dimanche 25 janvier 2015

Le pouce de l'ingénieur Arthur Conan Doyle ( nouvelle Angleterre ):celui du pouce de Mr. Heatherley et celui de la folie du


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                                                      Le pouce de l'ingénieur

            De tous les problèmes qui ont été soumis, pendant nos années d'intimité, à mon ami Mr. Sherlock Holmes pour qu'il les résolve, je ne lui en ai apporté que deux : celui du pouce de Mr. Hatherley et celui de la folie du colonel Warburton. Ce dernier peut avoir offert un meilleur terrain pour un observateur vif et original, , mais l'autre fut si étrange en son commencement et si dramatique dans ses détails qu'il est plus digne d'être gardé en mémoire, même s'il laissa à mon ami moins de place à ses méthodes déductives de raisonnement qui lui permettent de si remarquables résultats. L'histoire a, je crois, été racontée plus d'une fois dans les journaux, mais, comme dans tous les récits de ce genre, l'effet est moins frappant quand il est mis en  avant en bloc dans une demi-colonne imprimée que quand les faits se déroulent lentement devant vos yeux et que le mystère s'éclaircit progressivement, tandis que chaque nouvelle découverte fournit une étape vers la complète vérité. À l'époque, les circonstances m'avaient fait une forte impression et deux ans plus tard l'effet ne s'est pas dissipé.
            C'est pendant l'été de 89, peu de temps après mon mariage, que les événements que je vais maintenant récapituler se déroulèrent. J'étais revenu à une clientèle civile et j'avais finalement abandonné Holmes dans son appartement de Baker Street, bien que je lui aie rendu visite continuellement et que je l'aie persuadé à l'occasion de renoncer à ses habitudes bohèmes et de venir nous voir. Ma clientèle avait constamment augmenté et, comme je vivais pas loin de Paddington Station, j'avais quelques patients parmi les employés. L'un d'eux, que j'avais guéri d'une maladie douloureuse et prolongée, n'était jamais las de chanter mes louanges ni de s'efforcer de m'envoyer chaque malade sur lequel il pouvait avoir une quelconque influence.
            Un matin, peu avant sept heures, je fus réveillé par la bonne qui frappait à la porte pour annoncer que deux hommes étaient venus de Paddington et attendaient dans la salle de consultation. Je m'habillai à la hâte, car je savais par expérience que les accidents de chemin de fer étaient rarement anodins, et je me précipitai en bas. Comme je descendais, mon vieux copain le chef de gare sortit de la pièce et ferma complètement la porte derrière lui.
            - Je l'ai là, chuchota-t-il en agitant son pouce par-dessus son épaule ;
 il va bien.                                                                                                 listal.com
            - Qu'y a-t-il alors ? demandai-je, ses manières suggéraient que c'était une étrange créature qu'il avait enfermée dans ma salle de consultation.
            - C'est un nouveau patient, murmura-t-il. J'ai pensé que je devais l'amener moi-même, ainsi il ne pourrait pas filer. Le voici, tout à fait sain et sauf. Je dois partir, docteur, j'ai mes obligations, tout comme vous.
             Et il s'en fut, ce fidèle rabatteur, sans même me laisser le temps de le remercier.
             J'entrai dans ma salle de consultation et trouvai un monsieur assis près de la table. Il était sobrement vêtu d'une veste de tweed violet, avec un chapeau mou qu'il avait posé sur mes livres. Autour d'une de ses mains, il avait un mouchoir enroulé qui était tout maculé de taches de sang. Il était jeune, pas plus de vingt-cinq ans, dirais-je, avec un fort visage viril ; mais il était excessivement pâle et me donna l'impression d'un homme qui souffre d'une violente agitation qu'il lui faut toute sa force mentale pour contrôler.
            - Je suis désolé de frapper chez vous si tôt, docteur, dit-il. Mais j'ai eu un très grave accident cette nuit. Je suis venu par le train ce matin, et en demandant à Paddington où je pourrais trouver un docteur, un brave homme m'a gentiment accompagné ici. J'ai donné une carte à la bonne mais je vois qu'elle l'a laissée sur la console.
            Je la pris et la regardai. " Mr. Heatherley, ingénieur hydraulique, 16a Victoria Street - 3è étage. " ...
            - Je regrette de vous avoir fait attendre, dis-je en m'assoyant sur mon tabouret. Vous arrivez d'un
voyage nocturne, si je comprends, ce qui est en soi une occupation très monotone.
            - Oh, ma nuit ne pourrait pas être qualifiée de monotone, dit-il, et il rit. Il rit de très bon coeur, d'un ton très sonore, en se renversant dans son fauteuil, les côtes secouées. Tout mon instinct médical s'éleva contre ce rire.
            - Arrêtez, m'écriai-je. Reprenez-vous !
            Et je lui versai un verre d'eau.
            C'était cependant inutile. Il était pris d'un de ces emportements hystériques qui arrivent à une nature forte quand une grande crise est terminée. Bientôt il revint à lui, très las et rougissant violemment.
heyos.com  - Je me suis conduit comme un imbécile, haleta-t-il.
            - Pas du tout, buvez ça !
            Je versai du brandy dans l'eau et la couleur revint sur ses joues exsangues.
            - C'est mieux, dit-il. Et maintenant, docteur, peut-être auriez-vous la bonté d'examiner mon pouce ou plutôt l'endroit où se trouvait mon pouce.
            Il dénoua le mouchoir et tendit sa main. Cela me donna un frisson de la regarder, malgré mes nerfs endurcis. Il y avait quatre doigts en avant et un affreux endroit rouge, spongieux, à la place du pouce. Il avait été coupé ou arraché juste au-dessus de la racine.
            - Grands dieux ! c'est une terrible blessure. Cela doit avoir                       considérablement saigné.
            - Oui, je me suis évanoui, et demeurai, je crois, sans connaissance, un long moment. Quand je suis revenu à moi, je vis que cela saignait encore aussi j'ai noué un bout de mon mouchoir très serré autour du poignet et je l'ai tendu avec un morceau de bois.
            - Excellent ! Vous auriez dû être chirurgien.
            - C'est un problème d'hydraulique, voyez-vous, et c'est de mon domaine.
            - Cela a été fait, dis-je en examinant la blessure, par un instrument très lourd et aiguisé.
            - Quelque chose comme un couperet.
            - Un accident, je présume ?
            - Pas du tout.
            - Quoi, une attaque meurtrière ?
            - Très meurtrière en effet.
            - Vous m'horrifiez.
            J'épongeai la plaie, la nettoyai, l'arrangeai, et la recouvris finalement avec une bourre de coton et des bandages désinfectants. Il s'allongea sans bouger, bien qu'il se mordit les lèvres de temps en temps.
             - Comment est-ce ? demandai-je quand j'eus fini.
             - Épatant ! Entre votre brandy et votre pansement, je me sens un homme neuf. J'étais très faible, mais il m'est arrivé tellement de choses.
             - Peut-être ne devriez-vous pas parler du problème. Cela met manifestement vos nerfs à l'épreuve.
             - Oh non, plus maintenant. Je devrais raconter mon histoire à la police, mais entre nous, s'il n'y avait pas cette blessure comme preuve pour les convaincre, je serais surpris s'ils me croyaient, car elle est très extraordinaire et ne n'ai pas beaucoup de preuves pour l'étayer. Et même s'ils me croient, les indices que je peux leur donner sont si vagues que je doute que justice soit faite.
            - Ha ! criai-je, s'il y a quelque chose dans ce problème que vous voulez voir résolu, je vous recommanderais vivement de rendre visite à mon ami Mr. Sherlock Holmes avant d'aller voir la police officielle.
            - Oh, j'ai entendu parler de ce monsieur, répondit mon visiteur, et je lui serais très reconnaissant s'il voulait prendre l'affaire en main bien que, bien sûr, je doive aussi avoir recours à la police officielle. Me donneriez-vous un mot d'introduction pour lui ?
            - Je ferai mieux. Je vais vous accompagner moi-même chez lui.
            - Je vous en serais immensément obligé.
            - Nous allons appeler un fiacre et y aller ensemble. Nous devrions y être juste à temps pour prendre un petit déjeuner avec lui. Vous en sentez-vous capable ?                                                                                                                                the-planet-books.com
            - Oui. Je ne me sentirais pas à l'aise avant d'avoir raconté mon histoire.
            -  Alors ma domestique va appeler un fiacre, et je serai à vous dans un instant.
            Je me précipitai en haut, expliquai brièvement l'affaire à ma femme, et en cinq minutes j'étais dans un fiacre conduisant ma nouvelle connaissance à Baker Street.
            Sherlock Holmes, comme je m'y attendais, traînait dans son salon en robe de chambre et lisait la colonne nécrologique du Times en fumant sa pipe d'avant le petit déjeuner, pipe qui était bourrée de toutes les carottes et cendres de ses pipes de la veille, toutes soigneusement séchées et récoltées dans le coin de la cheminée. Il nous reçut de sa manière tranquillement affable, demanda des oeufs frais et du bacon et se joignit à nous pour un copieux repas. Quand ce fut terminé, il installa notre nouvelle connaissance sur le canapé, plaça un oreiller derrière sa tête et posa un verre de brandy et d'eau à sa portée.
            - Il est facile de voir que votre expérience n'a pas été une expérience ordinaire, Mr Hatherley, Je vous en prie, allongez-vous là et faites tout à fait comme chez vous. Dites-nous ce que vous pouvez, mais arrêtez-vous quand vous serez fatigué et soutenez vos forces avec un petit stimulant.
            - Merci, dit mon patient, mais je me sens un autre homme depuis que le docteur m'a bandé, et je crois que votre petit déjeuner a complété la cure. Je ne voudrais pas prendre trop de votre précieux temps, aussi j'e vais raconter maintenant mes curieuses expériences.
