté son temple. Les dieux ne devraient pas quitter leur temple. Si elle nous parle ne lui répondons pas et elle passera son chemin.
            Premier homme. - Elle ne nous parlera pas. C'est la fille de l'empereur.
            Myrrhina. - N'est-ce point ici la demeure du jeune et bel ermite, de celui qui a fait voeu de ne jamais poser les yeux sur le visage d'une femme ?
            Premier homme. - En vérité c'est ici sa demeure.
            Myrrhina. - Pourquoi a-t-il fait ce voeu ?
            Deuxième homme. - Nous l'ignorons.
            Myrrhina. - Pourquoi vous-mêmes ne me regardez-vous pas ?
            Premier homme. - Vous êtes couverte de pierreries et nos yeux en sont éblouis.
            Deuxième homme. - Celui qui regarde le soleil devient aveugle. Vous brillez trop pour qu'on puisse vous regarder. Il n'est pas sage de regarder ce qui brille fort. Un grand nombre de prêtres dans les temples sont aveugles et se font guider par des esclaves.
            Myrrhina. - Où est-elle cette demeure, la demeure du jeune et bel ermite qui a fait voeu de ne jamais poser les yeux sur le visage d'une femme ? Est-ce une maison de roseaux, une maison de terre cuite, ou s'étend-il sur le flanc de la colline ? Ou bien fait-il son lit dans les joncs ?
            Premier homme. - Il a pour demeure la caverne qui se trouve là-bas.
            Myrrhina. - Quelle étrange demeure !
            Premier homme. - Jadis un centaure l'habitait. Quand l'ermite est arrivé le centaure a poussé un cri perçant, a pleuré et s'est enfui au galop.
            Deuxième homme. - Non, c'est une licorne blanche qui habitait la grotte. Quand elle a vu venir l'ermite la licorne s'est agenouillée pour l'adorer. Beaucoup de gens l'ont vue l'adorer.
            Premier homme. - J'ai parlé avec des gens qui l'ont vue de leurs yeux.
aubeaaurore. Ixoooit.com
                              *

            Deuxième homme. - Certains disent que l'ermite abattait des arbres et qu'il se louait à la saison. Mais ça n'est peut-être pas vrai.
         
                              *

            Myrrhina. - Quels dieux adorez-vous alors ? En adorez-vous seulement ? Il y a des gens qui n'ont pas de dieux à adorer. Les philosophes à la barbe longue et aux manteaux bruns n'ont pas de dieux à adorer. Ils se querellent sous les portiques. Certains se moquent d'eux.
            Premier homme. - Nous adorons sept dieux. Nous ne pouvons révéler leur nom. Il est très dangereux de révéler le nom des dieux. Personne ne devrait jamais révéler le nom de son dieu. Même les prêtres qui prient les dieux du matin au soir et qui partagent leurs repas ne les appellent pas par leur vrai nom.
            Myrrhina. - Où sont ces dieux que vous adorez ?
            Premier homme. - Nous les cachons dans les plis de notre tunique. Nous ne les montrons à personne. Si nous montrions à quelqu'un ils pourraient nous quitter.
            Myrrhina. - Où les avez-vous rencontrés ?
            Premier homme. - Ils nous ont été donnés par un embaumeur qui les avait trouvés dans une tombe. Nous avons été à son service pendant sept ans.
            Myrrhina. - Les morts sont redoutables. J'ai peur de la Mort.
            Premier homme. - La Mort n'est pas une déesse. Elle n'est que la servante des dieux.
            Myrrhina. - C'est la seule déesse qui me fasse peur. Vous en avez vu beaucoup des dieux ?
            Premier homme. - Nous en avons vu beaucoup. C'est la nuit surtout qu'on les voit. Ils passent à côté de vous très vite. Un jour nous en avons vu quelques-uns à l'aurore. Ils traversaient une plaine.
            Myrrhina. - Un jour en traversant la place du marché, j'ai entendu un sophiste de Cilicie dire qu'il n'y avait qu'un seul Dieu. Il l'a dit devant un grand nombre de gens.
            Premier homme. - C'est impossible. Nous-mêmes nous en avons vus beaucoup, alors que nous ne sommes que des hommes du peuple, des hommes sans importance. Quand je les ai vus je me suis caché dans un fourré. Ils ne m'ont fait aucun mal.

