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lundi 19 avril 2021

Le Diamant de la Couronne Arthur Conan Doyle ( Théâtre Angleterre )

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                                                   Le Diamant de la Couronne

                                                Une soirée avec Sherlock Holmes
                                                               Pièce en 1 Acte

            Décor : Baker Street. Le bureau de M. Holmes. Mobilier ordinaire, au fond de la pièce un rideau suspendu à une tringle de cuivre fixé à 2m 50 du sol devant une profonde fenêtre en rotonde.

                                                      Entrée de Watson et Billy

 Watson - Bon, Billy, quand sera-t-il de retour .
 Billy - Je ne peux pas vous le dire, Monsieur.
 Watson - Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
 Billy - Je ne sais vraiment pas, Monsieur.
 Watson - Comment ça, vous ne le savez pas ?
 Billy - Non, Monsieur. Un clergyman est venu hier, aussi un vieux libraire et un ouvrier.
 Watson - Et alors ?
 Billy - Je ne suis pas sûr qu'il ne s'agisse pas chaque fois de M. Holmes. Il est actuellement en plein dans une affaire.
 Watson - Oh !
 Billy - Il ne mange ni ne dort plus, pour ainsi dire. Comme moi vous avez vécu avec lui, alors vous savez comment il est quand il chasse quelqu'un.
 Watson - Je le sais, oui.
 Billy - C'est vraiment une responsabilité, Monsieur... Y a des fois où ça me donne drôlement du souci. Lorsque je lui demande s'il veut me dire ce qu'il désire pour le dîner, il me répond : 
            " - Oui, vous me servirez des côtes-purée après-demain à 19 h 30. 
               - Vous ne mangerez pas avant, Monsieur ? je lui demande alors, et il me répond :
               - Je n'ai pas le temps, Billy. Je suis très occupé. "
Il maigrit de plus en plus, et devient de plus en plus pâle, avec les yeux tout brillants. C'est terrible de le voir comme ça !
 Watson - Ca ne peut pas continuer comme ça. Il faut que je lui parle et que j'y mette bon ordre.
 Billy - Oh ! oui, Monsieur !... Ca me sera un grand soulagement !
 Watson - Mais de quoi s'occupe-t-il donc ?
 Billy - C'est cette affaire du diamant de la couronne.
 Watson - Quoi ? Ce vol de cent mille livres ?
 Billy - Oui, Monsieur. Il faut le leur récupérer à tout prix. Pensez, j'ai vu le Premier Ministre et le Ministre de l'Intérieur assis là, sur ce canapé ! M. Holmes leur a promis de faire tout son possible. Il a été vraiment très aimable avec eux, les mettant tout de suite à l'aise.
 Watson - Seigneur ! J'ai lu ça dans le journal... Mais dîtes-moi, Billy, qu'avez-vous fait dans cette pièce ? Qu'est-ce que ce rideau ?
 Billy - Je ne sais pas, Monsieur. M. Holmes l'a fait installer y a de ça trois jours. Mais derrière y a quelque chose de rigolo.
 Watson - Quelque chose de rigolo ? 
 Billy, riant - Oui, Monsieur. C'est lui qui l'a fait faire.
                     ( Il s'approche du rideau qu'il tire de côté et découvre une effigie en cire de Sherlock Holmes, assis dans un fauteuil, le dos au public. )
 Watson - Grand Dieu, Billy !
 Billy - Oui, Monsieur... C'est bien lui, hein ? ( Tout en parlant il détache la tête du mannequin et l'exhibe. )
 Watson - C'est extraordinaire. Mais, dans quel but ?
 Billy - Voyez-vous, Monsieur, il tient à ce que ceux qui l'épient le croient à la maison quand parfois il n'y est pas. Ah ! on sonne, Monsieur. ( Il remet la tête en place et ferme le rideau. ) Il faut que j'y aille.
( il sort )
              Watson s'assied, allume une cigarette et déplie un journal. Entre une vielle dame, grande et voutée, vêtue de noir, avec voile et des anglaises.
Watson, il se lève - Bonjour, madame.
La Dame -Vous n'êtes pas M. Holmes ?
Watson - Non, madame. Je suis son ami, le Dr Watson
La Dame - Je me doutais que vous ne pouviez pas être M. Holmes. J'ai toujours entendu dire que c'était un bel homme.
Watson à part - Mince alors !
La Dame - Mais il me faut le voir tout de suite.
Watson - Je vous assure qu'il n'est pas là.
La Dame - Je ne vous crois pas. 
Watson - Quoi !
La Dame - Vous avez un visage fourbe, sournois... Oh ! oui, un bien vilain visage. Allez, jeune homme, où est-il ?
Watson-  Madame, vraiment.
La Dame - Très bien je m'en vais le trouver toute seule. Il doit être par ici, je suppose. ( elle se dirige vers la porte de la chambre )
Watson se lève et veut lui barrer le chemin - C'est sa chambre à coucher. Vraiment, madame, vous passez les bornes.
La Dame - Je me demande ce qu'il garde dans ce coffre-fort.
            Alors qu'elle s'en approche, les lumières s'éteignent, la pièce est dans le noir à l'exception de quatre lampes qui éclairent une inscription " N'y touchez pas !" au-dessus du coffre. Après quelques secondes les lumières se rallument et Holmes est debout à côté de Watson.
Watson- Ciel, Holmes !
Holmes - Un bon petit signal d'alarme, n'est-ce pas Watson ? Il est de mon invention, vous le déclenchez en marchant sur une lame du parquet. ou je peux aussi l'allumer. De la sorte, quand je reviens, je sais si quelqu'un est venu fureter dans mes affaires. Il s'éteint automatiquement, comme vous l'avez pu voir. 
Watson- Mais, mon cher ami, pourquoi diable ce déguisement ?
Holmes - Un petit entracte comique, Watson. Lorsque je vous ai vu assis là avec un air si solennel, je n'ai vraiment pas pu m'en empêcher. Mais je vous assure que l'affaire dont je m'occupe n'a rien de comique. Bon sang ! ( Il se précipite vers la fenêtre et tire soigneusement le rideau resté entrouvert.
Watson - Pourquoi ? Qu'y a-t-il ?
Holmes - Du danger, Watson. Des fusils à air comprimé. Je m'attends à quelque chose ce soir.
Watson - Vous vous attendez à quoi, Holmes ?
Holmes allumant sa pipe - Bien que mon sens de l'humour soit limité, je pourrais quand même imaginer une meilleure plaisanterie, Watson. Non, c'est la réalité. Et au cas où cela se produirait, il y a environ une chance sur deux, il vaut peut-être mieux que vous chargiez votre mémoire du nom et de l'adresse de l'assassin.
Watson - Holmes !
Holmes - Vous pourrez ainsi les donner à Scotland Yard avec mes amitiés et mon ultime bénédiction. Le nom est Moran... Colonel Sebastian Moran... Notez-le Watson, notez ! 136 Moorside Gardens. C'est noté ?
Watson - Mais il doit sûrement être possible de faire quelque chose, Holmes... Ne pourriez-vous faire arrêter cet homme ?
Holmes - Si, Watson, je le pourrais. Et c'est bien ce qui le tourmente.        pinterest.fr

