lundi 24 février 2020

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 108 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )


                                                                       1664
                                                                      =====

                                                                                                          1er janvier 1664 

            Allai au lit entre 4 et 5 heures du matin dans une humeur de contentement, et dormis jusqu'à environ 8 heures, et alors de nombreuses personnes vinrent s'entretenir avec moi. Vint entre autres une personne avec le meilleur cadeau de nouvel an que j'aie jamais reçu de la part de Mr Dering, une lettre de change tirée sur lui-même pour le paiement de 50 livres à Mr Llewellyn à mon usage, accompagnée d'une lettre de courtoisie. Je n'ai pas décidé qu'en faire, ni comment faire, mais je trouve que c'est un cadeau extraordinaire pour le nouvel an, même si je n'en prends pas la totalité, ou si je la prends, alors en donner une partie à Llewellyn. Un peu plus tard vient le capitaine Allen avec son fils Jowles et son épouse toujours aussi belle. Il voulait me faire apposer ma signature sur un certificat attestant sa loyauté et je ne sais quoi, sa capacité à remplir un emploi. Mais je ne jugeai pas convenable de le faire, lui opposai un refus aimable, et après être restés une heure avec moi, ils s'en allèrent. Plusieurs autres personnes me rendirent visite pour affaires. Puis allai dîner chez mon oncle Wight, allai au café, envoyant ma femme accompagnée de Will, et restai là une heure à converser avec le colonel Middleton et d'autres, au sujet d'une veuve très riche, jeune et belle, et d'un certain sir Nicolas Golds, négociant récemment ruiné et des grands courtisans qui s'occupent déjà d'elle. Son mari est mort depuis moins d'une semaine. On estime sa fortune à environ 80 000 livres.
            De là chez mon oncle Wight où le Dr Burnet figurait parmi les convives. Sa femme semble orgueilleuse et vaniteuse. Je ne sais qu'en penser, mais les propos du docteur sur la maladie de la pierre m'ont beaucoup plu. Il prône surtout la térébenthine. Il m'a dit qu'elle pourrait facilement se prendre en pilules. On apporta à table un pâté chaud de viande de cygne que je leur avais envoyé hier, l'ayant reçu de Mr Howe, mais nous n'en mangeâmes point.
            Avec ma femme nous nous levâmes de table sous prétexte d'affaires et nous rendîmes au Théâtre du Duc. La première pièce où je suis allé depuis six mois, en raison de ma dernière résolution. Et vis là la pièce si réputée Henry VIII ( Shakespeare ). Bien que j'aie eu d'abord l'intention de l'apprécier, c'est une chose si simple comportant un grand nombre de passages rapportés, que en dehors des spectacles et des processions qu'elle contient, il n'y a vraiment rien de bon ou de bien fait.  De là, très déçu, rentrai le soir chez mon oncle Wight et soupai avec eux, mais écoeuré à la vue des mains de ma tante. Le souper finit par un grand rire, le plus grand depuis plusieurs mois, lorsque mon oncle se trompa dans le bénédicité final. Nous nous levâmes et prîmes congé. Rentrai chez moi avec ma femme, puis au lit, ayant sommeil depuis hier soir.


                                                                                                             2 janvier

            Levé puis au bureau, réunion toute la matinée, à midi à la Bourse. Chemin faisant rencontrai Llewellyn. Lui dis que j'avais reçu une lettre et une traite de Mr Dering pour une somme de 50 livres, que je lui remis. Il me dit qu'il me l'encaisserait, je fus d'accord, tout en affirmant ne pas souhaiter la recevoir s'il ne se croit pas suffisamment en mesure de le faire en raison du service que j'ai accompli, et que je préfère ne rien avoir tant qu'il n'est pas sensible à mes services.
            De la Bourse je le ramenai chez nous et il dîna avec nous. Après dîner je sortis avec ma femme, car je trouve vraiment que je ne serai pas capable de me dominer en ce qui concerne les sorties au théâtre tant que je n'arriverai pas à formuler de nouvelles résolutions à ce sujet. J'y arrive donc je ne verrai pas plus d'une pièce par mois dans les théâtres publics, jusqu'à épuisement d'une somme de 50 livres, et je n'en verrai aucune jusqu'au jour de l'an suivant, sauf si je vaux 1 000 livres d'ici là, et alors je serai libre de définir d'autres conditions. Or donc, laissant Llewellyn dans Lombard Street, j'emmenai ma femme au Théâtre du Roi et rencontrai là Mr Nicholson, mon ancien collègue, et vis L'Usurpateur ( Howard ), qui n'est pas une très bonne pièce, quoique meilleure que celle d'hier. Nous partons cependant déçus et en voiture chez nous. Puis allai tard au bureau écrire des lettres, puis à la maison souper et, au lit.


                                                                                                                3 janvier
 futura-sciences.com                                                             Jour du Seigneur
Résultat de recherche d'images pour "cygne"            Grasse matinée, me levai et restai toute la journée dans ma chambre où il y avait du feu, à regarder mes comptes et à les mettre en ordre, examinant tous mes registres et les livres de comptes de la cuisine. Et je trouve que les gains de l'an passé, à proprement parler, s'élèvent à 305 livres seulement, mais en y ajoutant d'autres gains le total atteint 444 livres, ce qui fut une surprise totale. C'était donc une négligence étrange due à une mauvaise maîtrise des dépenses, de dépenser 690 livres cette année. Mais à l'avenir, comme j'ai mis à jour clairement et par écrit, toute ma comptabilité et tout le détail de mes différents paiements, j'espère sincèrement mieux régler mes dépenses désormais.
            Je dînai avec ma femme dans sa chambre où elle gardait le lit et redescendis jusqu'à 11 heures du soir, puis arrêtai et allai au lit avec grande satisfaction , mais ne pus terminer d'écrire mes résolutions comme j'en avais l'intention, mais ai décidé comment me comporter en tout pour l'année à venir ce qui, avec l'aide de Dieu sera pour mon bien. Montai donc dire mes prières et, au lit.
            Ce midi sir William Penn vint m'inviter, ainsi que ma femme, pour mercredi prochain, jour des Rois, à sa réception habituelle, le jour de son mariage.


                                                                                                                      4 janvier
       
            Levé tôt, et ma femme étant prête ainsi que sa servante Bess et sa fille de service, je les emmenai en voiture et les déposai à Covent Garden et les y laissai, puis me rendis chez milord Sandwich, mais comme il n'était pas levé j'allai dans la chambre du Duc et là, peu après, dans son cabinet de travail où, depuis la maladie de son épouse, on lui a installé un petit lit de velours rouge qui est très joli. Après avoir réglé mes affaires, je retournai chez milord et m'entretins avec lui et il est redevenu presque aussi cordial qu'autrefois. Rencontrant ici le chirurgien, Mr Pearse, il me dit, entre autres nouvelles de la Cour, que la Reine est complètement rétablie et que le roi coucha avec elle samedi dernier, et qu'elle parle maintenant très bien anglais et qu'elle se fait parfois entendre par de jolies expressions, par exemple et cela a été fort loué, voulant dire qu'elle n'aimait pas un cheval autant que les autres parce qu'il caracolait et rusait par trop elle dit " qu'il faisait trop de fierté ".De là me rendis au jeu de tennis, après avoir passé un peu de temps à Westminster, croyant rencontrer Mrs Lane, mais ne pus le faire et en suis content. Et là vis jouer le roi et diverses personnalités. Mais voir comme le jeu du roi était porté aux nues sans raison était un spectacle détestable, bien qu'il jouât partout très bien, méritant des louanges. Mais des flatteries si manifestes sont abominables. Me rendis ensuite au parc de St James, n'ayant pas l'intention de dépenser de l'argent à la table d'hôte. Passai une ou deux heures car il faisait beau, à regarder les gens jouer dans le mail de St James, où il me plut beaucoup d'entendre un galant, venu de France depuis peu, jurer contre l'un de ses compagnons qui permettait à son valet, gaillard fort élégant, d'être impertinent au point de frapper une boule tandis que son maître jouait dans le mail.
            Pris une voiture à Whitehall et emmenai ma femme, fort triste de savoir que son père s'en va en Allemagne combattre les Turcs. Mais je ne sais ce qu'il adviendra de son frère, il est si oisif et complètement incapable, à mon avis, de gagner son pain.
            A la maison et au bureau jusqu'à minuit pour formuler mes résolutions solennelles pour l'année prochaine, qu'avec l'aide de Dieu je compte respecter. Mais je crains d'avoir pris certains engagements un peu trop stricts et en trop grand nombre, car je crains d'oublier certaines obligations. Cependant, je me connais et, avec la bénédiction de Dieu, je veillerai à tenir mes promesses ou à payer mes gages ponctuellement. Rentré chez moi, puis au lit, l'esprit en paix.