*            Holmes s'assit dans un grand fauteuil, avec l'expression lasse, paresseuse qui voilait sa nature attentive et impétueuse, tandis que je m'asseyais en face de lui, et nous écoutâmes en silence l'étrange histoire que notre visiteur nous détailla.
            - Vous devez savoir, dit-il, que je suis orphelin et célibataire, et que je vis seul dans un meublé à Londres. Je suis ingénieur hydraulique de profession et j'ai acquis une expérience considérable de mon travail pendant les sept ans durant lesquels j'étais apprenti chez Venner &Amp ; Matheson, la célèbre entreprise de Greenwich. Il y a deux ans, ayant fait mon apprentissage et reçu une honnête somme d'argent à la suite de la mort de mon pauvre père, je décidait de monter ma propre entreprise et pris des bureaux dans Victoria Street. Je suppose que chacun trouve que ses débuts professionnels en indépendant sont une expérience ennuyeuse. Il en fut ainsi pour moi particulièrement. En deux ans j'eus trois consultations et un petit travail, et c'est absolument tout ce que ma profession m'a apporté. Mon revenu s'élevait à vingt-sept livres dix. Chaque jour, de neuf heures du matin à quatre heures de l'après-midi, j'attendais dans mon petit repaire, jusqu'à ce que mon coeur commence à sombrer et que j'en vienne à croire que je n'aurais jamais aucune clientèle
            Cependant, hier, alors que je pensais quitter mon bureau, mon secrétaire entra pour me dire qu'un monsieur attendait et désirait me voir pour un travail. Il montra aussi une carte avec le nom de " Colonel Lysander Stark " gravé. Le colonel lui-même arriva sur ses talons, de taille plutôt moyenne, mais d'une grande maigreur. Je ne crois pas avoir jamais vu un homme aussi maigre. Tout son visage n'était que nez et menton, et la peau de ses joues était tirée sur ses proéminents. Cette émaciation semblait pourtant naturelle et non pas due à une maladie, car ses yeux étaient brillants, son pas vif et son maintien assuré. Il était habillé simplement  mais proprement, et son âge, d'après moi, tournait plus autour des quarante ans que de trente.
            - Mr Heatherley ? dit-il avec comme un accent allemand..Vous m'avez été recommandé, Mr Heatherley, comme étant un homme qui n'est pas seulement compétent dans sa profession, mais est aussi discret et capable de garder un secret..
            Je m'inclinai, flatté comme n'importe quel jeune homme par une telle présentation.
            - Puis-je vous demander qui m'a doté d'une si bonne réputation, demandai-je ?
            - Eh bien, peut-être ferais-je mieux de ne pas vous le dire pour le moment. Je sais de la même source que vous êtes orphelin et célibataire, que vous vivez seul à Londres.
            - C'est tout à fait exact, répondis-je, mais vous m'excuserez si je vous dis que je ne vois pas en quoi cela influe sur mes qualités professionnelles. J'avais compris que vous désiriez me parler d'une affaire.  **
            - Indubitablement. Mais vous vous rendrez compte que tout ce que je dis va dans ce sens. J'ai des instructions professionnelles pour vous, mais une discrétion absolue, comprenez-vous, et bien sûr nous attendons plus cela d'un homme qui vit seul que de quelqu'un qui vit au sein de sa famille.
            - Si je promets de garder un secret, dis-je, vous pouvez me faire absolument confiance.
            Il me regardait très fixement pendant que je parlais et il me sembla que je n'avais jamais vu un oeil si soupçonneux et inquisiteur.
            - Vous promettez alors, dit-il enfin.
             - Oui, je le promets.                                                              
             - Un silence absolu et complet, avant, pendant et après ? Aucune référence du tout à l'affaire, pas un mot, ni un écrit.
            - Je vous ai déjà donné ma parole.
            - Très bien.
            Il bondit soudain et se précipita comme la foudre à travers la pièce, il ouvrit brutalement la porte. Le couloir dehors était vide.
            - Tout va bien, dit-il en revenant. Je sais que les secrétaires sont parfois curieux quant aux affaires de leurs employeurs. Maintenant nous pouvons parler en sécurité.
            Il tira sa chaise très près de la mienne. et commença à me dévisager avec le même regard inquisiteur et pensif. Un sentiment de répulsion et quelque chose proche de la peur avaient commencé à m'envahir devant les étranges singeries de cet homme décharné. Même mon ennui de perdre un client ne pouvait me retenir de montrer mon impatience.
            - J'aimerais que vous exposiez votre affaire, monsieur, mon temps a de la valeur.
            Dieu me pardonne cette dernière phrase, mais ces mots franchirent mes lèvres.
            - Est-ce que cinquante guinées pour un travail d'une nuit vous conviennent, demanda-t-il .
            - Admirablement.
            - Je dis un travail d'une nuit, mais une heure serait plus proche de la réalité. Je veux simplement votre avis sur une presse hydraulique qui est tombée en panne. Si vous nous montrez ce qui ne va pas nous pourrons bientôt la réparer nous-mêmes. Que pensez-vous d'un tel travail ?
            - Le travail semble facile, et la paie généreuse.
            - Précisément? Nous voudrions que vous veniez cette nuit par le dernier train.
            - Où ?
            - A Eyford, dans le Berkshire. C'est un petit endroit près de la frontière de l'Oxfordshire et à environ 11 km de Reading. Il y a un train à Paddington qui vous amènera là-bas vers 11 h 15.
            - Très bien.
            - Je viendrai en voiture à votre rencontre.
            - Il y a un trajet alors ?
            - Oui, notre petit terrain est complètement en-dehors de la ville, dans la campagne. C'est bien à 11 km de la gare d'Eyford.
            - Alors nous n'y serons pas avant minuit. Je suppose qu'il n'y a aucune chance d'avoir un train pour rentrer. Je serai obligé de rester la nuit.
***      - Oui, nous pourrions facilement vous loger.
            - C'est très embarrassant. Ne pourrais-je pas venir à une heure plus commode ?
            - Nous avons jugé qu'il était mieux que vous veniez tard. C'est pour vous dédommager de tous les inconvénients que nous vous payons, jeune homme inconnu, des honoraires qui pourraient acheter l'opinion des sommités de votre profession. Cependant, bien sûr, si vous voulez laisser tomber l'affaire, il est encore tout à fais temps de le faire.
            Je pensai aux 50 guinées et combien elles me seraient utiles.
            - Pas du tout, dis-je, je serai très content d'accéder à vos désirs. J'aimerais pourtant comprendre un peu plus clairement ce que vous souhaitez que je fasse.
            - Parfaitement. Il est très naturel que la promesse de secret que nous avons exigée de vous ait attisé votre curiosité. Je ne désire pas vous engager à faire quoi que ce soit sans vous avoir tout exposé d'abord. Je suppose que nous sommes absolument protégés des oreilles indiscrètes ?
            - Entièrement.
            - Alors le problème est le suivant. Vous savez sans doute que la terre à foulon est un produit de valeur et qu'on en trouve seulement dans un ou deux endroits en Angleterre ?
            - Je l'ai entendu dire.
            - Il y a quelque temps j'ai acheté un petit terrain, un très petit terrain, à une quinzaine de kilomètres de Reading. J'ai été assez chanceux pour découvrir qu'il y avait un dépôt de terre à foulon dans un de mes champs. Cependant, à l'examen, je me rendis compte que ce dépôt était comparativement petit et qu'il formait un lien entre deux grands sur la droite et sur la gauche, tous deux toutefois sur les terres de mes voisins. Ces braves gens étaient absolument ignorants de ce que leurs terrains contenaient et qui avait presque autant de valeur qu'une mine d'or. Naturellement, il était de mon intérêt d'acheter leurs terrains avant qu'ils ne découvrent leur vraie valeur ; mais, par malchance, je n'avais pas de capital pour le faire. Cependant
je mis quelques-uns de mes amis dans le secret et ils suggérèrent que nous extrayions tranquillement et en secret notre propre petit dépôt, et ainsi nous pourrions gagner l'argent qui nous permettrait d'acheter les terres avoisinantes. C'est ce que nous avons fait maintenant depuis quelque temps et, pour nous aider dans cette opération, nous avons construit une presse hydraulique. Cette presse, comme je l'ai déjà expliqué, est tombée en panne et nous désirons votre avis sur le problème. Nous conservons très jalousement notre secret, cependant, et si l'on savait que nous avons eu un ingénieur hydraulique qui est venu dans notre petite maison, cela donnerait aussitôt lieu à une enquête, et alors, si ces faits étaient connus, il faudrait dire adieu aux chances d'avoir ces champs et de mener à bien nos projets. C'est pourquoi je vous ai fait promettre que vous ne diriez à âme qui vive que vous allez à Eyford ce soir. J'espère que j'ai rendu tout cela clair ?
            - Je vous suis tout à fait, dis-je. Le seul point que je n'ai pas saisi est quelle utilisation vous pouvez faire d'une presse hydraulique pour extraire de la terre à foulon qui, si je comprends, est extraite comme le gravier d'une carrière.
            - Ah, dit-il nonchalamment, nous avons notre propre procédé. Nous compressons la terre en briques pour la déplacer sans révéler ce que c'est. Mais c'est un simple détail. Je vous ai mis complètement dans la confidence maintenant, Mr Heatherley, et je vous ai montré combien je vous fais confiance.
            Il se leva pendant qu'il parlait.
            - Je vous attendrai alors à Eyford à 11 h 45.
            - J'y serai à coup sûr.
            -  Et pas un mot à âme qui vive.                                                                  denverlibrary.com
            Il me jeta un dernier long regard inquisiteur puis, me serrant la main d'une étreinte froide et humide, il sortit rapidement de la pièce.