Watson - Alors, pourquoi ne le faites-vous pas ?
Holmes - Parce que j'ignore où se trouve le diamant. 
Watson - Quel diamant ?
Holmes - Le grand diamant jonquille de soixante-dix-sept carats, mon garçon, et d'une pureté... Le diamant de la couronne. J'ai réussi à prendre deux gros poissons dans mon filet, mais je n'ai pas la pierre. Alors, à quoi ça m'avance de les avoir ? C'est le diamant qu'il me faut.
Watson - Le colonel Moran est-il un des poissons pris dans le filet ?
Holmes - Oui, et c'est un requin. Il mord. L'autre c'est Sam Merton, le forceur de coffres-forts. Ce n'est pas un mauvais bougre Sam, le colonel s'est servi de lui. Sam n'est pas un requin, juste un gros goujon balourd. N'empêche qu'il se débat aussi dans mon filet.
Watson - Où est ce colonel Moran ?
Holmes - Toute la matinée j'ai été près de lui... A un moment donné, il a même ramassé mon ombrelle en me disant : " Permettez-moi, madame... " La vie est pleine de ces imprévus. Je l'ai suivi jusqu'à l'atelier du vieux Straubenzee. Et Straubenzee lui fabrique un fusil à air comprimé... Du très bel ouvrage, à ce que je crois savoir.
Watson - Un fusil à air comprimé ?
Holmes - Son idée était de me tuer en tirant à travers la fenêtre. C'est pourquoi j'ai dû faire mettre ce rideau. A propos, avez-vous vu le mannequin ? ( il tire le rideau et Watson acquiesce ) Ah ? Billy vous l'a montré. Il peut à tout moment recevoir une balle dans sa belle tête.

                                                                     Entre Billy 
Holmes - Qu'y a-t-il Billy ?
Billy - Le colonel Sebastian Moran, monsieur.
Holmes -  Ah ! L'homme en personne. Je m'y attendais plus ou moins... Décidément, c'est un homme qui ne manque pas d'aplomb ! Il a dû sentir que j'étais sur ses talons ( il regarde par la fenêtre ) Et je vois Sam Merton dans la rue... Sam aussi bête que fidèle... Où est le colonel, Billy ?
Billy - Dans la salle d'attente, monsieur.
Holmes -  Introduisez-le quand je sonnerai.
Billy- Oui, monsieur.
Holmes - Oh ! une chose encore, Billy... Si je ne suis pas dans la pièce, introduisez quand même le colonel.
Billy - Très bien, monsieur. ( Il sort
Watson - Je vais rester avec vous, Holmes.
Holmes - Non, mon cher ami, vous me seriez d'une terrible gêne. ( Il s'approche du bureau, écrit quelque chose sur un papier )
Watson - Il peut vous tuer !
Holmes - Cela ne m'étonnerait pas.
Watson - Je ne peux vraiment pas vous abandonner ainsi...
Holmes - Mais si, mon cher Watson, vous le pouvez car vous avez toujours joué le jeu, et je suis certain que vous le jouerez jusqu'au bout. Portez ce message à Scotland Yard et revenez avec la police. Ainsi notre homme sera arrêté. 
Watson - J'y vais avec joie !
Holmes - D'ici à ce que vous reveniez j'aurai juste le temps de découvrir où est le diamant. ( Il sonne ) Par ici, Watson. Nous allons sortir ensemble. Je préfère voir mon requin avant qu'il ne m'aperçoive. 
            Watson et Holmes sortent par la porte de la chambre.
             Entrent Billy et le colonel Sebastian Moran, homme robuste à l'air cruel, vêtu de façon voyante               et tient à la main une lourde canne. )
Billy - Le colonel Sebastian Moran. ( Il sort )
Holmes - Ne le brisez pas, colonel, ne le brisez pas !
Le colonel - ( il se retourne en cherchant )- Grand Dieu !
Holmes - C'est un si bel objet. Il est dû à Tavernier, le modeleur français, aussi expert en cet art que Straubenzee pour ce qui est des fusils à air comprimé. (  il ferme le rideau )
Le colonel - Des fusils à air comprimé ? De quoi voulez-vous parler, monsieur ? 
Holmes - Posez donc votre canne et votre chapeau sur cette table. Merci... Asseyez-vous, je vous en prie... Cela vous ennuierait-il de déposer aussi votre révolver ? Oh ! bon, comme vous voudrez, si vous préférez être assis dessus. 
                                                       Le colonel s'assied et Holmes poursuit )
Je souhaite avoir cinq minutes d'entretien avec vous.
Le colonel - Et moi, avec vous.
                                                       ( Holmes s'assoit à côté de lui et croise les jambes )
Le colonel - Je ne chercherai pas à nier que j'ai cherché à vous agresser voici un instant.
Holmes - Il m'avait bien semblé que cette idée avait dû vous traverser l'esprit.
Le colonel - Et vous ne vous trompiez pas, monsieur.
Holmes - Mais pourquoi en avez-vous ainsi après moi ?                                 pinterest.fr
Le colonel - Parce ce que vous vous ingéniez à me créer des difficultés. Parce que vous lancez sur mes traces de vos créatures.
Holmes - Des créatures à moi ?
Le colonel - Je les ai fait suivre, et je sais qu'elles viennent vous faire leur rapport.
Holmes - Je vous assure bien que non.
Le colonel - Allons, allons, monsieur ! D'autres sont capables de se montrer aussi observateurs que vous. Hier il s'agissait d'un vieux turfiste, aujourd'hui c'était une vieille dame. De toute la journée ils ne m'ont pas perdu de vue.
Holmes - Vraiment monsieur, vous me faites là un grand compliment ! Avant qu'il ne soit pendu à Newgate, le vieux baron Dawson avait la bonté de dire que, en ce qui me concernait, la scène avait perdu ce que la police y avait gagné. Et, à présent, c'est vous qui venez me dire ces choses aimables. Au nom de la vieille dame comme du turfiste, je vous en remercie. Il y avait aussi un plombier désœuvré qui était une belle composition... Mais vous ne semblez pas l'avoir remarqué ?
Le colonel - C'était vous... Vous ?

