vendredi 27 novembre 2015

Lettres Parisiennes Emile Zola ( Nouvelle France )

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decortoi.fr

                                                      Lettres Parisiennes

                                    Chronique parue le 4 mai 1872 dans La Cloche quelques jours après avoir cessé les comptes                 rendus parlementaires.

            C'est toi, mon Paris, mon grand et beau Paris, que je veux d'abord saluer. Je reviens d'une ville lointaine où j'ai vu des hommes noirs dans une salle rouge disputer sans fin au chevet d'une malade ; je reviens d'un pays barbare, mélancolique comme un cimetière, où les hommes atteints du fléau monarchique se sont mis d'eux-mêmes en quarantaine ; et, pareil à un voyageur pressé qui ne prend pas le temps de défaire ses malles, je descends dans les rues, j'ai hâte de sentir sous mes talons ton pavé sublime.
            Tu es la patrie. C'est dans tes rues qu'on est vraiment la France. Ceux qui te nient attendent la nuit pour jouir de toi, et, comme les dévotes allant à l'amour, mettent un faux nez et choisissent les portes les plus basses. Moi, je t'aime au grand soleil.
            J'arrive par une matinée de printemps. C'est à huit heures du matin, en mai, qu'il faut te voir, lorsque le gai soleil met des pans de blonde lumière sur les façades, lorsque la vie de la rue est toute jeune et toute fraîche encore du repos de la nuit.Ton réveil a des naïvetés et des grâces d'enfant. Est-ce que, vraiment, tu as été le sombre Paris dont les édifices flambaient comme des torches ? Est-ce que tu as commis ces fautes qui ont fait pleurer la patrie ? On ne sait plus. Tu n'es aujourd'hui qu'un bon garçon travailleur. Tu as retrouvé ton esprit et ton coeur.
            Et sait-on, d'ailleurs, dans quel fumier tu plantes les arbres de liberté ? Peut-être tout ce sang, toutes ces ruines seront-ils le terrain de quelque floraison splendide. Mon Paris, mon grand et beau Paris, je salue la résurrection de ton éternelle jeunesse aux premières tiédeurs du printemps.
Afficher l'image d'origine            Je suis allé devant moi dans tes rues, sur tes places publiques, en homme qui a besoin de respirer tes souffles, d'assister à ton labeur géant. Et je n'ai fait que cela toute la journée, je n'ai vu que toi. Je ne sais rien aujourd'hui, si ce n'est que Paris est toujours à sa place, avec son grondement formidable, sa beauté douce et grandiose. Cela me suffit, cela m'emplit le coeur.
            Je finissais par douter à Versailles. On me disait que tu étais
moribond, que ta grande machine était détraquée, que tes femmes devenaient laides, et qu'on ne rencontrait plus sur tes promenades que la faillite donnant la main au crime. Tu étais une ville perdue que les hommes graves désavouaient comme une maîtresse vieillie. On pouvait encore te voir entre chien et loup ; mais il était tout à fait de mauvais ton de t'avouer en public, au grand jour.
            Ah ! les vieux roués, les rôdeurs d'alcôves ! Si je les rencontre jamais un soir, je les clouerai sur quelque porte, comme des chouettes, pour que le soleil les trouve là, au milieu de ta gaieté du matin. Et, d'ailleurs, à quoi bon ? S'ils revenaient au quai d'Orsay, ils assombriraient tout l'horizon ; la Seine serait trouble, les feuilles des arbres sécheraient, et c'est alors que les femmes deviendraient laides, à les voir si vieux et si laids.
            Je n'ai pas quitté Versailles pour les retrouver chez toi.
            On fait ta toilette de printemps. J'ai vu des fleurs partout. Les Champs Elysées, où, l'année dernière, sifflaient les balles, sont à cette heure un nid de verdure. Les feuilles ont caché toutes les plaies ; les grappes de marronniers recouvrent les meurtrissures des branches ; et, à terre, à chaque endroit où s'est enfoui un obus, il est poussé des roses.                                                                      abcvoyage.com
Afficher l'image d'origine            A trois heures, lorsque les Champs Elysées vivent, c'est tout ton coeur qui s'épanouit d'aise. Il est peut-être des promenades plus majestueuses, il n'en est pas de plus amoureuses ni de plus tendres. L'empire l'a un peu gâtée en en faisant la foire des vanités. C'est un salon d'été où les dames marchent comme sur les tapis de leurs boudoirs.
            Les dames essayent les modes nouvelles. Elles sont étonnées que la République ait d'aussi beaux arbres et d'aussi vertes pelouses. Demain, si on les laisse se décolleter de deux doigts, elles seront républicaines. Leur grande affaire, c'est de vivre à Athènes et non à Sparte.
            Ce beau monde, hier, se moquait absolument des graves nouvelles qui couraient. De l'empire, ce que le beau monde regrette, ce n'est ni les faces louches des Tuileries, ni les virginités immaculées des Bazaine et des Rouher. Ce qu'il regrette, c'est la vie facile, le contentement paisible des appétits, les fortunes gagnées et surtout les fortunes mangées. Mais que les Champs Elysées soient en fête, que le printemps y donne sa première représentation, et l'on pourra faire passer Bazaine devant un conseil de guerre, prendre la main de Rouher dans quelque aventure équivoque, annoncer que Bonaparte et Guillaume sont allés se réconcilier dans le cercle infernal où Dante flagelle les tueurs de peuple. Le beau monde sourit à la république, qui a le même printemps que l'empire.
            J'ai bu tant de soleil que je me sens un peu gris. Il est prudent que je cuve cette première ivresse de Paris.
Afficher l'image d'origine            Il faut dire que j'avais tout les bonheurs. J'arrivais trop tard pour assister à la séance de l'Académie. Quand j'ai passé devant l'Institut, flânant sur les quais, regardant les chalands qui descendaient la rivière, je n'ai pu m'empêcher de songer à ce pauvre Prévost-Paradol que M. d'Haussonville et M. Rousset enterraient, à l'heure même, sous des fleurs de rhétorique. A tour de rôle, ils ont tenté de faire revivre la figure complexe de l'élève de M. Guizot, et ils n'ont réussi qu'à tracer un profil menteur où la ligne académique a tué la vie.
           Prévost-Paradol n'était pas l'homme blême et rigide dont la foule a pu entrevoir le masque. Au fond, c'était un épicurien et un sceptique. L'Ecole normale, tout en le déguisant de pédantisme, lui avait donné les doutes et les fièvre de la génération. Entré en pension chez M. Guizot, il dut prendre la cravate blanche, l'habit et les gants de l'uniforme. Il devint morne et dogmatique. Mais que d'écoles buissonnières ! Toutes les équipées amoureuses du XVIIIe  siècle chantaient dans sa tête, et il rêvait des impures philosophes pour aller continuer chez elles les cours de M. Guizot. Comme la race des impures philosophes s'en est allée avec celle des carlins, il se contentait des bonnes filles de notre temps.
Résultat de recherche d'images pour "Paris 1900 dessins"            J'ai toujours cru qu'il faisait des chansons tendres dans le silence du cabinet. Il s'enfermait à double tour et se déguisait en berger. Et quand le scepticisme le poussant, désespéré de s'être lié au cadavre de la vieille école parlementaire, il eut commis la faute d'accepter un cadeau de l'empire, il alla mourir en Amérique du regret de sa vie manquée. Sa mort tragique jette un jour subit sur cette figure pâle que l'on croyait endormie et qui était profondément troublée. C'était une âme malade, une âme de ce temps que toutes les drogues calmantes du parti orléaniste n'avaient pu apaiser. Il s'était trompé de porte en frappant chez M. Guizot. Les homme de 1830, les amis des princes ne se suicident pas quand ils ont eu le tort d'accepter une place ; ils en demandent une autre et se consolent de la         closdesvolontaires.blog.lemonde.fr                première avec la seconde.
            J'ai pris possession de Paris, je me sens chez moi, et je ne me griserai plus de soleil. A demain mes lettres sérieuses.