            Eh bien, quand je vins à réfléchir à tout cela de sang-froid, je fus très étonné, comme vous pouvez le penser, de cette soudaine affaire que l'on m'avait confiée. D'un côté, bien sûr, j'étais content car les honoraires étaient en fait dix fois supérieurs à ce que j'aurais demandé si j'avais fixé un prix à mes propres services, et il était possible que cette commande puisse en apporter d'autres. D'un autre côté, le visage et les manières de mon employeur m'avaient fait une impression déplaisante, et je ne pouvais pas croire que son explication de terre à foulon suffise à justifier la nécessité de ma venue à minuit et son extrême anxiété que je parle à quelqu'un de mon voyage. Cependant, je jetai toutes mes craintes au vent, avalai un copieux souper, allai à Paddington et partis en ayant obéi à la lettre à l'injonction de tenir ma langue.
            A Reading, je devais changer non seulement de train, mais aussi de gare. Malgré tout, je fus à l'heure pour le dernier train pour Eyford et j'atteignis la petite gare faiblement éclairée après onze heures. J'étais le seul passager qui descendait là et il n'y avait personne sur le quai, sauf un porteur endormi avec une lanterne.Cependant, comme je passai le portillon, je trouvai ma rencontre du matin qui attendait dans l'ombre de l'autre côté.Sans un mot, il attrapa mon bras et me fit monter rapidement dans une voiture dont la porte était restée ouverte. Il remonta les fenêtres de chaque côté, tapota la boiserie et nous partîmes aussi vite que le cheval pouvait aller.
            - Un cheval ? l'interrompit Holmes.
            - Oui, seulement un.
            - Avez-vous observé sa couleur ?
            - Oui, je l'ai vue grâce aux feux de côté quand je montai dans l'attelage. C'était un alezan.
            - L'air fatigué ou frais ?
            - Oh, frais et lustré.
            - Merci. Je suis désolé de vous avoir interrompu. Je vous en prie, continuez votre très intéressant exposé.
            - Nous partîmes donc, et nous roulâmes pendant au moins une heure. Le colonel Lysander Stark avait dit que ce n'était qu'à 11 kilomètres, mais je penserais plutôt, à la vitesse où nous paraissions aller et au temps que nous avons mis, que ce doit avoir été plus proche de 20 kilomètres. Il s'assit à côté de moi, tout le temps en silence, et je m'aperçus, quand, plus d'une fois, je regardai dans sa direction, qu'il me dévisageait avec une grande intensité. Les routes de campagne ne semblent pas très bonnes dans cette partie du monde, car nous faisions des embardées et nous étions terriblement secoués. J'essayai de regarder par les fenêtres pour voir quelque chose de l'endroit où nous étions , mais c'étaient des vitres dépolies et je ne pouvais rien distinguer sauf la tache occasionnelle d'une lumière passagère. De temps à autre, je hasardais une remarque pour briser la monotonie du trajet, mais le colonel ne répondait que par monosyllabes et la conversation faiblit bientôt. Enfin, on échangea les cahots de la route contre la régularité crissante d'un chemin de gravier et l'attelage finit par s'arrêter. Le colonel Lysander Stark sauta dehors et, comme je l'avais suivi, me tira rapidement sous un porche qui s'ouvrit devant nous. Nous nous dirigeâmes directement hors de l'attelage dans l'entrée, si bien que je parvins pas à jeter le moindre regard rapide au devant de la maison. A l'instant où j'eus franchi le seuil, la porte claqua lourdement derrière nous, et j'entendis faiblement le raclement des roues tandis que la voiture repartait.
****       Il faisait noir comme poix dans la maison ; le colonel tâtonna à la recherche d'allumettes et marmonna à voix basse. Soudain une porte s'ouvrit à l'autre bout du couloir, et un long rai doré de lumière jaillit dans notre direction. Il s'élargit et une femme apparut, elle tenait dans la main une lampe au-dessus de sa tête, le visage en avant, elle nous scrutait. Je pus voir qu'elle était jolie et grâce à la lueur de la lumière qui brillait sur sa robe sombre, je sus qu'elle était d'une riche étoffe. Elle dit quelques mots dans une langue étrangère sur un ton interrogateur, et quand mon compagnon répondit d'une monosyllabe bourrue, elle eut un tel sursaut que la lampe tomba presque de sa main.Le colonel Stark alla vers elle, lui murmura quelque chose à l'oreille, puis la repoussa dans la pièce d'où elle était sortie, et s'approcha de moi, la lampe à la main.
            - Peut-être aurez-vous l'amabilité d'attendre dans cette pièce pendant quelques minutes, dit-il, ouvrant brutalement une autre porte. C'était une petite pièce calme, meublée simplement, une table ronde au centre sur laquelle plusieurs livres allemands étaient éparpillés. Le colonel Stark posa la lampe sur le dessus d'un harmonium près de la porte. Il dit, je ne vous ferai attendre qu'un instant, et il s'évanouit dans l'obscurité.
            Je regardai les livres et, malgré mon ignorance de l'allemand, je pus voir que deux étaient des traités de science, les autres des volumes de poésie. Puis je me dirigeai vers la fenêtre espérant apercevoir le paysage campagnard, mais un volet en chêne, lourdement barré, était placé au milieu. C'était une maison incroyablement silencieuse. Une vieille horloge faisait bruyamment tic-tac quelque part dans le couloir, mais sinon tout était mortellement calme. Un vague sentiment de malaise commença à m'envahir. Qui étaient ces Allemands et que faisaient-ils dans cet endroit ? J'étais à 16 kilomètres environ d'Eyford, c'était tout ce que je savais, mais était-ce au nord, au sud, à l'est ou à l'ouest, je n'en avais aucune idée. En fait, Reading, et probablement d'autres grandes villes, était à peu près dans ce rayon, aussi l'endroit n'était peut-être pas si retiré. Il était  pourtant presque certain, à cause du calme absolu, que nous étions dans la campagne. J'arpentais la pièce de long en large en fredonnant un air à voix basse pour conserver mes esprits, et je sentais que je gagnais tout à fait mes cinquante guinées d'honoraires.
            Soudain, sans aucun signe préalable au milieu du silence total, la porte de la pièce pivota lentement. La femme se tenait dans l'ouverture, l'obscurité de l'entrée derrière elle, la lumière jaune de ma lampe frappait son visage ardent et ravissant. Je pus voir d'un regard qu'elle était malade de peur et cela m'envoya un frisson un coeur. Elle leva un doigt tremblant pour m'avertir de rester silencieux et lança quelques mots chuchotés dans un anglais hésitant, ses yeux regardaient derrière elle, comme ceux d'un cheval effrayé.
            - Si j'étais vous je partirais, dit-elle en essayant vraiment, me sembla-t-il, de parler calmement. Je partirais, je ne devrais pas rester ici. Il n'y a rien de bon pour vous à faire ici.
            - Mais madame, je n'ai pas encore fait ce pour quoi je suis venu. Il ne m'est pas possible de partir avant d'avoir vu la machine.
            - Ça ne vaut pas la peine que vous restiez, continua-t-elle. Vous pouvez passer par la porte ; pas d'obstacle.
            Voyant que je souriais et secouais la tête, elle abandonna son embarras et fit un pas vers moi, les mains jointes.
           - Pour l'amour de Dieu ! chuchota-t-elle, partez d'ici avant qu'il ne soit trop tard ! *****
           Mais je suis quelque peu entêté de nature et toujours prêt à m'engager dans une affaire quand il y a des obstacles sur le chemin. Je pensai à mes honoraires de cinquante guinées, à ma journée fatigante et à la nuit déplaisante qui semblait être devant moi. Tout cela pour rien ? Pourquoi devrais-je m'enfuir sans avoir rempli ma tâche, et sans le paiement qui m'était dû ? La femme pouvait, pour ce que je savais, être atteinte de monomanie. Donc, avec une attitude ferme, bien que ses façons m'aient ébranlé plus que je ne voulais l'avouer, je continuai à secouer la tête et je déclarai mon intention de rester où j'étais. Elle se préparait à renouveler ses prières quand une porte claqua à l'étage supérieur, et le bruit de plusieurs pas se fit entendre en haut de l'escalier. Elle écouta pendant un instant, leva les mains en un geste de désespoir et disparut aussi soudainement et silencieusement qu'elle était venue.
            Les nouveaux venus étaient le colonel Lysander Stark et un gros petit homme avec une barbe de chinchilla qui poussait entre les plus de son double menton, qui me fut présenté comme Mr Ferguson.
            - Voici mon secrétaire et régisseur, dit le colonel. Soit dit en passant, j'avais l'impression d'avoir laissé cette porte fermée. Je crains que vous n'ayez senti des courants d'air.
            - Au contraire, dis-je, j'ai ouvert moi-même la porte parce que je me sentais un peu enfermé.
           Il me lança un de ses regards soupçonneux.
           - Peut-être ferions-nous mieux de commencer le travail maintenant, dit-il. Mr Ferguson et moi allons vous emmener en haut voir la machine.
           - Je devrais mettre mon chapeau, je suppose.
           - Oh non, c'est dans la maison.
           - Quoi, vous extrayez la terre à foulon dans la maison ?
           - Non, non. C'est seulement ici que nous la compressons. Mais peu importe ! Tout ce que nous souhaitons c'est que vous examiniez la machine et que vous nous disiez ce qui ne va pas.
           Nous montâmes ensemble, le colonel devant avec la lampe, le gros régisseur et moi derrière lui. C'était une vieille maison en labyrinthe avec des corridors, des couloirs, des escaliers étroits et sinueux, de petites portes basses dont le seuil était usé par les générations qui l'avaient franchi. Il n'y avait pas de tapis ni marque d'aucun meuble au-dessus du rez-de-chaussée, alors que le plâtre s'écaillait sur les murs et que l'humidité transparaissait en taches vertes et malsaines. J'essayais d'arborer un air aussi détaché que possible, mais je n'avais pas oublié les mises en garde de la dame, même si je les négligeais, et je gardais un oeil vigilant sur mes deux compagnons.
