lefoudeproust.fr
A Gaston Gallimard
Entre le 10 et le 18 septembre 1922
Mon cher Gaston
( je ne sais si je vous ai écrit depuis que j'ai recommencé à tomber par terre à chaque pas que je fais et à ne pouvoir prononcer les mots. Mais ayant ce matin un moment de répit j'en profite pour vous écrire. ) Hélas je ne vous écris pas ce que je voudrais car il est atroce qu'une tendre amitié comme la nôtre soit tout le temps traversée d'incidents qui n'en altèrent pas le fond mais en corrompent les joies. Les choses dont je veux vous parler sont au nombre de 2. La 2è est sans importance. Mais vous êtes trop lettré pour ne pas saisir que quelqu'un qui ne vit plus que pour son oeuvre ne peut laisser passer la 2è. Des amis anglais à moi les Schiff - amis de mes livres surtout - m'écrivent une lettre désolée que je n'ai pas sous la main ( elle doit être dans mes draps ). Ils ont vu annoncer mon livre avec un titre qui signifie ( je vous dis à peu près ) au lieu de
A la Recherche du Temps perdu,
Souvenir des choses passées. Cela détruit le titre. Mais ce qui est plus grave ( et il faut que je retrouve cette lettre pour voir )
Du côté de chez Swann serait traduit en anglais par :
A la manière de Swann. Cela je ne peux pas le croire, ni l'admettre. Vous savez ce que signifie le titre "
Du côté de chez Swann " dont le sens principal est qu'à Combray, il y avait 2 buts de promenade, un chemin qui menait vers le château de Guermantes et un autre vers la propriété de Swann. Le titre qu'on me dit ( mais il y a sûrement erreur, informez-vous ) serait un non-sens et le premier un titre d'H; Bordeaux. Mes amis m'écrivent qu'il y avait pourtant bien des façons de traduire exactement mes titres ( qu'ils admirent, mais cela c'est leur affaire ). En tous cas un éditeur en donnant le droit de traduire un livre ne donne pas celui de le déformer. Et les titres inquiètent mes amis Schiff sur la traduction de l'ouvrage.
didiergouxbis.blogspot.fr
La chose pas importante est celle-ci. J'ai un frère, chirurgien qui m'aime bien. Il est venu à son retour et m'a dit
Partout j'ai vu le livre de Morand ( ce qui lui a fait plaisir comme à moi ).
Dans toutes les gares, et j'ai fait un chemin énorme, j'ai demandé Sodome. Dans aucune on n'a pu me le donner. Tu peux te vanter d'avoir un éditeur qui ne fait pas un sou de publicité pour tes livres. Et avec la triste vie si dispendieuse que tu mènes, je ne te comprends pas de ne pas t'en plaindre.
Mais encore une fois ceci est très secondaire. Je tiens à mon oeuvre que je ne laisserai pas des Anglais démolir et à votre affection. Car je suis très tendrement à vous
Marcel Proust
C'est un gros effort d'écrire après de telles crises que je vous envoie une lettre incomplète. Pardon.
De Sydney Schiff à Marcel Proust
9 Sept. 22
Mon bien cher Marcel
Quelques mots seulement. Je viens de voir l'annonce dont je t'envoie ci-incluse la coupure. J'espère que la traduction sera au moins assez bonne pour donner une idée de l'original. L'art de traduction est difficile et peu compris et il n'est pas d'auteur qui demande plus que toi d'un traducteur, il n'y en a pas qui demande autant d'être aimé. Les titres ne me plaisent pas. "
Souvenir des choses passées "
et "
A la manière de Swann " ou "
La façon de Swann ". Je pense qu'on aurait pu trouver des titres plus près des tiens qui sont si admirablement choisis. Il y a dans "
A la recherche du temps perdu " une nuance mélancolique, un je ne sais quoi de poignant et de suggestif - un double sens dans le mot perdu - est-ce que ce temps était perdu ? Est-ce qu'il est regretté ? Tant d'autres pensées. Et "
Du côté de chez Swann " en contenant le double sens du point de vue de Swann et de la localité - un double sens miraculeusement bien trouvé, suggère un autre qui en son tour exprime la psychologie de ce garçon adorable qui vivait de l'autre côté, ses rêves et ses désirs, ses regrets et ses espoirs.
J'obtiendrai le livre dès qu'il sorte (!) je le lirai et je te dirai ce que j'en pense.
