jeudi 10 mai 2012

Lettres à Madeleine 34 Apollinaire



    JEFF KOONs
                                           Lettre à Madeleine

                                                                                              13 octobre 1915

            Mon amour, j'ai relu tout le jour ton adorable du 5. Je veux que ma panthère soit entièrement domptée par moi et qu'elle n'ait plus de révolte. Je tiens la cravache qui sait décider de la lutte et les bonds sauvages de ta croupe frémissante ne peuvent qu'irriter ma volonté de te mater. Mais ta passion de sauvagesse impudique m'affole à mon tour et me voilà ivre de volupté dans tes bras, mon esclave enchaînée à sa servitude et ma panthère dompte adorablement son dompteur qui enlace éperdument ses flancs merveilleusement souples.
            Tes réflexions sur l'art de Renoir ont peut-être plus de justesse encore que je n'en avais vu hier et il est bien possible que l'anthropomorphisme de cet art exige que la beauté y soit parfaite selon la norme humaine qui est sa mesure. Et combien tu as eu raison de te comparer aussitôt à ces dessins, toi qui cependant es incomparable.
            Et en relisant j'ai aussi aimé cette volupté fluide que tu distilles. Que tu es savante ma Madeleine, tu devines même cette subtilité qui sera sans doute la grande étude du XXè siècle où nous sommes et notre subtilité à nous ne la dégageons-nous pas exquisément et étrangement dans nos lettres ou plutôt grâce à nos lettres nous dont la subtilité se rejoint si exquisément si délicatement, ô subtiles amours. Oui, notre amour a de quoi nous faire délicatement trembler. Ce n'est pas te tordre les entrailles que je veux mon amour. Je veux au contraire émouvoir exquisément et puissamment ta chair, mais je veux aujourd'hui qu'elle s'émeuve, qu'elle s'agite sans souffrance, mais avec une volupté fantastique. Car j'aime ta volupté de vierge, ma chérie. Je ne connais rien de ce si exquis que ta volupté de vierge. C'est une volupté qui m'émeut si merveilleusement quand j'y pense. C'est une sorte de féerie adorable où ta volupté s'exhale plus pure encore en volupté, le lys y devient la belle rose. chacune de tes lettres me donne le plus grand plaisir de ma vie. C'est inouï le raffinement simple et si délicat des plaisirs que tu me donnes.Ces plaisirs sont comme de pure montagne de neige éternelle et ma bouche fraîche de cette froide ardeur si sublime des cimes s'égare adorablement vers la secrète profondeur du temple dont j'ensanglanterai le parvis. J'en adore l'exquise volupté et l'exquise pureté. Je défie Vénus même puisqu'elle est si pure. Ne savais-tu pas que j'étais fou de toi, va, tu le sais bien que je suis ton fou. Je le suis complètement ton fou et tu es bien ma folle aussi, ardente, ardente Madeleine.Je te mange, je t'ai dit où mon amour et n'as-tu pas écrit toi-même, ô mon coquillage : " Gui, mange-moi ! " Oui je te mange et ne m'as-tu pas envoyé toi-même, quel exquis présent d'amour, la loupe pour que je te déshabille, vois comme je te suis bien, mon guide adoré. Tu es ma panthère et je suis ton caniche et tant de folie exprime à peine notre adorable folie de nous-mêmes, puisque nous nous aimons éperdument.
            Nos yeux ne se quitteront pas même dans le spasme n'est-ce pas, mon amour, et nos bouches non plus elles seront si goulues que mon âme ira dans corps exquis intérieurement jusqu'aux moelles et la tienne passera dans mon corps aussi jusqu'aux fibres de ma vigueur.
Mésange-bleue-89.jpg            Et puis tu as bien compris que notre amour est à nous deux seuls et que nous pouvons nous aimer comme nous voulons c'est-à-dire jusqu'au ciel. Pas de lettre de toi aujourd'hui, rien que deux cartes visées par la censure et qui venaient de Martinetti le futuriste - cycliste dans l'armée italienne. Hier j'avais eu une lettre d'Italie également ouverte par la censure et qui me venait d'un ami qui m'envoie le Corriere della Sera journal très bien fait. Tu me demandes si je te voudrais près de moi. Je l'adorerais mon amour cette présence impossible car nous ne serions jamais seuls. Je t'aime va et t'imagine en artilleur en bleu horizon sous le casque, tu serais charmante, mais tes formes troubleraient trop les soldats. Je t'adore, je prends ta bouche et t'adore encore, ma très adorée Madeleine. J'adore ta langue et je la prends.                                                                     

                                                                                                            Gui

                                                                    4 H


            C'est 4h. du matin
            Je me lève tout habillé
            Je tiens une savonnette
            Que m'a envoyée quelqu'un que j'aime
            Je vais me laver
            Je sors du trou où nous dormons
            Je suis dispos
            Et content de pouvoir me laver ce qui n'est pas arrivé depuis trois jours
            Puis lavé je vais me faire raser
            Ensuite bleu de ciel je me confonds avec l'horizon jusqu'à la nuit et c'est
                            un plaisir très doux
            De ne rien dire de plus, tout ce que je fais c'est un être invisible qui le fait
            Puisqu'une fois boutonné tout bleu confondu dans le ciel je deviens invisible


                                                              Photographie

            Ton sourire m'attire comme pourrait m'attirer une fleur
            Photographie tu es le champignon brun de la forêt qu'est sa beauté
            Les blancs y sont un clair de lune dans un jardin pacifique
            Plein d'eau vive et de jardiniers endiablés
            Photographie tu es la fumée de l'ardeur qu'est sa beauté
            Et il y en toi¨Photographie des tons alanguis
            On y entend une mélopée
            Photographie tu es l'ombre du soleil qu'est sa beauté


                                                             Peu de chose

            Combien qu'on a pu en tuer ?
            Ma foi !
            C'est drôle que ça ne vous fasse rien
            Ma foi !
            Une tablette de chocolat aux Boches ?
            Ma foi ! Feu !
            Chaque fois que tu dis feu le mot se change en acier qui éclate là-bas ?
            Ma foi !
            Abritez-vous
            Ma foi
            Kra
            Ils répondent les salauds
            Drôle de langage ma foi

                                                                                




                                                                    Pour Madeleine seule

                               Lune candide vous brillez moins que les hanches de
                                                    Mon amour
                               Aubes que j'admire vous êtes moins blanches
                                                    Aubes que chaque jour
                              J'admire ô hanches si blanches
                              Il y a le reflet de votre blancheur
                              Au fond de cet aluminium
                              Dont on fait des bagues
                              Dans cette zone où règne la blancheur
                                                    Ô hanches si blanches

1 Apollinaire écrit ces poèmes sur le dos d'un catalogue
2 Vase Tournesols Vincent

                                                                                                                                               

                                                                                             
                                                              

lundi 7 mai 2012

Les Chercheuses de Poux Arthur Rimbaud ( Poème France )

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                    Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes,
                    Implore l'essaim blanc des rêves indistincts,
                    Il vient près de son lit deux grandes soeurs charmantes
                    Avec de frêles doigts aux ongles argentins.

