mardi 15 décembre 2020

Le paon d'hiver D.H. Lawrence ( Nouvelle Grande Bretagne )


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                                           Le paon d'hiver

            Il y avait par terre une mince couche de neige craquante, le ciel était bleu, le vent très froid, l'air lumineux. Les fermiers se contentaient de sortir leurs vaches une heure environ à la mi-journée, et les étables exhalaient une odeur intolérable à mon arrivée à Tible. J'observai que les ramilles de frênes, haut dans le ciel, étaient pâles et lumineuses. Et je vis les paons. Ils étaient là, devant moi, sur la route, trois d'entre eux, des oiseaux sans queue, bruns, grivelés, au col bleu sombre, à la crête délabrée. Ils s'avançaient d'un air espiègle sur les filigranes de la neige, et leurs corps se déplaçaient d'un mouvement lent, pareils à de petites barques légères à fond plat. Je les admirai ; ils étaient curieux. Alors, une bouffée de vent s'empara d'eux, leur fit donner de la bande ainsi qu'à trois bateaux frêles, hérissant leurs plumes à la façon de voiles en loques. Ils sautillèrent, mal à l'aise, afin d'échapper à ce courant d'air. Puis, à l'abri des murs, ils reprirent leur allure espiègle, hivernale, légère et délestée, maintenant que leur queue avait disparu, indifférents. Ils étaient indifférents à ma présence. J'aurais pu les toucher. Ils se détournèrent vers l'abri d'un hangar ouvert.
            Tandis que je dépassais l'extrémité de la maison la plus élevée, je vis une jeune femme qui sortait par la porte de derrière. J'avais déjà causé avec elle au cours de l'été. Elle me reconnut tout de suite, et me fit signe de la main. Chargée d'un seau, elle portait un tablier blanc, plus long que sa jupe absurdement courte, et une coiffe en coton. Je répondis par un coup de chapeau, et continuai ma route. Mais la jeune femme posa son seau, et courut après moi, d'un mouvement vif et furtif.
            - Ça vous ennuierait de m'attendre une minute ? demanda-t-elle. Je reviens tout de suite.
            Elle m'adressa un mystérieux petit sourire, et rebroussa chemin. Elle avait un visage allongé, jaunâtre, au nez plutôt rouge. Mais ses yeux d'un noir d'encre s'adoucirent quelques instants de façon caressante à mon intention, avec cette humilité momentanée qui fait de l'homme le seigneur de l'univers.
            Je restai debout sur la route à regarder les jeune veaux pelucheux, roux foncé, qui mugissaient. Ils avaient l'air heureux, folâtre, un peu effronté, soit résolus à rentrer dans la chaude étable, soit résolus à n'y point rentrer. Je fus incapable d'en décider.
            Bientôt la femme revint vers moi, la tête un peu basse. Mais elle leva le regard vers moi et sourit; avec une étrange, une immédiate intimité, quelque chose de magique, d'irréel.
            - Excusez-moi de vous faire attendre, dit-elle. Si nous allions dans la remise ?... Nous serons plus à l'abri du vent.
            Nous nous mîmes donc parmi les poutres de la remise ouverte qui faisait face à la route. Alors la jeune femme baissa les yeux et regarda le sol, un peu de côté, et je m'aperçus qu'elle fronçait un peu les sourcils. Pendant quelques minutes, elle parut songeuse. Puis elle me regarda dans les yeux, de sorte que je clignai les paupières, et voulus me détourner. Elle me scrutait dans une intention quelconque, et son regard était trop proche. Le froncement continuait de plisser son front jaune, attentif.     dreamstime.com 
Afficher l'image d'origine            - Parlez-vous français ? me demanda-t-elle abruptement.
            - Comme ci, comme ça, répondis-je.
            - J'étais censée l'apprendre en classe, dit-elle. Mais je n'en sais pas un mot.
            Elle baissa la tête en riant, avec une grimace plutôt vilaine et en roulant ses yeux noirs.
            - Ça n'est pas bon de s'encombrer la mémoire de choses inutiles, observai-je
            Mais elle avait détourné son long visage jaunâtre, et n'entendis pas ce que je lui disais. Soudain, à nouveau elle me regarda. Elle avait l'air inquisiteur. En même temps elle me souriait, et ses yeux sombres fixaient doucement les miens avec une humilité infiniment confiante. La jeune femme essayait de m'enjôler.