                                                                                           Emile Zola


                                                           


mercredi 25 novembre 2015

Les abeilles et les vers à soie Fénelon ( nouvelle France )

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           tsg1986.com

           
                                              Les Abeilles et les Vers à Soie 
                      
            Un jour les abeilles montèrent jusque dans l'Olympe aux pieds du trône de Jupiter, pour le prier d'avoir égard aux soins qu'elles avaient pris de son enfance, quand elles le nourrirent de leur miel sur le mont Ida. Jupiter voulut leur accorder les premiers honneurs entre tous les petits animaux. Minerve, qui préside aux arts, lui représenta qu'il y avait une autre espèce qui disputait aux abeilles la gloire des inventions utiles.    Jupiter voulut en savoir le nom.
larousse.fr                                                      - Ce sont les vers à soie, répondit-elle.
Résultat de recherche d'images pour "soie"            Aussitôt le premier des dieux ordonna à Mercure de faire venir sur les ailles des doux zéphyrs des députés de ce petit peuple, afin qu'on pût entendre les raisons des deux partis.
            L'abeille ambassadrice de sa nation représenta la douceur du miel qui est le nectar des hommes, son utilité, l'artifice avec lequel il est composé ; puis elles vanta la sagesse des lois qui policent la république volante des abeilles.
            - Nulle autre espèce d'animaux, disait l'orateur, n'a cette gloire, et c'est une récompense d'avoir nourri dans un antre le père des dieux. De plus nous avons en partage la valeur guerrière quand notre roi anime nos troupes dans les combats. Comment est-ce que ces vers, insectes vils et méprisables, oseraient nous disputer le premier rang ? Ils ne savent que ramper pendant que nous prenons un noble essor et que de nos ailes dorées nous montons jusque vers les astres ?                                  
Afficher l'image d'origine            Le harangueur des vers à soie répondit :
            - Nous ne sommes que de petits vers, et nous n'avons ni ce grand courage pour la guerre, ni ses sages lois ; mais chacun de nous montre les merveilles de la nature, et se consume dans un travail utile. Sans lois nous vivons en paix, et on ne voix jamais de guerres civiles chez nous, pendant que les abeilles s'entretuent à chaque changement de roi. Nous avons la vertu de Protée pour changer de forme. Tantôt nous sommes de petits vers composés de onze petits anneaux entrelacés avec la variété des plus vives couleurs qu'on admire dans les fleurs d'un parterre. Ensuite nous filons de quoi vêtir les hommes les plus magnifiques jusque sur le trône et de quoi orner les temples des Dieux. Cette parure si belle et si durable vaux bien du miel, qui se corrompt bientôt. Enfin nous nous transformons en fève, mais en fève qui sent, qui se meut, et qui montre toujours de la vie. Après ce prodige, nous devenons tout à coup des papillons avec l'éclat des plus riches couleurs. C'est alors que nous ne cédons plus aux abeilles pour nous élever d'un vol hardi jusque vers l'Olympe. Jugez maintenant, ô Père des Dieux, .
            Jupiter embarrassé pour la décision, déclara enfin que les abeilles tiendraient le premier rang à cause de droits qu'elles avaient acquis depuis les anciens temps.
            - Quel moyen, dit-il, de les dégrader ? je leur ai trop d'obligation ; mais je crois que les hommes doivent encore plus aux vers à soie.


                                       
                                                                                        Fénelon
                                                                                             ( in Fables )
         
           
        

jeudi 19 novembre 2015

Adieu Lamartine ( Poème France )

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agora.qc.ca

                                  Adieu

            Oui, j'ai quitté ce port tranquille,
            Ce port si longtemps appelé,
            Où loin des ennuis de la ville,
            Dans un loisir doux et facile,
            Sans bruit mes jours auraient coulé.
            J'ai quitté l'obscure vallée,
            Le toit champêtre d'un ami ;
            Loin des bocages de Bissy,
            Ma Muse, à regret exilée,
            S'éloigne triste et désolée
            Du séjour qu'elle avait choisi.
            Nous n'irons plus dans les prairies,
            Au premier rayon du matin,                                                            tristesa.centerblog.net
Afficher l'image d'origine            Egarer, d'un pas incertain,
            Nos poétiques rêveries.
            Nous ne verrons plus le soleil,
            Du haut des cimes d'Italie
            Précipitant son char vermeil,
            Semblable au père de la vie,
            Rendre à la nature assoupie
            Le premier éclat du réveil.
            Nous ne goûterons plus votre ombre,
            Vieux pins, l'honneur de ces forêts,
            Vous n'entendrez plus nos secrets ;
            Sous cette grotte humide et sombre
            Nous ne chercherons plus le frais,
            Et le soir, au temple rustique,
            Quand la cloche mélancolique
            Appellera tout le hameau,
            Nous n'irons plus, à la prière,
            Nous courber sur la simple pierre
            Qui couvre un rustique tombeau.
            Adieu, vallons, adieu, bocages ;
            Lac azuré, rochers sauvages,
            Bois touffus, tranquille séjour,
            Séjour des heureux et des sages,
            Je vous ai quittés sans retour.
                                                                                                             
            Déjà ma barque fugitive                                                                
            Au souffle des zéphyrs trompeurs
            S'éloigne à regret de la rive
            Que m'offraient des dieux protecteurs.
            J'affronte de nouveaux orages ;
            Sans doute à de nouveaux naufrages
           Mon frêle esquif est dévoué,
           Et pourtant à la fleur de l'âge,                                                             ateliermagique.com
Afficher l'image d'origine           Sur quels écueils, sur quels rivages
           N'ai-je déjà pas échoué ?
           Mais d'une plainte téméraire
           Pourquoi fatiguer le destin ?
           A peine au milieu du chemin,
           Faut-il regarder en arrière ?
           Mes lèvres à peine ont goûté
           Le calice amer de la vie,
           Loin de moi je l'ai rejeté ;
           Mais l'arrêt cruel est porté,
           Il faut boire jusqu'à la lie !
           Lorsque mes pas auront franchi
           Les deux tiers de notre carrière,
           Sous le poids d'une vie entière
           Quand mes cheveux auront blanchi,
           Je reviendrai du vieux Bissy
           Visiter le toit solitaire
           Où le ciel me garde un ami.
           Dans quelque retraite profonde,
           Sous les arbres par lui plantés,
           Nous verrons couler comme l'onde
           La fin de nos jours agités.
           Là, sans crainte et sans espérance,
           Sur notre orageuse existence,
           Ramenés par le souvenir,                                                                  grand-mere-sol.blogspot.com
Afficher l'image d'origine           Jetant nos regards en arrière,
           Nous mesurerons la carrière
           Qu'il aura fallu parcourir.

            Tel un pilote octogénaire,
            Du haut d'un rocher solitaire,
            Le soir, tranquillement assis,
            Laisse au loin égarer sa vue
            Et contemple encor l'étendue                                                    
            Des mers qu'il sillonna jadis.