                    Elles assoient l'enfant devant une croisée
                    Grande ouverte où l'air bleu baigne un fouillis de fleurs,
                    Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée
                    Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

                    Il écoute chanter leurs haleines craintives
                    Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés,
                    Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives
                    Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.

                    Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
                    Parfumés, et leurs doigts électriques et doux
                    Font crépiter parmi ses grises indolences
                    Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

                    Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,
                    Soupir d'harmonica qui pourrait délirer ;
                    L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses,
                    Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.



                                                                                              Arthur Rimbaud   

21 rue La Boétie Anne Sinclair ( biographie France )

21 rue La Boétie  21 rue La Boétie

            Le métier de marchand d'art n'est pas le plus facile ni le plus commun des c ommerces. Notamment lorsque les vents tournent et que nouveaux styles, nouveaux traitements et de nouveaux acteurs tentent de s'imposer. Arrivés d'Outre-Rhin Paul Rosenberg grand'père de l'auteur et Daniel-Henry Kahnweiler ne présentèrent pas de peintres surréalistes dans leurs galeries. Mais tous deux aimèrent Braque et Picasso. Pour acheter et nourrir Renoir, Matisse et les autres Paul Rosenberg acheta, vendit des peintures du 18è. Il réussit. Anne Sinclair cite Assouline "...  sobre, impérieux... " Paul Rosenberg fut aussi un soldat mobilisé en 1914. Plus tard à compter des années 20 les impressionnistes, les cubistes, commencèrent à vraiment intéresser le public français. Paul Rosenberg organisa de très nombreuses expositions des meilleurs peintres de cette époque, de beaux Renoir, Matisse... dans sa galerie du 21 rue La Boétie. Une amitié durable lia à ce moment Picasso à Rosenberg qui fut son marchand attitré et habita dans l' immeuble voisin. Puis la Seconde Guerre mondiale détruisit les fortunes, les biens changèrent de mains. Spoliations. Annexions. Départ pour les EtatsUnis. NewYork où naquit la jolie petite fille avec son grand'père que l'on voit sur la photo de couverture. Paul Rosenberg acteur peu connu mais majeur dans le métier de marchand de tableaux proposa Picasso et les autres aux américains qui dans les années 40 ne les appréciaient pas. Livre de souvenirs mais surtout écrit par une journaliste. Documenté. Quelques photos très intéressantes, le 21 rue La Boétie réquisitionné par les Allemands et devenu " Institut d'Etudes des Questions Juives " et de Céline assidu visiteur. Roman d'une époque. Les sentiments sont abstraits. C'est l'histoire d'un homme qui comprit Braque, Marie Laurencin, Léger, Picasso... et de sa petite fille.

dimanche 6 mai 2012

Pensées d'hier pour aujourd'hui La Bruyère La Rochefoucauld et les autres


[Raoul+Dufy+anemones.jpg]
 anémones Raoul Dufy

                                           Choses vues

                                                                                                               Paris Mai 1840

                              On bâtit de toutes parts ; maisons et bastions sortent de terre. La ville
                              s'agrandit en même temps qu'elle se fortifie. Le dernier recensement constate
                              qu'il y a ici, à cette heure, 40 000 appartements vacants. En ce printemps de
                              1843, Paris pourrait, sans déplacer un seul de ses habitants, recevoir et loger
                              la ville de Lyon tout entière.


                                                                       °°°°°°°

                                                                                                                  7 mai 1847

                             Un jeune homme appelé M. Avoine de Chanterayne, fils d'un ancien magistrat,
                             député sous la Restauration, s'était présenté l'autre jour, à la barre de la cour
                             royale, pour prêter son serment d'avocat.
                            - Comment vous appelez-vous ? lui demanda le premier président Séguier.
                            Le jeune homme répond !
                            - Je m'appelle M. de Chanterayne.
                            - Est-ce là tout votre nom ? répond le premier président.
                            - Monsieur le Président, dit le jeune avocat, je m'appelle Avoine de Chanterayne.
                            - Pourquoi mangez-vous la moitié de votre nom ? répliqua M. Séguier.

                                                                      °°°°°°°

                                                                                                                      6 mai 1848

                             M. Louis Blanc a parlé pour la première fois à l'Assemblée Nationale.
                             Il est de si petite taille que lorsqu'il a paru à la tribune, le garde-fou lui
                             montait presqu'aux yeux. Un homme lui a apporté un petit banc sur lequel
                             il est monté, et l' assemblée s'est mise à rire.
                             Le soir, dans les théâtres, les spectateurs disaient aux ouvreuses :
                             " Donnez-nous un petit blanc. "