                                                                        *

            Myrrhina. - Dites-m'en plus sur le jeune et bel ermite. Parlez-moi du jeune et bel ermite qui a fait le voeu de ne jamais poser les yeux sur le visage d'une femme. Comment se déroulent ses journées ? Quel est son mode de vie ?
            Premier homme. - Nous ne vous comprenons pas.
            Myrrhina. - Que fait-il, le jeune et bel ermite ? Est-ce qu'il sème ou est-ce qu'il récolte ? Est-ce qu'il cultive un jardin ou est-ce qu'il prend du poisson dans un filet ? Est-ce qu'il tisse du lin sur un métier à tisser ?  Est-ce qu'il pose sa main sur la charrue en bois et marche derrière les boeufs ?
            Deuxième homme. - En homme très saint qu'il est il ne fait rien. Nous sommes des hommes du peuple, des hommes sans importance. Nous peinons du matin au soir sous le soleil. Parfois le sol est très dur.                                                                     
            Myrrhina. - Est-ce que les oiseaux des airs le nourrissent ? Est-ce que les chacals partagent leur butin avec lui ?
            Premier homme. - Nous lui apportons à manger tous les soirs. Nous ne pensons pas que les oiseaux des airs le nourrissent.
            Myrrhina. - Pourquoi le nourrissez-vous ? Quel bénéfice en retirez-vous ?
            Deuxième homme. - C'est un homme très saint. Un des dieux qu'il a offensés l'a rendu fou. Nous pensons qu'il a offensé la lune.
            Myrrhina. - Allez lui dire qu'une personne venue d'Alexandrie désire lui parler.
            Premier homme. - Nous n'osons pas. A cette heure-ci il prie son Dieu. Nous vous prions de bien vouloir nous pardonner de ne pas exécuter votre ordre.
            Myrrhina. - Avez-vous peur de lui ?
            Premier homme. - Nous avons peur de lui.
            Myrrhina. - Pourquoi avez-vous peur de lui ?
            Premier homme. - Nous n'en savons rien.
            Myrrhina. - Comment s'appelle-t-il ?
            Premier homme. - La voix qui lui parle la nuit dans la caverne lui donne le nom d'Honorius. C'est aussi le nom d'Honorius que les trois lépreux qui sont un jour passés par ici lui ont donné. Nous pensons qu'il s'appelle Honorius.
            Myrrhina. - Pourquoi les trois lépreux l'ont-ils appelé ?
            Premier homme. - Pour qu'il les guérisse.
            Myrrhina. - Les a-t-il guéris ?
            Deuxième homme. - Non, ils avaient commis un pêché, c'est la raison pour laquelle ils avaient la lèpre. Leurs mains et leur visage étaient pareils à du sel. C'était le fils d'un roi.
            Myrrhina. - Quelle est cette voix qui lui parle la nuit dans sa grotte ?
            Premier homme. - Nous ne savons pas à qui est cette voix. Nous pensons que c'est la voix de son dieu, car nous n'avons vu aucun homme entrer dans sa caverne ni en sortir.


                                    *

            Myrrhinia. - Honorius !
            Honorius, de l'intérieur. - Qui appelle Honorius ?
            Myrrhina. - Sors? Honorius..  
                                                                                         