                                                                                                                  5 janvier

            Levé et à notre bureau réunion toute la matinée. Etant désireux de saisir toute l'affaire je crains de m'en surcharger. Je désire cependant m'acquitter de ma charge et la surmonterai d'autant plus volontiers. A midi retour à la maison et à la Bourse où je rencontrai Llewellyn qui m'accompagna puis prit congé pour me retrouver au café, mais je l'ai manqué. Rentré chez moi le trouvai là ainsi que Mr Barrow, pour me parler. Tous deux dînèrent donc seuls avec moi, ma femme n'étant pas prête. Après dîner je montai dans mon cabinet de travail avec Barrow pour discuter d'affaires et de son intention de quitter l'arsenal, ce dont je suis chagrin, et que j'empêcherai si je le puis.
            Après son départ Llewellyn me donna effectivement les 50 livres de la part de Mr Dering. Il me les donne pour le mal que son affaire m'a causé ou me causera désormais, bien que je n'aie été coupable en son nom du moindre mot ou geste qui ne fût, j'en suis sûr, à l'avantage du roi et au profit du service et je ne le serai jamais. Et pour cet argent je n'ai jamais mis de condition ni attendu quoi que ce fût. Il ne m'a donné aucun reçu comme ce m'était apporté par Llewellyn. N'ai pas non plus l'intention de l'en remercier, mais je m'efforcerai, dans la mesure de mes possibilités de lui obtenir le privilège d'une patente comme fournisseur du roi. Mais j'ai donné à Llewellyn deux pièces d'or pour acheter une paire de gants en reconnaissance pour sa gentillesse dans cette affaire.
            Après son départ, retour au bureau et travail jusqu'à une heure avancée de la nuit, étant tout simplement déconcerté à l'extrême, je ne pouvais m'attarder, rentrai chez moi et, après un souper léger, au lit.


                                                                                                                     6 janvier
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Résultat de recherche d'images pour "cygne"            Levé, au bureau travail toute la matinée, vraiment surchargé à cause de mon désir de faire tout ce que je peux. A midi à la Bourse, mais je n'y fis pas grand-chose. Rentré dîner avec ma pauvre femme et après lui fis la lecture d'un exposé de géographie, qu'elle accepte volontiers,avec grand plaisir, que je partage en la lui enseignant. De retour au bureau avec autant de travail que jamais, une chose succédant à une autre, à répondre aux affaires des gens. En particulier rétablir les choses relatives aux mâts de Mr Wood. Je m'attends à une querelle à ce sujet avec sir William Batten, avant la fin de cette histoire, mais je n'en ai cure.
            Le soir retour auprès de ma femme pour souper, conversation, prières et, au lit.
            Ce matin j'ai commencé une habitude dont je pense, à cause de sa facilité, que je vais la garder, puisqu'elle m'économise temps et argent, c'est-à-dire - de me raser moi-même avec un rasoir -
ce qui me réjouit fort.


                                                                                                             7 janvier 1664

            Levé, revêtant mes plus beaux atours, et au bureau où réunion toute la matinée. Entre autres à propos de l'exécution du contrat de Mr Wood pour ses mâts, ce qui me tourmentait beaucoup, mais je pense que l'on me donna complètement raison et que mon souhait l'emportera, dans l'intérêt du roi.
            A midi allâmes tous dîner chez sir William Penn, très bon dîner. Sir John Lawson entre autres, ainsi que sa femme et sa fille, très jolie jeune fille au maintien élégant. Je me réjouis beaucoup de la regarder. Les autres dames venaient toutes de chez nous, aucun plaisir ni satisfaction. Ma femme n'y était pas car elle ne se sentait pas assez bien et n'en avait pas très envie non plus.
            Mais de voir comment sir William Penn m'imite en tout, même en disposant la cheminée de sa salle à manger de la même façon que dans le cabinet de ma femme, et pour tout le reste, j'imagine, partout où il le peut. Et de voir également comme il se trompait dans un compliment : il omet de boire à la santé des dames qui étaient présentes, avant de porter un toast à milady Carteret qui était absente, et c'était bien ainsi, et ensuite à la maîtresse de Mr Coventry, ce qui lui fit honte et souhaiter qu'il n'eût point prononcé, du moins en présence de ces dames. Mais il était de son intérêt, pensait-il, d'agir ainsi.
            Après en voiture avec sir George Carteret et sir George Mennes, au rendez-vous du régisseur d'avances Beale, à Salisbury Court, et là nous eûmes la grande satisfaction de regarder de vieux registres pour voir de quelle manière ils étaient tenus. C'était effectivement une méthode extraordinairement bonne et semblable à celle que je persuade sir John Mennes de suivre, au moins afin d'occuper les commis. Elle servira tout au moins, peut-être, à les empêcher d'envier, parce qu'ils n'ont rien à faire, ceux qui font quelque chose.
            Rentré en voiture en passant voir si Mrs Turner était de retour, et elle l'était, ne pus lui dire qu'un mot avant de repartir. Chez moi et au bureau où restai tard. Rentré souper chez moi et, au lit.


                                                                                                                      8 janvier

            Levé et toute la matinée au bureau avec John Mennes, lui donnai des instructions ainsi qu'à Mr Turner sur la façon de tenir les livres de comptes selon la méthode d'hier, je les ferai travailler suffisamment. A midi à la Bourse et restai là longtemps, puis, comme convenu, emmenai Llewellyn, Mount et Will Symons et Mr Pearse dîner chez moi, étions bien gais. Mais Dieu ! Entendre Will Symons louer sa femme et paraître triste, puis dire gaiement des paillardises, bien qu'elle fût morte depuis peu, ferait s'esclaffer un chien. A ce dîner je remis à Llewellyn une autre douceur en reconnaissance de son amabilité au sujet des 50 livres de Dering qu'il me transmit l'autre jour.
            Nous fûmes ensemble tout l'après-midi, ils jouèrent aux cartes avec ma femme qui, aujourd'hui, avait mis sa robe bleu indigo, fort jolie. Je les laissai une heure et me rendis au bureau et revins les rejoindre. Ils partirent le soir, peu après de retour au  bureau pour améliorer une lettre à Mr Coventry au sujet des vice-trésoriers, et j'ai le plaisir d'espérer lui donner satisfaction et servir ainsi l'intérêt du roi.
            Cela fait retour à la maison pour donner à ma femme une autre leçon sur les sphères, puis souper et, au lit.
            Entre autres, nous eûmes grand plaisir cet après-midi à discuter de nos expériences communes à l'époque de Cromwell. Comme Will Symons m'a fait rire et réfléchir aujourd'hui quand il m'a expliqué comment il avait essayé de rester en activité et bien estimé pendant huit gouvernements se succédant en l'espace d'une seule année, l'année 1659 et il les nomma tous, et qu'ensuite il échoua dans son dessein avec le neuvième gouvernement, c'est-à-dire lors du retour du roi. Il me confirma l'histoire que m'avait racontée Llewellyn l'autre jour à propos de sa femme sur son lit de mort : elle rêva de son oncle Scobell et prédit, d'après une conversation qu'elle avait eue avec lui, qu'elle mourrait seulement quatre jours plus tard, et le répéta jusqu'à ce que cela arrivât ainsi.
            A la Bourse on parlait beaucoup d'un certain Mr Tryan, vieux négociant de Lime Street, qui se fit voler hier soir, son valet et sa servante étant sortis alors qu'il était au lit, après l'avoir bâillonné on lui vola 1 050 livres en argent et environ 4 000 livres de bijoux qu'il gardait comme caution. L'on suppose que son valet, à bien des égards, est coupable de complicité, puisqu'ils allèrent directement au tiroir secret de son bureau où se trouvait la clé de son coffre.