                                                                                                         Victor Hugo

samedi 5 mai 2012

Pensées d'hier pour aujourd'hui La Bruyère La Rochefoucauld et les autres


prélude à l'après-midi d'un faune
Debussy compose
texte Mallarmé

                                                                                                             6 mai 1923

            Hier, déjeuné chez Mme Pailleron avec Maurice Barrès, l'abbé Brémond, Jacques Boulanger. Ce fut délicieux, car on ne parla que de littérature et Barrès s'y montra tout entier. Tout d'abord, il fut question de George Sand qu'il aime, et dont il admira le portrait fait par Delacroix et qui orne le cabinet de travail de la dame de céans. Il y a, chez elle dit-il, de " la sonorité intérieure ". Il rappelle le discours de Hugo à ses funérailles et il le trouve très beau. Barrès aime aussi Victor Hugo, surtout sa prose. Il lit avec plaisir toute la prose d'Hugo, même - Mes fils, Paris, Shakespeare - et il y trouve des sonorités ( qui expriment évidemment des idées niaises ), toute une orchestration , des brisures de phrases qui l'enchantent. Ce que dit Hugo est absurde, et cependant lui, Barrès, est ravi et combien je suis de son avis ! Barrès n'aime pas Alfred de Vigny. Il fait partie, pour lui, d'une série qui commencerait à Vauvenargues et finirait à Vogüe : de la gaucherie, du pédantisme... Barrès dit beaucoup de mal de Mallarmé. Lui aussi est allé autrefois chez Mallarmé, sous peine de rester seul dans le café. Là on se trouvait devant un être quelconque. On ne disait rien de nouveau. C'étaient toujours les mêmes choses. Mendès y régnait, Zola y disciplinait son troupeau de porcs, Mallarmé son troupeau de sylphides. Chez Mallarmé, Disait Barrès, on ne finissait pas les phrases. Elles ressemblaient à des danseuses, à des papillons qui se projettent contre des vitres. Il n'aime pas L'Après-midi d'un Faune. Il n'aime pas non plus Paul Valéry. Il ne trouve aucun plaisir à le lire. Barrès aime, dit-il, à ce que le travail soit déjà fait par les auteurs qu'il lit, et que cette lecture lui donne une surabondance de lumière. Valéry, dt-il, c'est un cigare refroidi sur une table de café. Quel plaisir peut-on trouver à lire Valéry, disait Barrès ! Barrès lui reproche de na pas aimer la littérature pure. La poésie, dit-il, est intraduisible. Barrès répond que dans Baudelaire, il y a un point de départ, une flèche qui d'ailleurs ne va pas très loin. Dans Mallarmé et Valléry, rien de semblable. Ce que Barrès veut c'est un grand et beau sujet, et non pas le drame des mouches au plafond.
            Ah ! Barrès est bien, bien dédaigneux, bien fermé à beaucoup d'admirations. J'aime un peu plus d'horizon et d'oxygène.


                                                                                                        Abbé Mugnier
                                                                                                 ( extrait de son journal )

jeudi 3 mai 2012

Ballade du concours de Blois François Villon ( Poème )






Porc-épic emblème de Louis XII



                                                 Ballade du Concours de Blois


            Je meurs de seuf auprès de la fontaine
            Chault comme feu, et tremble dent a dent
            En mon païs suis en terre loingtaine ;
            Lez ung brasier frissonne tout ardent ;
            Nu comme ung ver, vestu en president,
            Je ris en pleurs et attens sans espoir ;
            Confort reprens en triste desespoir :
            Je m'esjouïs et n'ay plaisir aucun ;
            Puissant je suis sans force et sans povoir,
            Bien recueully, débouté de chascun.

            Rien ne m'est seur que la chose incertaine ;
            Obscur, fors ce qui est tout evident ;
            Doubt ne fais, fors en chose certaine ;
            Science tiens a soudain accident,
            Je gaigne tout et demeure perdent :
            Au point du jour dis  : " Dieu vous doint bon soir ! "

            Gisant envers, j'ay grant paour de cheoir ;
            J'ay bien de quoy et si n'en ay pas ung ;
            Eschoitte attens et d'omme ne suis hoir,
            Bien recueully, debouté de chascun.

            De rien n'ay soing, si mectz toute ma peine,
            D'acquerir biens et n'y suis pretendent ;
            Qui mieulx me dit, c'est cil qui plus m'attaine,
            Et qui plus vray, lors plus me va bourdent ;
            Mon amy est, qui me fait entendent
            D'ung cigne blanc que c'est ung corbeau noir ;
            Et qui me muyst, croy qu'il m'ayde a povoir ;
            Bourde, verté, au jour d'uy m'est tout un ;
            Je retiens tout, rien ne sçay concepvoir,
            Bien recueully, debouté de chascun.

            Prince clement, or vous plaise sçavoir
            Que j'entens moult et n'ay sens ne sçavoir ;
            Parcial suis, a toutes loys commun,
            Que fais-je plus ? Quoy ? Les gaiges ravoir,
            Bien recueully, debouté de chascun


                                                                                                  François Villon

           

mardi 1 mai 2012

Un Goy Luigi Pirandello ( nouvelle Italie )

Un " Goy "

            M. Daniele Catellani, un de mes amis, jolie tête frisée et grand nez - cheveux et nez de la race - a une vilaine manie : un rire de gorge si agaçant qu'on a souvent envie de lui lancer une gifle.
            D'autant plus qu'aussitôt après, il approuve ce que vous étiez en train de lui dire. Il approuve du chef, approuve précipitamment :
            - Mais oui, mais oui ! mais oui !
            Comme si ce n'étaient pas ces propos mêmes qui avaient provoqué un peu plus tôt les éclats de rire qui ont le don de vous faire enrager.
            Bien entendu, vous restez irrité et déconcerté, mais remarquez bien que M. Daniele Castellani fera certainement ce que vous dites. En aucun cas, il ne s'oppose à un jugement, à une proposition, à une considération d'autrui. Mais d'abord, il rit.
           Peut-être parce que, pris au dépourvu, là, dans un monde abstrait, si différent de celui où vous le rappelez à l'improviste,il éprouve cette impression qui fait parfois froncer les naseaux à un cheval et le fait hennir