            - Ça ne vous ennuierait de me traduire une lettre écrite en français ? demanda-t-elle, le visage aussitôt devenu sombre, amer.
            Elle m'interrogeais du regard, les sourcils froncés.
            - Pas le moins du monde, répondis-je.
            - C'est une lettre adressée à mon mari, dit-elle en continuant à me scruter.
            Je la regardai sans tout à fait comprendre. Son regard s'enfonçait en moi trop profondément ; cela me faisait perdre mes esprits. Elle jeta un coup d'oeil à la ronde. Ensuite, elle me regarda, l'air entendu. Elle tira de sa poche une lettre, et me la tendit. Elle était adressée, de France, au soldat de première classe Goyte, à Tible. Je sortis la lettre de son enveloppe et commençai à la lire, comme j'aurais lu des mots dépourvus de signification. " Mon cher Alfred... " C'aurait pu être, tout aussi bien, quelque fragment déchiré de journal. Aussi j'avançai dans le texte, c'étaient les phrases banales d'une lettre adressée à un soldat anglais par une fille de langue française. " Je pense à toi toujours, toujours. Et toi, penses-tu quelquefois à moi ? " Alors je me rendis vaguement compte que j'étais en train de lire la correspondance privée d'un autre homme. Et pourtant, comment pouvait-on considérer ces phrases françaises ordinaires, faciles ? Rien de plus banal et de plus vulgaire au monde, qu'une pareille lettre d'amour... aucun style journalistique n'était plus convenu.
            C'est pourquoi je lus sans émotion les effusions de la demoiselle belge. Mais à un certain moment je concentrai mon attention.  La missive, en effet, continuait ainsi : " Notre cher petit bébé est né voilà une semaine. J'ai failli mourir, te sachant loin, et peut-être oublieux du fruit de notre parfait amour. Mais l'enfant m'a réconfortée. Il a les yeux souriants, l'air viril de son père anglais. Je prie la Mère de Jésus de m'envoyer le cher père de mon enfant, pour que je puisse le voir avec son bébé dans les bras, et pour que nous puissions être unis dans le saint amour familial. Ah ! mon Alfred, comment te dire combien tu me manques, combien je pleure en pensant à toi ? Ma pensée ne te quitte pas ; je ne pense qu'à toi ; je ne vis que pour toi, et pour notre cher petit bébé. Si tu ne me reviens pas bientôt je mourrai, et notre enfant aussi. Mais non, tu ne peux revenir à moi. Je peux aller à toi, me rendre en Angleterre avec notre enfant. Si tu ne veux pas me présenter à ta bonne mère, à ton bon père, tu peux me rencontrer dans une ville quelconque ; en effet, j'aurais peur de me trouver seule en Angleterre avec mon enfant, sans personne pour prendre soin de nous ! Pourtant, je dois aller te retrouver, je dois porter mon enfant, mon petit Alfred à son père, le grand, le bel Alfred, que j'aime tant ! Oh ! écris-moi pour me dire où je dois me rendre. J'ai de l'argent, je ne suis pas une créature sans le sou. J'ai de l'argent pour moi-même, et mon cher petit bébé... "
           Je lus jusqu'au bout. C'était signé : " Ta très heureuse, et plus malheureuse encore, Élise. " Je crois que je souriais. 
            - Je vois que ça vous fait rire, observa Mrs Goyte avec ironie.
            Je levai les yeux sur elle.
            - ... C'est une lettre d'amour, je le sais bien, reprit-elle. Il y a trop " d'Alfred " là-dedans pour que ça puisse être autre chose.
            - Un de trop, glissai-je.                                                                   pinterest.com
Résultat de recherche d'images pour "campagne couple lisant une lettre"            - Ah oui ?... Et qu'est-ce qu'elle raconte, cette Éliza ? Nous savons qu'elle se prénomme Éliza, c'est déjà quelque chose.
            Elle eut une petite grimace en me regardant avec un rire moqueur.
            - Où donc avez-vous trouvé cette lettre ? demandai-je.
            - Le facteur me l'a remise la semaine dernière.
            - Et votre mari se trouve à la maison ?