Holmes - Votre humble serviteur ! Si vous en doutez vous pouvez voir sur cette causeuse l'ombrelle que vous m'avez si aimablement ramassée ce matin.
Le colonel - Si je m'en étais douté, jamais vous n'auriez...
Holmes - ... revu cette modeste demeure. J'en étais pleinement conscient. Mais vous ne vous êtes douté de rien, si bien que nous voici à bavarder tous deux.
Le colonel - Ce que vous m'apprenez ne fait qu'aggraver les choses. Ce n'étaient pas vos gens, mais vous-même qui me suiviez. Pour quelle raison ?
Holmes - Vous est-il arrivé de chasser le tigre ?
Le colonel - Oui, monsieur.
Holmes - Pour quelle raison ?
Le colonel - Pfft ! Pour quelle raison chasse-t-on le tigre ? Pour l'émotion... le danger.
Holmes - Et sans doute aussi pour débarrasser le pays d'une bête nuisible qui le dévaste et nuit à ses habitants.
Le colonel - Exactement, oui.
Holmes - Eh bien, mes raisons sont les mêmes.
Le colonel  ( il se lève d'un bond  ) - Insolent !
Holmes - Rasseyez-vous, monsieur, rasseyez-vous. Il y avait aussi une raison d'ordre plus pratique. 
Le colonel - Et c'est ?
Holmes - Que je veux ce diamant de la couronne.
Le colonel - Ca, c'est le comble ! Bon, continuez.
Holmes - Vous saviez très bien que c'était pour cela que je vous poursuivais. Et la véritable raison de votre présence ici ce soir, c'est que vous voudriez découvrir jusqu'à quel point je suis au courant. Eh bien, je vous le dis sans détour : je suis au courant de tout, à l'exception d'une chose que vous allez m'apprendre.
Le colonel sarcastique - Et quelle est cette chose, je vous prie ?
Holmes - L'endroit où est le diamant.
Le colonel - Oh ! Vous voudriez que je vous dise ça ? Mais comment diable pourrais-je le savoir ?
Holmes - Non seulement vous le savez, mais vous allez me le dire.
Le colonel - Oh, vraiment ?
Holmes - Vous ne pouvez pas me bluffer, colonel. Vous êtes limpide comme de l'eau de roche et je vois jusqu'à vos pensées les plus profondes.
Le colonel - Alors vous savez où est le diamant.
Holmes - Ah ! Vou s le savez donc ! Vous venez d'en convenir !
Le colonel - Moi ! Je ne conviens de rien du tout.
Holmes - Ecoutez, colonel, si vous voulez bien vous montrer raisonnable, nous pouvons nous entendre. Dans le cas contraire, le risque est grand pour vous.
Le colonel - Et c'est vous qui parlez de bluff !
Holmes ( il prend un livre sur la table ) - Savez- vous ce que je garde dans ce livre ? 
Le colonel - Non, monsieur. Je n'en ai aucune idée.
Holmes - Vous. 
Le colonel - Moi ?
Holmes - Oui, monsieur, vous ! Vous êtes tout entier là-dedans, avec tous les actes commis au cours de votre dangereuse et vile existence.
Le colonel - Le diable vous emporte, Holmes ! N'allez pas trop loin !
Holmes - Quelques détails intéressants, colonel. La vérité sur la mort de miss Minnie Warrender, de Laburnum Grove. Tout est là, colonel.
Le colonel - Vous... vous...
Holmes - Et l'histoire du jeune Arbothnot qui fut trouvé noyé dans le canal Regents alors qu'il s'apprêtait à vous dénoncer pour avoir triché aux cartes.
Le colonel - Je... Je n'ai jamais touché à ce garçon.
Holmes - Mais il n'en est pas moins mort bien opportunément. De quoi voulez-vous que je vous parle encore, colonel ? Ce n'est pas la matière qui manque dans ce livre. Par exemple, le vol commis dans le train de luxe allant de la Riviera, le 13 février 1892 ? Ou bien le chèque sur le Crédit Lyonnais falsifié cette même année. 
Le colonel - Non, là vous êtes dans l'erreur. 
Holmes - C'est donc que le reste est exact. Colonel, vous jouez aux cartes. Vous savez, par conséquent, que lorsque l'adversaire détient tous les atouts, c'est un gain de temps que d'abattre son jeu.
Le colonel - S'il y avait un seul mot de vrai dans tout ce que vous racontez, m'aurait-on laissé en liberté depuis tant d'années ?
Holmes - On n'avait pas eu recours à moi. Dans l'enquête menée par la police, il y avait des chaînons manquants. Mais les chaînons manquants, j'ai le don de les retrouver, vous pouvez m'en croire.
Le colonel - Du bluff, monsieur Holmes. Du bluff !
Holmes - Oh ! Vous souhaitez que je prouve mes dires ? Eh bien, si je tire cette sonnette, la police arrivera et je n'aurai plus dès lors à m'occuper de cette affaire. Je sonne ?
Le colonel - Quel rapport tout cela a-t-il avec le joyau dont vous parlier ?
Holmes - Doucement, colonel ! Ne brûlons pas les étapes et laissez-moi en venir au fait à ma tranquille façon. J'ai tout ce qui est là contre vous, et aussi des preuves irréfutables dans cette affaire du diamant de la couronne, tant contre vous que contre votre brute d'acolyte. 
Le colonel - Vraiment !
Holmes -  J'ai le cocher du fiacre qui vous a conduit à Whitehall et celui qui vous en a ramené. J'ai l'huissier qui vous a vu près de la vitrine. J'ai également Ikey Cohen qui a refusé de tailler le diamant pour vous. Ikey a mangé le morceau, et la partie est terminée.
Le colonel - Bon sang !
Holmes - Voilà les atouts avec lesquels je vais jouer. Mais il me manque une carte. J'ignore où est le roi des diamants.
Le colonel - Vous ne le saurez jamais.
Holmes - Eh là ! Ne devenez pas méchant comme ça. Réfléchissez : vous allez passer vingt ans en prison, et Sam Merton aussi. Alors, à quoi vous servira-t-il d'avoir le diamant ? A rien du tout. Mais si vous me dites où il est... Eh bien, ma foi je transigerai... Ce qui nous intéresse, ce n'est pas de vous avoir, vous ou Sam. C'est la pierre. Donnez-la moi et, en ce qui me concerne, vous pourrez à l'avenir continuer à jouir de la liberté aussi longtemps que vous saurez vous tenir. Mais si vous vous laissez aller de nouveau, alors que Dieu vous vienne en aide ! Personnellement, j'ai été chargé de récupérer la pierre, et non de mettre la main sur vous. ( il sonne )
Le colonel - Mais si je refuse ?
Holmes - Alors, hélas, ce sera vous que je livrerai au lieu du diamant.