            Ferguson semblait être un homme morose et silencieux, mais le peu qu'il m'avait dit me montra qu'il était au moins un compatriote. Le colonel s'arrêta enfin devant une porte basse qu'il déverrouilla, on entra dans une petite pièce carrée dans laquelle nous pouvions difficilement nous tenir tous les trois. Ferguson resta dehors, je restai avec le colonel.
*6      - Nous sommes, dit-il, en ce moment-même à l'intérieur de la presse hydraulique et ce serait une chose particulièrement déplaisante pour nous si quelqu'un la mettait en route. Le plafond de la petite pièce est en réalité l'extrémité du piston qui descend et il descend avec la force de plusieurs tonnes sur ce sol de métal. Il y a de petites colonnes d'eau dehors qui reçoivent la force, la transmettent et la multiplient d'une manière qui vous est familière. La machine marche assez bien, mais il y a une raideur dans son fonctionnement et elle a perdu un peu de puissance. Peut-être aurez-vous la bonté de l'examiner et de nous montrer comment nous pouvons la réparer.
            Je pris la lampe et examinai très complètement la machine. Elle était réellement gigantesque et capable d'exercer une énorme pression. Cependant quand je sortis et poussai les leviers qui la contrôlaient, je sus tout de suite qu'il y avait une petite fuite qui autorisait une régurgitation de l'eau à travers un des cylindres latéraux. Une des bandes en caoutchouc qui entouraient la tête de bielle avait rétréci et, du coup, ne s'ajustait plus tout à fait à la cavité dans laquelle elle fonctionnait. C'était clairement la cause de la perte de puissance. Je la montrai à mes compagnons qui suivirent très attentivement mes observations et posèrent plusieurs questions pratiques quant à la manière dont ils devraient réparer. Après mes explications je retournai dans la chambre principale de la machine et l'observai longuement pour satisfaire ma curiosité. Il était évident, au premier coup d'oeil que l'histoire de la terre à foulon était une pure invention, car il était absurde de supposer qu'un engin si puissant soit destiné à un but si inadéquat. Les murs étaient en bois, mais le sol consistait en une large cuve en acier, et quand je vins l'examiner, je pus voir une croûte de dépôt métallique tout autour. Je m'étais penché et je grattais pour voir exactement ce que c'était quand j'entendis une exclamation murmurée en allemand et je vis le visage cadavérique du colonel qui me regardait.
            - Que faites-vous ici ? demanda-t-il.
            Je me sentis furieux d'avoir été abusé par une histoire aussi élaborée que celle qu'il m'avait racontée.
            - J'admirais votre terre à foulon, dis-je. Je pense que je serais plus à même de vous conseiller pour votre machine si je savais le but exact de son utilisation.
            A l'instant où je proférai ces paroles, je regrettai ma témérité. Son visage devint dur et une lueur funeste apparut dans ses yeux gris.
            - Très bien, dit-il, vous allez tout savoir sur la machine.
            Il recula d'un pas, claqua la petite porte et tourna la clef dans la serrure. Je me précipitai, la tirai par la poignée, mais elle était parfaitement fermée et ne cédait pas du tout sous mes coups de pied.
            - Holà ! hurlai-je, Holà ! Colonel ! Laissez-moi sortir !                                    dunwich.org
            Et soudain dans le silence j'entendis un bruit qui me mit le coeur au bord des lèvres. C'était le bruit métallique des leviers et le sifflement du cylindre qui fuyait. Il avait mis l'engin en route. La lampe était toujours par terre là où je l'avais posée quand j'avais examiné la cuve. Grâce à ses lueurs je vis que le plafond noir descendait vers moi, doucement, par saccades, mais, personne ne le savait mieux que moi, avec une puissance qui, dans une minute, me broierait en une pulpe informe. Je me jetai en hurlant contre la porte et tirai sur la serrure avec mes ongles. J'implorai le colonel de me laisser sortir, mais l'impitoyable bruit des leviers étouffait mes cris. Le plafond n'était plus qu'à un pied ou deux de ma tête et, de ma main levée, je pouvais sentir sa surface dure et rugueuse. Alors il me vint à l'esprit que la souffrance de ma mort dépendrait beaucoup de la position dans laquelle je la rencontrerais. Si je m'allongeais face contre terre, le poids viendrait sur la colonne vertébrale, et je frémis à la pensée de cette épouvantable rupture. Ce serait, peut-être plus facile dans l'autre sens, et pourtant avais-je le cran de m'allonger et de regarder cette ombre noire, mortelle, descendre sur moi ? J'étais déjà incapable de me tenir debout quand mon oeil entrevit quelque chose qui apporta un flot d'espoir à mon coeur.
            J'ai dit que, bien que le sol et le plafond aient été en acier, les murs étaient en bois. Alors que je jetais un dernier coup d'oeil rapide alentour, je vis entre deux planches un fin rayon de lumière jaune qui s'élargissait et s'élargissait, tandis qu'un petit panneau était repoussé. Pendant un instant, je pus à peine croire que là était une porte qui menait loin de la mort. L'instant d'après je me jetai dedans et m'allongeai à moitié évanoui de l'autre côté. Le panneau s'était refermé derrière moi, mais l'écrasement de la lampe et, un peu après le bruit des deux plaques de métal le dirent à quel point ma fuite avait été juste.
            Je fus ramené à moi par une traction frénétique sur mon poignet et je me retrouvai allongé sur le sol dallé d'un étroit corridor ; une femme penchée sur moi me tirait de sa main gauche, tandis qu'elle tenait une bougie de sa main droite. C'était la même bonne amie dont j'avais si sottement rejeté les avertissements.
            - Venez ! Venez ! cria-t-elle à bout de souffle. Ils seront ici dans un moment. Ils verront que vous n'êtes plus là. Oh, ne perdez pas un temps si précieux, mais venez !
            Cette fois, enfin, je ne dédaignai pas son conseil. Chancelant je courus avec elle le long du corridor et dans un escalier en colimaçon. Ce dernier menait à un autre large couloir et, comme nous l'atteignions, nous entendîmes des bruits de pas rapides et les cris de deux voix, l'une répondant à l'autre, de l'étage où nous nous trouvions et de celui au-dessous. Ma guide s'arrêta et regarda autour d'elle comme quelqu'un à court d'idées. Puis elle ouvrit une porte qui donnait dans une chambre. A travers la fenêtre la lune brillait.
            - C'est votre seule chance, dit-elle. C'est haut mais vous pourrez peut-être sauter.
*7            Pendant qu'elle parlait une lumière apparut à l'extrémité du couloir, et je vis la silhouette décharnée du colonel se précipiter avec une lanterne dans une main et une arme comme un hachoir de boucher dans l'autre. Je traversai rapidement la chambre, ouvris la fenêtre et regardai dehors. Comme le jardin semblais calme, joli et sécurisant sous les rayons de lune, et il n'était à plus de dix mètres en-dessous. Je grimpai sur l'appui de la fenêtre, mais j'hésitai à sauter jusqu'à ce que j'entende ce qui se passait entre celle qui m'avait sauvé et le barbare qui me poursuivait. Si elle était maltraitée alors, malgré le risque, j'étais déterminé à retourner l'aider. L'idée m'était à peine venue à l'esprit qu'il était à la porte et l'écartait de son chemin ; mais elle jeta ses bras autour de lui et tenta de le retenir.
            - Fritz ! Fritz ! cria-t-elle en anglais, souviens-toi de ta promesse après la dernière fois. Tu avais dit que cela n'arriverait plus. Il se taira ! Oh, il se taira !
           - Tu es folle, Elise ! hurla-t-il en se débattant pour se débarrasser d'elle. Tu seras notre ruine. Il en a trop vu. Laisse-moi passer, je te dis !
           Il la repoussa sur le côté et, se précipitant vers la fenêtre me coupa avec sa lourde arme. Je m'étais laissé descendre et me retenais avec les doigts à une rainure de la fenêtre ; j'avais les mains en travers de l'appui, quand le coup tomba. Je fus conscient d'une douleur sourde, mon étreinte se relâcha et je dégringolai.dans le jardin.
            J'étais choqué mais pas blessé par ma chute. Je me relevai et me précipitai dans les broussailles aussi vite que je pouvais courir, car j'avais compris que j'étais encore loin d'être hors de danger. Cependant, tout à coup, alors que je courais, un vertige mortel, un malaise s'emparèrent de moi.Je baissai les yeux vers ma main qui palpitait douloureusement, et là, pour la première fois, je vis que mon pouce avait été tranché et que le sang coulait de ma blessure. Je m'efforçai de nouer mon mouchoir autour, mais un soudain bourdonnement dans mes oreilles et je m'évanouis comme mort dans les rosiers.
            Combien de temps suis-je resté inconscient, je ne peux pas le dire. Un très long moment, car la lune s'était couchée et un matin éclatant se levait quand je revins à moi. Mes vêtements étaient tout trempés de rosée et la manche de mon manteau mouillée du sang de mon pouce blessé. La douleur cuisante me rappela en un instant toutes les particularités de mon aventure de la nuit et je bondis sur mes pieds avec le sentiment que je n'étais pas encore sauvé de mes poursuivants. Mais, à mon étonnement, quand je regardai autour de moi, ni la maison, ni le jardin n'étaient en vue. J'avais été allongé dans l'angle d'une haie, près de la grand'route, et un peu plus bas il y avait un long bâtiment qui s'avéra être, quand je m'en approchai, la gare où j'étais arrivé la nuit précédente. S'il n'y avait eu l'horrible plaie à ma main, tout ce qui s'était passé pendant ces terribles heures aurait pu n'être qu'un mauvais rêve.