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               Ma chambre a un plafond lambrissé de cèdre et sent la myrrhe. Mon lit a des colonnes en cèdre, des rideaux de pourpre. Mon lit parsemé de pourpre a des marches d'argent. Les rideaux sont cousus de grenades d'argent et les marches qui sont d'argent sont parsemées de safran et de myrrhe.. Mes amants accrochent des guirlandes autour des colonnes de ma maison. La nuit ils viennent avec les joueurs de flûte et les joueurs de harpe. Ils m'offrent des pommes pour obtenir mes faveurs et sur le pavement de la cour ils écrivent mon nom avec du vin.
            Des contrées les plus reculées du monde mes amants viennent à moi. Les rois de la terre viennent à moi et m'apportent des présents.
            Lorsque l'empereur de Byzance entendit parler de moi il abandonna sa chambre de porphyre et fit voile sur ses galères. Ses esclaves ne portaient pas de torche afin que nul ne soupçonnât sa venue. Quand le roi de Chypre entendit parler de moi, il me dépêcha des ambassadeurs. Les deux rois de Lybie qui sont frères m'apportèrent de l'ambre en cadeau.
            Je pris à César le mignon de César et en fis mon compagnon de jeux. Il venait le soir me voir sur une litière. Il avait la pâleur d'un narcisse et son corps était comme le miel.
            Le fils du gouverneur s'est donné la mort en mon honneur et le tétrarque de Célicie s'est flagellé pour mon bon plaisir devant mes esclaves.
            Le roi de Hiérapolis, qui est prêtre et voleur, à déroulé des tapis sous mes pieds.
            Parfois je vais au cirque et les gladiateurs s'affrontent à ma hauteur. Un jour, un Thrace qui était mon amant a été pris dans le filet. Je l'ai condamné à mort d'un signe du pouce et toute l'assemblée a applaudi. . Parfois, je traverse le gymnase et je regarde les jeunes gens lutter ou faire la course. Leurs corps sont luisants d'huile et leurs fronts sont ceints de couronnes de saule et de myrrhe. Ils tapent des pieds dans le sable quand ils luttent, et quand ils courent le sable les suit comme un petit nuage. Celui auquel je souris abandonne ses compagnons et me suit jusque chez moi. D'autrefois, je descends au port et je regarde les marchands décharger leurs vaisseaux. Ceux qui viennent de Tyr portent des manteaux de soie et des boucles d'oreilles d'émeraude. Ceux qui viennent de Massalia portent des manteaux à la laine délicate et des boucles d'oreilles en airain. Quand ils me voient venir ils se mettent à la proue de leur navire et m'appellent, mais je ne leur réponds pas. Je vais dans les petites tavernes où les marins passent la journée allongés à boire du vin noir et à jouer aux dés, et je m'assieds avec eux.
            J'ai fait du prince mon esclave et de son esclave tyrien j'ai fait mon seigneur l'espace d'une lune.
            J'ai passé un anneau ouvré à son doigt et l'ai conduit chez moi. Il y a des choses merveilleuses chez moi.
            La poussière du désert s'est posée sur tes cheveux, tu as les pieds égratignés par les épines et le corps brûlé par le soleil. Viens avec moi, Honorius, et je te vêtirai d'une tunique de soie. Je t'enduirai le corps de myrrhe et répandrai du nard sur tes cheveux. Je te vêtirai d'hyacinthe et t'emplirai la bouche de miel. L'amour...
            Honorius. - Il n'y a d'amour que l'amour de Dieu.
            Myrrhina. - Qui est-Il, Lui dont l'amour est plus grand que celui des mortels ?
            Honorius. - C'est Celui que tu vois sur la croix, Myrrhina. C'est le fils de Dieu, né d'une vierge. Trois sages qui étaient rois Lui apportèrent des présents et les bergers étendus sur les collines furent réveillés par une grande lumière.
            Les sibylles savaient Sa venue. Les idoles et les oracles parlaient de Lui. David et les prophètes L'annonçaient. Il n'y a pas d'amour semblable à l'amour de Dieu, ni d'amour qui puisse lui être comparé.
            Le corps est méprisable, Myrrhina. Dieu t'élèvera en te donnant un nouveau corps qui ne connaîtra plus la corruption et tu demeureras dans les parvis du Seigneur et tu verras Celui dont la chevelure est pareille à une laine délicate et dont les pieds sont de bronze.
            Myrrhina. - La beauté...
            Honorius. - La beauté de l'âme grandit jusqu'à ce qu'elle voie Dieu. Aussi, Myrrhina, repens-toi de tes pêchés. Car Il a fait entrer au Paradis le voleur qu'on avait crucifié à ses côtés.

                                                                            Il sort.

            Myrrhina. - Il m'a parlé d'une façon bien étrange. Et avec quel mépris il m'a considérée. Je me demande pourquoi il m'a parlé d'une façon aussi étrange.

                                                                          *

            Honorius. - Myrrhina, les écailles me sont tombées des yeux et je vois très bien maintenant ce que je ne voyais pas auparavant. Emmène-moi à Alexandrie et permets-moi de goûter aux sept pêchés.
            Myrrhina. - Ne te raille pas de moi, Honorius, et ne me dis pas des choses aussi cruelles. Car je me suis repentie de mes pêchés et je cherche une caverne dans ce désert où demeurer, moi aussi, afin que mon âme devienne digne de voir Dieu.
            Honorius. - Le soleil se couche, Myrrhina, viens avec moi à Alexandrie.
            Myrrhina. - Je n'irai pas à Alexandrie.
            Honorius. - Adieu, Myrrhina.
            Myrrhina. - Honorius, adieu. Non, non, ne t'en va pas.

                                                                          *

            J'ai maudit ma beauté pour ce qu'elle a fait et j'ai maudit le miracle de mon corps pour le mal qu'il t'a causé.
            Seigneur, cet homme m'a mise à Tes pieds. Il m'a fait le récit de Ta venue sur terre, du miracle de Ta naissance et aussi du grand miracle de Ta mort. C'est par lui, Ô Seigneur, que Tu m'as été révélé.
            Honorius. - Tu parles comme une enfant, Myrrhina, et tu parles sans savoir. Défais tes mains. Pourquoi es-tu venue dans notre vallée avec cette beauté qui est la tienne ?
            Myrrhina. - Le dieu que tu adorais m'a conduite jusqu'ici afin que je me repente de mes iniquités et que je Le reconnaisse pour mon Seigneur.
            Honorius. - Pourquoi m'as-tu tenté par des mots ?
            Myrrhina. - Afin que tu voies le pêché sous son masque fardé et que tu contemples la Mort vêtue du manteau de la Honte.


                                                                                                   Oscar Wilde
                                                                                                ( in XIV volumes 1908 )
 
*** portrait 1 el Greco
      port Gauguin
      la naissance de Vénus Botticelli