                                                                                                                  9 janvier
                                                                                                                                pinterest.fr
Rudolph Epp  (1834-1910)            Levé, la lèvre inférieure extrêmement enflée, je ne sais pourquoi mais sans doute pour l'avoir frottée par suite de démangeaisons. Au bureau réunion toute la matinée et à midi retour chez moi. En conversant avec ma femme je pensai inviter bientôt lord Sandwich à dîner. Cela me coûtera au moins dix ou douze livres, cependant j'ai des raisons d'être circonspect. Je vais quand même réfléchir encore avant d'engager la dépense.
            Après dîner j'emmenai en voiture ma femme et Jane à Westminster, la déposai chez Mr Hunt et me rendis à Westminster Hall et là rendis visite à Mrs Lane et, comme convenu, sortis la rencontrer à la Trompette, chez Mrs Hare. Mais comme la pièce était humide, nous allâmes à la taverne de la Cloche et j'eus là le plaisir de sa compagnie, mais ne pus faire comme d'habitude, et pourtant rien qui ne fût honnête, car elle me dit qu'elle était indisposée, je me mis donc à lui parler de prendre Hawley. Elle refusa net, disant qu'elle ne peut l'aimer. J'en profitai pour lui demander des nouvelles de la fille de Hawlett que j'ai bien envie de fréquenter un peu pour voir de quoi est capable cette jeune fille, qui est très jolie. Mais Mrs Lane me dit qu'elle est déjà fiancée au fils de Mrs Mitchell. De surcroît, dans le courant de la conversation elle m'apprend que Mrs Mitchell avant son mariage a eu une fille qui a près de 30 ans maintenant, je ne l'aurais jamais cru.
            La reconduisant vers Westminster Hall, je pris une voiture pour aller chercher ma femme et sa servante et l'emmener à la nouvelle Bourse où nous fîmes des achats chez notre jolie Dorothy Stacy, jolie femme qui a l'air et l'élocution les plus plus modestes que j'ai jamais vus. Puis me rendis chez Tom que je vis assez bien rétabli, mais il n'est pas sorti. Chemin faisant vers la maison passai à Ludgate chez l'oncle d'Ashwell, mais elle n'était pas chez elle, pour lui demander de venir habiller ma femme lorsque milord viendra dîner.
            De retour chez moi en passant chez mon libraire, lire mais non acheter le Manuel de Walsingham, livre recommandé par sir William Warren dont je ne suis pas l'avis tant que je n'ai pas lu le livre. ( nte de l'éd. livre français piraté par le faux auteur anglais )
            A la maison, souper et, au lit. Ma femme n'étant pas très bien depuis son retour à la maison et s'étant évanouie, ce qui ne lui était encore jamais arrivé depuis notre mariage.


                                                                                                                       10 janvier
                                                                                                       Jour du Seigneur
            Grasse matinée avec ma femme jusqu'à 10 ou 11 heures, ayant bien dormi toute la nuit. Puis mon frère Tom étant venu me voir nous allâmes dîner. Il me dit combien Mrs Turner était mécontente de son récent voyage, et mal acceptée par les gens de province, car ils ne désiraient point qu'elle s'y rendît ni que l'on y enterrât le corps de Mr Edward Pepys. Après dîner au bureau tout l'après-midi et le soir avec ma femme chez mon oncle Wight et là nous mangeâmes de leur pâté de cygne, qui était bon, et je les invitai à venir chez moi mardi manger un cygne rôti, ce qui provoqua, après notre retour, une querelle entre ma femme et moi, parce qu'elle avait prévu une lessive demain. Cependant nous fîmes vite la paix. Puis au lit.
            Toute la conversation de ce soir concernait le vol subi récemment par Mr Tryan, et l'idée que le colonel Turner, homme fou, arrogant, blasphémateur, bien connu de tous et de moi, redevable à cet homme de son gagne-pain, avait commis ou fomenté ce crime. L'argent et les objets dérobés se trouvent sur lui, et on l'envoie avec sa femme à la prison de Newgate pour ce motif. Ce dont nous nous réjouissons tous, c'était un tel fieffé coquin.


                                                                                                                11 janvier

            Réveillé ce matin dès 4 heures par ma femme pour appeler les servantes à faire la lessive. Comme j'avais dormi si longtemps la veille et que j'étais furieux contre ces filles paresseuses qui restaient couchées malgré la grande lessive, ni ma femme ni moi-même n'avons pu nous rendormir jusqu'au jour. Alors je me levai et en voiture, emmenant le capitaine Grove avec moi et trois bouteilles de vin d'Espagne que j'envoyai à Mrs Lane selon ma promesse de samedi soir, et me rendis à Whitehall. Là, avec nos collègues, chez le Duc, et nous avons avancé notre travail. Puis au jeu de tennis jusque midi. Vu jouer plusieurs parties importantes. Puis, sur invitation, à St James où, dans le cabinet de Mr Coventry, je dînai avec milord Berkeley, sir George Carteret et d'autres. Conversation remarquablement variée, agréable et sérieuse.
            Après dîner à Whitehall. Le Duc étant occupé par l'affaire de la Compagnie de Guinée, le duc d'Albemarle, sir William Rider, Povey, sir John Lawson et moi-même allâmes travailler dans les appartements du duc d'Albemarle. Retour à la Cour, et pour moi dans les appartements du duc d'York, où la Compagnie de Guinée élit ses responsabilités pour l'année prochaine. Puis en voiture avec sir John Robinson, lieutenant de la Tour, il me déposa à Cornhill. Mais Seigneur ! quelle pauvreté de conversation en chemin, lui exagérant ses grandes entreprises et ses charges depuis deux ans et disant comment il dirige la Cité à la satisfaction de tous ( nte de l'éd. Fut lord-maire ), alors que cet imbécile n'a pratiquement pas de bon sens.
            Puis au café où entrent sir William Petty et le capitaine Graunt, et nous engageâmes une discussion, avec d'ailleurs un jeune gentilhomme. Je suppose qu'il est un négociant nommé Mr Hill. Il a beaucoup voyagé et je remarque qu'il maîtrise bien la plupart des genres de musique et d'autres choses. Discussion sur la musique donc, sur la langue universelle, l'art de la mémoire, la contrefaçon d'écriture par Granger et sur d'autres sujets tout à fait excellents, à ma grande satisfaction, n'ayant pas été en si bonne compagnie depuis longtemps. Si j'en avais le temps je désirerais mieux connaître ce Mr Hill.
            Ce matin j'étais à côté du roi alors qu'il discutait avec une jolie quakeresse qui lui présentait une supplique écrite. Le roi lui désigna sir John Mennes comme étant le plus qualifié pour sa religion de trembleurs, disant que ce qu'il y avait de plus raide dans sa personne, c'était la barbe, et il ajouta gaiement en examinant la longueur de son écrit, que si tout ce qu'elle désirait était si long, elle pouvait y renoncer. Elle, modestement, ne dit rien jusqu'à ce qu'il commença à s'entretenir sérieusement avec elle, soutenant la vérité de ses principes à lui contre les siens. Elle lui répondait toujours de ces mots : " Oh roi ! " et le tutoya tout du long.
            Toute la ville parle encore du colonel Turner au sujet du vol. On pense qu'il doit être pendu.
             J'ai entendu le duc d'York dire ce soir, d'après les renseignements reçus, qu'à York les juges ont condamné quinze personnes du récent complot. Parmi eux, le capitaine Oates, dont on a prouvé qu'il avait tiré l'épée en sortant et qu'en jetant le fourreau en l'air il avait dit qu'il reviendrait victorieux ou pendu.
            Retour chez moi. Je trouve la maison tout affairée à la lessive et ma femme fort en colère parce que Will est venu aujourd'hui bavarder avec les servantes, elle l'a entendu, leur faisant perdre leur temps. Il disait quelle bonne servante était notre vieille Jane et qu'elle n'en retrouverait jamais de semblable, ce qui me mit en colère. Après lui avoir enjoint de battre au moins la petite servante, j'allai au bureau et là je réprimandai Will qui me dit être allé chez moi selon les instructions de ma femme, car elle lui avait ordonné de venir lundi matin. Dieu me pardonne combien je suis enclin à être jaloux d'elle au sujet de ce garçon. Quel besoin a-t-elle de choisir précisément la date où je dois aller chez le Duc. Il me semble pourtant que si elle avait ce dessein elle ne trouverait jamais prudent de me raconter cette histoire, de m'informer de sa venue, encore moins de m'indisposer contre lui au point que je lui interdise de recommencer.
            Mais je ne parviens pas à supprimer ce mauvais penchant, contre toute raison. Dieu me pardonne et m'en fasse comprendre la folie et le trouble où cela me jette.
            Rentré chez moi où, Dieu merci, quand je commençai à parler à ma femme, mon inquiétude disparut aussitôt et, au lit.
            La maison est sale à cause de la lessive et en grand désordre, alors que nous avons du monde à dîner demain.


                                                                                                                 12 janvier 1664
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Résultat de recherche d'images pour "jaloux peinture dessin"            Levé puis au bureau réunion toute la matinée. A midi à la Bourse quelque temps puis rentré chez moi pour terminer les préparations du dîner, et bientôt arrivent mon oncle Wight et ma tante ainsi que leurs cousins Mary et Robert, et par hasard mon oncle Thomas Pepys. Nous dînâmes bien. Le plat principal était un cygne rôti, excellent mets. Très gai pendant le dîner et toute la journée. Jusqu'au soir jeux de cartes, puis au bureau un moment et retour aux cartes avec eux, et perdu une demi-couronne. Après le départ de nos invités ma femme me dit que mon oncle s'était adressé aujourd'hui à elle seule à seul et lui avait dit son espoir de la voir enceinte, et l'embrassant très fort, il lui avait dit qu'il en serait très heureux. A tous égards il me semble bien disposé à notre endroit, ce que je vais m'efforcer d'entretenir plus que jamais. Puis au bureau jusque tard et retour chez moi et, au lit, après avoir dit les prières pour la première fois depuis ma récente résolution de réciter les prières pour la maisonnée deux fois par semaine.