                                                          Entre Billy
Billy - Oui, monsieur ?
Holmes au colonel - Je pense préférable que votre ami Sam participe à cet entretien. Billy, devant la porte d'entrée, vous verrez un monsieur très costaud et très laid. Demandez-lui de monter, voulez-vous? 
Billy - Oui, monsieur. Mais supposons qu'il ne veuille pas venir ?
Holmes - Ne recourez pas à la force, Billy ! Ne le malmenez pas ! Si vous lui dite que le colonel Moran le demande, il viendra. 
Billy - Bien, monsieur.
                                                  Billy sort
Le colonel - Où voulez-vous en venir ?
Holmes - Tout à l'heure, mon ami Watson était avec moi. Je lui ai dit que j'avais pris dans mon filet un requin et un goujon. A présent je hisse le filet avec son contenu.
Le colonel ( se penche en avant ) - Vous ne mourrez pas dans votre lit, Holmes. 
Holmes - Figurez-vous que j'y ai souvent pensé, en effet. Mais en ce qui vous concerne, vous avez plus de chances de finir à la verticale qu'à l'horizontale. Toutefois, ce sont là des anticipations morbides. Abandonnons-nous sans réserve aux joie du présent. Inutile de tripoter votre revolver, mon ami, vous savez très bien que vous n'oserez pas vous en servir. C'est bruyant les revolvers. Mieux vaut s'en tenir au fusil à air comprimé. Colonel Moran... Ah ! il me semble entendre le pas léger de votre digne associé...
Billy - M. Sam Merton. 
            Sam Merton entre vêtu d'un costume à gros carreaux, avec une cravate voyante et un pardessus              mastic.
Holmes - Bonjour, monsieur Merton. Il fait plutôt humide dehors, non ?
Merton au colonel - Qu'est-ce que ça signifie ? Que se passe-t-il ?
Holmes - Pour être concis, monsieur Merton, je dirais que tout est fini.
Merton au colonel - Il cherche à être marrant ou quoi ? J'suis pas d'humeur à rigoler.
Holmes - Vous y serez encore moins enclin à mesure que la soirée s'avancera, je crois pouvoir vous l'assurer. Bon, cela dit colonel, je suis très occupé et je n'ai pas de temps à perdre. Je vais dans ma chambre. En mon absence, faites comme chez vous, je vous prie. Vous pourrez en profiter pour expliquer a situation à votre ami. Je vais travailler la Barcarolle sur mon violon ( il regarde sa montre ). Je reviendrai dans cinq minutes pour que vous me donniez votre réponse définitive. Vous avez bien compris l'alternative, n'est-ce pas ? Nous mettons la main sur la pierre... ou sur vous. ( Il passe dans la chambre en emportant son violon ) 
Merton - Mais qu'est-ce que c'est ? Il est au courant pour la pierre ?
Le colonel - Oui, il en sait beaucoup  trop à ce sujet... Je ne suis même pas sûr qu'il ne sache tout.
Merton - Bon sang !
Le colonel - Ikey Cohen a mangé le morceau.                                                                                              Merton - Il a fait ça ? Alors il y coupe pas que je vais lui casser la gueule !                                              
Le colonel - Mais ça ne nous aidera en rien. Il nous faut décider de ce que nous allons faire.
Merton - Un moment ! Il écoute pas au moins ? ( il s'approche de la porte de la chambre ). Non, c'est fermé. Et même à clef, j'ai l'impression... ( de la musique provient de la chambre ). Oui, pas de doute, il est là-dedans. ( il se dirige vers le rideau ) Mettons-nous ici... ( il tire le rideau, découvre le mannequin) Oh ! le diable l'emporte, il était là !                                                                   pinterest.fr
Le colonel - Tut ! C'est un mannequin, rassure-toi.
Merton - Un mannequin ? ( Il l'examine, fait tourner la tête ) Mince alors ! J'voudrais bien pouvoir lui tordre le cou aussi facilement ! C'est lui tout craché. Mme Tussaud ne fait pas mieux ! 

            Comme Merton revient vers le colonel, les lumières s'éteignent brusquement et l'inscription* N'y touchez pas * apparaît dans une clarté rouge. Après quelques instants l'éclairage redevient normal. C'est dans cet intervalle que doit s'opérer la substitution

Merton - Oh ! J'aime pas ça ! Qu'est-ce que c'est donc ? Ca commence à me porter sur les nerfs, Patron!
Le colonel - Allons, allons, il s'agit seulement d'un de ces trucs enfantins qu'affectionne Holmes...Un ressort ou un déclic actionné par un réveil... Ecoute, nous n'avons pas de temps à perdre. Il peut nous faire arrêter pour le diamant.
Merton - Bon Dieu de bon sang ! 
Le colonel - Mais il nous laissera filer si nous lui disons où se trouve la pierre...
Merton - Ca, il peut se l'accrocher ! Une pierre de cent mille livres !
Le colonel - C'est ça ou aller en taule.
Merton - Y'a pas un moyen de s'en tirer ? C'est vous le cerveau, Patron. Vous devez sûrement pouvoir trouver une combine ?
Le colonel - Attends voir ! J'en ai abusé de plus malin que lui. J'ai la pierre ici, dans ma poche secrète. Elle peut être hors d'ici dès cette nuit, et taillée en quatre à Amsterdam avant samedi. Il sait rien de Van Seddor, tu comprends ?
Merton - Je croyais que Van Seddor ça devait attendre jusqu'à la semaine prochaine ?
Le colonel - Oui, ça devait. Mais à présent il va lui falloir partir par le premier bateau. L'un de nous deux va devoir s'arranger pour filer à l'Excelsior avec la pierre dire à Van Seddor de faire cela.
Merton - Mais on n'a pas encore mis le double fond au carton à chapeau !
Le colonel - Alors, il lui faudra courir le risque d'emporter la pierre comme ça. Il n'y a pas un instant à perdre. Quant à Holmes, nous n'allons pas avoir grand mal à le posséder. Il ne nous fera pas arrêter s'il pense pouvoir récupérer la pierre. Nous allons le lancer sur une fausse piste. Avant qu'il ne découvre la manœuvre, la pierre sera à Amsterdam, et nous aussi nous aurons quitté le pays !
Merton - Formidable ! 
Le colonel - A présent, file dire à Van Seddor de faire diligence. Moi, je m'occupe du jobard à qui je vais servir une histoire de ma façon. Je vais lui raconter que la pierre est à Liverpool... Quand il aura constaté qu'elle n'y est pas, elle aura été divisée et nous voguerons sur la grande bleue ! ( Il regarde autour de lui avec circonspection, puis sort de sa poche une petite bourse de cuir qu'il tend à son complice ) Tiens, voilà le diamant de la couronne.
Holmes ( il s'en saisit en se levant de son fauteuil ) - Merci.
Le colonel ( il marque un arrêt sous l'effet de la stupeur ) - Le diable vous emporte, Holmes ! ( il enfonce une main dans sa poche )
Merton - Allez-y, Patron !
Holmes - Pas de violence, messieurs, pas de violence, je vous en prie. Il faut vous convaincre que vous êtes dans une situation impossible. La police est en bas.
Le colonel - Maudit... ?  Comment vous trouviez-vous là ? 
Holmes - Grâce à un moyen tout simple mais efficace : il suffit de faire l'obscurité pendant quelques instants, le reste tombe sous le sens. J'ai pu ainsi vous entendre converser librement, sans que ma présence ne vous gêne. Non, colonel, non : mon Derringer 450 est braqué sur vous dans la poche de ma robe de chambre. ( Il sonne )
                                                  Entre Billy
Holmes - Faites-les monter, Billy.
                                                    Billy sort
Le colonel -  Vous nous avez possédés, salaud !
Merton - Ah ! c'est bien un flic... Mais ce bon sang de violon que j'ai entendu ?
Holmes - Ah, oui, ces nouveaux gramophones ! Une merveilleuse invention... Mer-veilleuse !