Mercredi nous partons à Londres. Pourrais-tu m'y écrire deux ou trois lignes ? J'ai été très déprimé ce dernier temps et j'ai besoin de tes nouvelles. Dis-moi surtout comment tu vas.
Tendresses de nous deux.
Ton
S
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A Gaston Gallimard
21 septembre 1922
Cher ami, j'ai eu de terribles crises d'asthme ces jours-ci sans avoir rapport d'ailleurs avec mon état général, que je suis dans l'incapacité de vous écrire aujourd'hui et travailler à ma
Prisonnière que je fais pour la quatrième fois. J'ai cru rêver en lisant votre lettre qui avait l'air d'une plaisanterie. En tout cas en attendant que je vous réponde, je vous conseille de ne pas convoquer mon frère, infiniment tendre pour moi, il n'est pas toujours avec les autres d'un très bon caractère et ce n'est pas au moment où nous cherchons vous et moi à consolider notre affection, il serait très heureux de créer des incidents où je ne pourrai pas prendre parti contre lui. Bien affectueusement à vous
Marcel Proust
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A Gaston Gallimard
Peu après le 26 septembre 1922
Mon cher Gaston
je vous accuse réception du chèque de la Nouvelle Revue Française. Je ne suis pas encore en état de vous écrire une lettre lisible et d'autre part ne puis, très affectueusement, vous écrire des choses personnelles à nous deux, en les dictant. Je crois préférable d'attendre comme on dit, mon relèvement. ( Si toutefois je me relève. ) Et si peu que, même malade, j'ai demain ou après-demain une heure de calme, j'en profiterai pour vous écrire. Non, il ne faut pas donner actuellement un autre titre que
Sodome et Gomorrhe III à mes prochains volumes. Comme vous l'avez très bien vu, le titre de
La Fugitive disparaissant la symétrie se trouve bousculée. D'ici quelques jours nous parlerons de cela, qui n'est pas pressé.
Tout à fait de votre avis j'avais voulu recommander Jacques à Léon Daudet, c'est lui qui n'a pas voulu. Comme je sens que cela me fatigue, et que je recommence à tousser, en dictant, je n'entre pas dans les détails mais j'ai prévenu Jacques que j'étais à son entière disposition pour Léon Daudet, et qu'il n'avait qu'à me faire signe. Vous avez peut'être été étonné de ne pas voir dans les Oeuvres Libres la publication que vous avez eu la gentillesse d'autoriser, mais j'ai été trop souffrant ces temps-ci pour travailler à quoi que ce soit, sauf aux fragments que j'ai envoyés à Jacques.
Bien affectueusement à vous
Marcel Proust
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A Gaston Gallimard
3 octobre 1922
Mon cher Gaston
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Au lieu de la longue lettre que je vous dois depuis assez longtemps et que je n'ai pu vous écrire ayant été mourant ce que vous ignorez sans doute, et je trouve que tout cela traîne effroyablement, je veux vous transmettre des renseignements qu'on me demande
1° Le fisc me demande ce que j'ai touché comme droits d'auteur en 1921. Je ne vous aurais jamais transmis cette demande, étant excédé de ces niaiseries de l'état, si des hasards physiologiques combinés ne m'avaient permis d'être assez tonifié pour vous écrire ces choses vaines. Mais du moment que je vous l'écris je vous serais obligé par retour du courrier de me répondre, afin que nous marchions toujours bien ensemble et que l'un de nous deux à son grand regret - je suppose que ce serait un regret pour vous comme pour moi - risque de démentir l'autre.