            A moitié hébété, j'entrai dans la gare et m'informai du train du matin. Il y en avait un pour Reading dans moins d'une heure. Le même porteur était en fonction, je m'en rendis compte, qu'à mon arrivée. Je lui demandai s'il avait jamais entendu parler du colonel Lysander Stark. Le nom lui était étranger. Avait-il remarqué la nuit dernière la voiture qui m'attendait ? Non, il ne l'avait pas remarquée. Y avait-il un poste de police proche quelque part. Il y en avait un à cinq kilomètres.                        tvhland.com
            C'était trop loin pour moi, faible et malade comme je l'étais. Je décidai d'attendre d'être de retour en ville pour raconter mon histoire à la police. Il était un peu plus de six heures quand j'arrivai, aussi j'allai d'abord faire soigner ma blessure, et le docteur fut ensuite assez gentil pour m'accompagner ici. Je remets l'affaire entre vos mains et ferai exactement ce que vous déciderez.
            Nous restâmes tous deux assis en silence pendant un petit moment après avoir écouté cet extraordinaire récit. Puis Sherlock Holmes tira d'une étagère un des recueils volumineux dans lesquels il rangeait ses coupures de presse.
           - Voici une annonce qui vous intéressera, dit-il. Elle a paru dans tous les journaux, il y a environ un an
écoutez ça : " Disparu le 9 courant, Jeremiah Hayling, âgé de vingt-six ans, ingénieur hydraulique. A quitté son appartement à dix heures du soir, n'a pas donné de nouvelles depuis. Etait vêtu de... etc; etc " Ha ! Cela représente la dernière fois que le colonel a eu besoin de faire examiner sa machine, j'imagine.
            - Bon Dieu ! cria mon patient. Cela explique ce qu'a dit la fille.
            - Sans aucun doute, il est tout à fait évident que le colonel était un homme froid et désespéré, absolument déterminé à ce que rien ne se mette en travers de son petit jeu, comme ces fieffés pirates qui ne laissaient aucun survivant d'un navire capturé. Eh bien, chaque moment est précieux, aussi, si vous vous en sentez capable, nous devrions aller à Scotland Yard d'abord, avant de partir pour Eyford.
            Quelque trois heures plus tard ou presque, nous étions tous ensemble dans le train qui reliait Reading au petit village de Berkshire. Il y avait Sherlock Holmes, l'ingénieur hydraulique, l'inspecteur Bradstreet de Scotland Yard, un agent en civil et moi-même. Bradstreet avait étalé une carte d'état-major du comté sur le siège et s'occupait avec ses compas de tracer des cercles avec Eyford pour centre.
           - Nous y voilà, dit-il, ce cercle descend sur un rayon de quinze kilomètres autour du village. L'endroit que nous cherchons doit être près de ce trait. Vous avez dit une quinzaine de kilomètres , je crois, monsieur
           - C'était à une bonne heure de voiture.
           - Et vous pensez qu'ils vous ont ramené sur toute cette distance quand vous étiez inconscient ?
           - Ils ont dû faire ainsi. J'ai aussi un souvenir confus d'avoir été soulevé et transporté quelque part.
           - Ce que je n'arrive pas à comprendre, dis-je, c'est pourquoi ils vous ont épargné quand ils vous ont trouvé étendu évanoui, dans le jardin. Le scélérat a peut-être été attendri par les prières de la femme.
           - J'ai du mal à le croire. Je n'ai jamais vu un visage plus impitoyable de ma vie.
           - Oh, nous devrions bientôt éclaircir tout cela, dit Bradstreet. Eh bien j'ai dessiné mon cercle et j'aimerais seulement savoir à quel point dessus on peut trouver les gens que nous cherchons.
            - Je pense pouvoir poser mon doigt dessus, dit tranquillement Holmes.
            - Vraiment ! Maintenant ! s'écria l'inspecteur. Vous vous êtes forgé une opinion ! Allons, nous verrons qui est d'accord avec vous. Je dis sud, car la campagne est plus déserte par là.
 *8           - Et je dis est, dit mon patient.
            - Je suis pour l'ouest, ajouta l'agent en civil. Il y a plusieurs petits villages tranquilles par là.
            - Et je suis pour le nord, dis-je, parce qu'il n'y a pas de collines par là, et notre ami dit qu'il n'a pas remarqué que la carriole montait.
            - Allons, dit l'inspecteur en riant, c'est une très belle diversité d'opinions. Nous avons dit la rose des vents. A qui donnez-vous votre préférence ?
            - Vous avez tous tort.
            - Mais nous ne pouvons avoir - tous - tort.
            - Oh si, vous le pouvez. Voilà mon avis. Holmes plaça son doigt au centre du cercle. C'est là que nous devrions les trouver.
            - Mais le trajet de vingt kilomètres ? Sursauta Heatherley.
            - Six aller, et six retour. Rien de plus simple. Vous avez dit vous-même que le cheval était frais et lustré quand vous êtes monté. Comment aurait-il pu l'être s'il avait parcouru vingt kilomètres sur des routes difficiles ?
            - En effet, c'est une ruse assez vraisemblable, observa Bradstreet pensivement. Bien sûr il ne peut y avoir aucun doute sur la nature de cette bande.
            - Absolument aucun, dit Holmes. Ce sont des faux-monnayeurs à grande échelle et ils ont utilisé la machine pour former l'amalgame qui a remplacé l'argent.
            - Nous savions depuis longtemps qu'une bande habile était au travail, dit l'inspecteur. Ils ont fabriqué des demi-couronnes par milliers. Nous les avons même pistés jusqu'à Reading, mais n'avons pas pu aller plus loin, car ils avaient couvert leurs traces d'une manière qui montrait qu'ils étaient des spécialistes. Mais maintenant, grâce à ce coup de chance, je pense que nous les tenons.
            Mais l'inspecteur se trompait, car ces criminels n'étaient pas destinés à tomber entre les mains de la justice. Tandis que nous roulions dans la gare d'Eyford, nous vîmes une gigantesque colonne de fumée s'élever derrière un petit bosquet d'arbres dans le voisinage et se dresser comme une immense plume d'autruche sur le paysage.
            - Une maison en feu ? demanda Bradstreet pendant que le train repartait en fumant.
            - Oui monsieur, dit le chef de gare.
            - Quand s'est-il déclaré ?
            - J'ai entendu que c'était pendant la nuit, monsieur, mais ça a empiré et tout l'endroit est en flammes.
            - De qui est-ce la maison ?
            - Du docteur Becher.
            - Dites-moi, intervint l'ingénieur, le docteur Becher est-il un Allemand, très maigre, avec un long nez pointu ?
            Le chef de gare rit de bon coeur.
            - Non monsieur, le docteur Becher est un Anglais, et il n'y a pas un homme dans la paroisse qui ait un gilet mieux garni. Mais il a un monsieur qui habite avec lui, un patient si j'ai bien compris, qui est étranger, et il semble qu'un peu de bon boeuf du Berkshire ne lui ferait pas de mal.      mobygames.com
            Le chef de gare n'avait pas fini sa phrase que nous nous précipitâmes tous en direction du feu. La route couronnait une colline basse et il y avait un grand bâtiment blanchi à la chaux devant nous, qui laissait s'échapper le feu par chaque fissure et fenêtre, alors que devant, dans le jardin, trois pompes à incendie s'efforçaient vainement d'apaiser les flammes.
            - C'est ça ! cria Hatherley avec une intense excitation. Voilà le chemin de gravier, et là les buissons de roses où j'étais étendu. J'ai sauté de cette seconde fenêtre.                                                                      
            - Bien, au moins dit Holmes, vous avez votre revanche sur eux. Il n'y a aucun doute, c'est votre lampe à huite qui, quand elle a été écrasée dans la presse, a mis le feu aux murs en bois, de même qu'il n'y a aucun doute qu'ils aient été trop excités à vous donner la chasse pour le remarquer à temps. Maintenant, gardez vos yeux ouverts pour trouver dans cette foule vos amis de la nuit dernière, bien que je craigne beaucoup qu'ils ne soient à une bonne centaine de kilomètres de nous.
            Et les craintes de Holmes devaient se réaliser, car depuis ce jour on n'a plus jamais entendu un mot sur cette ravissante femme, le sinistre Allemand, ou le morose Anglais. Tôt ce matin-là, un paysan avait croisé une carriole contenant plusieurs personnes et de très volumineuses boîtes qui roulait rapidement en direction de Reading, mais toute trace des fugitifs avaient disparu et même l'ingéniosité de Holmes échoua à découvrir le moindre indice sur leur destination.
             Les pompiers furent très troublés par l'étrange agencement qu'ils trouvèrent à l'intérieur, et plus encore, par la découverte d'un pouce humain récemment tranché, sur l'appui d'une fenêtre au second étage. Toutefois, au coucher du soleil, leurs efforts furent couronnés de succès et ils maitrisèrent les flammes, mais pas avant que le toit se soit effondré et que tout l'endroit soit réduit à une ruine si complète que, à part deux cylindres tordus et un tuyau en acier, il ne restait plus une trace de la machinerie qui avait coûté si cher à notre infortunée connaissance. De grands tas de nickel et d'étain furent découverts emmagasinés dans un appentis, mais aucun pièce, ce qui expliquait la présence de ces boîtes volumineuses dont nous avons déjà parlé.
            Comment notre ingénieur hydraulique avait été transporté du jardin à l'endroit où il reprit ses esprits aurait pu rester un mystère à jamais s'il n'y avait pas eu de la terre molle pour nous raconter une histoire très simple. Il avait, de toute évidence, été porté par deux personnes, une qui avait de remarquables petits pieds, et une autre qui en avait de remarquablement grands. Il était très probable, après tout, que l'Anglais silencieux, moins courageux ou moins meurtrier que son compagnon, avait aidé la femme à porter l'homme inconscient hors de danger.
            - Eh bien, dit notre ingénieur avec regret, tandis que nous prenions nos places pour retourner à Londres, ça a été un sacré travail pour moi ! J'ai perdu mon pouce, j'ai perdu des honoraires de cinquante guinées, et qu'ai-je gagné ?
            - L'expérience, dit Holmes en riant. Indirectement cela peut avoir de la valeur, vous savez ; vous n'avez qu'à écrire pour gagner la réputation d'être une excellente compagnie pour le reste de votre existence.