                                                       Arthur Conan Doyle




























































lundi 15 avril 2019

Monsieur Léonida aux prises avec la Réaction Ion Luca Caragiale ( Théâtre Roumanie )

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                                       Monsieur Léonida aux prises avec la Réaction

          Personnages

          Léonida, retraité, 60 ans
          Efimitza, son épouse, 56 ans
          Safta, la bonne

                    Bucarest, chez Léonida
            Décor
   
            Une modeste chambre dans un faubourg de Bucarest. Au fond, à droite, une porte.
            A gauche, une fenêtre. Deux lits jumeaux de chaque côte. Au milieu, une table, des chaises de paille. Sur la table une lampe à pétrole allumée recouverte d'un abat-jour brodé.
            A gauche, au premier plan, un poêle, la porte ouverte, quelques lisons crépitent.
            Monsieur Léonida en robe de chambre, pantoufles et bonnet de nuit.
            Efimitza en camisole et jupon de flanelle rouge, un fichu de batiste rouge enserre ses cheveux. Ils sont assis de part et d'autre de la table et causent.


                                                                  Scène 1


            Léonida - Et alors, comme je te le disais, un beau matin, dès mon réveil c'est la première chose que je fais, tu me connais... je prends " l'Aurore démocratique ", histoire de voir un peu ce qui se passe dans le pays. Je l'ouvre... Et qu'est-ce que je lis ? Tiens, je m'en souviens comme si c'était aujourd'hui : " 11/23 février... La tyrannie a été renversée ! Et vive la République ! "
            Efimitza - En voilà bien d'une !
            Léonida - Feue madame Léonida, ma première épouse, ne s'était pas encore levée, je saute du lit, et je lui crie : " Debout la Bourgeoise, et réjouis-toi comme il convient à une fille du peuple. Debout, c'est la liberté ! "
            Efimitza, approuve - Oui, et alors ?
            Léonida - A ce mot de liberté, la défunte saute elle aussi du lit... Car, pour une républicaine, c'en était une ! Je lui dis : " Fais-toi belle, m'amie, et allons voir la révolution. " Nous mettons nos habits du dimanche et nous filons dare-dare jusqu'à la Place du Théâtre... ( solennel ) Eh bien,quand j'ai vu ça... tu sais comme je suis, je ne m'emballe pas facilement...
            Efimitza - Je te crois, ce n'est pas ton genre. Un homme comme toi, mon coco, c'est plutôt rare.
            Léonida - Tu diras peut-être que c'est parce que, comme qui dirait, je suis républicain que je suis du côté de la nation...
            Efimitza - Comme de juste !...
            Léonida - Mais moi, quand j'ai vu ça, je me suis dit à mon tour : " Dieu nous préserve de la colère du peuple !... Quel spectacle, messieurs ! Des drapeaux, des fanfares, des cris, un vacarme de tous les diables, et du monde, du monde... à vous donner le vertige, je ne te dis que ça.
            Efimitza - Heureusement que je n'étais pas à Bucarest à ce moment-là ! Nerveuse comme je suis, qui sait !?.... Dieu garde !... ce qui pouvait encore m'arriver.
            Léonida - Ne dis pas ça, ça valait la peine d'être vu. ( Sur un autre ton ) Et, dis voir, combien de temps penses-tu qu'elle ait fait rage, cette révolution ?
            Efimitza - Jusqu'au soir.                                                               
Giuseppe GARIBALDI            Léonida ( souriant à tant de naïveté, puis grave ) - Trois longues semaines, monsieur !
            Efimitza ( ébahie ) - C'est incroyable !
            Léonida - Alors, tu te figures, toi, que ça a été une petite bagatelle de rien du tout ? Imagine un peu : pour que Galibardi ( sic ) en personne, de là où il se trouve, ai tout de suite écrit une lettre à la nation roumaine...
            Efimitza ( avec intérêt ) - Pas possible !
            Léonida - Tiens donc !
            Efimitza - Comment ça ?
            Léonida - Tu comprends, ça lui a plu, à cet homme, notre façon de mener rondement l'affaire, question d'offrir un exemple à l'Europe. Et il s'est tenu pour obligé, puisqu'il est dans la politique, de nous adresser ses félicitations.
            Efimitza ( curieuse ) - Et qu'est-ce qu'il disait dans la lettre ?
            Léonida  ( important ) - Quatre mots, pas plus, mais tapés, je ne te dis que ça. Tiens, je me les rappelle comme si c'était aujourd'hui : " Bravo nation ! Mes compliments ! Vive la République ! Vivent les Principautés Unies ! " Et, au-dessous, sa propre signature autographe : Galibardi.
            Efimitza ( satisfaite ) - Pour lors, si c'est comme ça, il a joliment bien parlé, cet homme !
            Léonida - Hé, hé ! Galibardi c'est quelqu'un, il n'y en a pas deux comme lui. ( Avec fierté et conviction ) La gent latine, mon vieux, c'est tout dire. C'est pas pour rien qu'il a mis la panique parmi tous les empereurs, sans compter le Pape de Rome.
            Efimitza ( étonnée ) - Le Pape de Rome ? C'est-y Dieu possible !...
            Léonida - Comme je te le dis ! Et ce qu'il a pu lui laver la tête ! Ça l'a assis, l'autre. Alors qu'est-ce qu'il s'est dit le jésuite, pas bête d'ailleurs, quand il a vu qu'il n'en viendrait pas à bout :
" Eh, mon ami, cette fois c'est sérieux. Avec ce gaillard-là, à ce que je vois, ça n'ira pas tout seul. La meilleure politique, à mon avis, c'est de me mettre bien avec lui et d'en faire mon compère. " Et de fil en aiguille, tu me passes la rhubarbe, je te passe le séné, voilà notre Baribardi parrain d'un gosse du Pape.
            Efimitza ( fine ) - Le vieux avait trouvé son maître !
            Léonida - Parbleu !... Maintenant dis-moi combien d'hommes crois-tu qu'il ait, à ton idée, ce Galibardi ?
            Efimitza - Des tas et des tas.
            Léonida - Mille, monsieur, rien que mille.