            - J'attends son retour ce soir. Il a été blessé, vous savez, et nous avons fait une demande pour qu'il soit rapatrié. Il est rentré depuis environ six semaines. Il est resté en Écosse, depuis... Il a été blessé à la jambe... Oui, il va bien, c'est un solide gaillard. Mais il est estropié, il boite un peu. Il espère être démobilisé, mais je ne crois pas qu'il le sera... Quand nous nous sommes mariés ? Voilà six ans, et il s'est engagé le jour même de la déclaration de guerre. Oh ! il croyait que ce genre de vie lui plairait. Il avait fait la guerre en Afrique du Sud... Non, il en avait plein le dos, par-dessus la tête. Je vis chez son père et sa mère. . Maintenant je n'ai plus de chez moi. Mes parents avaient une grande ferme, plus de mille arpents, dans le comté d'Oxford... Ça n'est pas comme par ici, non. Oh ! ils sont très bons pour moi, son père et sa mère. Oh ! oui, ils ne pourraient être meilleurs. Ils font plus de cas de moi que de leurs propres filles. Mais ça n'est pas comme chez soi, hein ? On ne peut pas vraiment faire ce qu'on veut... Non, il n'y a que moi, son père et sa mère à la maison... Avant la guerre ? Oh ! il faisait n'importe quoi. Il avait une bonne éducation, mais il aimait mieux travailler à la ferme. Ensuite, il a été chauffeur. C'est comme ça qu'il a appris le français. Pendant longtemps il a conduit en France...
            A ce moment les paons contournèrent l'angle de la maison.
            - Hello, Joey ! cria Mrs Goyte, et l'un des oiseaux s'avança sur ses pattes délicates.
            Son corps gris, tacheté, avait beaucoup d'élégance ;
            L'oiseau roulait son cou plein, bleu sombre, avançant vers la jeune femme. Elle s'accroupit :
            - Joey, mon chéri, dit-elle d'une étrange voix grave et caressante, tu viens toujours à moi, hein
            Elle tendit le visage, et l'oiseau ondula du col, le touchant presque du bec, comme s'il lui eût donné un baiser.
            - Il vous aime, observai-je.
            Riant elle se tourna vers moi.
            - Oui, dit-elle, il m'aime, Joey m'aime.
           Puis, à l'oiseau :
            - Et moi, j'aime Joey, hein ? Oh ! oui, j'aime Joey.
            Pendant quelques instants elle lissa ses plumes. Puis elle se releva, déclarant :
            - C'est une nature affectueuse.
            Je souris de sa façon de rouler l' r de " naturrre ".
            - Si, si, je vous assure ! protesta-t-elle. Il est venu avec moi de chez mes parents, voilà sept ans. Ces autres, là, descendent de lui, mais ils ne valent pas Joey. N'est-ce pas mon chérrri  ?
            La voix de la jeune femme, à la fin de sa phrase, s'éleva jusqu'à un genre de cri de sorcière. Puis Mrs Goyte oublia l'oiseau dans la remise et revint à ses préoccupations.
            - ... Voulez-vous me traduire cette lettre ? interrogea-t-elle. Traduisez-la moi pour que je sache ce qu'elle dit.
            - C'est agir un peu derrière le dos de votre mari, fis-je observer.
            - Oh ! ne vous occupez pas de lui ! s'écria-t-elle. Voilà suffisamment de temps que lui-même agit derrière mon dos... quatre ans. Si lui ne faisait jamais des choses plus graves derrière mon dos que je n'en fais derrière le sien, il n'aurait pas à se plaindre. Traduisez-moi donc ce que dit la lettre.
            Maintenant, j'éprouvais donc une évidente répugnance à faire ce que me demandait Mrs Goyte, et pourtant je commençai :
            - Mon cher Alfred...
            - Jusque-là j'avais compris, dit-elle. Le cher Alfred à Éliza. Elle éclata de  ... En français, comment prononcez-vous ça ? " Éliza " ?
            -  Je le lui dis.
           Elle répéta ce prénom d'un ton plein de mépris.
           - Élise.... Continuez, dit-elle. Vous n'avancez pas .
           Aussi je continuai :
           - " J'ai quelquefois pensé à vous... Et vous avez-vous pensé à moi ? "
           - Et à plusieurs autres, j'imagine, par-dessus le marché, commenta Mrs Goyte.