                                                                                               Arthur Conan Doyle                                                                          
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dimanche 18 janvier 2015

Mémoires d'un père Marmontel ( extraits 3 France )



                                                  Livre Troisième

            Les jeunes gens qui, nés avec quelque talent et de l'amour pour les beaux-arts, ont vu de près les hommes célèbres dans l'art dont ils faisaient eux-mêmes leurs études et leurs délices, ont connu comme moi le trouble, le saisissement, l'espèce d'effroi religieux que j'éprouve en allant voir Voltaire.
            Persuadé que ce serait à moi de parler le premier, j'avais tourné de vingt manières la phrase par laquelle je débuterais avec lui, et je n'étais content d'aucune. Il me tira de cette peine. En m'entendant nommer, il vint à moi ; et me tendant les bras  :
            - Mon ami, me dit-il, je suis bien aise de vous voir. J'ai cependant une mauvaise nouvelle à vous apprendre ; Mr Orri s'était chargé de votre fortune ; Mr Orri est disgracié.
            Je ne pouvais tomber de plus haut, ni d'une chute plus imprévue et plus soudaine ; et je n'en fus point étourdi......
            - Eh bien ! monsieur, lui répondis-je, il faudra que je lutte contre l'adversité. Il y a longtemps que je la connais et que je suis aux prises avec elle.
            - J'aime à vous voir, me dit-il, cette confiance en vos propres forces. Oui, mon ami, la véritable et la plus digne ressource d'un homme de lettres est en lui-même et dans ses talents ; mais, en attendant que les vôtres vous donnent de quoi vivre, je vous parle en ami et sans détour, je veux pourvoir à tout. Je ne vous ai pas fait venir ici pour vous abandonner. Si dès ce moment même il vous faut de l'argent, dîtes-le moi ; je ne veux pas que vous ayez d'autre créancier que Voltaire.
            Je lui rendis grâce de ses bontés, en l'assurant qu'au moins de quelque temps je n'en aurais pas besoin, et que dans l'occasion j'y aurais recours avec confiance.
            - Vous me le promettez, me dit-il, et j'y compte. En attendant, voyons, à quoi allez-vous travailler ?
            - Hélas ! je n'en sais rien, et c'est à vous de me le dire.
            - Le théâtre, mon ami, le théâtre est la plus belle des carrières ; c'est là qu'en un jour on obtient de la gloire et de la fortune. Il ne faut qu'un succès pour rendre un jeune homme célèbre et riche en même temps ; et vous l'aurez ce succès en travaillant bien.
            - Ce n'est pas l'ardeur qui me manque, lui répondis-je, mais au théâtre que ferai-je ?
            - Une bonne comédie, me dit-il d'un ton résolu.
            - Hélas ! monsieur, comment ferai-je des portraits ? je ne connais pas les visages.
            Il sourit à cette réponse.
            - Eh bien ! faites des tragédies.
            Je répondis que les personnages m'en étaient un peu moins inconnus, et que je voulais bien m'essayer dans ce genre-là. Ainsi se passa ma première entrevue avec cette homme illustre.  caricadoc.com
            En le quittant j'allai me loger à 9 francs pas mois près de la Sorbonne, dans la rue des Maçons, chez un traiteur qui, pour mes dix-huit sous, me donnait un assez bon dîner...... Je trouvai un honnête libraire qui voulut bien m'acheter le manuscrit de ma traduction de  la " Boucle de cheveux enlevée " et qui m'en donna cent écus mais en billets, et ces billets n'étaient pas de l'argent comptant. Un Gascon, avec qui j'avais fait connaissance au café, me découvrit, dans la rue Saint-André-des-Arts, un épicier qui consentit à prendre mes billets en paiement, si je voulais acheter de sa marchandise. Je lui achetai pour cent écus de sucre, et après le lui avoir payé je le priai de le revendre. J'y perdis peu de chose, et...... en état d'aller jusqu'à la récolte des prix académiques sans rien emprunter à personne...... Je pouvais donc jusqu'à la Saint-Louis travailler sans inquiétude et, si je remportais le prix de l'Académie Française qui était de cinq cents livres, j'atteindrais à la fin de l'année. Ce calcul soutint mon courage.
            Mon premier travail fut " l'Etude de l'Art du Théâtre ". Voltaire me prêtait des livres. La poétique d'Aristote, les discours de P. Corneille sur les trois unités, ses examens, le théâtre des Grecs, nos tragiques modernes, tout cela fut avidement et rapidement dévoré. Il me tardait d'essayer mon talent ; et le premier sujet que mon impatience me fit saisir fut la Révolution du Portugal. J'y perdis un temps précieux......faible encore la manière dont j'avais précipitamment conçu et exécuté mon sujet. Quelques scènes que je communiquai à un comédien homme d'esprit lui firent cependant bien augurer de moi. Mais il fallait, me disait-il, étudier l'art du théâtre au théâtre même, et il me conseilla d'engager Voltaire à demander mes entrées.
            - Roselli a raison, me dit Voltaire, le théâtre est notre école à tous ; il faut qu'elle vous soit ouverte ; et j'aurais dû y penser plus tôt.
            Mes entrées au Théâtre Français me furent libéralement accordées, et dès lors je ne manquai plus un seul jour d'y aller prendre leçon. Je ne puis exprimer combien cette étude assidue hâta le développement et le progrès de mes idées et du peu de talent que je pouvais avoir......
portrait*            Ce fut dans ce temps-là que je vis chez lui l'homme du monde qui a eu pour moi le plus d'attrait, le bon, le vertueux, le sage Vauvenargues. Cruellement traité par la nature du côté du corps, il était, du côté de l'âme l'un de ses plus rares chefs-d'oeuvre. Je croyais voir en lui Fénelon infirme et souffrant. Il me témoignait de la bienveillance et j'obtins aisément de lui la permission de l'aller voir...... tout sensible qu'il est dans ses écrits, il l'était, ce me semble, encore plus dans ses entretiens avec nous. Je dis " avec nous ", car le plus souvent, je me trouvais chez lui avec un homme qui lui était tout dévoué et qui, par là, eut bientôt gagné mon estime et ma confiance..... homme de goût, mais d'un naturel indolent ; épicurien par caractère, mais presque aussi pauvre que moi.
            ....... Nous nous donnions tous les soirs rendez-vous après le comédie au café de Procope, le tribunal de la critique et l'école des jeunes poètes, pour étudier l'humeur et le goût du public....... Le marquis de Vauvenargues logeait à l'hôtel de Tours, petite rue du Paon et, vis-à-vis de cet hôtel était la maison de la fruitière de Beauvin. M'y voilà logé avec lui. Son projet de faire à nous deux une feuille périodique ne fut pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait espéré : nous n'avions ni fiel, ni venin...... Cependant, au moyen de ce petit casuel et du prix de l'Académie, que j'eus le bonheur d'obtenir, nous arrivâmes à l'automne, moi ruminant des vers tragiques, et lui rêvant à ses amours.
            Il était laid, bancal, déjà même assez vieux, et il était amant aimé d'une jeune Artésienne dont il me parlait tous les jours avec les plus tendres regrets ; car il souffrait les tourments de l'absence, et moi j'étais l'écho qui répondait à ses soupirs. Quoique bien plus jeune que lui, j'avais d'autres soins dans la tête. Le plus cuisant de mes soucis était la répugnance qu'avait déjà notre aubergiste à nous faire crédit. Le boulanger et la fruitière voulaient bien nous fournir encore, l'un du pain, l'autre du fromage : c'étaient là nos soupers, mais le dîner d'un jour à l'autre, courait risque de nous manquer. Il me restait une espérance : Voltaire, qui se doutait bien que j'étais plus fier qu'opulent, avait voulu que le petit poème couronné à l'Académie fût imprimé à mon profit, et il avait exigé d'un libraire d'en compter avec moi les frais d'impression prélevés. Mais, soit que le libraire en eût retiré peu de choses, soit qu'il aimât mieux son profit que le mien, il dit n'avoir rien à me rendre, et qu'au moins la moitié de l'édition lui restait.
            - Eh bien ! lui dit Voltaire donnez-moi ce qui vous en reste, j'en trouverai bien le débit.
            Il partait pour Fontainebleau où était la cour et là, comme le sujet proposé par l'Académie était un éloge du roi, Voltaire prit sur lui de distribuer cet éloge, en appréciant à son gré le bénéfice de l'auteur. C'était sur ce débit que je comptais, sans cependant l'évaluer outre mesure : mais Voltaire n'arrivait pas.
            Enfin notre situation devint telle qu'un soir Beauvin me dit en soupirant !   weblettres.net
            - Mon ami, toutes nos ressources sont épuisées, et nous en sommes réduits au point de n'avoir pas de quoi payer le porteur d'eau.
            Je le vis abattu, mais je ne le fus point.
            - Le boulanger et la fruitière, lui demandai-je, nous refusent-ils le crédit ?
            - Non, pas encore, me dit-il.
            Rien n'est donc perdu, répliquai-je, et il est bien aisé de se passer de porteur d'eau.
            - Comment cela ?              
            - Comment ? Eh, parbleu ! en allant nous-mêmes prendre de l'eau à la fontaine.
            - Vous auriez ce courage ?
            - Sans doute, je l'aurai. Le beau courage que celui-là ! Il est nuit close, et, quand il serait jour, où est donc le déshonneur de se servir soi-même ?
            ...... En rentrant, ma cruche à la main, je vois Beauvin, d'un air épanoui de joie, venir à moi les bras ouverts :
            - Mon ami, la voilà, c'est elle !.......
            ....... Je vois une grande jeune fille bien fraîche, bien découplée et assez jolie, quoiqu'un peu camuse.....
            Voltaire, peu de jours après, arrivant de Fontainebleau, me remplit mon chapeau d'écus...... je pris la liberté de lui représenter qu'il avait vendu ce petit ouvrage trop au-dessus de sa valeur ; mais il me fit entendre que les personnes qui l'avaient payé noblement étaient de celles dont lui ni moi nous n'avions rien à refuser. Quelques ennemis de Voltaire auraient voulu que pour cela je me fusse brouillé avec lui. Je n'en fis rien, et avec ces écus..... j'allai payer toutes mes dettes.
            ....... Il n'était ni juste ni possible, vu sa nouvelle façon de vivre que nous fussions plus longtemps en communauté de dépenses.
            Dans cette conjoncture....... je ne sais quelle heureuse influence de mon étoile ou de la bonne opinion que Voltaire donnait de moi, fit souhaiter à une femme, dont je révère la mémoire, que je voulusse me charger d'achever l'éducation de son petit-fils........