                                                                                   Lamartine
                                  
                                                                       Paris 19 août 1815
                                                                      (  in Méditations poétiques )
                                                         
             

mardi 17 novembre 2015

La peur Guy de Maupassant ( nouvelle France )



epigrammeoeil.blogspot.com

                                                       La Peur 

                                                                                     À J.- K. Huysmans

            On remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n'avait pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé d'étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l'eau toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.
            Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourné vers l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.
            - Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été recueillis, vers le soir par un charbonnier anglais qui nous aperçut.
            Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces hommes qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers incessants, et dont l'oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur, quelque chose des paysages étranges qu'il a vus ; un de ces hommes qu'on devine trempés dans le courage parla pour la première fois :
            - Vous dites,  commandant, que vous avez eu peur ; je n'en crois rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger pressant. Il est ému, agité, anxieux ; mais la peur c'est autre chose.
            Le commandant reprit en riant :
            - Fichtre ! Je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi.
            Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente :
                                                                                                                               
Afficher l'image d'origine            - Permettez-moi de m'expliquer ! La peur ( et les hommes les plus hardis peuvent avoir peur ), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril : cela a lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur.
             Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai ressentie l'hiver dernier, par une nuit de décembre.
            Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu, en Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de Chine. Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon parti, sans attendrissement, et même sans regrets.
            Mais la peur, ce n'est pas cela.
            Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord ; le soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien ; on est résigné tout de suite ; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.
            Et bien ! Voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique :
            Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des interminables plages de l'Océan. Et bien ! Figurez-vous l'Océan lui-même devenu sable au milieu d'un ouragan ; imaginez une tempête silencieuse de vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes encore et striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes collines.                                                                                    lacaravaneberbere.com 
Résultat de recherche d'images pour "désert dunes"            Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de fatigue et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces hommes poussa une sorte de cri ; tous s'arrêtèrent ; et nous demeurâmes immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en ces contrées perdues.
            Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour battait, le mystérieux tambour des dunes ; il battait   distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique.
            Les Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l'on dit, en sa langue :
            " - La mort est sur nous. "
            Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une insolation.
            Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver, toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit monotone, intermittent et incompréhensible ; et je sentais se glisser dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face du cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de tout village français, le battement rapide du tambour.
            Ce jour-là je compris ce que c'était que d'avoir peur ; je l'ai su mieux encore une autre fois.
            Le commandant interrompit le conteur :
            - Pardon, monsieur, mais ce tambour, qu'était-ce ?
            Le voyageur répondit.

            - Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers surpris souvent par ce bruit singulier l'attribuent généralement à l'écho grossi, multiplié, démesurément enflé par le vallonnement des dunes, d'une grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe d'herbes sèches ; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil et dures comme du parchemin.
            Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du soir. Voilà tout. Mais je n'appris cela que plus tard.     humanite-biodiversite.com
Imagescaw89rqo            J'arrivai à ma seconde émotion.
            C'était l'hiver dernier dans une forêt du nord-est de la France. La nuit vint deux heures plus tôt tant le ciel était sombre. J'avais pour guide un paysan qui marchait à mon côté par un tout petit chemin, sous une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre les cimes je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un gémissement de souffrance ; et le froid m'envahissait, malgré mon pas rapide et mon lourd vêtement.
            Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser.
            Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait :
            - Triste temps !
            Puis il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un braconnier deux ans auparavant et, depuis ce temps, il semblais sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec lui.
            Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit d'une rumeur incessante. Enfin j'aperçus une lumière, et bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda :
            -  Qui va là ?
            Mon guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.
            Un vieux homme à cheveux blancs, à l'oeil fou, le fusil chargé dans la main, nous attendait au milieu de la cuisine, tandis que deux grands gaillards armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le mur.
            On s'expliqua, le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me dit brusquement :
            - Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme voilà deux ans, cette nuit. L'autre année il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.
             Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire :
             - Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.                                        
Afficher l'image d'origine             Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là, et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai des histoires et je parvins à calmer à peu près tout le monde.
            Près du foyer, un vieux chien, presque aveugle et moustachu, un de ces chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, le nez dans ses pattes.
            Au-dehors, la tempête acharnée battait la petite maison et, par un étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent, à la lueur de grands éclairs.
            Malgré mes efforts je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de sa chaise, saisit de nouveau son fusil en bégayant d'une voix égarée :
            - Le voilà, le voilà ! Je l'entends !
            Les deux femmes retombèrent à genoux dans leurs coins en se cachant le visage ; et les fils reprirent leur hache. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi  s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers le feu de son oeil presque éteint, il poussa un de ces lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans doute, car tout son poil se hérissait. Le garde livide cria :
            - Il le sent ! Il le sent ! Il était là quand je l'ai tué.
            Et les femmes égarées se mirent toutes les deux à frapper le chien.
            Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, était effrayante à voir.
            Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; il hurla comme dans l'angoisse d'un rêve ; et la peur, l'épouvantable peur entrait en moi ; la peur de quoi ? Le sais-je ? C'était la peur voilà tout.
            Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement affreux, l'oreille tendue, le coeur battant, bouleversés au moindre bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous ! Alors, le paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, jeta l'animal dehors.
            Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de sursaut : un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante, puis on n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain une tête apparut contre la vitre du judas, une tête blanche avec des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son indistinct, un murmure plaintif.
            Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.
Afficher l'image d'origine            Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point, j'eus une telle angoisse du coeur, de l'âme et du corps, que je me sentis défaillir, prêt à mourir de peur.
            Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot, crispés dans un affolement indicible.
            On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fenêtre d'un auvent, un mince rayon de jour.
            Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée d'une balle.
            Il était sorti de la cour en creusant un trou sous la palissade.

 next.liberation.fr                             L'homme au visage brun se tut ; puis il ajouta :
                                             - Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; mais j'aimerais mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du judas.


                                                                                              Guy de Maupassant

dimanche 15 novembre 2015

L'autre Simenon Patrick Roegiers ( roman France )

L'autre Simenon
Détails sur le produit


                                       L'autre Simenon

            Deux frères nés au tout début des années 1900, Georges l'aîné en 1902 le cadet Christian en 1905, en Belgique, élevés dans un foyer petit bourgeois, dans une école catholique, ils servaient à l'église et retrouvaient une mère bigote à la maison qui très tôt marqua une très nette préférence pour Christian, personnage falot. Georges fut le préféré du père, Désiré comptable mort d'une crise cardiaque. Sa mère n'aima guère Georges, elle le voulait pâtissier il fut écrivain, elle ne lut jamais ses romans. L'un prit tout l'espace, quittant l'école à quinze ans et le foyer à dix neuf pour vivre à Paris de sa plume, entouré de femmes et de luxe. Dans les années trente alors que les années sombres se profilaient Léon Degrelle, petit homme au verbe facile crée Rex, mouvement politique d'extrême droite pour disait-il conserver pure la race Wallone . L'antisémitisme est un point commun aux frères, et si Christian poursuit son chemin en polititique acquis au nazisme, Georges signe dans les années 40 durant la guerre, des contrats avec la Continentale, société de production de films allemande,vend pour cinq ans Maigret et fréquente les mêmes bordels que les SS. Le livre, d'une noirceur absolue, est écrit dans une langue foisonnante. Le début est déroutant, Léon Degrelle prend beaucoup de place dans ce livre consacré à deux frères au parcours si différents, l'épuration n'aura pas les mêmes conséquences sur les deux hommes. Georges encombré de ce frère au destin misérable demande à Gide qui l'a parrainé en littérature de le conseiller et l'invite à la Tour d'Argent, où est servi un canard au sang, baignant dans une sauce épaissie alors que Christian a participé aux meurtres quotidiens des SS Wallons. Style difficile à décrire fait de répétitions, biographie peu romancée, l'auteur rectifie en fin de volume ses écarts.