                                                                                                                    13 janvier

            Levé et quelque temps au bureau puis sortis à plusieurs endroits pour affaires. Entre autres chez les fabricants de géométrie puis, en traversant Bedlam, m'arrêtant au passage chez un vieux libraire où feuilletai des livres espagnols et arrêtai mon choix sur certains. Mais je me souvins de ma résolution juste au moment où j'allais convenir d'un prix et donc, à grand-peine, quittai la boutique la joie au coeur et m'en allai vers le bureau de la Compagnie africaine pour regarder leurs registres de contrats pour plusieurs denrées. Puis au café où le Dr Whistler tint des propos remarquablement intéressants sur l'entretien des mâts. Il n'est pas d'accord pour les garder au sec, arguant de la nature de la putréfaction des corps et de ses différentes formes.
            A la Bourse et de là, avec sir William Rider, à Trinity House pour dîner. Retour chez moi et au bureau jusqu'à la nuit. Puis avec Mr Bland chez sir Thomas Vyner au sujet des pièces de huit pour sir John Lawson, et donc au bureau tard pour affaires. Rentré chez moi, souper et, au lit.


                                                                                                                        14 janvier

            Levé et au bureau toute la matinée. A midi, tous........ chez sir John Carteret pour un bon dîner. J'y rencontrai Mr Scott, le bâtard, qui a marié sa fille aînée. Conversation fort agréable, puis au bureau, où nous eûmes une longue réunion au sujet de notre dessein de redistribuer le travail des contrôleurs pour un meilleur acquittement des tâches. Mais il refusa de s'y plier, bien que cet homme insensé sût en son coeur qu'il ne remplissait pas la plus petite partie de ses fonctions. Aussi comme il se chargeait de tout faire lui-même, nous prîmes congé. Je suis bien fâché de voir les intérêts du roi ainsi gérés, mais on ne peut là aller contre.
            Puis à la taverne du Vieux Jacques pour la recommandation à propos de l'affaire de Mr Bland, sir William Rider s'étant maintenant joint à nous et je crois que nous arriverons bientôt à une conclusion.
            Au bureau puis chez sir William Penn exprimai mon inquiétude au sujet de l'affaire de ce jour, puisqu'il était absent, et lui dis clairement mon sentiment. Bien que je le tienne pour fourbe, je me suis cependant avancé, comme souvent, pour lui dire franchement  mon opinion au sujet du projet de sir William Batten dans cette affaire qui ne vaut rien.
            Rentré à la maison. Après une leçon à ma femme sur les sphères, prières et, au lit.


                                                                                                                             15 janvier

           Levé et au bureau toute la matinée. Mr Turner étant avec moi je lui dis franchement ce que je pensais de son maître, le contrôleur et de tout le bureau, et aussi mon opinion le concernant lui-même, selon qu'il s'est bien ou mal comporté avec moi et avec mes commis. Je ne doute pas que cela portera ses fruits.
            Puis à la Bourse, rencontrai mon oncle Wight qui fut très prévenant et aurait aimé me ramener à la maison avec lui. Si prévenant que je commence à me poser des questions, et pense qu'il en ressortira du bon pour moi.
            Rentré dîner à la maison et après en bateau avec Mr Hayter, et fis à pied l'aller et le retour de Deptford, où j'ai effectivement accompli une tâche en examinant la transaction concernant le fer, mais la tâche principale fut de m'entretenir avec Mr Hayter de ce qui s'est passé hier soir et aujourd'hui concernant les affaires du bureau et mes résolutions de lui faire tout le le bien que je puis.
            Rentré à la maison. Ma femme me dit que mon oncle Wight est venu la voir et a joué aux cartes avec elle et qu'il est fort curieux de savoir si elle est enceinte ou non. Je me demande ce qu'il veut dire et, après mûre réflexion, je ne sais, sauf si c'est dans le but de rédiger son testament, de façon à savoir comment me traiter. Plût à Dieu qu'elle lui eût dit qu'elle l'était !
            Puis au bureau tard pour travailler, et retour chez moi. Après une leçon sur les sphères à ma femme, au lit.


                                                                  à suivre................

                                                                                                          16 janvier 1664





            

dimanche 23 février 2020

Poil de Carotte 11 Mathilde - Le coffre-fort - Les têtards - Coup de Théâtre Jules Renard ( Roman France )

Bugs Bunny Cake
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                                                                     Mathilde

            - Tu sais, maman, dit soeur Ernestine essoufflée à Mme Lepic, Poil de Carotte joue encore au mari et à la femme avec la petite Mathilde, dans le pré. Grand frère Félix les habille. C'est pourtant défendu, si je ne me trompe.
            En effet, dans le pré, la petite Mathilde se tient immobile et raide dans sa toilette de clématite sauvage à fleurs blanches. Toute parée, elle semble vraiment une fiancée garnie d'oranger. Et elle en a, de quoi calmer toutes les coliques de la vie.
            La clématite, d'abord traitée en couronne sur la tête, descend par flots sous le menton, derrière le dos, le long des bras, volubile, enguirlande la taille et forme à terre une queue rampante que grand frère Félix ne se lasse pas d'allonger.
            Il se recule et dit :
            - Ne bouge plus ! A ton tour, Poil de Carotte.
            A son tour, Poil de Carotte est habillé en jeune marié, également couvert de clématites où, ça et là, éclatent des pavots, des cenelles, un pissenlit jaune, afin qu'on puisse le distinguer de Mathilde. Il n'a pas envie de rire, et tous trois gardent leur sérieux. Ils savent quel ton convient à chaque cérémonie. On doit rester triste aux enterrements, dès le début, jusqu'à la fin, et grave aux mariages, jusqu'après la messe. Sinon, ce n'est plus amusant de jouer.
            - Prenez-vous la main, dit grand frère Félix. En avant ! doucement.
            Ils s'avancent au pas, écartés. Quand Mathilde s'empêtre, elle retrousse sa traîne et la tient entre ses doigts. Poil de Carotte galamment l'attend, une jambe levée.
            Grand frère Félix les conduit par le pré. Il marche à reculons, et les bras en balancier leur indique la cadence. Il se croit M. le Maire et les salue, puis M. le Curé et les bénit, puis l'ami qui félicite et il les complimente, puis le violoniste et il racle, avec un bâton, un autre bâton.
            Il les promène de long en large.
            - Halte ! dit-il, ça se dérange.
            Mais le temps d'aplatir d'une claque la couronne de Mathilde, il remet le cortège en branle.
            - Aïe ! fait Mathilde qui grimace.
            Une vrille de clématite lui tire les cheveux. Grand frère Félix arrache le tout. On continue.
            - Ça y est, dit-il, maintenant vous êtes mariés, bichez-vous.
            Comme ils hésitent.
            - Eh bien ! quoi ! bichez-vous. Quand on est marié, on se biche. Faites-vous la cour, une déclaration. Vous avez l'air plombés.
            Supérieur, il se moque de leur inhabileté, lui qui, peut-être, a déjà prononcé des paroles d'amour. Il donne l'exemple et biche Mathilde le premier, pour sa peine.
            Poil de Carotte s'enhardit, cherche à travers la plante grimpante le visage de Mathilde et la baise sur la joue.
            - Ce n'est pas de la blague, dit-il, je me marierais bien avec toi.
            Mathilde, comme elle l'a reçu, lui rend son baiser. Aussitôt, gauches, gênés, ils rougissent tous deux.
           - Soleil  ! soleil !
           Il se frotte deux doigts l'un contre l'autre et trépigne des bousilles aux lèvres.
           - Sont-ils buses ! Ils croient que c'est arrivé !
           - D'abord, dit Poil de Carotte, je ne pique pas de soleil, et puis ricane, ricane, ce n'est pas toi qui m'empêcheras de me marier avec Mathilde si maman veut.                            .pinterest.fr   
Résultat de recherche d'images pour "rouette branche"            Mais voici que maman vient répondre elle-même qu'elle ne veut pas. Elle pousse la barrière du pré. Elle entre, suivie d'Ernestine la rapporteuse. En passant près de la haie, elle casse une rouette dont elle ôte les feuilles et garde les épines.
             Elle arrive droit, inévitable comme l'orage.
             - Gare les calotte, dit grand frère Félix.
             Il s'enfuit au bout du pré. Il est à l'abri et peut voir. Poil de Carotte ne se sauve jamais. D'ordinaire, quoi que lâche, il préfère en finir vite, et aujourd'hui il se sent brave.
             Mathilde, tremblante, pleure comme une veuve, avec des hoquets.
             Poil de Carotte
             - Ne crains rien. Je connais maman, elle n'en a que pour moi. J'attraperai tout.
             Mathilde
             - Oui, mais ta maman va le dire à ma maman, et ma maman va me battre.
             Poil de Carotte
             - Corriger ; on dit corriger, comme pour les devoirs de vacances. Est-ce qu'elle te corrige ta maman ?
            Mathilde
            - Des fois ; ça dépend.
            Poil de Carotte
            - Pour moi, c'est toujours sûr.
            Mathilde
            - Mais je n'ai rien fait.
            Poil de Carotte
            - Ça ne fait rien. Attention !
            Mme Lepic approche. Elle les tient. Elle a le temps. Elle ralentit son allure. Elle est si près que soeur Ernestine, par peur des chocs en retour, s'arrête au bord du cercle où l'action se concentrera. Poil de Carotte se campe devant " sa femme ", qui sanglote plus fort. Les clématites sauvages mêlent leurs fleurs blanches. La rouette de Mme Lepic se lève, prête à cingler. Poil de Carotte, pâle, croise ses bras, et la nuque raccourcie, les reins chauds déjà, les mollets lui cuisant d'avance, il a l'orgueil de s'écrier :
            - Qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rigole !