           - Pas nécessairement, dis-je et je poursuivis. " Il y a une semaine un charmant petit bébé est né dans la famille. Ah ! comment vous dire ce que je ressens  quand je prends dans mes bras mon cher petit frère ! "...
            - Je parie qu'il est de " lui ", s'écria Mrs Goyte.
            - Mais non, protestai-je. Il est de la mère d'Élise.                         

            - N'en croyez rien ! cria-t-elle. C'est une ruse. Remarquez, c'est bien le droit de cette fille, et de mon mari.
            - Mais non, répétai-je. Il s'agit de l'enfant de la mère d'Elise. " Il a de jolis yeux souriants, mais comme vos beaux yeux d'Anglais "...
            Soudain elle claqua du plat de la main sa jupe en un geste sauvage, et se courba, pliée en deux par le rire. Puis elle se redressa, et se couvrit le visage.
            - Je ne peux pas m'empêcher de rire à l'idée de ses " beaux yeux d'Anglais ", expliqua-t-elle.
            - Ses yeux ne sont pas beaux ? demandai-je.
            - Oh si !... très ! Continuez ! - Joey, mon chérrri, mon cherrri, Joey !
            Ces derniers mots s'adressaient au paon.
            - Euh... " Vous nous manquez beaucoup. Vous nous manquez beaucoup à tous. Nous serions si contents que vous soyez avec nous pour voir le cher petit bébé ! Ah ! Alfred, que nous étions heureux quand vous demeuriez chez nous ! Nous vous aimions tant ! Ma mère appellera son bébé Alfred afin que nous ne vous oubliions jamais "...
            - C'était son droit, bien sûr ! cria Mrs Goyte.
            - Mais non, dis-je. C'est l'enfant de la mère. Euh... " Ma mère va très bien. Mon père est rentré hier à la maison, en permission. Il est enchanté de son fils, mon petit frère, et veut lui donner votre prénom parce que vous avez été si bon pour nous tous au cours de cette période affreuse, que je n'oublierai jamais. Je ne peux m'empêcher de pleurer maintenant, quand j'y pense. Ainsi vous voici loin, en Angleterre. Et peut-être que je ne vous reverrai jamais. Et vos chers parents, comment les avez-vous trouvés ? Je suis si heureuse que votre blessure aille mieux, et que vous puissiez presque marcher !... "
            - Et sa chère " épouse ", comment l'a-t-il trouvée ? cria Mrs Goyte. Il n'a jamais dit qu'il en avait une à cette fille. Est-il Dieu possible de rouler cette malheureuse à ce point-là ?
            - " Nous sommes tellement contents de recevoir de vos nouvelles ! Et pourtant maintenant que vous revoilà dans votre pays, vous allez oublier la famille que vous avez tant aidée "...
            - Un peu trop, hein Joey ? s'écria l'épouse.
            - " Sans vous nous ne serions pas vivants à l'heure qu'il est, à nous plaindre et nous réjouir de cette existence, pour nous si dure. Mais nous avons regagné une partie de ce que nous avions perdu et ne sentons plus le poids de la pauvreté. Le petit Alfred est pour moi d'un grand réconfort. Je le serre contre mon coeur en pensant au grand, au bon Alfred, et je pleure en me disant que ces moments de souffrance furent peut-être ceux d'un grand bonheur à jamais disparu. "
            - Oh ! si ça n'est pas une honte de fourrer dedans une pauvre fille comme ça ! cria Mrs Goyte. N'avoir jamais soufflé mot de son mariage, encourager les espérances de cette malheureuse ... j'appelle ça de la saloperie, voilà comment j'appelle ça.
            - Vous ne pouvez pas dire ça, remarquai-je. Vous savez combien les femmes ont tôt fait de tomber amoureuse, mariées ou non. Si cette jeune fille était bien décidée à tomber amoureuse de votre mari, comment aurait-il pu empêcher ça ?
            - Il l'aurait pu s'il l'avait voulu.
            - Mon Dieu, dis-je, tous les hommes ne sont pas des saints.
            - Ah ! mais ça n'a rien à voir ! " Le grand, le bon Alfred ! "... Avez-vous jamais entendu pareilles balivernes ? Continuez... Que dit-elle pour finir ?