          Du reste, de sa condescendance et de sa bonne volonté à s'aligner sans heurts sur le monde d'autrui,
M. Daniele Catellani en fournit des preuves assez fréquentes, et ce serait montrer une méfiance exagérée  que de douter de leur sincérité.
          Commençons par dire que pour ne pas vexer les gens par son origine sémitique trop ouvertement affichée par son nom ( Lévi ) il s'en est débarrassé et a pris celui de Catellani.
          Mais il a fait davantage.
          Il s'est apparenté avec une famille catholique de la bourgeoisie noire entre les noires, en contractant un mariage mixte , c'est-à-dire à condition que les enfants  ( il en a déjà cinq ) seraient baptisés comme leur mère et par là irrémédiablement perdus pour sa religion.
          Néanmoins d'aucuns prétendent que le rire si irritant de mon ami M. Daniele Catellani c'est justement ce mariage mixte qui le provoque. Non pas de la faute de sa femme, semblerait-il, excellente personne, très gentille avec lui mais de la faute de son beau-père, M. Pietro Ambrini, neveu de feu le cardinal Ambrini, homme à principes cléricaux des plus intransigeants.
           Comment se fait-il direz-vous, que ce M.Daniele Catellani soit allé se fourrer dans une famille dotée d'un futur beau-père de cet acabit ? Bah
           Peut-être qu'ayant conçu l'idée d'un mariage mixte il aura voulu aller jusqu'au bout ; et qui sait, peut-être aussi dans l'illusion que le choix d'une épouse dans une famille si notoirement dévouée à notre sainte Mère l'Église montrerait à tout le monde qu'il tenait le fait d'être né sémite pour un accident involontaire, dont il ne fallait plus tenir compte.
           Il eut à soutenir des batailles acharnées à propos de ce mariage. Mais c'est un fait que les plus grandes épreuves qu'il nous arrive de supporter dans la vie sont toujours celles auxquelles nous devons faire face pour nous mettre la corde au cou.
           Pourtant, du moins d'après les on-dit, mon ami Catellani ne serait pas arrivé à se la mettre au cou sans l'aide tout de même un peu intéressée du jeune Millino Ambrini, frère de Mme Catellani, qui se sauva en Amérique deux ans plus tard pour des motifs très délicats dont il vaut mieux ne pas parler. Le fait est que le beau-père, en cédant à ce mariage contre son gré, imposa à sa fille comme condition sine qua non de ne jamais déroger à la sainte religion et d'obéir avec la plus grande ferveur aux préceptes de cette dernière, sans jamais manquer à aucune des pratiques religieuses. En outre, il se fit reconnaître le droit sacro-saint d'exercer sa surveillance afin que préceptes et pratiques soient scrupuleusement observés, non seulement par la jeune Mme Catellani, mais aussi et plus encore par les enfant qui naîtraient.
            Neuf ans après, malgré la sujétion dont son gendre avait donnée et donne encore des preuves évidentes, M. Pietro Ambrini ne désarme pas. Froid, cadavérique et genre vieux beau dans des complets qui restent neufs sur son dos depuis des années et des années, et une certaine odeur équivoque de poudre dont les femmes se servent après le bain, sous les aisselles et ailleurs, il a l'aplomb de froncer le nez en le voyant passer comme si pour ses narines ultra-catholiques son gendre ne s'était pas encore émondé de ce foetus judaicus pestilentiel.

            Je le sais car souvent nous en avons parlé ensemble.
            M. Daniele Catellani a ce rire de gorge, non point que cette vaine obstination de son impavide beau-père à voir en lui un ennemi de sa religion lui semble grotesque, mais bien par ce qu'il découvre en lui-même depuis quelque temps.
            Est-il possible, allons, à une époque telle que la nôtre, dans un pays tel que le nôtre, que quelqu'un de son genre puisse être l'objet d'une persécution religieuse, lui, affranchi depuis l'enfance de toute foi positive, et si disposé à respecter celle d'autrui : chinoise, indienne, luthérienne, musulmane ?
            Pourtant. Il en est ainsi. Rien à dire. Son beau-père le persécute c'est tout à fait ridicule. D'un côté seulement et contre un homme désarmé, et qui plus est, est venu exprès sans armes, pour opérer sa reddition mais ce brave beau-père vient tous les jours jusque chez lui pour rallumer coûte que coûte cette guerre religieuse avec l'acharnement d'un ennemi inflexible.
            Or, laissons de côté - un affront aujourd'hui, un autre demain - qu'à cause de la bile qui commence à monter, l'homo judaicus se sent petit à petit renaître et se reconstituer, sans qu'il veuille d'ailleurs le reconnaître. - Laissons cela de côté. - Mais mon ami M. Daniele Catellani ne peut tout de même pas ne pas remarquer que son beau-père le fait déchoir de jour en jour dans la considération et dans le respect des gens par cet excès de pratiques religieuses si délibérément affiché par son beau-père, non pas par sincérité, mais pour le faire enrager, et dans l'intention manifeste de le blesser gratuitement. Mais il y a plus. Ses enfants, pauvres petits que leur grand-père vexe constamment, commencent eux aussi à sentir confusément que la raison de ces perpétuelles vexations doit se trouver en leur papa. Ils ne savent pas quoi, mais elle doit être certainement en lui. Le bon Dieu, le bon Jésus ( voilà ce bon Jésus spécialement!) mais aussi tous les saints, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, qu'ils s'en vont prier avec leur grand-père tous les jours, il est clair qu'ils ont besoin de toutes leurs prières car leur papa a dû certainement leur faire qui sait quel tort épouvantable. Au bon Jésus spécialement ! Et avant d'aller à l'église, traînés par la main pauvres petits, ils se retournent pour lui lancer des regards si gros de perplexité angoissée et de reproches si douloureux que mon ami M. Daniele Catellani se mettrait à hurler qui sait quelles insultes, si au contraire... si au contraire, il ne préférait rejeter en arrière sa tête frisée et son grand nez et éclater d'un de ces rires de gorge dont il est coutumier.
                                                                                                                              
          Mais oui, voyons ! Simon,il devrait admettre pour de bon qu'il a commis une lâcheté inutile, en tournant le dos à la croyance de ses pères et à renier dans ses enfants le peuple élu: 'am olam, comme dit M. le rabbin. Et il devrait pour de bon se sentir un goy au milieu des siens, un étranger ; enfin prendre par son gilet son beau-père très chrétien et si imbécile pour le forcer à ouvrir les yeux tout grands et à considérer combien il est peu licite de persister à voir dans son gendre un déicide, quand au nom de ce Dieu tué il y a deux mille ans par les Hébreux les chrétiens, qui devraient se sentir tous frères en Jésus-Christ, se sont égorgés allègrement cinq années durant  au cours d'une guerre qui, sans préjuger de celles qui suivront, n'avait pas encore eu d'égale dans l'histoire.
            Non, non, voyons ! Il vaut mieux rire... Peut-on penser et dire sérieusement des choses pareilles au jour d'aujourd'hui.
           Mon ami M. Daniele Catellani sait bien comment va le monde, Jésus-Christ, parfaitement. Tous frères. Mais pour s'égorger entre soi. C'est naturel. Ça ne sort pas de la logique avec les bonnes raisons que l'on a dans chaque camp, de sorte que si l'on se met de ce côté-ci on ne peut pas manquer d'approuver ce que l'on nie, si l'on se trouve de l'autre bord.
           Si ce n'est que oui, tout d'abord, pris ainsi à l'improviste, pourquoi pas un joli éclat de rire ! Mais ensuite tout approuver, approuver,approuver. Même la guerre, oui,bonne gens.