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  lhotellerie-restauration.fr                                                            Le Coffre-fort
Résultat de recherche d'images pour "crapaudine"
            Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle lui dit :
            - Ta maman est venue tout rapporter à ma maman et j'ai reçu une bonne fessée. Et toi ?
            Poil de Carotte
            - Moi, je ne me rappelle plus. Mais tu ne méritais pas d'être battue, nous ne faisions rien de mal.
            Mathilde
            - Non, pour sûr.
            Poil de Carotte
            - Je t'affirme que je parlais sérieusement, quand je te disais que je me marierais bien avec toi.
            Mathilde
            - Moi, je me marierais bien avec toi aussi.
            Poil de Carotte
            - Je pourrais te mépriser parce que tu es pauvre et que je suis riche, mais n'aie pas peur, je t'estime.
            Mathilde
            - Tu es riche à combien, Poil de Carotte ?
            Poil de Carotte
            - Mes parents ont au moins un million.
            Mathilde
            - Combien que ça fait un million ?
            Poil de Carotte
            - Ça fait beaucoup ; les millionnaires ne peuvent jamais dépenser tout leur argent.
            Mathilde
            - Souvent, mes parents se plaignent de n'en avoir guère.
            Poil de Carotte
            - Oh ! les miens aussi. Chacun se plaint pour qu'on le plaigne, et pour flatter les jaloux. Mais je sais que nous sommes riches. Le premier jour du mois, papa reste un instant seul dans sa chambre. J'entends grincer la serrure du coffre-fort. Elle grince comme les rainettes, le soir. Papa dit un mot que personne ne connaît, ni maman, ni mon frère, ni ma soeur, personne, excepté lui et moi, et la porte du coffre-fort s'ouvre. Papa y prend de l'argent et va le déposer sur la table de la cuisine. Il ne dit rien, il fait seulement sonner les pièces, afin que maman, occupée au fourneau, soit avertie. Papa sort. Maman se retourne et ramasse vite l'argent.Tous les mois ça se passe ainsi, et ça dure depuis longtemps, preuve qu'il y a plus d'un million dans le coffre-fort.
            Mathilde
            - Et pour l'ouvrir, il dit un mot/ Quel mot ?
             Poil de Carotte
             - Ne cherche pas, tu perdrais ta peine. Je te le dirai quand nous serons mariés à la condition que tu me promettras de ne jamais le répéter.
            Mathilde
            - Dis-le moi tout de suite. Je te promets tout de suite de ne jamais le répéter.
            Poil de Carotte
            - Non, c'est notre secret à papa et à moi.
            Mathilde
             - Tu ne le sais pas. Si tu le savais tu me le dirais.
             Poil de Carotte
             - Pardon, je le sais.
            Mathilde
            - Tu ne le sais pas, tu ne le sais pas. C'est bien fait, c'est bien fait.
           - Parions que je le sais, dit Poil de Carotte gravement.
           - Parions quoi ? dit Mathilde hésitante.
           - Laisse-moi te toucher où je voudrai, dit Poil de Carotte, et tu sauras le mot.
           Mathilde regarde Poil de Carotte. Elle ne comprend pas bien. Elle ferme ses yeux gris de sournoise, et elle a maintenant deux curiosités au lieu d'une.
            - Dis le mot d'abord, Poil de Carotte.
             Poil de Carotte                                                                             criloudesavoie.skyrock.com
Résultat de recherche d'images pour "crapaudine"             - Tu me jures qu'après tu te laisseras toucher où je voudrai.
             Mathilde
             - Maman me défend de jurer.
             Poil de Carotte
             - Tu ne sauras pas le mot.
            Mathilde
            - Je m'en fiche bien de ton mot. Je l'ai deviné, oui, je l'ai deviné.
            Poil de Carotte, impatienté, brusque les choses.
            - Écoute, Mathilde, tu n'as rien deviné du tout. Mais je me contente de ta parole d'honneur. Le mot que papa prononce avant d'ouvrir son coffre-fort, c'est : " Lustucru ". A présent, je peux toucher où je veux.
            - Lustucru ! Lustucru ! dit Mathilde, qui recule avec le plaisir de connaître un secret et la peur qu'il ne vaille rien. Vraiment tu ne t'amuses pas de moi ?
            Puis, comme Poil de Carotte, sans répondre, s'avance, décidé, la main tendue, elle se sauve. Et Poil de Carotte entend qu'elle rit sec.
            Et elle a disparu qu'il entend qu'on ricane derrière lui.
            Il se retourne. Par la lucarne d'une écurie, un domestique du château sort la tête et montre les dents.
            - Je t'ai vu, Poil de Carotte, s'écrie-t-il, je rapporterai tout à ta mère.
            Poil de Carotte
            - Je jouais, mon vieux Pierre. Je voulais attraper la petite. Lustucru est un faux nom que j'ai inventé. D'abord, je ne connais point le vrai.
            Pierre
            - Tranquillise-toi, Poil de Carotte, je me moque de Lustucru et je n'en parlerai pas à ta mère. Je lui parlerai du reste.
            Poil de Carotte
            - Du reste ?
            Pierre
            - Oui, du reste. Je t'ai vu, je t'ai vu, Poil de Carotte ; dis voir un peu que je ne t'ai pas vu. Ah ! tu vas bien pour ton âge. Mais tes plats à barbe s'élargiront ce soir !
         
            Poil de Carotte ne trouve rien à répliquer. Rouge de figure au point que la couleur naturelle de ses cheveux semble s'éteindre, il s'éloigne, les mains dans ses poches, à la crapaudine, en reniflant.


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                                                             Les Têtards                                                      pinterest.fr