            - Euh... " Nous serons heureux de recevoir des nouvelles de votre vie en Angleterre. Nous disons tous bien des choses à vos bons parents. Je vous souhaite pour l'avenir tout le bonheur possible. Avec ma grande affection et ma grande reconnaissance éternelle. Élise. "
            Il y eut quelques instants de silence durant lesquels Mrs Goyte resta la tête inclinée, sinistre, absente. Soudain la jeune femme se redressa et ses yeux étincelèrent.
Afficher l'image d'origine  *         - Oh ! je dis que c'est ignoble de rouler une fille de cette façon-là.
            - Mais non, dis-je. Il est probable que votre mari ne l'a pas roulée du tout. Croyez-vous que ces Françaises soient de pauvres innocentes ? Je la soupçonne d'être bien plus retors que lui.
            - Oh ! lui, c'est un des plus grands nigauds qui ait jamais existé sous le soleil ! s'exclama-t-elle.
            - Vous voyez bien, répliquai-je.
            - Il n'en reste pas moins que l'enfant est de lui, dit-elle.
            - Je ne crois pas, fis-je.
            - J'en suis convaincue.
            - Oh ! dis-je, si vous le prenez comme ça...
            - Quel autre motif aurait-elle d'écrire une lettre pareille ?...
            Je sortis sur la route et regardai le bétail.
           - Qui garde les vaches ? demandai-je.
           Mrs Goyte sortit à son tour.
           - Le garçon de ferme, à côté, répondit-elle.
           - Mon Dieu, repris-je, ces filles belges !... Elles ont la rage d'écrire. Et, après tout, c'est l'affaire de votre mari. Vous ne devriez pas vous en inquiéter.
            - Oh ! cria-t-elle avec mépris, ça n'est pas " moi " qui m'inquiète. Mais c'est la saleté de tout ça. Moi qui lui écrivais des lettres si aimantes...
            Elle se couvrit le visage de ses mains, et rit avec malveillance.
           - ... Et qui passais mon temps à lui envoyer des colis... Je vous parie que mes colis lui servaient à nourrir cette crrré-aturrre, j'en suis persuadée. C'est tout à fait lui. Je vous parie qu'ils riaient ensemble de mes lettres. Je vous parie n'importe quoi venant d'eux.
            - Mais non, dis-je. Il devait brûler vos lettres, de peur qu'elles ne le trahissent.
            La face jaune de Mrs Goyte avait une expression furieuse. Soudain, nous entendîmes une voix qui appelait. La jeune femme passa la tête hors de la remise, et répondit fraîchement :
            - On y va !
            Puis, se tournant vers moi :
            - ... C'est sa mère qui s'inquiète à mon sujet.
            Elle m'éclata de rire en plein visage, comme une sorcière, et nous descendîmes la route.
            Quand je m'éveillai le matin qui suivit cet épisode, je trouvai les vitres obscurcies par une épaisse neige poudreuse, qui avait soufflé contre les grandes fenêtres de l'ouest, les couvrant d'un écran. Je sortis et vis la vallée toute blanche et fantomatique, les arbres, au-dessus de moi, noirs et minces comme un fil de fer, les visages sculptés par les rochers sombres à travers le linceul étincelant, et le ciel, au-dessus de tout cela, lugubre, lourd, jaune foncé, beaucoup trop pesant pour ce monde, en bas, de poreuse et bleuâtre blancheur, soutachée de noir. J'eus le sentiment de me trouver dans quelque vallée des morts. Et je me sentis captif, La neige était partout, et s'éboulait par endroits. Aussi demeurai-je à la maison toute la matinée, à regarder le long de l'allée, les arbustes si pesamment empanachés de neige, et les montants du portail exhaussés d'au moins trente centimètres de blancheur additionnelle. Ou bien j'abaissais les yeux sur la vallée en noir et blanc, absolument immobile, une vallée d'outre-tombe, le fond creux d'un sarcophage.        
            Rien ne bougea de tout le jour. Aucun panache ne tomba des buissons, la vallée était aussi morte qu'un cimetière. Je regardai les minuscules fermes à demi enfouies, là-bas, sur les hauteurs nues, au-delà du creux de la vallée, et songeai à Tible enneigé, à la noire Mrs Goyte, cette petite sorcière. Et la neige semblait m'exposer, pieds et poings liés, à des influences auxquelles je voulais échapper.