            Ma tragédie étant achevée, il était temps de la soumettre à la correction de Voltaire ; mais Voltaire était à Cirey........ Mais plus mon ouvrage eût gagné en passant sous ses yeux, moins il eût été mon ouvrage.....  et j'allai demander aux comédiens d'entendre la lecture de ma pièce....... Les trois premiers actes et le cinquième furent pleinement approuvés. Mais on ne me dissimula point que le quatrième était trop faible...... Je demandai trois jours pour travailler..... mais je fus bien payé..... par le succès...... Ce fut alors que commencèrent les tribulations de l'auteur ; et la première eut pour objet la distribution des rôles.
            ....... la vigueur que demandait le rôle de mon héroïne, mademoiselle Gaussin n'avait pas dissimulé le désir de l'avoir......
hippolyte_la_clairon_par_quentin__2.jpg            Dans ce temps-là les tragédies nouvelles étaient rares, et plus rares encore les rôles dont on attendait du succès ; mais le motif le plus intéressant pour elle était d'ôter ce rôle à l'actrice qui tous les jours lui en enlevait quelqu'un. Jamais la jalousie du talent n'avait inspiré plus de haine qu'à la belle Gaussin pour la jeune Clairon. Celle-ci n'avait pas le même charme dans la figure ; mais en elle, les traits, la voix, le regard, l'action, et surtout la fierté, l'énergie du caractère, tout s'accordait pour exprimer les passions violentes et les sentiments élevés. Depuis qu'elle s'était saisie des rôles de Camille, de Didon, d'Ariane, de Roxane, d'Hermione, d'Alzire, il avait fallu les lui céder. Son jeu n' était pas encore réglé et modéré comme il l'a été dans la suite, mais il avait déjà toute la sève et la vigueur d'un grand talent. Il n'y avait dont pas à balancer entre elle et sa rivale,pour un rôle de force, de fierté, d'enthousiasme, tel que le rôle d'Arétie ; et, malgré toute ma répugnance à désobliger l'une, je n'hésitai point à l'offrir à l'autre. Le dépit de Gaussin ne put se contenir. Elle dit " qu'on savait bien par quelle genre de séduction Clairon s'était fait préférer. " Assurément elle avait tort, mais Clairon piquée à son tour m'obligea de la suivre dans la loge de sa rivale ; et là, sans m'avoir prévenu de ce qui allait se passer :
            - Tenez, mademoiselle, je vous l'amène, lui dit-elle, et pour vous faire voir si je l'ai séduit, si j'ai même sollicité même la préférence qu'il m'a donnée, je vous déclare, et je lui déclare à lui-même, que si j'accepte son rôle, ce ne sera que de votre main.
            A ces mots, jetant le manuscrit sur la toilette de la loge, elle m'y laissa.
            J'avais alors vingt-quatre ans, et je me trouvais tête à tête avec la plus belle personne du monde.......
            - Que vous ai-je donc fait, me dit-elle avec sa douce voix, pour mériter l'humiliation et le chagrin que vous me causez ? Quand M. de Voltaire a demandé pour vous les entrées de ce spectacle, c'est moi qui ai porté la parole. Quand vous avez lu votre pièce, personne n'a été plus sensible à ses beautés que moi. J'ai bien écouté le rôle d'Arétie, et j'ai été trop émue pour ne pas me flatter de le rendre comme je l'ai senti. Pourquoi donc me le dérober ? Il m'appartient par droit d'ancienneté, et peut-être à quelqu'autre titre..... Croyez-moi, ce n'est pas le bruit d'une déclamation forcée qui convient à ce rôle. Réfléchissez-y bien ; je tiens à mes propres succès, mais je ne tiens pas moins aux vôtres.......
            Il fut pénible, je l'avoue, l'effort que je fis sur moi-même...... Charmé..... j'étais prêt à céder..... mais il y allait du sort de mon ouvrage..... cet intérêt l'emporta sur tous les mouvements dont j'étais agité.
            - Mademoiselle, lui répondis-je,..... Personne ne sent mieux que moi le charme que vous ajoutez à l'expression d'une douleur....... Laissez les périls et les risques de mon début à celle qui veut bien les courir ; et, en vous réservant l'honneur de lui avoir cédé ce rôle, évitez les hasards qu'en le jouant vous-même vous partageriez avec moi.
            - C'en est assez, dit-elle avec un dépit renfermé. Vous le voulez, je le lui cède.....
            ..... et retrouvant Clairon dans le foyer :
            - Je vous le rends, et sans regret, ce rôle dont vous attendez tant de succès.....
            Mademoiselle Clairon le reçut avec une fierté modeste ; et, moi les yeux baissés en silence...... Elle ne fut pas peu sensible à la constance avec laquelle j'avais soutenu cette épreuve et ce fut là que prit naissance cette amitié durable qui a vieilli avec nous.
            ... Vint le moment des répétitions.......Mademoiselle Clairon me proposa d'assembler chez elle un petit nombre de gens de goût qu'elle consultait elle-même...... Je me soumis, comme vous le croyez bien.....
            D'Argental, l'âme damnée de Voltaire, et l'ennemi de tous les talents qui menaçaient de réussir.
            L'Abbé de Chauvelin, le dénonciateur des jésuites.
            Le comte de Praslin qui, comme d'Argental, n'existait que dans les coulisses....               
            Ce vilain de Thibouvillen distingué parmi les infâmes par l'impudence du plus sale des vices et les raffinements d'un luxe dégoûtant de mollesse et de vanité......
            Comment ces personnages avaient-ils du crédit, de l'autorité au théâtre ? En courtisant Voltaire......
            Je leur lus mon ouvrage....... et après lecture....... Comme en les écoutant je n'avais rien appris de net et de précis sur mon ouvrage, il me vint dans l'idée que, par ménagement, ils avaient pris, en parlant devant moi, ce langage insignifiant.
            - Je vous laisse avec ces messieurs, dis-je tout bas à mon actrice ; ils s'expliqueront mieux quand je n'y serai plus.
            Et le soir en la revoyant :
            - Eh bien !......
            - Vraiment, me dit-elle en riant, ils ont parlé tout à leur aise.
            - Et qu'ont-ils dit ?
            - Ils ont dit qu'il était possible que cet ouvrage eût du succès ; mais qu'il était possible qu'il n'en eût pas. Et toute réflexion faite, l'un ne répond de rien, l'autre n'ose rien assurer.
            - Mais n'ont-ils fait aucune observation particulière ? Et par exemple, sur le sujet ?
            - Ah ! le sujet ! c'est là le point critique. Cependant, que sait-on ? Le public est si journalier !
            - ....... c'est de vous, mademoiselle, qu'il dépend de déterminer la prédiction en ma faveur.....
            L'actrice m'entendit.......

            Dès lors je ne fus plus inquiet que du sort de ma tragédie, et c'était bien assez. L'événement était pour moi d'une telle importance, qu'on me pardonnera, j'espère, les moments de faiblesse dont je vais m'accuser.
            Dans ce temps-là, l'auteur d'une pièce nouvelle avait pour lui et pour ses amis une petite loge grillée aux troisièmes sur l'avant-scène, dont je puis dire que la banquette était un vrai fagot d'épines. Je m'y rendis demi-heure avant qu'on ne levât la toile ; et jusque-là je conservai assez de force dans mes angoisses. Mais, au bruit que la toile fit à mon oreille en se levant, mon sang se gela dans mes veines. On eut beau me faire respirer des liqueurs, je ne revenais point. Ce ne fut qu'à la fin du premier monologue, au bruit des applaudissements que je fus ranimé. Dès ce moment tout alla bien, et de mieux en mieux, jusqu'à l'endroit du quatrième acte dont on m'avait tant menacé ; mais à l'approche de moment, je fus saisi d'un tremblement si fort, que, sans exagérer, les dents me claquaient dans la bouche...... lorsqu'à l'heureuse violence que fit aux spectateurs la sublime Clairon en prononçant ces vers: "Va, ne crains rien, etc. ", toute la salle retentit d'applaudissements redoublés.........
**            ...... Crébillon était vieux, Voltaire vieillissant ; aucun jeune homme entre eux et moi ne s'offrait pour les remplacer. J'avais l'air de tomber des nues ; ce coup d'essai d'un provincial, d'un Limosin de vingt-quatre ans, semblait promettre des merveilles, et l'on sait qu'en fait de plaisirs, le public se complaît à exagérer ses espérances ; mais malheur à qui les déçoit........

            Dès que le sort de ma pièce fut décidé, j'en fis part à Voltaire, et en même temps je le priai de permettre qu'elle lui fût dédiée...... Les maisons que je fréquentais étaient celles de madame Harenc et de madame Desfourniels, son amie, où j'étais toujours désiré ; celle de Voltaire, où je jouissais avec délices des entretiens de mon illustre maître, et celle de madame Denis sa nièce, femme aimable avec sa laideur, et dont l'esprit naturel et facile avait pris la teinture de l'esprit de son oncle, de son goût, de son enjouement, de son exquise politesse, assez pour faire rechercher et chérir sa société.......
            Les conversations de Voltaire et de Vauvenatgues étaient ce que jamais on peut entendre de plus riche et de plus fécond. ...... Mais, dans le moment dont je parle, l'un de ces deux amis illustres n'était plus, et l'autre était absent. Je fus trop livré à moi-même.

            Dans ce temps de dissipation et d'étourdissement , je vis un jour arriver chez moi un certain Monet qui fut directeur de l'Opéra-Comique, et que je ne connaissais pas.........
            - Avez-vous entendu parler de mademoiselle Navarre...... elle vient de Bruxelles..... elle a vu " Denys le Tyran " ; elle brûle d'envie d'en connaître l'auteur.....
            - Mon père est à Bruxelles à la tête d'un magasin qu'il ne peut quitter.... Je pars demain pour Avenay j'y serai seule jusques après les vendanges. Il y aura bien du malheur si, avec moi et d'excellent vin de Champagne, vous ne faites pas de beaux vers........ Ici mes enfants je jette un voile sur mes déplorables folies.....  Mais ce que vous devez savoir, c'est que les perfides douceurs dont j'étais abreuvé furent mêlées des plus affreuses amertumes......... Dès que j'étais sorti d'une épreuve, elle en inventait d'autres...... Son père l'ayant rappelée à Bruxelles, il fallut nous quitter......je revins à Paris.
            La cause de mon évasion n'était plus un mystère...... Je me trouvai donc avoir acquis la réputation d'homme à bonnes fortunes, dont je me serais bien passé ; car elle me fit des jaloux, c'est-à-dire des ennemis
            ........ Hélas ! oui je savais déjà par ma fatale expérience, combien la passion de l'amour, même lorsqu'on le croit heureux, est encore un état pénible et violent ; mais jusque-là je n'en avais connu que les peines les plus légères ; il me réservait un supplice bien plus long et bien plus cruel !
            La première lettre que je reçus de mademoiselle Navarre fut vive et tendre. La seconde fut tendre encore, mais elle fut moins vive. La troisième se fit attendre. Je m'en plaignis....... Celle-ci cependant moins libertine que romanesque parut avoir changé de moeurs dans ses amours avec le chevalier de Mirabeau.....
Dans la suite j'appris qu'après s'être mariée en Hollande...... cet ami des    hommes, que j'ai connu pour un hypocrite de moeurs et pour un intrigant de cour, haineux, orgueilleux et méchant, a été ma bête d'aversion .....  Mademoiselle Clairon, qui voyait la langueur où j'étais tombé, s'empressa d'y apporter remède.....
            Ainsi se forma cette nouvelle liaison, qui, comme on peut bien le prévoir, ne fut pas de longue durée, mais qui eut pour moi l'avantage de me ranimer au travail. Jamais l'amour et l'amour de la gloire ne furent mieux d'accord qu'ils l'étaient dans mon coeur.......
            " Aristomène " était achevé ; je le lus aux comédiens..... Mademoiselle Clairon.....
             - Venez donc, mon ami, venez dîner chez votre bonne amie.
             Dès ce moment l'intimité la plus parfaite s'établit entre nous ; elle a duré trente ans la même.......