            Poil de Carotte joue seul dans la cour, au milieu, afin que Mme Lepic puisse le surveiller par la fenêtre, et il s'exerce à jouer comme il faut, quand le camarade Rémy paraît. C'est un garçon du même âge, qui boîte et veut toujours courir, de sorte que sa jambe gauche infirme traîne derrière l'autre et ne la rattrape jamais. Il porte un panier et dit :
            -Viens-tu, Poil de Carotte ? Papa met le chanvre dans la rivière. Nous l'aiderons et nous pêcherons des têtards avec des paniers.
            - Demande à maman, dit Poil de Carotte.
            Rémy
            - Pourquoi moi ?
            Poil de Carotte
            - Parce qu'à moi elle ne me donnera pas la permission.
            Juste, Mme Lepic se montre à la fenêtre.
           - Madame, dit Rémy, voulez-vous, s'il vous plaît, que j'emmène Poil de Carotte pêcher des têtards ?
            Mme Lepic colle son oreille au carreau. Rémy répète en criant. Mme Lepic a compris. On la voit qui remue la bouche. Les deux amis n'entendent rien et se regardent indécis. Mais Mme Lepic agite la tête et fait clairement signe que non.
            - Elle ne veut pas, dit Poil de Carotte. Sans doute, elle aura besoin de moi, tout à l'heure.
            Rémy
            - Tant pis, on se serait rudement amusé. Elle ne veut pas, elle ne veut pas.
            Poil de Carotte
            - Reste. Nous jouerons ici.
            Rémy
            - Ah non, par exemple. J'aime mieux pêcher des têtards. Il fait doux. J'en ramasserai des pleins paniers.
             Poil de Carotte
             - Attends un peu. Maman refuse toujours pour commencer. Puis, des fois, elle se ravise.
             Rémy
            - J'attendrai un petit quart, mais pas plus.
            Plantés là tous deux, les mains dans les poches, ils observent sournoisement l'escalier et bientôt Poil de Carotte pousse Rémy du coude.
            - Qu'est-ce que je te disais ?
            En effet, la porte s'ouvre et Mme Lepic tenant à la main un panier pour Poil de Carotte, descend une marche. Mais elle s'arrête, défiante.                                     youtube.com
Image associée            - Tiens, te voilà encore, Rémy ! Je te croyais parti. J'avertirai ton papa que tu musardes et il te grondera.
            Rémy
            - Madame, c'est Poil de Carotte qui m'a dit d'attendre.
           Madame Lepic
          - Ah ! vraiment, Poil de Carotte ?
         Poil de Carotte n'approuve pas et ne nie pas. Il ne sait plus. Il connaît Mme Lepic sur le bout du doigt. Il l'avait devinée une fois encore. Mais puisque cet imbécile de Rémy brouille les choses, gâte tout, Poil de Carotte se désintéresse du dénouement. Il écrase de l'herbe sous son pied et regarde ailleurs.
            - Il me sembler pourtant, dit Mme Lepic, que je n'ai pas l'habitude de me rétracter.
            Elle n'ajoute rien.
            Elle remonte l'escalier. Elle rentre avec le panier que devait emporter Poil de Carotte pour pêcher des têtards et qu'elle avait vidé de ses noix fraîches, exprès.
            Rémy est déjà loin.
            Mme Lepic ne badine guère et les enfants des autres s'approchent d'elle prudemment et la redoutent presque autant que le maître d'école.
            Rémy se sauve là-bas vers la rivière. Il galope si vite que son pied gauche, toujours en retard, raie la poussière de la route, danse et sonne comme une casserole.
            Sa journée perdue, Poil de Carotte n'essaie plus de se divertir.
            Il a manqué une bonne partie.
            Les regrets sont en chemin. Il les attend.
            Solitaire, sans défense, il laisse venir l'ennui, et la punition s'appliquer d'elle-même.


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                                                             Coup de Théâtre
                                                                                                                                      pinterest.fr
activités sur le thème des pingouins                                                                Scène Première
                                                                                                                     
                                                                Madame Lepic
            - Où vas-tu ?
                                                               Poil de Carotte
                             Il a mis sa cravate neuve et craché sur ses souliers à les noyer.
            - Je vais me promener avec papa.
                                                                 Madame Lepic
            - Je te défends d'y aller tu m'entends ? Sans ça...
                             Sa main droite recule pour prendre son élan.
                                                                 Poil de Carotte, bas
            - Compris.
                         
                                                                    Scène II

                                                                Poil de Carotte  
                                                En méditation près de l'horloge    
           -  Qu'est-ce que je veux, moi ? Eviter les calottes, Papa m'en donne moins que maman. J'ai fait le calcul. Tant pis pour lui !

                                                                    Scène III

                                                               Monsieur Lepic        
            Il chérit Poil de Carotte, mais ne s'en occupe jamais, toujours courant la prétentaine,
                         pour affaires.
            - Allons ! partons. 
                                                                 Poil de Carotte 
            - Non, mon papa.
                                                                Monsieur Lepic
            - Comment, non ? Tu ne veux pas venir ?
                                                                  Poil de Carotte    
            - Oh si ! mais je ne peux pas.
                                                                 Monsieur Lepic
            - Explique-toi. Qu'est-ce qu'il y a ?
                                                                  Poil de Carotte   
            - Y a rien, mais je reste.
                                                                  Monsieur Lepic
            - Ah, oui ! encore une de tes lubies. Quel petit animal tu fais ! On ne sait pas quelle oreille te prendre. Tu veux, tu ne veux plus. Reste, mon ami, et pleurniche à ton aise.

                                                                     Scène IV

  stephyprod.com                                                                 Madame Lepic
Image associée                Elle a toujours la précaution d'écouter aux portes, pour mieux entendre.
            - Pauvre chéri ! Cajoleuse, elle lui passe la main dans les cheveux et les tire. 
              Le voilà tout en larmes, parce que son père...
              Elle regarde en-dessous M. Lepic...
              voudrait l'emmener malgré lui. Ce n'est pas ta mère qui te tourmenterait avec cette cruauté.
               Les Lepic père et mère se tournent le dos.

                                                                       Scène V

                                                                  Poil de Carotte  
                 Au fond d'un placard. Dans sa bouche, deux doigts ; dans son nez, un seul.
            - Tout le monde ne peut pas être orphelin.


                                                                                 à suivre..............


                                                                                       


                                                                                 
     

                                                                                  
   




           
 
       
                  

jeudi 20 février 2020

Poil de Carotte 10 Le Chat - Les Moutons - Parrain - La Fontaine - Les Prunes Jules Renard ( Roman France )

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                                                              Le Chat

                                                                    I

            Poil de Carotte l'a entendu dire : rien ne vaut la viande de chat pour pêcher les écrevisses, ni les tripes d'un poulet, ni les déchets d'une boucherie.
            Or il connaît un chat, méprisé parce qu'il est vieux, malade et, ça et là, pelé. Poil de Carotte l'invite à venir prendre une tasse de lait chez lui, dans son toiton. Ils seront seuls. Il se peut qu'un rat s'aventure hors du mur, mais Poil de Carotte ne promet que la tasse de lait. Il l'a posée dans un coin. Il y pousse le chat et dit :
            - Régale-toi.
            Il lui flatte l'échine, lui donne des noms tendres, observe ses vifs coups de langue, puis s'attendrit.
            - Pauvre vieux, jouis de ton reste.
            Le chat vide la tasse, nettoie le fond, essuie le bord, et il ne lèche plus que ses lèvres sucrées.
            - As-tu fini, bien fini ? demande Poil de Carotte, qui le caresse toujours. Sans doute, tu boirais volontiers une autre tasse ; mais je n'ai pu voler que celle-là. D'ailleurs, un peu plus tôt, un peu plus tard !...
            A ces mots, il lui applique au front le canon de la carabine et fait feu.
            La détonation étourdit Poil de Carotte. Il croit que le toiton même a sauté, et quand le nuage se dissipe, il voit, à ses pieds, le chat qui le regarde d'un oeil.
            Une moitié de la tête est emportée, et le sang coule dans la tasse de lait.
            - Il n 'a pas l'air mort, dit Poil de Carotte. Mâtin, j'ai pourtant visé juste.
            Il n'ose bouger, tant l'oeil unique, d'un jaune éclat, l'inquiète.
            Le chat, par le tremblement de son corps, indique qu'il vit, mais ne tente aucun effort pour se déplacer. Il semble saigner exprès dans la tasse, avec le soin que toutes les gouttes y tombent.
            Poil de Carotte n'est pas un débutant. Il a tué des oiseaux sauvages, des animaux domestiques, un chien, pour son propre plaisir ou pour le compte d'autrui. Il sait comment on procède, et que si la bête a la vie dure, il faut se dépêcher, s'exciter, rager, risquer, au besoin, une lutte corps à corps. Sinon, des accès de fausse sensibilité nous surprennent. On devient lâche. On perd du temps ; on n'en finit jamais.
            D'abord, il essaie quelques agaceries prudentes. Puis il empoigne le chat par la queue et lui assène sur la nuque des coups de carabine si violents, que chacun d'eux paraît le dernier, le coup de grâce.                                                                                                         hitek.fr
Image associée            Les pattes folles, le chat moribond griffe l'air, se  recroqueville en boule, on se détend et ne crie pas.
            - Qui donc m'affirmait que les chats pleurent, quand ils meurent ? dit Poil de Carotte.
            Il s'impatiente. C'est trop long. Il jette sa carabine, cercle le chat de ses bras et, s'exaltant à la pénétration des griffes, les dents jointes, les veines orageuses, il l'étouffe.
            Mais il s'étouffe aussi, chancelle, épuisé, et tombe par terre, assis, sa figure collée contre la figure, ses deux yeux dans l'oeil du chat.