jeudi 12 novembre 2015

Correspondance Proust Mme Straus 1 ( lettres France )

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            A Madame Straus                                                                      
                                                         
                                                                                                Vendredi 2 février 1908

            Madame
            Vos petits almanachs m'enchantent et la pensée qu'ils viennent de vous leur ajoute tant de poésie ! Enfin je suis ravi et je vous remercie de tout mon coeur.
            Je suis moins bien, c'est pour cela que je ne viens pas. Et je voudrais me mettre à un travail assez long, ce qui me rendrait encore plus difficile de venir. Mais enfin j'ai si envie de vous voir, je viendrai.
            Vous êtes si gentille de vous défendre d'avoir eu de l'ironie à propos de cet article que maintenant moi j'ai peur de paraître en avoir un peu trop manqué ( d'ironie ). Talent est beaucoup. Je voulais dire que ce n'est pas aussi stupide que disent les gens du monde. Mais les gens du monde sont si pénétrés de leur propre stupidité qu'ils ne peuvent jamais croire qu'un des leurs a du talent. Ils n'apprécient que les gens de lettres qui ne sont pas du monde. Seulement ( c'est encore un effet de leur stupidité ) ils n'apprécient les gens de lettres que s'ils expriment leur mentalité à eux gens du monde. Ils trouvent les livres de Madame de Noailles stupides et ceux de Bourget sublimes. Quant à Alexandre de Gabriac s'il a fait quelques articles où il y a vraiment de gracieuses velléités d'exprimer des choses que nous aimons, celui dont je parlais ne valait que par ses gentilles intentions et un parfum de vertu. Mais enfin c'est encore cela un journaliste et un homme du monde qui ne fait pas consister la vertu dans l'antisémitisme. Et le tout compose un personnage en somme plus sympathique que son aspect physique, lequel je l'avoue est plus digne du crayon de Sem que de nos apologies. Je réfléchis qu'en disant " nous " je suis bien outrecuidant et que j'imite votre belle-fille sans avoir au moins l'excuse d'être la femme de Jacques !
            Votre ami respectueux et reconnaissant

                                                                                          Marcel Proust.

            Je suis désespéré de ce que vous me dites des travaux qu'on fait à côté de chez vous. J'aimerais beaucoup mieux ( je vous assure que c'est sincère ) que ce fût à côté de chez moi et que vous n'ayez pas de bruit. Je vais penser tout le temps à cela. Hélas il n'y a sans doute rien à faire. Voulez-vous que nous louions un bateau sur lequel on ne fera aucun bruit et d'où nous verrons défiler sans quitter notre lit ( nos lits ) toutes les belles villes de l'univers posées au bord de la mer.


                                   
                                                            ~~~~~~~~~~~~~~~~
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            A Madame Straus                                                                               
                                                                                Seconde quinzaine d'avril 1908
            Madame,
            Je suis bien triste que vous n'alliez pas bien, bien triste que nos " traitements " nous séparent, sans nous améliorer. Je me dis que si je montais des étages j'irais encore plus mal et que si vous voyiez du monde à Paris au lieu d'être en Suisse vous seriez encore plus fatiguée. C'est la chance de la médecine que notre impossibilité de savoir ce qui serait arrivé si toutes choses étant restées les mêmes nous avions suivi une autre hygiène. Car les choses ne sont jamais les mêmes, et comment démêler la part du temps, de mille causes inconnues, les caprices de la maladie elle-même. Nous avons pris, ou plutôt moi j'ai pris un triste pli avec vous depuis quelque temps. Dès que je suis près de vous je suis paralysé par une timidité inconnue, je sens un abîme entre nous et je deviens d'une stupidité d'autant plus qu'elle se manifeste devant vous, et qu'hors de votre présence elle n'est pas si constante. Le sentiment que vous me considérez comme une boîte à potins, la nécessité de vous en fournir de nouveaux et de scandaleux y est peut-être pour quelque chose. J'en suis en ce moment bien démuni car depuis que je vous ai vu(e) je ne suis presque pas sorti de chez moi je ne vois personne. Ce n'est guère que Reynaldo qui me dit de temps en temps ce qui se passe dans le monde où je ne vais jamais. Mais le fait d'en avoir connu chez vous autrefois les différents personnages me permet de m'intéresser plus facilement à ses récits. Je sais que M de Fitz James votre amie ( et qui fut même la mienne ) a rencontré l'autre jour M; Joseph de Gontaut qui lui a reproché de ne jamais l'inviter. Elle lui a répondu :
" Mais oui je vous inviterai... eh! bien non je ne pourrais pas,
vous me rappelleriez trop mon pauvre Robert! "                            artcyclopedia.com
Résultat de recherche d'images pour "Claude Monet"Mot d'une authenticité indiscutable raconté par trois personne présentes. Sa rivale a eu quelques mots agréables. Mais vraiment vous raconter les mots des autres, excepté les mots involontaires, c'est trop stupide. Dans la moindre carte postale de vous il y a tellement mieux par exemple dans la dernière : " On n'attend que moi . " Je vois tout le temps dans les journaux des annonces d'expositions qui me tentent. Mais je me dis que j'attendrai toujours pour aller revoir des tableaux que nous puissions y aller ensemble. Et du reste je n'en ai jamais revu depuis le jour où j'avais été avec vous chez Durand Ruel voir les admirables Nymphéas de Claude Monet. Je crois que le dernier soir où je suis allé chez vous est celui où Helleu m'attendait. Imaginez-vous que j'ai eu l'imprudence de lui dire d'un tableau de Versailles, d'une étude, que c'était ce qu'il avait jamais fait de mieux. Quelques jours après je le recevais ! Je suis tellement confus de sa bonté que je ne sais que faire et je voudrais trouver quelque chose de joli qui lui fasse plaisir pour le remercier. Tout le monde est tellement gentil pour moi que cela me rend malheureux de ne pas savoir comment faire plaisir.
            Adieu Madame j'espère que vous allez bientôt revenir et que je pourrai aller vous voir
            Votre respectueux admirateur qui vous aime


                                                                                                     Marcel Proust.

         J'ai écrit dernièrement une lettre d'une extrême tendresse à Jacques. Mais il ne m'a jamais répondu.                          




mercredi 11 novembre 2015

Le tigre blanc Aravind Adiga ( roman Inde)