            Efimitza - Je n'en reviens pas. Alors, à t'en croire, rien qu'avec mille hommes ?...
            Léonida ( l'interrompant ) - Parfaitement. Mais demande-moi un peu quelle espèce d'homme c'est.
            Efimitza - La crème, quoi !
            Léonida - Et du premier choix. Triés sur le volet, on ne fait pas mieux. Ils tireraient sur le bon Dieu. Des volontaires, c'est tout dire ! Aujourd'hui ici, demain en Chine... Rien à perdre, tout à gagner.
            Efimitza - Ah ! Bon ! Tu m'en diras tant...
            Léonida - Et tous lui obéissent comme à Dieu le Père. Pour l'amour de lui, ils sont capables de rester trois jours sans boire ni manger, s'ils n'ont pas de vivres.
            Efimitza - Que me chantes-tu là, ma chère ?
            Léonida - C'est comme je te le dis, et il en fait bien d'autres, des choses formidables.
            Efimitza - Bravo !
                              ( Ils bâillent )
            Léonida - Il doit être tard, m'amie. On va se coucher ?
            Efimitza ( se lève et regarde la pendule ) - Il est minuit passé, mon coco.
            Léonida ( se lève à son tour et se dirige vers le lit de gauche ) - Comme le temps passe vite, quand on cause...
            Efimitza ( tout en bordant son lit ) - Je te crois. Tu as une' façon de dire les choses qu'on ne se lasserait jamais de t'écouter. Des hommes comme toi, mon coco, c'est plutôt rare.
            Léonida ( se couche et tire les couvertures ) - M'amie, as-tu dit à la bonne de venir plus tôt demain pour faire le feu ?
            Efimitza ( Éteint la lampe ) - Oui. ( elle fait un signe de croix et se couche dans le lit de droite. La pièce n'est éclairée que par les tisons. )
            Léonida ( se tourne et se retourne dans le lit pour trouver une place douillette et, avec un soupir de satisfaction ) - Ah ! enfin...
Résultat de recherche d'images pour "peinture tableau rouge"            ( Un temps pendant lequel chacun s'installe de son mieux ).
            Efimitza ( d'une voix amortie par les couvertures ) - Alors, c'est comme ça qu'il est ton Galibardi, hein ?
            Léonida ( même jeu ) - Comme ça, ma parole... Ah ! donne-moi encore un type comme lui et d'ici demain soir, je n'en demande pas davantage, je t'en flanquerai une, moi, de ces républiques !
( avec regret ) Héla, on n'en fait plus, des hommes comme lui. Je sais bien ce que tu vas me dire : qu'on n'a pas fait le monde en un jour et que tout vient à point pour qui sait attendre ( avec force ) Mais enfin, tout de même, la patience a des bornes ! ça ne peut pas continuer comme ça, mon vieux ! Il en a soupé le peuple, de la tyrannie. C'est la république qu'il lui faut !
            Efimitza -Tu crois, mon coco, après tout ! Moi, j'ai pas beaucoup de tête... une femme... pardon si je te demande une chose : en somme, qu'est-ce qu'on y gagnerait à l'avoir, cette république?
            Léonida ( surpris par la question ) - Pour le coup, elle est bien bonne ! Comment, ce qu'on y gagnerait ? Comme on dit : belle tête, mais de cervelle point. Allons, donne-toi la peine de réfléchir un peu. Laisse-moi t'expliquer : primo, et en premier lieu, en république, personne ne paye plus d'impôts.
            Efimitza - Non, vrai ?
            Léonida - Tout ce qu'il y a de plus vrai. Secundo, tout citoyen reçoit chaque mois un bon salaire et, qui plus est, le même pour tous.
            Efimitza - Ta parole ?
            Léonida - Ma parole ! Ainsi, moi, par exemple...
            Efimitza - En dehors de la retraite ?
            Léonida - Cela va de soi ! La retraite ça n'a rien à voir. J'y ai droit en vertu de l'ancienne loi. Spécialement en république, tu sais, le droit, c'est sacré : la République, c'est la garantie de tous les droits.
            Efimitza ( approuve pleinement ) - Alors, rien à dire.
            Léonida - Et tertio, semble avoir également fait la loi du moratoire ...
            Efimitza - Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire-là ?
            Léonida - Ça veut dire comme quoi on n'a plus le droit de payer ses dettes.
            Efimitza ( émerveillée elle se signe ) - Sainte Vierge ! mais qu'est-ce qu'on attend, alors, pour la faire cette république ?
            Léonida - Hé, hé ! tu te figures que les réactionnaires vont te laisser faire ! Ça ne fait pas leur compte, forcément, que personne ne paye plus d'impôts. Je comprends ça : du coup, adieu les beaux traitements qu'ils ramassent à la pelle.
            Efimitza - C'est vrai... mais... ( après avoir réfléchi plus profondément ) il y a une chose que je ne comprends pas.
            Léonida - Quoi donc ?
Résultat de recherche d'images pour "peinture tableau rouge"            Efimitza - Si personne ne paye plus d'impôts, ma chère, d'où est-ce qu'on prendra l'argent pour les salaires des citoyens ?
            Léonida ( il résiste au sommeil ) - C'est l'affaire de l'Etat, mon vieux. Il est là pour ça, non ? C'est son devoir à lui d'avoir soin que les citoyens reçoivent leurs salaires à temps...
            Efimitza ( éclairée ) - En effet ! Vois-tu, ça ne me serait pas venu à l'idée. ( Après avoir réfléchi un moment ) - Ah ! ce serait la belle vie ! Dieu veuille qu'on la voie un jour, cette République. ( Léonida commence à ronfler ) Tu dors, mon coco ?... ( Léonida ronfle de plus belle ) Il s'est endormi.


                                                                      Scène II


            Madame Efimitza se tourne sur le côté et s'endort aussi. Une heure du matin sonne lentement dans le voisinage : quatre coups pour les quarts, puis un autre, plus grave, pour marquer l'heure. A l'orchestre, trémolo mysterioso. Un autre moment de silence, puis on entend au loin deux, trois détonations suivis de cris sourds suivis d'autres détonations et des cris plus distincts cette fois. Le jeu se répète.