           Néanmoins, la dernière année de la Première Guerre mondiale, M. Daniele Catellani (Dieu quel éclat de rire interminable cette fois-là ) se mit en tête de jouer un tour à monsieur son beau-père Pietro Ambrini, un de ces tours que l'on n'oublie jamais plus.
           Car il faut savoir que cette année-là,malgré l'énorme massacre, M.Pietro Ambrini avait eu l'aplomb de fêter Noël plus pompeusement que jamais,à l'intention de ses chers petits-enfants. Il s'était fait fabriquer une quantité de santon en terre cuite ; de ces bergers qui apportent leurs humbles offrandes à l'Enfant Jésus à peine né, à la grotte de Bethléem : des boudins de fromage de ricotta, des paniers d'oeufs et de fromages blancs, et quantité de petits troupeaux de moutons dodus et de petits ânons chargés eux aussi d'offrandes plus riches, suivis de vieux paysans et de gardiens des champs. Puis sur des chameaux les trois rois mages drapés dans leurs manteaux, couronnés et solennels, qui arrivent de loin avec leur suite, de très loin, en suivant la comète qui s'est arrêtée juste au-dessus de la grotte en liège où, sur un peu de vraie paille, repose l'Enfant de cire; tout rose, entre Marie et saint Joseph ; et saint Joseph tient à la main le rameau fleuri,et derrière il y a le boeuf et l'âne.
           Cette année le cher grand-père avait tenu à avoir une très grande crèche, toute belle avec son paysage en relief, ses collines et ses ravins, ses agaves et ses palmiers, et ses sentiers de campagne par où viendraient touts ces bergers qui étaient de dimensions variées, avec leurs troupeaux de moutons et leurs ânons, et les rois mages.
            Il y avait travaillé en cachette plus d'un mois, avec l'aide de deux manoeuvres qui avaient dressé une estrade dans une pièce pour soutenir la construction en plastique. Et il avait tenu également à l'éclairer de guirlandes de petites ampoules bleu d'azur, puis à faire venir de la Sabine deux " zampognari ", pour jouer de leurs pipeaux et de leurs cornemuses, le soir de Noël.
            Il ne fallait pas que les petits-enfants soient au courant de quoi que ce soit. Le soir de Noël en rentrant tout encapuchonnés et glacés de la messe de minuit, ils trouveraient cette grande surprise ; la musique des cornemuses, l'odeur de l'encens et de la myrrhe, et la crèche, là, comme un rêve, illuminée par toutes ces petites ampoules bleu d'azur en guirlandes. Et tous les gens de maison viendraient voir, en même temps que la famille et les invités du dîner, cette merveille qui avait coûté au grand-père Pietro tellement de peine et tellement d'argent.
                                                               

                                                                      
 M. Daniele Catellani l'avait vu tout absorbé dans ses mystérieuses besognes et avait ri ; il avait entendu les deux manoeuvres planter l'estrade de l'autre côté et avait ri.
            Le démon qui avait élu domicile dans sa gorge depuis de si longues années refusait de lui donner quelque répit pour Noël et vlan, des rires et des rires sans fin. En vain de ses bras levés, M. Catellani lui avait fait signe de se calmer, en vain il lui avait enjoint de ne pas exagérer, de ne pas dépasser les bornes.
            - Nous n'exagérons pas ! lui avait répondu le démon en son for intérieur. Soyez sans crainte, nous ne dépasserons pas les bornes. Ces bergers avec leurs boudins de ricotta et leurs paniers d'oeufs et leur fromage blanc de Toscane en marche vers la grotte de Bethléem, quelle aimable plaisanterie, nous aussi soyez sans crainte. Ce sera aussi un petit tour que la nôtre , mais moins joli, vous verrez.
            C'est ainsi que M. Daniele Catellani s'était laissé séduire par son démon, vaincu surtout par cette considération captieuse, c'est-à-dire de rester lui-même dans les limites d'un bon tour.
            Le soir de Noël, dès que M. Pietro Ambrini, sa fille et ses petits-enfants et tous les domestiques furent partis à la messe de minuit, M. Daniele Catellani entra, frémissant d'une joie presque démentielle, dans la pièce de la crèche ; à toute allure il ôta rois mages et chameaux, moutons et ânons, bergers au fromage blanc, aux paniers d'oeufs et aux boudins de ricotta, personnages et offrandes au bon Jésus, que son démon n'avait pas jugé convenables pour le Noël d'une année de guerre comme celui-ci et à leur place il mit à plus juste titre - quoi ? - rien, d'autres jouets : des soldats de plomb, mais des tas, des tas, des armées de soldats de plomb de toute nation, français et allemands, italiens et autrichiens, russes et anglais, serbes et roumains, bulgares et turcs, belges et américains et hongrois et monténégrins, tout leur fusil braqué sur la grotte de Bethléem, et puis, et puis des tas de petits canons de plomb, des batteries entières, de toute forme, de toute dimension, eux aussi pointés d'en haut, d'en bas, de tous côtés sur la grotte de Bethléem, et qui allaient certainement faire un nouveau, mais très aimable spectacle.
             Puis il se cacha derrière la crèche.
             Je vous laisse à penser comme il rit là derrière quand, à la fin de la messe nocturne, le grand-père Pietro, ses petits-enfants et sa fille et la foule des invités se précipitèrent pour voir la merveilleuse surprise, alors que l'encens fumait déjà et que les " zampognari " soufflaient dans leurs cornemuses.