Le Tigre blanc d'Aravind Adiga, irrévérencieux et profondément attachant


                                                Le Tigre blanc

            C'est l'histoire d'un homme né dans un village des " Ténèbres " en Inde, au bord du Gange pollué " rivière de la mort aux berges gorgées de boue... "qui recueille les cendres de sa mère. Son dernier voeu, l'école pour son dernier enfant, Munna, signifie garçon, son père rikshaw et sa mère tuberculeuse n'ont pas eu le temps de trouver un prénom, alors l'enfant est nommé Balram par le maître. Comme tous dans le village de Laxmangargh, les membres de la famille habitent la même maison avec la bufflonne nourrie avant les habitants. Et cette histoire est racontée, sept jours durant, dans une lettre adressée au Premier Ministre chinois Wen Jiabao en visite, une lettre écrite chaque soir vers minuit, car Balram Halwai a quitté les Ténèbres pour aller vers la Lumière, Lumière des entreprises, de l'argent, de l'autre Inde, où sont installées les start-up, les centres de téléphonie sans lesquelles les entreprises américaines seraient en difficulté, il vit désormais à Bengalore. Balram écrit vous voulez que les chinois soient des entrepreneurs aussi actifs que les nôtres, mais vous n'avez pas nos problèmes d'infrastructure, pas d'eau, d'évacuation des eaux usées, d'électricité, de castes etc. Les pauvres le sont au dernier degré, vivant dans des cases ils se soulagent installés en ligne au bord de la route. Ravages de la corruption à tous les niveaux, du maître d'école aux ministres. Et ils ont des dieux, millions de dieux. Balram est jeune engagé par un des entrepreneurs du village comme chauffeur. Il découvre New Delhi, tout ce qui brille et toute la noirceur, les corrupteurs, chauffeurs habiles en trafics divers. Encore honnête Balram conduit la Honda, observe et écoute les conversations, disputes et amours, apprend aussi l'anglais partiellement. Ses patrons portent régulièrement des sacs remplis d'argent à des ministres susceptibles de protéger leurs affaires alors que les élections proches et le risque de voir " le grand Socialiste " élu, effraie les entrepreneurs. Cette lettre-confession est une mine d'informations sur le pays. Adroit, désemparé, le chauffeur à qui l'on refuse les services d'une vraie blonde dans un hôtel de passes, sait qu'il peut être renvoyé un jour de mauvaise humeur, le besoin d'être en haut de l'échelle sociale au risque de voir sa famille éliminée ( voix d'un buffle croisé ), bien renseigné sur les modes de corruption, tuera-t-il ? Intelligent et silencieux sous un lustre à pampilles, il en a plusieurs, dont un petit dans les toilettes, fortuné Balram nargue la police devant une photo de mauvaise qualité. Il sait que tout peut arriver, malgré tout l'argent versé ici ou là. Sévère réquisitoire. Booker Prize 2008 pour son premier roman Aravind Adiga vit à Bombay, journaliste il écrit dans divers journaux, Financial Times entre autres.


                            

samedi 7 novembre 2015

Mon histoire vraie de revenant Rudyard Kipling ( Nouvelle Grande-Bretagne )

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dailymail.co.uk

                                         Mon histoire vraie de revenant

                                        Quand je traversai le désert ce fut ainsi...
                                        Quand je traversai le désert.
                                                                 