                                                                                                 à suivre Livre quatrième........../

ruedaix.ag13-blogspot-orange.fr   ** dessin daumier- peinture william thompson 3          

samedi 17 janvier 2015

Adieu - Le Papillon Alphonse de Lamartine ( poèmes France )




tnhistoireportraits.net
Decaisne peint Lamartine 1833

                                            Adieu

            Oui, j'ai quitté ce port tranquille,
            Ce port si longtemps appelé,
            Où loin des ennuis de la ville,
            Dans un loisir doux et facile, 
            Sans bruit mes jours auraient coulé.
            J'ai quitté l'obscure vallée,
            Le toit champêtre d'un ami ;
            Loin des bocages de Bissy,
            Ma muse, à regret exilée,
            S'éloigne triste et désolée
            Du séjour qu'elle avait choisi.
            Nous n'irons plus dans les prairies,
            Au premier rayon du matin, 
            Égarer, d'un pas incertain, 
            Nos poétiques rêveries.
            Nous ne verrons plus le soleil,
            Du haut des cimes d'Italie
            Précipitant son char vermeil,
            Semblable au père de la vie,
            Rendre à la nature assoupie
            Le premier éclat du réveil.
            Nous ne goûterons plus votre ombre,
            Vieux pins, l'honneur de ces forêts,
            Vous n'entendrez plus nos secrets, 
            Sous cette grotte humide et sombre                                              fr.upside-art.com
            Nous ne chercherons plus le frais,
            Et le soir, au temple rustique, 
            Quand la cloche mélancolique
            Appellera tout le hameau,
            Nous n'irons plus, à la prière,
            Nous courber sur la simple pierre
            Qui couvre un rustique tombeau.
            Adieu, vallons ; adieu, bocages ;
            Lac azuré, rochers sauvages,
            Bois touffus, tranquille séjour,
            Séjour des heureux et des sages                                                                               Je vous ai quittés sans retour.   

            Déjà ma barque fugitive
            Au souffle des zéphyrs trompeurs
           S'éloigne à regret de la rive
           Que m'offraient des dieux protecteurs.
           J'affronte de nouveaux orages ; 
           Sans doute à de nouveaux naufrages
           Mon frêle esquif est dévoué ;
           Et pourtant à la fleur de l'âge,
           Sur quels écueils, sur quels rivages
           N'ai-je déjà pas échoué ?
           Mais d'une plainte téméraire
           Pourquoi fatiguer le destin ?
           A peine au milieu du chemin,
           Faut-il regarder en arrière ?
           Mes lèvres à peine ont goûté
           Le calice amer de la vie,
           Loin de moi je l'ai rejeté ;
           Mais l'arrêt cruel est porté,
           Il faut boire jusqu'à la lie !
           Lorsque mes pas auront franchi
           Les deux tiers de notre carrière,
           Sous le poids d'une vie entière
           Quand mes cheveux auront blanchi,
           Je reviendrai du vieux Bissy
           Visiter le toit solitaire
           Où le ciel me garde un ami,
           Dans quelque retraite profonde,
           Sous les arbres par lui plantés, 
           Nous verrons couler comme l'onde                                                lejsl.com
           La fin de nos jours agités.
           Là, sans crainte et sans espérance,
           Sur notre orageuse existence,
           Ramenés par le souvenir,
           Jetant mes regards en arrière,
           Nous mesurerons la carrière
           Qu'il aura fallu parcourir.

           Tel un pilote octogénaire,
           Du haut d'un rocher solitaire,
           Le soir, tranquillement assis, 
           Laisse au loin égarer sa vue
           Et contemple encor l'étendue
           Des mers qu'il sillonna jadis.


                                                                           Lamartine
                                                                                                  Paris 19 août 1815     
                                                                                           ( Méditations poétiques )



                                                      ********************


                                                        Le Papillon


            Naître avec le printemps, mourir avec les roses,
            Sur l'aile du zéphyr nager dans un ciel pur,
            Balancé sur le sein des fleurs à peine écloses,
            S'enivrer de parfums, de lumière et d'azur,                                      lexpress.fr
            Secouant, jeune encor, la poudre de ses ailes,
            S'envoler comme un souffle aux voûtes éternelles,
            Voilà du papillon, le destin enchanté !
            Il ressemble au désir, qui jamais ne se pose,
            Et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
            Retourne enfin au ciel chercher la volupté !


                                                                           Lamartine

                                                                                                  Saint - Point 1823
                                                                                                                               ( nouvelles méditations poétiques )
                                        
                               

mercredi 14 janvier 2015

Un bon fils Pascal Bruckner ( récit France )


Un bon fils

                                              Un bon fils

            Enfant unique très aimé d'une mère souvent frappée par le père de ce fils qui un jour priera le Dieu à qui enfant il s'adresse " ... Je l'abjure de provoquer la mort de mon père... " Il suit l'enseignement d'un enfant catholique, né dans une famille aux origines discutées. Sexagénaire, philosophe, ( génération " nouveaux philosophes tels Glucksmann, B.H. Lévy... ) il revient sur ses vies, son évolution, la mort récente de son père à 92 ans, et certaine découverte peu avant la fin de cet homme terriblement antisémite d'un détail troublant. A peine sorti de l'adolescence il renie ses croyances et gagne une semi-liberté, grâce à son parcours d'étudiant en philosophie à Paris. Voyageur dès l'enfance, né à Paris, pensionnaire en Autriche petit enfant malade, puis la famille s'installe près de Lyon ( lire les quelques lignes sur la ville ) à Charbonnières, et enfin Paris d'un logis exigu à l'autre, de Mabillon à Odéon, il lie une amitié durable, une fraternité stimulante, défaite, reconquise sans doute avec Finkielkraute " ... Nous étions devenus des duplicata, des frères siamois... il faut alors changer de rival, c'est-à-dire de modèle... " . "... Pour l'enfant le père est un géant qui rapetisse à mesure que lui grandit... Mon père se montrait autoritaire à défaut d'exercer une véritable autorité.... " Plus loin l'auteur poursuit "... Je suis devenu écrivain pour être aimé, racheté du pêché d'exister... Vie et rage, quelques scènes avec sa mère assez drôles, certain examen manqué pas d'enseignement, mène une vie plus aléatoire, mais rencontre les grands philosophes du XXè siècle, Roland Barthes, mort après un déjeuner avec François Mitterrand, Jankélévitch. Père très jeune d'un fils souvent cité dans le livre, qu'il vit peu enfant, plus tard d'une fille Anna, il entre alors dans une famille juive aussi plaisante, chaleureuse qu'il peut l'accepter. Un homme libre, volage dit-il, insomniaque "... c'est une expérience totale... " "... Je l'avais cru invincible... deux jours auparavant... il lisait Pot Bouille d'Emile Zola... " Chaque lecteur a sa lecture propre du livre où l'on trouve réflexion sur la maladie, même les pompes funèbres. Bon guide.


dimanche 11 janvier 2015

Où vas-tu donc Vulpio ? - Tout Renait - L'heure de ma mort - Alfred de Musset ( Poèmes France, en pensant à Charlie H.+ )

                                            

                                                                                                 auroralisblog.com
                        (  en pensant à Charlie H. Vincennes et les autres )

                                                    Où vas-tu donc Vulpio ?

                    Où vas-tu donc Vulpio ? Qui penses-tu donc fuir ?
                    Sous quel ( quelque ) ciel lointain trouveras-tu deux heures
                    Du sommeil d'autrefois ? S'il est temps que tu meures
                    Plonge. Comme un linceul prêt à t'ensevelir,
                    Le flot s'ouvre et t'invite. Une chétive planche
                    Est là, pour tout obstacle, entre la mer et toi.
                    Plonge, c'en est assez.

                                                                                                                         
                                                              °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°


                                                                   Tout Renaît

                    Tout renaît, la chaleur, la vie et la lumière.
                    Le monde, en souriant, vient de se réveiller.
                    Toi seul, George, toi seul dans la nature entière
                    Tu détournes les yeux ; jusqu'à ton coeur glacé
                    De ce soleil de mai nul rayon n'a passé.
                    La brise passe en vain sur la corde brisée,
                    Et ton âme à la fraîche et céleste rosée
                    Ne se rouvrira pas.
                                                 Non, c'est par un beau jour
                   Que des lieux pleins jadis de bonheur et d'amour
                   Sont tristes et cruels. Ainsi qu'une maîtresse
                   Déloyale et sans coeur quand elle nous délaisse
                   Nous sourit sans pitié, de même dans ces lieux        
                   Tu souris, ô nature ! à l'oeil du malheureux.
                   Vous fuyez maintenant. A peine à l'horizon,
                   Je vous parlais encore, vous qui m'avez vu naître.
                   Mon coeur va se briser quand tu vas disparaître ;
                   Pitié ! Pitié ! Mon Dieu j'ai perdu la raison
                   Comme ce prince, issu d'une race sacrée
                   Qui jeta dans un lac une bague adorée,
                   Après d'autres humains croyant vaincre l'amour.


                                                                                   Musset   ( 1831 )


                                                              °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

                                                     L'heure de ma mort

                    L'heure de ma mort, depuis dix-huit mois
                    De tous les côtés sonne à mes oreilles,
                    Depuis dix-huit mois d'ennuis et de veilles,
                    Partout je la sens, partout je la vois.

                    Plus je me débats contre ma misère,
                    Plus s'éveille en moi l'instinct du malheur ;
                    Et, dès que je veux faire un pas sur terre,
                    Je sens tout à coup s'arrêter mon coeur.

                    Ma force à lutter s'use et se prodigue.
                    Jusqu'à mon repos, tout est un combat ;
                    Et, comme un coursier brisé de fatigue,
                    Mon courage éteint chancelle et s'abat.


                                                                             Alfred de Musset    ( 1845 )
                                                                                                                        
                                                                                                                      sevicom.free.fr