                                                                                                    Luigi Pirandello



 




  

          







 

lundi 30 avril 2012

Pensées d'hier pour aujourd'hui La Bruyère La Rochefoucauld et les autres

Choses vues

                                                                                                                  29 avril 1847

            La laitue romaine a été apportée d'Italie en France par Rabelais.

                                                           
                                                                   °°°°°°°°°°°°

                                                                                                                    24 avril 1847

            Pensée d'avril. Ce qui fait la beauté d'un rosier fait la laideur d'une femme : avoir beaucoup de    boutons.

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            Égalité, traduction en langue politique du mot envie.

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                                                                                                                  Mars 1848

           Nous sommes sur le Radeau de la Méduse, et la nuit tombe.

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                                                                                                                  4 août 1847

           La vieille guillotine que Versailles avait depuis 93 a fini par s'user. On l'a remplacée par une neuve, un peu moins haute. La première exécution avec cette guillotine neuve a eu lieu avant-hier. C'était un assassin nommé Thomas, qui a poussé des cris effrayants.
            L'échafaud qu'on dressait autrefois place Hoche avait été transporté à la grille de la rue du Chantier. Versailles en est donc à sa seconde guillotine. Espérons qu'il n'usera pas la troisième.

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                                                                                                                   12 mars 1847

             On a accroché dans ma salle à manger la lampe hollandaise. Mélanie est entrée et a dit : " - Tiens, une lampe arabe ! " Cela était en effet hollandais il y a deux cents ans ; cela est arabe aujourd'hui. Il y a des modes qui montent lentement du midi au nord, d'autres qui descendent du nord au midi.

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                                                                                                                         Mai 1848

            De février à mai, dans ces quatre mois d'anarchie où l'on sentait de toutes parts l'écroulement, la situation du monde civilisé fut inouïe. L'Europe avait peur d'un peuple, la France ; ce peuple avait peur d'un parti, la République ; et ce parti avait peur d'un homme, Blanqui.
           Le dernier mot de tout était la peur de quelque chose ou de quelqu'un.


                                                                                                               HUGO
          
           


                                                                    °°°°°°°°°°°°

           

dimanche 29 avril 2012

Les Fenêtres Charles Baudelaire ( petits poèmes en prose )

fenêtresLes Fenêtres


                        Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.     
                         Par-delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
                         Si c'eût été un pauvre vieil homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément.
                         Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.
                         Peut-être me direz-vous : " Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? " Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidée à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?


                      
                                                                                                   Baudelaire

samedi 28 avril 2012

Lettres à Madeleine 33 Apollinaire

Lettre à Madeleine
Maître de l'école de Fontainebleau

                                               ( 9 8bre lettre du poète d'amour et poème . Par ailleurs il écrit " Mon amour je t'envoie une aile de papillon... les papillons ont de beaux noms mythologiques... " Il souligne après avoir lu d'Annunzio ..." Décidément c'est un écrivain bien faux... " )

                                                                                                                  11 8bre 1915

            Mon amour,j'ai eu 2 lettres de toi aujourd'hui ( du 2 et du 3 ) . Je suis très content, je t'y sens plus Poppée et Phèdre. Je t'aime tant ainsi. Surtout d'ici où ta chère sensualité me console de tout l'ennui, est le seul remède à l'ennui. Accentue cette note, mon amour. Tu as dit toi-même qu'il fallait augmenter le secret entre nous, augmente-le notre secret, sans crainte. Sois nue devant moi... de si loin. Je t'ai envoyé bien d'autres paquets pour te tenir au courant de mon existence, car je savais bien que les lettres auraient un long retard. Réponds aussi bien ponctuellement âmes questions quand j'en fais ou que tu en devines. Songe qu'à cette lettre-ci je n'airai pas de réponse avant le 27 ou le 28. Ne parle plus de la permission pour le moment, elles sont supprimées dans la zone de l'avant sur tout le front. Les permissionnaires de maintenant sont donc ou les gens des dépôts ou ceux des arrières de la zone des armées. L'infanterie va quelquefois au repos dans ces arrières, nous n'y allons jamais. Le groupe n'a pas encore été au repos. On  juge que nous avons assez de loisirs ( donc repos ) sur place. Je me souviens admirablement de ton lourd regard de Marseille, si chargé de toute la volupté que tu portes. Tu es très belle. Je baise ta bouche à travers la voilette que je déchire comme un voile d'Isis et je prends toute la petite voyageuse devenue ma petite femme adorée que je serre follement contre moi. Mais oui, mon amour nous saurons admirablement nous dire que nous nous aimons et nous saurons le dire par les lèvres et par les yeux.
            C'est charmant, exquis de m'avoir raconté ce que tu as fait après m'avoir quitté sur le quai de la gare à Marseille et aussi de m'avoir fait tout le récit du combat amoureux qui s'est livré en toi depuis. Je t'aime. Nous nous sommes donc aimés dès que nous nous sommes vus. C(est merveilleux. Je t'adore.
            Mon adorée, j'aime notre cher roman et je prends toute ta bouche que je baise, puis tes seins si sensibles et dont mon baiser durcit les pointes qui se tendent vers moi comme ton désir. Je mets mes bras autour de toi et je te presse intimement contre mon coeur.
            C'est le moment où les épeires ces araignées crucifères jettent lesfils de la vierge un peu partout. En les regardant ces fils blancs que le vent agite et fait blanchoyer à la lumière, c'est à toi que je pense Ô mon lys adoré.
                                                                               