                                                            La Cité de l'Epouvantable Nuit

            Cette histoire traite uniquement de fantômes.
            Il y a dans l'Inde des fantômes qui prennent l'apparence de cadavres froids et visqueux et se cachent dans les arbres du bord de la route jusqu'à ce que passe un voyageur. Alors ils se laissent tomber sur son cou et y restent... Il y a les fantômes de petits enfants qu'on a jetés dans des puits. Ceux-ci hantent les margelles des puits de la lisière des jungles ; ils se lamentent sous les étoiles, ou attrapent les femmes par le poignet et les supplient de les prendre sur leurs bras et de les emporter. Ces derniers toutefois, comme les fantômes-cadavres, sont des articles purement nationaux et ne s'en prennent pas aux " sahibs ". Mais il n'existe aucun exemple authentique de fantôme indigène qui ait encore fait peur à un Anglais ; en revanche maint fantôme anglais a fait mourir de peur aussi bien des blancs que des noirs.
            A peu près une station sur deux possède son revenant. On dit qu'il y en a deux à Simla, sans compter la femme qui fait aller le soufflet au " dâk-bungalow " de Syree, sur l'ancienne route ; Mussorie a une maison hantée par un esprit très remuant ; on prétend qu'une Dame blanche fait sa ronde de nuit autour d'une maison de Lahore ; Dalhousie affirme qu'une de ses maisons répète dans les soirs d'automne toutes les péripéties d'un affreux accident de cheval tombé dans un précipice. Murree possède un fantôme gai, et maintenant qu'elle a été ravagée pat le choléra, elle aura de la place pour un fantôme triste ; il existe à Mian Mir un quartier des officiers dont les portes s'ouvrent sans cause sensible, et dont le mobilier craque, affirme-t-on, non sous les ardeurs de juin, mais sous le poids des Invisibles qui vont se prélasser dans les fauteuils ; et il y a aussi quelque chose, autre que la fièvre, qui cloche, c'est un important bungalow d' Allahabad. Les vieilles provinces, elles, fourmillent littéralement de maisons hantées, et mobilisent des armées de fantômes tout le long de leurs chemins principaux.
            Quelques-uns des däk-bungalows situés sur la Grande Route Centrale ont dans leur enceinte de petits cimetières annexes témoins des " hasards et vicissitudes de cette vie mortelle " au temps où l'on allait en diligence depuis Calcutta jusque dans le nord-ouest. Ces bungalows sont des lieux peu recommandables pour s'y arrêter. Ils sont généralement très vieux, toujours sales, et le khansmah est aussi vieux que la maison. Ou bien il radote sénilement, ou bien il tombe dans les hébétudes prolongées de la vieillesse. Dans les deux cas il n'y a rien à en tirer. Si vous vous fâchez contre lui, il vous parle de quelque sahib mort et enterré depuis une trentaine d'années, et il ajoute que quand il était au service de ce sahib pas un khansamah de la province ne pouvait lui en remontrer. Après quoi, il bredouille, se renfrogne, tremblote, tracasse parmi les plats, et vous regrettez votre emportement.                                                        
Afficher l'image d'origine            Dans ce dâk-bungalow, il y a toute chance de  *
trouver des fantômes, et quand il les a trouvés on devrait en prendre note. Il n'y a pas longtemps encore je faisais profession de loger dans les dâk-bungalows. Je n'habitais jamais la même maison plus de trois jours consécutifs, et je commençais à bien connaître l'espèce. Je logeais dans ceux construits par le gouvernement, qui ont des murs de brique rouge et des plafonds à solives, un inventaire du mobilier placardé dans chaque chambre, et sur le seuil un serpent en colère pour vous souhaiter la bienvenue. Je logeais dans ceux " transformés ", vieilles maisons faisant office de dâk-bungalows, où rien n'est à sa vraie place et où il n'y a pas même un poulet pour dîner. Je logeais dans des palais de pacotille où le vent souffle à travers les ornements de marbre ajouré tout aussi désagréablement qu'à travers un carreau cassé. Je logeais dans des dâk-bungalows où la dernière inscription sur le registre des voyageurs remonte à quinze mois, et où l'on caresse la tête au gâte-sauces avec un plat de sabre. J'eus la bonne fortune d'y rencontrer toutes sortes de gens, depuis de sobres missionnaires en voyage ou déserteurs de régiment britanniques, jusqu'à des chemineaux ivres qui lançaient des bouteilles de whisky à la tête de tous les passants ; et j'eus la bonne fortune plus grande encore d'échapper à un procès de maternité. Voyant qu'une bonne portion des drames de notre vie par ici se joue dans les dâk-bungalows, je m'étonnai de n'y avoir pas rencontré de fantômes. A la vérité un fantôme qui s'attarderait volontairement dans un dâk-bungalow serait fou ; mais tant d'hommes sont morts fous dans les dâk-bungalows qu'il doit y avoir un bon pourcentage de fantômes lunatiques
            En temps opportun je trouvai mon fantôme, ou pour mieux dire mes fantômes, car ils étaient deux.
            Nous appellerons ce bungalow le Kamal, un dâk-bungalow. Mais cela c'était la plus petite partie de l'abomination. Un homme à la peau sensible n'a pas le droit de dormir dans un dâk-bungalow.. Le dâk-bungalow de Kamal était vieux, vermoulu, et tombait en ruine. Le sol était de brique usée, les murs étaient graisseux, et les fenêtres presque opaques à force de saleté. Il se trouvait sur un chemin de traverse abondamment fréquenté par des auxiliaires sub-délégués de tout genre, depuis les finances jusqu'aux eaux et forêts ; Mais les vrais sahibs y étaient rares. Le khansamah, presque cassé en deux par le grand âge, le disait ainsi.
            Quand j'y arrivai, il régnait sur la face du pays une pluie intermittente et capricieuse accompagnée d'un vent instable, dont chaque bouffée faisait dans les rigides palmiers à " toddy " du dehors un bruit pareil aux cliquetis d'ossements desséchés. Le khansamah perdit complètement la tête à mon arrivée. Il avait servi un sahib jadis. Connaissais-je sahib ? Il me nomma un personnage notoire, enterré depuis plus d'un quart de siècle, et me montra un vieux daguerréotype de ce personnage dans sa jeunesse préhistorique. Un mois auparavant j'avais vu, en tête d'un volume de ses mémoires, une eau-forte le représentant, et je me sentis vieux au-delà de toute expression.
les pigeons lahore  * *        Le jour tomba et le khansamah alla me préparer de la nourriture. Il ne recourut même pas à la feinte de l'appeler " khana "( aliment humain ) . Il dit ratub ce qui signifie, entre autres " pitance ( pâtée pour chiens ) ". Il ne mit pas d'intention injurieuse dans le choix de ce terme. Il avait, je pense, oublié l'autre mot.
            Tandis qu'il découpait la chair des animaux sacrifiés, je m'installai, non sans avoir tout d'abord exploré le dâk-bungalox. Celui-ci comportait trois chambres, outre la mienne qui était une pièce d'angle, toutes donnant l'une dans l'autre par de crasseuses portes blanches que fixaient de longues barres de fer. Le bungalow était d'une construction fort solide, mais les murs de refend étaient presque aussi minces que des cloisons de carton. Une malle remuée ou cognée faisait écho de ma chambre jusque dans les trois autres, et les murs lointains répercutaient chaque bruit de pas. Pour cette raison je fermai ma porte. Il n'y avait pas de lampes, rien que des bougies dans de longs étuis de verre. Un crachet à huile ornait la salle de bain.
            Ce dâk-bungalow était le plus misérable et le plus lugubre de tous ceux où j'avais mis le pied. Il ne possédait pas de cheminée, et les fenêtres n'ouvraient pas, ce qui rendait l'usage du brasero impossible. La pluie et le vent battaient et dégoulinaient, gémissant autour de la maison, et les palmiers s'agitaient à grand bruit. Une demi-douzaine de chacals traversèrent le compound en hurlant, et une hyène arrêtée à bonne distance les regarda en  ricanant. Une hyène convaincrait un sadducéen de la résurrection des morts - de la pire espèce des morts. Puis arriva le ratub, un plat bizarre, de composition mi-indigène mi-anglaise. Debout derrière ma chaise le vieux khansamah me débitait des histoires d'Anglais morts et disparus, et la flamme des bougies agitées par le vent jouait un cache-cache d'ombres avec le lit et les rideaux de la moustiquaire. C'était bien là un dîner et une soirée propres à vous faire passer en revue tous vos pêchés anciens et tous ceux que vous avez l'intention de commettre s'il vous est donné de vivre encore.
            Le sommeil, pour plusieurs centaines de motifs, n'était guère aisé. Le lampion de la salle de bain projetait dans la chambre les ombres les plus incongrues, et le vent commençait à dire des insanités.
            Mes raisonnements s'embrouillaient dans la pesanteur de la digestion, lorsque soudain j'entendis le rituel "Prenons-le et posons-le " grogné dans le compound par des porteurs de " doolie " D'abord un doolie entra, puis un second, puis un troisième. J'entendis le coup sourd des doolies déchargés sur le sol, et le volet extérieur de ma porte fut secoué.
            " - Voilà quelqu'un qui essaie d'entrer, me dis-je "
            Mais personne ne parla et je me persuadai que ce n'était qu'une rafale. Le volet de la chambre voisine de la mienne fut attaqué, repoussé et la porte intérieure s'ouvrit.
            " - C'est quelque auxiliaire sub-délégué, me dis-je, et il amène des amis avec lui. Et maintenant il vont causer, cracher et fumer pendant une heure. "