            Efimitza ( se réveille et se dresse sur son séant, regarde avec inquiétude du côté de la porte et s'écrie, affolée ). - Qui est là ? ( Un temps et elle saute du lit, va vite à la porte et s'assure qu'elle est bien verrouillée, elle en fait autant avec la fenêtre et regagne son lit un peu moins inquiète, en se signant ). Qui sait ce que j'ai bien pu rêver. ( Elle se recouche et s'assoupit. A l'orchestre, trémolo. Un temps, salve de détonations, cris redoublés. Efimitza bondit de son lit ). Qui est là ? ( un temps, elle va, tremblante, à la table, à tâtons elle cherche les allumettes et allume la lampe. Très agitée elle vérifie à nouveau si la porte est bien fermée puis, sur la pointe des pieds, elle va à l'armoire, donne rapidement un tour de clé, comme si elle avait surpris quelqu'un caché. Puis, le coeur battant, elle tend l'oreille à ce qui se passe à l'intérieur, elle regarde ensuite sous les lits, dans tous les coins, éteint la lampe, se signe et se remet au lit ). Qu'est-ce que ça peut bien être ? ( Soudain on entend une nouvelle salve et des cris prolongés. Madame Efimitza est aussitôt debout et écoute pétrifiée ). Léonida ! ( Le bruit se répète ) Léonida ! ! ( Un temps. Le bruit reprend plus fort. Exaspérée Efimitza heurte une chaise, trébuche et s'effondre sur le lit de Léonida ) Léonida ! !


                                                                      Scène III


            Léonida ( s'éveillant effrayé ) - Hein ? Qu'est-ce qui se passe ?
            Efimitza - Lève-toi, Léonida ! Il y a le feu !
            Léonida ( effrayé ) - Le feu ? Où ça ?u
            Efimitza - On se bat dans les rues !
            Léonida - Penses-tu ! En voilà une histoire ! Tu ne sais pas ce que tu dis, mon vieux !
            Efimitza - Une bataille en règle, ma chère : au pistolet, au fusil, au canon, Léonida ! des cris, des hurlements. C'est terrible. Ça ma réveillée en sursaut.
            Léonida ( essayant de la rassurer ) - Ce n'est rien, m'amie ! tu sais bien comme tu es nerveuse, ça vient de ce qu'on a parlé politique toute la soirée. Tu te seras couchée sur le dos et Dieu sait ce que tu as rêvé !
            Efimitza ( perdant patience ) - Léonida, suis-je éveillée ou non ?
            Léonida - Tiens, tu dois bien le savoir, m'amie !
            Efimitza ( vexée ) - Bravo, mon coco ! J'aurais jamais cru ça de toi ! Te faire pareilles idées sur mon compte, je ne te savais pas comme ça. Ça me fait de la peine... Apprenez, Monsieur Léonida, que je suis une personne bien éveillée... j'ai parfaitement entendu comme tu m'entends et comme je t'entends. C'est la révolution ! on se bat !
            Léonida - Tout doux, tout doux, m'amie, ne t'importe pas comme ça. Voyons, depuis que tu m'as réveillé, moi, as-tu encore entendu quelque chose ?
            Efimitza - Non.
            onida- Tu vois bien ! Comment expliques-tu ça ? Dis voir un peu... 
            Efimitza ( moins sûre d'elle ) - Euh !... Est-ce que je sais moi !
            Léonida - Tu vois bien ! Une supposition : admettons que tu aies raison, voyons ce que tu vas encore dire. Mettons que ce soit la révolution... mais tu ne sais donc pas qu'il est défendu de tirer dans les rues ? Ordre de la police...                                                                                    pinterest.fr
Image associée            Efimitza ( à moitié convaincue ) - Ma foi... mon coco, il faut bien que je dise comme toi. Tu as une telle façon de prouver aux gens que deux et deux font quatre, qu'on ne trouve plus rien à redire.( Elle réfléchit, reprise par le doute ) Et pourtant, ma chère, j'ai entendu. J'ai en-ten-du ! Qu'est-ce que j'aurais pu entendre s'il n'y avait rien eu ?
            Léonida Ah ! mon vieux, ce que j'ai pu en lire de ces histoires, plus que je n'ai de cheveux sur la tête ! Faut pas plaisanter avec l'homme ! Ça arrive !... ( d'un ton doctoral ) Et comment ça ? me diras-tu... Eh bien !... Un homme, par exemple, pour je ne sais quoi, ou pour quelque chose, comme il est nerveux et par pure bizarrerie, il se met une idée en tête. Bon ! Ça devient une idée fixe, alors la fantasmagorie le travaille, et de la fantasmagorie il tombe dans l'hypocondrie. Ensuite, forcément, il voit bouger même le vide.
            Efimitza - Quelle histoire, ma chère ! ( ébaubie ) Peut-être as-tu raison !
            Léonida - Tiens, par exemple, dans ton cas ce n'est qu'une hypocondrie passagère, ça s'arrangera... Allons nous coucher. Bonne nuit, m'amie.
             Efimitza - Bonne nuit. ( A demi rassurée, elle souffle la lampe et se met au lit ).
             Léonida ( après un moment ) - Ne te couche plus sur le dos, m'amie, tu ferais encore de mauvais rêves.
            ( Efimitza se tourne sur le côté. Nuit dans la chambre, trémolo à l'orchestre, un temps, puis soudain, au loin, des cris et des détonations ).