            Dans la pénombre d'environ quatre heures de l'après-midi, mon attention fut appelée par un mouvement dans la neige, loin vers le bas, près de l'endroit où les épineux se dressaient, tout noirs et rabougris, petit groupe sauvage contre la blancheur sinistre. J'observai avec attention. Oui, cela battait des ailes et se débattait. Ce devait être un grand oiseau qui se démenait dans la neige. Cela m'intrigua. Nos plus grands oiseaux, dans la vallée, étaient les grands faucons souvent suspendus, palpitants, devant mes fenêtres, au même niveau que moi, mais bien au-dessus de quelque proie qui se trouvait sur le flanc abrupt de la vallée. L'oiseau qui m'intriguait était beaucoup trop gros pour un faucon, trop gros pour n'importe quel oiseau connu dans la vallée. Je cherchai dans ma tête quel pouvait être le plus grand oiseau sauvage d'Angleterre : l'oie, la buse ?                             gtwallpaper.com
Résultat de recherche d'images pour "paon dans la neige"            L"oiseau continuait de se démener, de se débattre, puis s'immobilisait, tâche sombre, puis recommençait à lutter. Je sortis de la maison et descendis la pente escarpée, au risque de me rompre une jambe entre les rochers. Je connaissais l'endroit si bien !... Et pourtant j'eus beaucoup de mal à parvenir à proximité des épineux.
            Oui, c'était un oiseau. C'était Joey. C'était un paon gris-brun, au cou bleu. L'animal était trempé de neige, épuisé.
            - Joey... Joey, mon chérrri ! dis-je en titubant gauchement vers lui.
            Il avait un aspect si pathétique, à ramer, à se débattre ainsi dans la neige, trop fourbu pour se lever, son cou bleu étendu, reposant parfois sur la neige, son oeil se fermant et s'ouvrant avec rapidité, sa crête toute délabrée !
            - Joey, mon chérrri ! lui répétai-je d'un ton caressant.
           Le paon finit par demeurer couché, immobile, clignant la paupière, dans la neige soulevée et creusée, tandis que je m'approchais, le touchais, le caressais, le ramassais pour le prendre sous mon bras. Il étendait loin de moi son long cou mouillé tandis que je le tenais ; pourtant, il demeurait tranquille sous mon bras, trop las, peut-être, pour se débattre. Il n'en tenait pas moins sa pauvre tête couronnée loin de moi, et semblait parfois pendre, languir, comme soudain sur le point de mourir.
            Il n'était pas si lourd que je l'avais cru, ce fut néanmoins toute une affaire de remonter avec lui à la maison. Nous le déposâmes à terre, pas trop près du feu, et l'essuyâmes doucement avec des chiffons. Il se soumettait, seulement de temps en temps, il étendait loin de nous son tendre col, dans une tentative impuissante, afin de nous échapper. Ensuite nous plaçâmes près de lui de la nourriture chaude. Je la portai à son bec, essayai de le faire manger. Mais il n'en tint aucun compte. Il avait l'air d'ignorer ce que nous faisions, inexplicablement replié sur lui-même. Aussi nous l'installâmes dans un panier tapissé de lainages, et l'y laissâmes blotti, inconscient. Nous posâmes près de lui sa nourriture. Les stores étaient tirés, la maison était chaude, il faisait nuit. Le paon s'agitait parfois, mais le plus souvent il demeurait tapi, immobile, inclinant d'un côté sa curieuse tête couronnée. Il ne touchait point à sa nourriture et ne prêtait nulle attention aux bruits, aux mouvements. Nous parlâmes eau-de-vie, stimulants. Mais je me rendis compte que le mieux que nous avions à faire était de laisser l'oiseau tranquille.
  **          Pendant la nuit, toutefois, nous l'entendîmes s'agiter. Anxieusement je me levai, pris une bougie. Il avait mangé un peu, en avait répandu plus encore, faisant beaucoup de saletés. Il était perché sur le dossier d'un gros fauteuil. D'où je conclus que l'animal était guéri, ou en voie de l'être.