            Mais on n'entendait ni voix, ni bruit de pas. Personne ne déposa son bagage dans la chambre voisine. La porte se referma et je remerciai la Providence de ce qu'on me laisserait en paix. Mais j'étais curieux de savoir où étaient passés les doolies. Je quittai mon lit et scrutai les ténèbres. Il n'y avait pas trace de doolies. A l'instant où je me recouchais, je perçus dans la pièce voisine un bruit sur lequel nul homme dans son bon sens ne peut absolument se méprendre : le roulement caractéristique d'une bille de billard sur toute la longueur du tapis, quand le joueur joue pour attaquer. Nul autre bruit ne ressemble à celui-là. Une minute plus tard il y eut un autre roulement, et je me remis au lit. Je n'avais pas peur, non, je n'avais pas peur. J'étais seulement très curieux de savoir ce qu'étaient devenus les doolies. C'est pour cette raison que je m'enfonçai sous mes couvertures.                                              
Afficher l'image d'origine            Au bout d'une minute j'entendis le double claquement d'un carambolage, et mes cheveux se hérissèrent. C'est une erreur de dire que les cheveux se dressent. La peau du crâne se contracte, et on sent un léger picotement passer sur tout le cuir chevelu : voilà ce qu'est le hérissement des cheveux.
            Il y eut un roulement et un claquement, et ces deux bruits ne pouvaient provenir que d'un seul objet : une bille de billard. Je discutai la chose tout au long en moi-même, et plus ma discussion se prolongeait, moins il me paraissait probable qu'un lit, une table et deux chaises, constituant tout le mobilier de la chambre voisine de la mienne, pussent si exactement simuler les bruits d'une partie de billard. Après un autre carambolage, un carambolage à trois bandes, à en juger par le roulement, je cessai de discuter. J'avais trouvé mon fantôme et aurais donné tout au monde pour m'échapper de ce dâk-bungalow. J'écoutai, et à mesure que je tendais l'oreille, le jeu devenait plus net. Coup sur coup roulements et claquements se succédaient. Parfois, après un double claquement venait un roulement puis encore un claquement. Sans le moindre doute, des gens jouaient au billard dans la chambre voisine. Et la chambre voisine était trop petite pour contenir un billard !
            Dans les intervalles j'entendais le jeu continuer, un coup après l'autre. Je m'efforçai de croire que je n'entendais pas de voix ; mais cette tentative fut vaine.
            Connaissez-vous la peur, non la vulgaire peur de l'insulte, de la blessure ou de la mort, mais la peur abjecte, haletante, de quelque chose que vous ne pouvez voir, la peur qui dessèche le dedans de la bouche et le haut du gosier, la peur qui vous rend moites les paumes des mains et vous force à déglutir pour maintenir la luette en action ? C'est là une fameuse peur, une grande couardise, et il faut l'avoir connue pour l'apprécier. L'improbabilité même qu'un billard se trouvât dans un bungalow prouvait la réalité de la chose. Aucun homme, ivre ou de sang-froid, n'irait imaginer une partie de billard ou inventer le claquement crachant d'un carambolage serré.
            Un stricte régime de dâk-bungalow a ce désavantage, c'est qu'il provoque une infinie crédulité. Si on dit à un vieil habitué de dâk-bungalow :
            " - Il y a un cadavre dans la chambre voisine, et il y a dans la suivante une folle, et la femme et l'homme montés sur ce chameau viennent de s'enfuir d'un endroit éloigné de soixante milles ", l'auditeur ne peut refuser de le croire, car il sait que rien n'est trop absurde, trop grotesque ou trop horrible pour arriver dans un dâk-bungalow.
Les Jeux_Le Billard Galerie photo            Cette crédulité, malheureusement, s'étend aux fantômes. Un individu raisonnable sorti depuis peu de sa propre demeure, se serait contenté de se retourner sur l'autre flanc et de s'endormir. Tel ne fut pas mon cas. Aussi vrai que je me vis abandonné comme une triste charogne par les régiments d'insectes du lit parce que la masse de mon sang refluait à mon coeur, aussi vrai j'entendis chaque coup d'une longue partie de billard jouée dans la chambre sonore derrière la porte à barre de fer. Ma crainte dominante était que les joueurs n'eussent besoin d'un marqueur. C'était là une crainte ridicule : des êtres capables de jouer dans le noir sont au-dessus de telles superfluités. Je sais seulement que c'était ma terreur, et qu'elle était réelle.
            Au bout d'un très long espace de temps, la partie cessa et la porte claqua. Je m'endormis parce que j'étais mortellement fatigué. Sinon j'aurais préféré rester éveillé. Pour tous les trésors de l'Asie je n'aurais ôté la barre de la porte et scruté l'obscurité de la chambre voisine.
            Le matin venu, j'estimai que j'avais agi comme il faut et avec sagesse, et m'informai des moyens de départ.
            - A propos khansamah, dis-je, qu'est-ce que ces trois doolies faisaient dans mon compound la nuit dernière ?
            - Il n'y avait pas de doolies, me répondit le khansamah.
            Je pénétrai dans la chambre voisine où le jour entrait à flots par la fenêtre ouverte. J'étais énormément brave. J'aurais à cette heure joué une poule noire avec le propriétaire du grand Pool noir par là-bas en-dessous.
            - Est-ce que ceci a toujours été un dâk-bungalow, demandai-je ?
            - Non, répondit le khansamah, il y a dix ou vingt ans, je ne sais plus au juste, c'était une salle de billard.
            - Une quoi ?
            - Une salle de billard pour les sahibs qui construisaient le chemin de fer. J'étais alors khansamah dans la grande maison où logeaient tous les sahibs du chemin de fer, et je traversais souvent pour servir du brandy. Ces trois chambres n'en faisaient qu'une et contenaient un grand billard sur lequel les sahibs jouaient chaque soir. Mais les sahibs sont tous morts à présent, et le chemin de fer va, dites-vous, jusqu'à tout près de Caboul.
            - Vous rappelez-vous quelque chose des sahibs ?
            - C'est bien loin, mais je me rappelle qu'un sahib, un gros homme toujours en colère, jouait ici un soir et qu'il me dit : " Mangal khan,  brandy pani " et j'emplis son verre, et il se pencha sur le billard pour jouer, et sa tête s'abaissa plus bas et encore plus bas, jusqu'à heurter le tapis, et ses lunettes tombèrent, et quand nous, les sahibs et moi, nous accourûmes pour le relever, il était mort. J'aidai à l'emporter hors de la maison. Oh ! c'était un sahib vigoureux ! Mais il est mort, et moi, le Mangal khan, je suis encore vivant, avec votre permission.
            Je n'en demandai pas davantage ! Je tenais mon revenant, un article de première main avec toutes garanties. J'allais écrire à la Société des Recherches Psychiques, j'allais sidérer l'Empire avec la nouvelle !
Mais j'allais aussi, tout d'abord, mettre avant la tombée de la nuit, quatre vingts milles de terres labourables immatriculées entre moi et ce dâk-bungalow. La Société n'aurait qu'à envoyer son agent régulier plus tard pour l'enquête.
            Je regagnai ma chambre, et quand j'eus pris en note les détails du cas, me disposai à faire mes bagages. Tout en fumant j'entendis le jeu recommencer, par une fausse-queue, car le roulement fut court.                          
Afficher l'image d'origine           La porte était ouverte, ce qui me permettait de voir dans la chambre. Clac ! Un carambolage. Je pénétrai dans la chambre sans crainte, car il y avait du soleil dedans et dehors une forte brise. Le jeu invisible continuait à une allure vertigineuse. Et il le pouvait certes bien, car un infatigable petit rat courrait de long en large à l'intérieur de la crasseuse toile de plafond, et un morceau du châssis disjoint qui battait à la brise, faisait cinquante séries de carambolages contre le verrou de la fenêtre.
            Impossible de se méprendre au bruit des billes de billard !   Impossible au roulement d'une bille sur le tapis ! Mais j'avais droit à l'indulgence. Même après la révélation, il me suffisait de fermer les yeux, et le bruit ressemblait étonnamment à celui d'une partie rapide.
            Entra le fidèle compagnon de mes peines, Kadir Baksh.
            - Ce bungalow est très mauvais et de basse caste ! Rien d'étonnant que la Présence ait été dérangée et en porte les marques. Trois équipes de porteurs de doolies sont venues au bungalow tard dans la nuit, pendant que je dormais au-dehors, et ils ont dit qu'ils avaient l'habitude de coucher dans les chambres réservées pour les Anglais. Le khansamah est donc sans foi ? Ils essayèrent d'entrer, mais je leur ordonnai de partir. Rien d'étonnant si ces Oorias ont passé par ici, que la Présence soit cruellement marquée. C'est une honte, et le fait d'un triste personnage.
            Kadir Baksh ne me disait pas tout. Il avait perçu d'avance de chaque équipe deux annas pour la location et puis, hors de portée de mon oreille, avait battu les hommes avec le gros parapluie dont je n'avais encore pu deviner l'usage. Mais Kadir Baksh n'a aucune notion de morale.
            Suivit un entretien avec les kansamah. Mais comme il perdit tout de suite la tête, mon irritation fit place à de la pitié, et la pitié mena à une longue causerie au cours de laquelle il situa la mort tragique du gros ingénieur sahib en trois lieux différents, dont deux à cinquante milles de là. A la troisième reprise ce fut à Calcutta et cette fois c'est en conduisant un dog-cart que le sahib était mort.
            Pour peu que je l'eusse encouragé, le khansamah aurait promené son cadavre à travers l'Inde entière.
            Je ne partis pas aussitôt que je l'avais projeté. Je restai pour la nuit, cependant que le vent, le rat, le châssis et le verrou de fenêtre jouaient un trépidant " en 150 ". Puis le vent tomba et le jeu de billard s'arrêta et je compris que j'avais perdu ma seule histoire de revenant authentique et estampillée.
            Si je m'étais arrêté en temps voulu, j'aurais pu en faire quelque chose.
            Ce fut là, entre toutes, ma plus amère pensée.