                                                                         II

            Poil de Carotte est maintenant couché sur son lit de fer.
            Ses parents et les amis de ses parents mandés en hâte, visitent, courbés sous le plafond bas du toiton, les lieux où s'accomplit le drame.
            - Ah ! dit sa mère, j'ai dû centupler mes forces pour lui arracher le chat broyé sur son coeur. Je vous certifie qu'il ne me serre pas ainsi, moi.
            Et tandis qu'elle explique les traces d'une férocité qui, plus tard, aux veillées de famille, apparaîtra légendaire, Poil de Carotte dort et rêve.
            Il se promène le long d'un ruisseau, où les rayons d'une lune inévitable remuent, se croisent comme les aiguilles d'une tricoteuse.
            Sur les pêchettes, les morceaux du chat flamboient à travers l'eau transparente.
            Des brumes blanches glissent au ras du pré, cachent peut-être de légers fantômes.
            Poil de Carotte, ses mains derrière son dos, leur prouve qu'ils n'ont rien à craindre.
            Un boeuf approche, s'arrête et souffle, détale ensuite, répand jusqu'au ciel le bruit de ses quatre sabots et s'évanouit.
            Quel calme, si le ruisseau bavard ne caquetait pas, ne chuchotait pas, n'agaçait pas autant, à lui seul, qu'une assemblée de vieilles femmes.                                           cookingout.canalblog.com
Résultat de recherche d'images pour "écrevisses"            Poil de Carotte, comme s'il voulait le frapper pour le faire taire, lève doucement un bâton de pêchette et voici que du milieu des roseaux montent des écrevisses géantes.
            Elles croissent encore et sortent de l'eau, droites, luisantes.
            Poil de Carotte, alourdi par l'angoisse, ne sait pas fuir.
            Et les écrevisses l'entourent.
            Elles se haussent vers sa gorge.
            Elles crépitent.
            Déjà, elles ouvrent leurs pinces toutes grandes.


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Résultat de recherche d'images pour "poux sur mouton"
            Poil de Carotte n'aperçoit d'abord que de vagues boules sautantes. Elles poussent des cris étourdissants et mêlés, comme des enfants qui jouent sous un préau d'école. L'une d'elles se jettent dans ses jambes, et il en éprouve quelque malaise. Une autre bondit en pleine projection de lucarne. C'est un agneau. Poil de Carotte sourit d'avoir eu peur. Ses yeux s'habituent graduellement à l'obscurité et les détails se précisent.
            L'époque des naissances a commencé. Chaque matin, le fermier Pajol compte deux ou trois agneaux de plus. Il les trouve égarés parmi les mères, gauches, flageolant sur leurs pattes raides : quatre morceaux de bois d'une sculpture grossière.
            Poil de Carotte n'ose pas encore les caresser. Plus hardis, ils suçotent déjà ses souliers, ou posent leurs pieds de devant sur lui, un brin de foin dans la bouche.
            Les vieux, ceux d'une semaine, se détendent d'un violent effort de l'arrière-train et exécutent un zigzag en l'air. Ceux d'un jour, maigres, tombent sur leurs genoux anguleux, pour se relever pleins de vie. Un petit qui vient de naître se traîne, visqueux et non léché. Sa mère, gênée par sa bourse gonflée d'eau et ballottante, le repousse à coups de tête.
            - Une mauvaise mère ! dit Poil de Carotte.
            - C'est chez les bêtes comme chez le monde, dit Pajol.
            - Elle voudrait, sans doute, le mettre en nourrice.
            - Presque, dit Pajol. Il faut à plus d'un donner le biberon, un biberon comme ceux qu'on achète au pharmacien. Ça ne dure pas, la mère s'attendrit. D'ailleurs, on les mate.
            Il la prend par les épaule et l'isole dans une cage. Il lui noue au cou une cravate de paille pour la reconnaître, si elle s'échappe. L'agneau l'a suivie. La brebis mange avec un bruit de râpe, et le petit, frissonnant, se dresse sur ses membres mous, essaie de téter, plaintif, le museau enveloppé d'une gelée tremblante.
            - Et vous croyez qu'elle reviendra à des sentiments plus humains ? dit Poil de Carotte.
            - Oui, quand son derrière sera guéri, dit Pajol : elle a eu des couches dures.
            - Je tiens à mon idée, dit Poil de Carotte. Pourquoi ne pas confier le petit aux soins d'une étrangère ?
            - Elle le refuserait, dit Pajol.
            En effet, des quatre coins de l'écurie, les bêlements des mères se croisent, sonnent l'heure des tétées et, monotones aux oreilles de Poil de Carotte, sont nuancés pour les agneaux car, sans confusion, chacun se précipite droit aux tétines maternelles.
            - Ici, dit Pajol, point de voleuses d'enfants.
            - Bizarre, dit Poil de Carotte, cet instinct de la famille chez ces ballots de laine. Comment l'expliquer ? Peut-être par la finesse de leur nez.
            Il a presque envie d'en boucher un, pour voir.
            Il compare profondément les hommes avec les moutons, et voudrait connaître les petits noms des agneaux.
            Tandis qu'avides ils sucent, leurs mamans, les flancs battus de brusques coups de nez, mangent, paisibles, indifférentes. Poil de Carotte remarque dans l'eau d'une auge des débris de chaînes, des cercles de roues, une pelle usée.
            - Elle est propre, votre auge ! dit-il d'un ton fin. Assurément, vous enrichissez le sang des bêtes au moyen de cette ferraille !
            - Comme de juste, dit Pajol. Tu avales bien des pilules, toi !
            Il offre à Poil de Carotte de goûter l'eau. Afin qu'elle devienne encore plus fortifiante, il y jette n'importe quoi.
            - Veux-tu un berdin ? dit-il
            - Volontiers, dit Poil de Carotte sans savoir ; merci d'avance.
            Pajol fouille l'épaisse laine d'une mère et attrape avec ses ongles un berdin jaune, rond, dodu, repu, énorme. Selon Pajol, deux de cette taille dévoreraient la tête d'un enfant comme une prune. Il le met au creux de la main de Poil de Carotte et l'engage, s'il veut rire et s'amuser, à le fourrer dans le cou ou les cheveux de ses frère et soeur.                                                    francetvinfo.fr
Image associée            Déjà le berdin travaille, attaque la peau. Poil de Carotte éprouve des picotements aux doigts, comme s'il tombait du grésil. Bientôt au poignet, ils gagnent le coude. Il semble que le berdin se multiplie, qu'il va ronger le bras jusqu'à l'épaule.
            Tant pis, Poil de Carotte le serre ; il l'écrase et essuie sa main sur le dos d'une brebis, sans que Pajol s'en aperçoive.
            Il dira qu'il l'a perdu.
            Un instant encore, Poil de Carotte écoute, recueilli, les bêlements qui se calment peu à peu. Tout à l'heure, on n'entendra plus que le bruissement sourd du foin broyé entre les mâchoires lentes.
            Accrochée à un barreau de râtelier, une limousine aux raies éteintes semble garder les moutons toute seule.   


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                                                                       Parrain                                                                                                                                                                                                        pinterest.com  
Résultat de recherche d'images pour "paysan 1900"             Quelquefois, Mme Lepic permet à Poil de Carotte d'aller voir son parrain et même de coucher avec lui. C'est un vieil homme bourru, solitaire, qui passe sa vie à la pêche ou dans la vigne. Il n'aime personne et ne supporte que Poil de Carotte.
            - Te voilà, canard ! dit-il.
            - Oui, parrain, dit Poil de Carotte sans l'embrasser, m'as-tu préparé ma ligne ?
            - Nous en aurons assez d'une pour nous deux, dit parrain.
            Poil de Carotte ouvre la porte de la grange et voit sa ligne prête. Ainsi son parrain le taquine toujours, mais Poil de Carotte averti ne se fâche plus et cette manie du vieil homme complique à peine leurs relations. Quand il dit oui, il veut dire non et réciproquement. Il ne s'agit que de ne pas s'y tromper.
            - Si ça l'amuse, ça ne me gêne guère, pense Poil de Carotte.
            Et ils restent bons camarades.
            Parrain, qui d'ordinaire ne fait de cuisine qu'une fois par semaine pour toute la semaine, met au feu, en l'honneur de Poil de Carotte, un grand pot de haricots avec un bon morceau de lard et, pour commencer la journée, le force à boire un verre de vin pur.
            Puis ils vont pêcher.
            Parrain s'assied au bord de l'eau et déroule méthodiquement son crin de Florence. Il consolide avec de lourdes pierres ses lignes impressionnantes et ne pêche que les gros qu'il roule au frais dans une serviette et lange comme des enfants.
            - Surtout, dit-il à Poil de Carotte, ne lève ta ligne que lorsque ton bouchon aura enfoncé trois fois.
            Poil de Carotte
            - Pourquoi trois ?
            Parrain
            - La première ne signifie rien : le poisson mordille. La seconde, c'est sérieux : il avale. La troisième, c'est sûr : il ne s'échappera plus. On ne tire jamais trop tard.
            Poil de Carotte préfère la pêche aux goujons. Il se déchausse, entre dans la rivière et, avec ses pieds, agite le fond sablonneux pour faire de l'eau trouble. Les goujons stupides accourent et Poil de Carotte en sort un à chaque jet de ligne. A peine a-t-il le temps de crier au parrain :
            - Seize, dix-sept, dix-hui !...
            Quand parrain voit le soleil au-dessus de sa tête, on rentre déjeuner. Il bourre Poil de Carotte de haricots blancs.
            - Je ne connais rien de meilleur, lui dit-il, mais je les veux cuits en bouillie. J'aimerais mieux mordre le fer d'une pioche que manger un haricot qui craque sous la dent, craque comme un grain de plomb dans une aile de perdrix.
            Poil de Carotte
            - Ceux-là fondent sur la langue. D'habitude, maman ne les fait pas trop mal. Pourtant, ce n'est plus ça. Elle doit ménager la crème.
            Parrain
            - Canard, j'ai du plaisir à te voir manger. Je parie que tu ne manges point ton content, chez ta mère.                                                                                                               
            Poil de Carotte                                                                                cuisineaz.com
Résultat de recherche d'images pour "haricots blancs"            - Tout dépend de son appétit. Si elle a faim, je mange à sa faim. En se servant, elle me sert par-dessus le marché. Si elle a fini, j'ai fini aussi.
            Parrain
            - On en redemande, bêta.
            Poil de Carotte
            - C'est facile à dire, mon vieux. D'ailleurs, il vaut toujours mieux rester sur sa faim.
            Parrain
            - Et moi qui n'ai pas d'enfant,je lécherais le derrière d'un singe, si ce singe était mon enfant ! Arrangez ça.
            Ils terminent leur journée dans la vigne, où Poil de Carotte, tantôt regarde piocher son parrain et le suit pas à pas, tantôt couché sur des fagots de sarment et les yeux au ciel, suce des brins d'osier.