            Tu as raison de ne pas me parler de la guerre si longue c'est tellement inutile d'en parler.
            D'ailleurs les communiqués sont très exacts. J'ai pu le vérifier pr ce qui concerne nos secteurs. Car c'est fini le temps où le soldat ne savait rien de la bataille - idée lancée par Stendhal souvent esprit faux - dans cette guerre en tout cas, on sait tout au fur et mesure. cela tient peut-être à la guerre de positions que nous faisons. Et Trapèze, Main, Tahure, Mamelles, arbre de la cote 193, on sait tout ce qui s'y passe, minute par minute pour ainsi dire par les blessés, les camarades du génie, les téléphonistes, les officiers eux-mêmes. Donc fie-toi aux communiqués, ils sont sincères et très très bien faits ! µJ'avoue que j'étais sceptique à  l'heure endroit, avant d'avoir pu contrôler leur leur véracité scrupuleuse. D'ailleurs ils sont postdatés et les événements qu'ils rapportent se passent la veille de la date qu'ils portent.
            Ici on est dans une très grande confiance justifiée par les événements. Dommage que les affaires balkaniques jettent quelque ombre là-dessus.Je t'écris ce soir du 10 peut-être finirai-je ma lettre demain, nous tirons une bonne partie de la nuit. Aujourd'hui spectacle admirable du retour d'une escadrille de 28 avions de bombardement que croisaient nos avions de chasse. Cela se passait très très haut pas aussi haut que notre amour et le ciel était taché de milliers de flocons blancs qu'y laissent les éclatements. Spectacle angoissant et charmant. D'une délicatesse si neuve ! Au loin longeant les 2 fronts narguaient les vilaines saucisses priapiques qui veillent immobiles comme des asticots qui naîtraient dans une pourriture d'azur. Saucisse ! Sont-ce les asticots dont il naît ces gracieux papillons les avions.
            Je me demande pourquoi dans cette terminologie de l'aviation, si incertaine encore on n'a pas songé à rendre un hommage verbal à Icare. De son nom on aurait pu tirer des mots. Il le méritait cet ancêtre incontestable des aviateurs Elie Elisée Simon le Magicien aussi !
            Et toi je t'adore, je te prends nue comme une perle et te dévore de baisers partout des pieds jusqu'à la tête et évanouis-toi d'amour, mon amour adoré, dont je mange la bouche et les beaux seins qui m'appartiennent et jouissent infiniment gonflés de volupté. 

                                                                                                                         
                                                                                                              Gui                                                                                                       


                                                                 Le Palais du Tonnerre
                                                             ( écrit au verso d'une couverture de Résurrection )

           Par l'issue ouverte sur le boyau dans la craie
          En regardant la paroi adverse qui semble en nougat
          On voit à gauche et à droite fuit l'humide couloir désert
          Où meurt étendue une pelle à la face effrayante à deux yeux réglementaires
          Qui servent à l'attacher sous les caissons
          Un rat s'y avance en hâte et se recule en hâte
          Et le boyau s'en va couronné de craie semée de branches
          Comme un fantôme creux qui met du vide où il passe blanchâtre
          Et là-haut le toit est bleu et couvre bien le regard fermé par quelques lignes droites
          Mais en deçà de l'issue c'est le palais bien nouveau et qui paraît ancien
          Le plafond est fait de traverses de chemin de fer
          Entre lesquelles il y a des morceaux de craie et des touffes d'aiguilles de sapin
          Et de temps en temps des morceaux de craie tombent comme des morceaux de vieillesse
          A côté de l'issue que ferme un tissu lâche qui sert généralement aux emballages
          Il y a un trou qui sert d'âtre et ce qui y brûle est un feu semblable à l'âme
          Tant il tourbillonne tant il est inséparable de ce qu'il dévore et fugitif
          Les fils de fer se tendent partout se servant de sommiers supportant des planches
          Ils forment aussi des crochets et l'on y suspend mille choses
          Comme on fait à la mémoire
          Des musettes bleues des casques bleus des cravates bleues des vareuses bleues
          Morceaux de ciel tissus des souvenirs les plus purs
          Et il stagne parfois de vagues nuages de craie
          Sur la planche des fusées détonateurs joyaux dorés à tête émaillée
          Noirs blancs rouges
          Funambules qui attendent leur tout de monter sur les fils de fer
          Qui font un ornement mince et élégant à cette demeure souterraine
          Ornée de six lits placés en fer à cheval
          Six livres couverts de riches manteaux bleus
          Sur le palais il y a un haut tumulus de craie
          Et des plaques de tôle ondulée qui sont le fleuve figé de ce domaine idéal
          Sans eau car ici il ne coule que le feu jailli de la mélinite
          Le parc aux fleurs de fulminate jaillit des troncs penchés
          Tas de cloches au doux son de douilles rutilantes
          Sapins élégants et petits comme en un paysage japonais
          Le palais s'éclaire parfois d'une bougie petite comme une souris
          Ô palais minuscule comme si on te regardait par le gros bout d'une lunette
          Petit palais où tout s'assourdit
          Petit palais où tout est neuf, rien d'ancien
          Et où tout est précieux où tout le monde est vêtu comme un roi
          Ma selle est dans un coin à cheval sur une caisse
          Un journal du jour traîne par terre
          Et tout y paraît vieux cependant
          Si bien qu'on comprend que l'amour de l'antique
          Le goût de l'anticaille
          Soit venu aux hommes dès le temps des cavernes
          Tout y était si précieux et si neuf
          Tout y est si précieux et si neuf
          Qu'une chose plus ancienne ou qui a déjà servi apparaît
                              Plus précieuse
          Que ce qu'on a sous la main
          Dans un palais souterrain creusé dans la craie si blanche et si neuve
          Et deux marches neuves elles n'ont pas deux semaines
          Sont si vieilles dans ce palais qui semble antique sans imiter l'antique
          Qu'on voit que ce qu'il y a de plus simple de plus neuf est ce qui est
                 Le plus près de ce que l'on appelle la beauté antique
          Et ce qui est surchargé d'ornements
          Ce qui a des ornements qui ne sont pas nécessaires
          A besoin de vieillir pour avoir la beauté qu'on appelle antique
          Et qui est la noblesse la force, l'ardeur,l'âme, l'usure
          De ce qui est neuf et qui sert
          Surtout si cela est simple simple
          Aussi simple que le petit palais du tonnerre
         



vendredi 27 avril 2012

Pensées d'hier pour aujourd'hui La Bruyère La Rochefoucauld et les autres

Myosotis                                                             10 avril 1902

            Je suis le prêtre des Noces de Cana. Je ne suis pas celui du jeûne au désert.

                                                                    ..........