                                                                 Scène IV


            Efimitza - Tu as entendu ? 
            Léonida - Tu as entendu ?
            ( Tous deux effrayés, se dressent en même temps. Le bruit se rapproche ).
            Efimitza ( sautant du lit ) - Alors, c'était une idée fixe, Léonida ?
            Léonida ( épouvanté ) - Allume la lampe... ( il saute aussi du lit, le bruit se rapproche encore)
            Efimitza ( allume la lampe ) - C'était de la fantasmagorie, mon coco ?
            Léonida ( tout tremblant ) - Ce n'est pas normal tout cela, m'amie ! ( Le bruit devient de plus en plus fort ).
            Efimitza - C'était de l'hypocondrie, ma chère ? ( Le vacarme ne cesse d'augmenter ).
            Léonida - Un grand danger nous menace, monsieur ! Qu'est-ce que ça peut bien être ?
            Efimitza - Qu'est-ce que ça peut bien être ? Tu ne le vois donc pas ? C'est la révolution, on se bat dans les rues, Léonida !
            Léonida ( s'énerve ) - Bon. La révolution, la révolution, je veux bien, moi. Mais ne t'ai-je pas dit que la police interdit les armes à feu en ville ? ( Le bruit ne cesse de grandir ).
            Efimitza ( tremblante ) - Interdit ou non, tu n'entends donc pas ?
            Léonida ( même jeu ) - J'entends. Mais ce n'est pas, ce ne peut pas être la révolution... Tant que les nôtres sont au pouvoir, qui pourrait s'amuser à faire la révolution ?
            Efimiza - Eh ! C'est bien ce que je te demande. ( Grand bruit dehors ). Tu entends ?                             Léonida - Où est mon journal ? ( nerveux ). Parce que si révolution il y a, ça doit y être aux dernières nouvelles. Où est-il donc ce journal ? ( Il va à la table, prend le journal, jette un coup d'oeil en troisième page et jette un cri ). Ah !
            - Eh bien ?
            Léonida ( éperdu ) - Ce n'est pas la révolution, monsieur, c'est la réaction. Tiens, écoute ( il lit d'une voix tremblante
            " La réaction montre à nouveau les dents. Tel un fantôme dans la nuit, elle se tient à l'affût et guette en aiguisant ses griffes le moment propice pour déchaîner ses passions  ... O Nation, sois en éveil ! " ( désolé ) Et nous qui dormions, mon vieux !
            Efimiza même jeu ) - A qui la faute, mon coco, si tu n'as pas lu le journal hier au soir !...
( bruit effroyable ).
            Léonida ( atterré ) - Et moi, tous les réactionnaires le savent bien que je suis républicain, que je suis pour la nation.
            Efimitza ( toute tremblante, se met à pleurer ) - Que faire, mon coco ?
            Léonida ( se dominant pour lui donner du courage ) - Du calme, m'amie, du calme... ( salves et cris très proches ).
            Efimitza - Allons, vite, donne-moi un coup de main !
            ( Ils arrachent les draps des lits, les étendent au milieu de la pièce, vident l'armoire, la commode et font deux gros baluchons, puis ils barricadent la porte avec les lits et les autres meubles)
            Léonida ( tout en travaillant ) - Nous allons à la gare, en passant par le parc de Cismigiu, et à l'aube nous prenons le train pour Ploesti... Une fois là je suis tranquille, Je suis chez moi. Tous des républicains, les braves ! ( Le bruit est à présent tout proche ).
            Efimitza ( épouvantée s'arrête ) - Mon coco !... mon coco ! Tu entends ? Les rebelles... Ils arrivent...
            Léonida ( même jeu ) - J'entends... ( Ils tremblent de plus belle ) et comme ils me voient d'un mauvais oeil, ils viennent tout droit ici pour démolir la maison.
            Efimitza ( Les jambes flageolantes et suffoquant ) - Ah ! ma chère, tais-toi, je vais me trouver mal.
            Léonida - Allons, vite, vite ! ( Le bruit est encore plus proche. Léonida tombe à genoux )
            Efimitza - Ma chère, je me meurs ! Les voilà dans notre rue...
            Léonida - Éteins la lampe !
            ( Efimitza souffle aussitôt la lampe. Le bruit est maintenant sous les fenêtres. Tous deux sont comme foudroyés. Une pause, du bruit, puis soudain des coups dans la porte ).
            Efimitza ( elle chuchote ) - Ils sont à la porte.
            Léonida ( même jeu ) - Je suis perdu !... Ne bouge pas ( Les coups se répètent, plus violents. Le bruit semble s'être éloigné ). Cachons-nous dans l'armoire.
            Efimitza - Laissons là tout cet attirail et sautons par la fenêtre.
            Léonida - Et s'ils sont déjà dans la cour ? ( Les coups à la porte reprennent de plus belle. Le bruit se perd peu à peu ).
            Une voix de femme ( du dehors ) - Ça alors, ils se moquent du monde !
            Efimitza ( se penche tout étonnée vers la porte ) - Hein ?
            Léonida ( la retient ) - Chut ! Ne bouge pas ! ( Violents coups de poing dans la porte. Le bruit s'éloigne de plus en plus ).
            La voix ( du dehors ) - Hé ! Grands Dieux ! ( criant ). Madame !
            Efimitza ( ébahie ) - C'est la bonne, Léonida, c'est Safta...
            ( On entend presque plus les cris et les coups de feu, qu'éloignés ).
            Léonida - Chut ! On dirait que les rebelles se sont éloignés.
            ( Coups exaspérés à la porte ).
            La voix ( du dehors ) - Ouvrez, Madame, que j'allume le feu ! ( Léonida et Efimitza écoutent, étonnés, ne savent plus que croire ). Bonté du Ciel ! Ce n'est pas normal tout ça : Il a dû leur arriver quelque chose.
            Efimitza - C'est Safta... ( Elle se dirige vers la porte ).
            Léonida ( la retient ) - N'ouvre pas ! Pour rien au monde !
            Efimitza ( perd patience et se dégage ) - Il faut ouvrir, ma chère, sinon la sotte va se mettre à brailler et ce sera bien pis... Les rebelles n'auront qu'à revenir. ( Coups de plus en plus violents à la porte ).
            Léonida ( se tient le coeur des deux mains, sur un ton de suprême résignation ) - Ouvre !
            Efimitza ( va à la porte sur la pointe des pieds et demande à mi-vois ) - Qui est là ?
            La voix ( du dehors ) - C'est moi, madame, Je suis venue allumer le feu.
            Efimitza ( hésite un instant puis, se décide, écarte les meubles qui barrent l'entrée, ouvre la porte et, d'une voix blanche ) - Allons, entre ! ( A l'intérieur il fait sombre. Efimitza arrête Safta sur le pas de la porte ).


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            Efimitza ( tout émue, mystérieusement ) - Que se passe-t-il dehors, Safta ?
            Safta ( est entrée, porte une brassée de bois ) - Ça va, madame. Que voulez-vous qu'il y ait ? Seulement j'ai pas pu fermer l'oeil : ils ont fait la bombe toute la nuit chez l'épicier du coin. Ça vient à peine de finir. Quelques-uns sont passés par ici tout à l'heure. Ils allaient tout de travers, même que Nae Ipingesco, l'adjoint au commissaire de police, était avec eux, saoul comme une bourrique. Il poussait des hurlements et tirait des coups de pistolet... des coutumes de goujat, quoi !
            Léonida ( abasourdi ) - Quelles coutumes ?
            Safta - Vous savez bien, ils ont fait la bringue hier soir, pour fêter le mardi gras.
            Efimitza ( rassérénée, retrouve son bagout et à Léonida ironiquement ) - C'était mardi gras, beau masque !
            Léonida ( ragaillardi ) - Tu vois bien ! ( Fier du triomphe de sa théorie ) C'est exactement ce que je te disais, mon vieux. Un homme, par exemple, pour je ne sais quoi ou pour quelque chose, comme il est nerveux et par pure bizarrerie, il se met une idée en tête. Ça devient une idée fixe... alors la fantasmagorie le travaille, et de la fantasmagorie il tombe dans l'hypocondrie... ( à sa femme ) tu as bien vu ?
            Efimitza ( espiègle ) - Dis-moi plutôt, il me semblait t'avoir entendu dire que la police défendait de tirer dans les rues ?
            Léonida ( avec assurance ) - Certainement. Mais, tu ne vois donc pas que cette fois c'était la police en personne...
            Efimitza - Ah ! mon coco, quelqu'un qui sache tout, comme toi, c'est plutôt rare ! ( elle allume la lampe ).
            ( Ils sont tous deux très gais. Safta demeure bouche bée en voyant le désordre de la chambre )


                                                         
                                                      Ion Luca Caragiale
                 
                                                           ( 1852 - 1912 )