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                                                                    La Fontaine

            Il ne couche pas avec son parrain pour le plaisir de dormir. Si la chambre est froide, le lit de plume est trop chaud, et la plume, douce aux vieux membres du parrain, met vite le filleul en nage. Mais il couche loin de sa mère.
            - Elle te fait donc bien peur ? dit le parrain.
            Poil de Carotte
            - Ou, plutôt, moi, je ne lui fais pas assez peur. Quand elle veut donner une correction à mon frère, il saute sur un manche de balai, se campe devant elle, et je te jure qu'elle s'arrête court. Aussi elle préfère le prendre par les sentiments. Elle dit que la nature de Félix est si susceptible qu'on n'en ferait rien avec des coups et qu'ils s'appliquent mieux à la mienne.
            Parrain
            - Tu devrais essayer du balai, Poil de Carotte.      
            Poil de Carotte
            - Ah ! si j'osais ! Nous nous sommes souvent battus, Félix et moi, pour de bon ou pour jouer. Je suis aussi fort que lui. Je me défendrais comme lui. Mais je me vois armé d'un balai contre maman. Elle croirait que je l'apporte. Il tomberait de mes mains dans les siennes, et peut-être qu'elle me dirait merci, avant de taper.
            Parrain
            - Dors, canard, dors !
            Ni l'un ni l'autre ne peut dormir. Poil de Carotte se retourne, étouffe et cherche de l'air, et son vieux parrain en a pitié.                                 
            Tout à coup, comme Poil de Carotte va s'assoupir, parrain lui saisit le bras.
            - Es-tu là, canard ? dit-il. Je rêvais, je te croyais encore dans la fontaine. Te souviens-tu de la fontaine ?
            Poil de Carotte
            - Comme si j'y étais, parrain. Je ne te le reproche pas, mais tu m'en parles souvent.
            Parrain
            - Mon pauvre canard, dès que j'y pense, je tremble de tout mon corps. Je m'étais endormi sur l'herbe. Tu jouais au bord de la fontaine, tu as glissé, tu es tombé, tu criais, tu te débattais, et moi, misérable, je n'entendais rien. Il y avait à peine de l'eau pour noyer un chat. Mais tu ne te relevais pas. C'était là le malheur, tu ne pensais donc plus à te relever ?
            Poil de Carotte
            - Si tu crois que je me rappelle ce que je pensais dans la fontaine !
            Parrain
            - Enfin, ton barbotement me réveille. Il était temps. Pauvre Canard ! pauvre canard ! Tu vomissais comme une pompe. On t'a changé, on t'a mis le costume des dimanches du petit Bernard.
            Poil de Carotte
            - Oui, il me piquait. Je me grattais. C'était donc un costume de crin ?
            Parrain
            - Non, mais le petit Bernard n'avait pas de chemise propre à te prêter. Je ris aujourd'hui, et une minute, une seconde de plus, je te relevais mort.
            Poil de Carotte
            - Je serais loin.
            Parrain
            - Tais-toi. Je m'en suis dit des sottises, et depuis je n'ai jamais passé une bonne nuit. Mon sommeil perdu, c'est ma punition ; je la mérite.
            Poil de Carotte
            - Moi, parrain, je ne la mérite pas et je voudrais bien dormir.
            Parrain
            - Dors, canard, dors.
            Poil de Carotte
            - Si tu veux que je dorme, mon vieux parrain, lâche ma main. Je te la rendrai après mon somme. Et retire aussi ta jambe, à cause de tes poils. Il m'est impossible de dormir quand on me touche.


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            Quelque temps agités, ils remuent dans la plume et le parrain dit :
            - Canard, dors-tu ?
            Poil de Carotte
            - Non, parrain.
            Parrain
            - Moi non plus. J'ai envie de me lever. Si tu veux, nous allons chercher des vers.
            - C'est une idée, dit Poil de Carotte.
            Ils sautent du lit, s'habillent, allument une lanterne et vont dans le jardin.
            Poil de Carotte porte la lanterne, et le parrain une boîte de fer-blanc, à moitié pleine de terre mouillée. Il y entretient une provision de vers pour sa pêche. Il les recouvre d'une mousse humide, de sorte qu'il n'en manque jamais. Quand il a plu toute la journée, la récolte est abondante.
            - Prends garde de marcher dessus, dit-il à Poil de Carotte, va doucement. Si je ne craignais les rhumes, je mettrais des chaussons. Au moindre bruit, le ver rentre dans son trou. On ne l'attrape que s'il s'éloigne trop de chez lui. Il faut le saisir brusquement, et le serrer un peu, pour qu'il ne glisse pas. S'il est à demi rentré, lâche-le : tu le casserais. Et un ver coupé ne vaut rien. D'abord, il pourrit les autres, et les poissons délicats les dédaignent. Certains pêcheurs économisent leurs vers ; ils ont tort. On ne pêche de beaux poissons qu'avec des vers entiers, vivants et qui se recroquevillent au fond de l'eau. Le poisson s'imagine qu'ils se sauvent, court après et dévore tout de confiance.
            - Je les rate presque toujours, murmure Poil de Carotte, et j'ai les doigts barbouillés de leur sale bave.
            Parrain
            - Un ver n'est pas sale. Un ver est ce qu'on trouve de plus propre au monde. Il ne se nourrit que de terre, et si on le presse, il ne rend que de la terre. Pour ma part, j'en mangerais.
            Poil de Carotte
            - Pour la mienne, je te la cède. Mange voir.
            Parrain
            - Ceux-ci sont un peu gros. Il faudrait d'abord les faire griller, puis les écarter sur du pain. Mais je mange crus les petits, par exemple ceux des prunes.
            Poil de Carotte
            - Oui, je sais. Aussi tu dégoûtes ma famille, maman surtout, et dès qu'elle pense à toi, elle a mal au coeur. Moi, je t'approuve sans t'imiter, car tu n'es pas difficile et nous nous entendons très bien.
            Il lève sa lanterne, attire une branche de prunier, et cueille quelques prunes. Il garde les bonnes et donne les véreuses à parrain qui dit, les avalant d'un coup, toutes rondes, noyau compris :
            - Ce sont les meilleures.
            Poil de Carotte                                                                              cache.marieclaire.fr   
Résultat de recherche d'images pour "prunes"            - Oh ! je finirai par m'y mettre et j'en mangerai comme toi. Je crains seulement de sentir mauvais et que maman ne le remarque, si elle m'embrasse.
            - Ça ne sent rien, dit parrain, et il souffle au visage de son filleul.
            Poil de Carotte
            - C'est vrai. Tu ne sens que le tabac. Par exemple tu le sens à plein nez. Je t'aime bien, mon vieux parrain, mais je t'aimerais davantage, plus que tous les autres, si tu ne fumais pas la pipe.
            Parrain
            - Canard ! canard ! ça conserve.


                                                                                 à suivre.............

                                                                  Mathilde