2° Des amis m'écrivent n'avoir pu trouver nulle part ni
Guermantes I, ni ce qui est plus inouï le tome
II de
Sodome ( les volumes en caractères clairs ) de
Sodome II. Ces deux ouvrages dont le dernier est si récent seraient donc épuisés ? Je vous demande de faire diligence, cette carence m'étant extrêmement défavorable. D'autres que moi et je m'en réjouis, ont la jouissance de l'univers. Je n'ai plus ni le mouvement, ni la parole, ni la pensée, ni le simple bien-être de ne pas souffrir. Aussi, expulsé pour ainsi dire de moi-même, je me réfugie dans les tomes que je palpe à défaut de les lire et j'ai à leur égard les précautions de la guêpe fouisseuse sur laquelle Fabre a écrit les admirables pages citées par Metchnikoff et que vous connaissez certainement. Recroquevillé comme elle et privé de tout, je ne m'occupe plus que de leur fournir à travers tout le monde des esprits l'expansion qui m'est refusée. Donc cher Gaston ( ce qui n'a aucun rapport avec la lettre promise ) j'attends d'urgence 1° mes droits d'auteur de 1921. D'autre part un mot de vous à l'imprimeur pour qu'il tire ( au lieu d'une telle quantité de choses qu'il ferait mieux de " retirer " modeste calembour )
Guermantes I ( il y a à lire encore des
Guermantes II, Sodome I ) et
Sodome II ( le tome en 3 volumes )
Bien affectueusement à vous
Marcel Proust
J'ai dit bêtement écrivant mal j'attends mes droits d'auteur de 1921. Or je n'attends nullement ces droits mais bien que vous me disiez le chiffre des droits que j'ai touchés. Si je me sentais moins faible un de ces jours de la semaine dans la soirée, pourrais-je vous demander de venir un instant pour que nous parlions de tout cela. Mais sans attendre répondez-moi
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A Gaston Gallimard
6 octobre 1922
ireneetlalitterature.wordpress.com Mon cher Gaston
Les amis qui se plaignaient du manque de mes livres, étant peu de la partie, j'espéraient qu'ils se trompaient. Hélas non. J'ai vu Tronche qui m'a-t-il dit à plusieurs reprises, et il y a 2 jours encore, a fait réclamer
Guermantes II et a reçu de la N.R.F. la réponse : Livre en réimpression. Il a même manqué plusieurs affaires par le manque de
Guermantes I. Comment est-il possible qu'on vous laisse dans une pareille ignorance de nos livres. Je suis trop fatigué pour vous en écrire plus long. Du reste un coup de téléphone donné par vous à Tronche, dont vous savez la loyauté, suffira pour vous expliquer non pas tout, mais le plus nécessaire.
Croyez-moi mon cher Gaston bien affectueusement à vous
Marcel Proust
Que de choses à vous dire si j'allais moins mal. Peut'être la semaine prochaine un jour [?] répit permettra-t-il cette conversation où sans épuiser tout ce que nous avons à dire, nous pourrons causer au hasard des idées qui viendront et qui même quand elles ne seront pas identiques chez les deux, n'empêche pas le sentiment amical d'être le même. - . Je ne vous traduis pas parce qu'il usait d'une polémique trop violente, le sentiment d'un de mes amis quand au moment du prix Goncourt
les jeunes filles se trouvèrent épuisées. Mais enfin là il y avait l'excuse de l'imprévu. Tandis que maintenant il n 'y a nul imprévu, on rentre, on demande
Sodome II. Epuisé. Nous jouons de malheur pour deux bons amis dont cela n'altère en rien l'affection
MP
*************************** qqcitations.com
A Gaston Gallimard
30 octobre ou 1er novembre 1922
Mon cher Gaston je me sers, étant donné mon état ces jours-ci quelle force - dont je me sers aussi pour écrire à Jacques - je vous accuse réception et remercie bien tardivement des 4 000 fr, non 3 000; ( J'aurai à vous parler à ce sujet .) Je crois en ce moment que le plus urgent serait de vous livrer tous mes livres. L'espèce d'acharnement que j'ai mis pour
La Prisonnière ( prête mais à faire relire, le mieux serait que vous fassiez faire les 1res épreuves que je corrigerai ) cet acharnement [.. ? ] dans mon terrible état de ces jours-ci, a écarté de moi les tomes suivants/ Mais 3 jours de repos peuvent suffire. Je m'arrête adieu cher Gaston
Marcel Proust
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A Marcel Proust
7.11.1922
Monsieur Marcel Proust
44 rue Hamelin
Paris
Mon cher Marcel,
J'ai bien reçu votre manuscrit. Je l'envoie de suite à la composition. Je vous enverrai des épreuves dès que je les aurai.
Dès que vous serez en état de me recevoir, faites-le moi savoir. Il y a si longtemps que je ne vous ai pas vu !
Je vous envoie toute mon affection.
Gaston Gallimard
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Marcel Proust est mort quelques jours plus tard,
le 18 novembre
Son frère le Dr Robert Proust et Jacques Rivière reprirent le manuscrit
pour le réviser et il parut en novembre 1923