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**     pigeons de Lahore


                                                                                        Rudyard Kipling

                                                                          ( in Contes Choisis )
         
            

vendredi 6 novembre 2015

L'Auteur Tristan Bernard ( nouvelle France )

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picturalissime.com

                                             L'Auteur

            Si, pendant les répétitions de sa pièce, l'auteur n'était pas préoccupé du résultat final, s'il ne se demandait pas constamment :  
            " - Ca va-t-il marcher ? " en passant alternativement par le pronostic adorable du succès triomphal et l'affreux pressentiment de la tape noire, si, au lieu de se dire :
            " - Oh ! que cette scène est longue et ennuyeuse ! "  ou bien :
            " - Les personnages n'on aucun intérêt. " il pensait, en somme, à sa pièce avec plus d'insouciance, s'il ne croyait pas, comme il le croit, que Paris et le monde entier attendent avec angoisse l'événement qui se prépare, s'il avait le courage, la lâcheté, la sagesse de laisser aller les choses comme elles vont, ah ! comme il s'amuserait à l'avant-scène ! Mais il n'a pas le coeur à s'amuser.
            Il n'y a pas au monde un autocrate plus absolu, un dictateur plus inflexible que ce personnage souverain qui s'appelle le metteur en scène. Il est jaloux de son autorité à un point que l'on ne saurait dire.
            Quelquefois, des artistes de grand renom se permettent de ne pas être tout à fait de son avis. Comme ce sont des personnages à ménager, il veut bien entrer en discussion avec eux. Mais que cet être misérable, minable, infime, au-dessous de rien, qui s'appelle l'auteur de la pièce, esquisse une timide intervention, ou bien le metteur en scène ( s'il est bon enfant ) enverra dinguer l'importun, ou bien il affectera un ton plein de condescendance ironique et dira à l'acteur :
            - Ecoutez les indications de Monsieur, Monsieur est l'auteur de la pièce. Il a le droit de faire jouer sa pièce comme bon lui semble. Parlez donc cher ami. Je ne vois pas la pièce comme vous. Montrez ce que vous désirez...
            Alors, au milieu d'un silence de mort, l'auteur, blême de timidité, avec des gestes courts, hésitants, avec des paroles vacillantes et troublées, fait un essai d'indication, sous les regards apitoyés du metteur en scène et de tous les interprètes.                                                                                paul gauguin
Afficher l'image d'origine            D'ailleurs, il s'enhardit, s'il surmonte sa gêne, s'il indique à tous ces gens hostiles quelque chose que l'on puisse imiter, le metteur en scène a bientôt fait de quitter l'avant-scène, de se désintéresser de toute la suite de cette aventure. Sous prétexte d'un ordre à donner, il disparaîtra brusquement ; ou bien sans quitter le plateau, il ira s'entretenir à voix basse avec un des artistes qui attendent leur tour de répéter. L'important pour lui, capitaine de bord, est de ne pas accorder, par sa présence, même silencieuse, l'apparence d'une approbation aux funestes conseils que ce passager sans mandat a l'audace de donner à l'équipage.
            Quelquefois, le metteur en scène ne reviendra pas de tout l'après-midi. Et peut-être, le lendemain, quand l'auteur, tremblant d'être en retard, arrivera à l'heure juste sur la scène, il verra la chaire dictatoriale inoccupée. Le régisseur dirigera, ce jour-là, la répétition. Peut-être même le régisseur s'abstiendra-t-il par ordre et n'y aura-t-il, à l'avant-scène, que le souffleur ( jeune homme distrait ou vieillard à bout de souffle ). Les artistes ressembleront à de pâles naufragés... Ils s'en iront, au hasard, à droite et à gauche, sans guide et sans direction... Un texte incolore coulera mollement de leurs lèvres désenchantées...
            Il ne restera plus à l'auteur qu'à se déchausser, à passer autour de son col un fil emprunté à un des machinistes, et à courir effectuer sa soumission aux pieds du metteur en scène. Celui-ci sera bon prince, d'ailleurs, si l'auteur est très repentant. Il reviendra à son poste, fera signe à l'auteur de s'asseoir à côté de lui, et recommencera son travail avec la hâte fébrile d'un monsieur qui doit rattraper le temps perdu.
            " - Je ne peux pas attendre davantage. On mange de l'argent tous les soirs. Il faut que nous passions jeudi en huit. "
            L'auteur sait que ce n'est pas vrai, qu'on passera huit jours plus tard, mais il se trouve mal tout de même.
            Vous pensez bien qu'à partir de cet instant il se tiendra toujours coi. Il se décide à tout tolérer... Que l'on pousse au comique des scènes sentimentales, qu'on fasse disparaître tous ses " mots " dans un " mouvement vertigineux ", c'est bien, c'est parfait, le metteur en scène sait son métier, il a toujours raison. Et quand, magnanime, le Maître l'interpelle brusquement pour lui demander ;
             "- C'est bien votre avis, Untel ? " il sait qu'il faut répondre, " - Oui, oui, absolument ! " sans la moindre hésitation, sans la plus petite réticence.
         
            Au fond, toutes les qualités du metteur en scène se résument en une seule : l'infaillibilité ! Il peut indiquer des choses absurdes, il est admis qu'il ne se trompe jamais, et si, un jour, il pense qu'il se trompe, il faut qu'il donne à l'interprète l'indication contraire avec la même autorité.
            - Mais, Monsieur, vous m'avez dit de faire ça ?
            - C'est possible. Mais, d'après la suite du texte, je vois qu'il faut jouer ça autrement.
            ... C'est toujours la faute du texte. L'auteur fait semblant de ne pas écouter et de penser à autre chose.
Afficher l'image d'origine            Il est bizarre que ces mots : " auteur " et " autorité " paraissent avoir la même racine. Personne, dans un théâtre, n'a moins d'importance que l'auteur de la pièce... Il semble toujours qu'on l'ait fait venir là, parce qu'il fallait un auteur, comme il faut un pompier de service, ou un sergent de ville à la location. Les artistes s'adressent quelquefois à lui pour avoir un mot de sortie, parce que leur scène finit mal. Une petite soubrette lui demande de la faire revenir au troisième acte, ou un acteur de second plans, qui voudrait être libre de bonne heure, désire, au contraire, qu'on lui coupe ses deux mots du " trois ", afin de ne pas être obligé d'attendre la fin. Mais les grosses légumes de la maison directeur et artistes en vedette, ne tolèrent l'auteur parmi eux que s'il se montre soumis, doux et plein de réserve. Quand la pièce a du succès, on le félicite de sa chance. Mais on ne pense pas qu'il ait rien fait pour ça.

            Un jour, tout arrive, un vaudeville d'un auteur que je connais remporta, à la répétition générale, un succès marqué. Or on n'y avait pas cru dans la maison. A la lecture aux artistes, le " un " avait beaucoup porté ; les " mots " avaient fait rire. Le " deux " tout en situation avait semblé très morne, surtout au directeur.
            Le premier acte, à la générale, porta gentiment, sans excès. Mais le second acte fut un long éclat de rire. La pièce eut un très beau départ, fit le maximum tous les soirs, et pas mal de location d'avance.
            A une des premières représentations, le directeur et l'auteur se trouvaient sur la scène derrière un portant. C'était pendant le deuxième acte, et l'on entendait d'énormes vagues de rire se soulever dans la salle...
            - Voilà, dit agressivement le directeur à l'auteur, voilà où le public s'amuse !...
            Et il ajouta avec mépris :
            - Ce n'est pas à vos " mots " du premier acte.
            Et l'auteur, très confus, dut penser que si le second acte amusait autant les gens, c'était sans que lui l'eût prévu ; et il se dit très humblement que son succès était produit en dehors de ses intentions, comme un cataclysme...


                                                     
                                                                                    Tristan Bernard
                                                          ( in Auteurs Acteurs Spectateurs )