                                                                                                 29 avril 1912

            Suis-je assez bête de vouloir regretter ce qui m'éreintait, de toutes manières ! J'étais, chaque jour sur la brèche. Il fallait parler, répondre, marcher sans arrêt. L'important est de ne pas mourir de faim, c'est tout.
            Mon enfance, ma jeunesse ont été craintives. La peur de pêcher me paralysait, et je pêchais tout de même, sans en avoir certains bénéfices.
            Enfin, hier, on a capturé Bonnot, cet anarchiste, ce bandit de l'automobile et du revolver dont les crimes terrifiaient l'opinion, depuis plusieurs mois. Après avoir tué un sous-chef de la sûreté, il avait pris la fuite et du Petit-Ivry, il était venu se cacher, dans un garage à Choisy-le-Roy. On en fît le siège. Il y eut une fusillade, dynamite, etc. On tua Dubois,le mécanicien, on trouva Bonnot blessé à mort. Il rendit son âme rouge à l'Hôtel-Dieu. Quelle est exactement la psychologie d'un assassin comme cet homme de 35 ans ? La gloire du crime leur tourne la tête.
            Nous avons besoin de morale et tout le monde tire dessus.
            Les républicains laissent croire qu'elle se confond avec le cléricalisme, les catholiques ont l'air de la monopoliser. Hors de l'église, pas de morale ! Les grands républicains ne sont pas des modèles...

                                                                  ..........

                                                                                                     28 avril 1925

            On n'imagine pas la grossièreté de l'Action française. Léon Daudet traite tout le monde d'assassins, d'abrutis, de péteux, etc. Et les suppositions les plus graves ! Et ça se dit chrétien ! Jugements téméraires, calomnies : tout est bon, pour soutenir les idées politiques et satisfaire les passions de même ordre. Charles Maurras se met de la partie et traite Briand de " poisson décomposé ". Je trouve que la France périt de ses divisions, périt de sa presse, périt de ses parlementaires, de ses bavards, périt de son orgueil, périt des jérémiades perpétuelles.


                                                                                                     Abbé Mugnier
                                                                                          ( extrait : journal 1879 - 1939 )                       

                                                                 

jeudi 26 avril 2012

Lettres à Madeleine 32 Apollinaire ( suite )

Le deuxième poème secret
monstre et boulingrin
            La nuit la douce nuit est si calme ce soir que l'on n'entend que quelques rares éclatements
            Je pense à toi ma panthère bien panthère oui puisque tu es pour moi tout ce qui est animé
            Mais panthère que dis-je non tu es Pan lui-même sous un aspect femelle
            Tu es l'aspect femelle de l'univers vivant c'est dire que tu es toute la grâce
                      toute la beauté du monde
            Tu es plus encore puisque tu es le monde même l'univers admirable selon la norme
                     de la grâce et de la beauté
            Et plus encore mon amour puisque c'est de toi que le monde tient  cette grâce et
                    cette beauté qui est de toi
            Ö ma chère Déité, chère et farouche intelligence de l'univers qui m'est réservé
                    comme tu m'es réservée
           Et ton âme a toutes les beautés de ton corps physique c'est par ton corps que m'ont été
                    immédiatement accessibles les beautés de ton âme
           Ton visage les a toutes résumées et j'imagine les autres une à une et toujours nouvelles
           Ainsi qu'elles me seront toujours nouvelles et toujours toujours plus belles
           Ta chevelure si noire soit-elle est la lumière même diffusée en rayons si éclatants que
                     mes yeux ne pouvant la soutenir la voient noire
           Grappes de raisins noirs colliers de scorpions éclos au soleil africain noeuds
                     de couleuvres chéries
           Onde, ô fontaines, ô chevelure, ô voile devant l'inconnaissable, ô cheveux
           Qu'ai-je à faire autre chose que chanter aujourd'hui cette adorable végétation
                   de l'univers que tu es Madeleine
           Qu'ai-je à faire autre chose que chanter tes forêts moi qui vis dans la forêt
           Arc double des sourcils merveilleuse écriture, sourcils qui contenez tous les signes
                   en votre forme
           Boulingrins d'un gazon où l'amour s'accroche ainsi qu'un clair de lune
           Mes désirs en troupeaux interrogatifs parcourent pour les déchiffrer ces runes
           Écriture végétale où je lis les sentences les plus belles de notre vie Madeleine
           Et vous cils, roseaux qui vous mirez dans l'eau profonde et claire de ses regards
           Roseaux discrets plus éloquents que les penseurs humains, ô cils, penseurs penchés
                   au-dessus des abîmes
           Cils soldats immobiles qui veillez autour des entonnoirs précieux qu'il faut conquérir
           Beaux cils antagonistes, antennes du plaisir, fléchettes de la volupté
           Cils anges noirs qui adorez sans cesse la divinité qui se cache dans la retraite
                    mystérieuse de vue mon amour
           Ö touffes des aisselles troublantes plantes de serres chaudes de notre amour réciproque
           Plantes de tous les parfums adorables que distille ton corps sacré
           Stalactites des grottes ombreuses où mon imagination erre avec délices
           Touffes, vous n'êtes plus l'âche qui donne le rire sardonique et fait mourir
           Vous êtes l'ellébore qui affole vous êtes la vanille qui grimpe et dont le parfum est si tendre
           Aisselles dont la mousse retient pour l'exhaler les plus doux parfums de tous les printemps
           Et vous toison, agneau noir qu'on immolera au charmant dieu de notre amour
           Toison insolente et si belle qui augmente divinement ta nudité comme à
                   Geneviève de Brabant dans la forêt
           Barbe rieuse du dieu frivole et si gracieusement viril qui est le dieu du grand plaisir
          Ö toison triangle isocèle tu es la divinité même à trois côtés, touffue innombrable
                  comme elle
                                       Ô jardin de l'adorable amour.
                  Ô jardin sous-marin, d'algues de coraux et d'oursins et des désirs arborescents
                      Oui, forêt des désirs qui grandit sans cesse des abîmes et plus que l'empyrée


                                                                                                  Gui aime Madeleine
                                                                                                      Je t'aime ma Madeleine
                                                                                                  Je t'aime Gui


          ..........
               (  troisième poème secret suit. Il n'est pas transcrit ici. La copie manuscrite du texte est ajoutée. Il suffit au lecteur de se procurer le livre " Lettres à Madeleine " éd. Gallimard  pour retrouver toutes les lettres qui ne seront pas sur le site. Quelques-unes fort intéressantes compléteront
cette partie consacrée au poète )