            La journée qui suivit fut claire et la neige avait gelé, aussi je résolus de le reporter à Tible. L'oiseau consentit après plusieurs battements d'ailes, à demeurer dans un grand sac à pêche, d'où sortait sa tête délabrée qui exprimait un sauvage malaise. Me voilà donc parti avec le paon. Je descendis en glissant dans la vallée. Je progressai bien en m'enfonçant dans l'ombre pâle, à côté des eaux tumultueuses, puis grimpai avec peine le flanc blanc et figé de la vallée qu'emplumaient des bouquets de jeunes pins, jusque dans le rayonnement d'un blanc plus pâle des régions neigeuses supérieures où le vent coupait dur. Joey semblait regardait constamment de son oeil anxieux, large ouvert, un oeil qui ne voyait pas, brillant, impénétrable. Tandis que j'approchais de la commune de Tible, le paon s'agita violemment dans le sac, bien que je ne puisse affirmer que l'animal reconnut l'endroit. Puis, comme j'arrivais aux hangars, Joey lança des regards aigus de droite et de gauche, et tendit son long col. Cet oiseau me faisait un peu peur. Il poussa un grand cri véhément ouvrant son bec sinistre, et je m'immobilisai, regardant l'oiseau se débattre à l'intérieur du sac, secoué moi-même par sa lutte, sans pourtant songer à lui rendre la liberté.
            Mrs Goyte arriva en trombe, contournant l'extrémité de la maison, la tête en avant pour mieux voir. La jeune fermière m'aperçut et s'avança.
            - Vous avez Joey ? cria-t-elle avec sécheresse, comme si j'avais été un voleur.
            J'ouvris le sac et le paon s'affala par terre en battant des ailes comme si désormais le contact de la neige lui eût fait horreur. Mrs Goyte le ramassa, approcha les lèvres de son bec. Elle avait le sang aux joues, elle était en beauté, les yeux brillants, les cheveux souples, épais. Mais plus que jamais la jeune femme avait quelque chose d'une sorcière. Elle se taisait.
Résultat de recherche d'images pour "paon blesse"   **         Elle avait été suivie par une femme aux cheveux gris, à la face ronde, plutôt jaune, au comportement légèrement hostile.
            - Alors, comme ça, vous l'avez apporté avec vous ? me demanda-t-elle d'un ton sec.
            Je répondis que j'avais sauvé l'oiseau la veille au soir.
            De l'arrière de la maison s'approcha lentement un homme élancé, à moustache grise, vêtu d'un pantalon rapiécé largement.
            - Tu vois bien qu'il est revenu, dit-il à sa bru.
            Sa femme lui expliqua dans quelles conditions j'avais retrouvé Joey.
            - Ah ! reprit l'homme grisonnant. Je vous parie ce que vous voulez que c'est notre Alfred qui lui aura fait peur. Il se sera envolé par-dessus la vallée. Tu peux remercier la bonne étoile qu'on l'ait retrouvé, Maggie. Il aurait gelé. Sont un peu douillets, conclut-il à mon intention.
            - Oui, répondis-je, ici ça n'est pas leur pays.
            - Non, pour sûr, répondit Mr Goyte.
            Il s'exprimait très posément, doucement, comme si une pédale sourde avait sans arrêt feutré sa voix. Il considérait sa belle-fille accroupie, rouge et noire, devant le paon qui reposa quelques instants son long cou bleu sur les genoux de la jeune femme. En dépit de sa moustache grise et de ses fins cheveux gris, le vieil homme avait un visage tendre et presque délicat, comme un jeune homme. Ses yeux bleus pétillaient d'une source mystérieuse de plaisir. Mr Goyte avait la peau fine et tendre, le nez délicatement busqué. Ses cheveux gris quelque peu rebroussés, lui donnaient l'air débonnaire d'un adolescent amoureux.
            - ... Il faut lui dire qu'il est revenu, déclara-t-il avec lenteur et, se retournant, il appela : Alfred... Alfred ! Où es-tu passé ?
            Puis Mr Goyte se retourna vers le groupe.
            - Lève-toi don, Maggie ma fille. Allons, debout. C'est trop pour un oiseau.
            Un jeune homme s'approcha, vêtu de kaki grossier, culotte aux genoux. Il avait l'air d'un Danois, large de reins.
            - ... Il est revenu, déclara le père au fils, du moins on l'a rapporté. Il s'était envolé par-dessus la vallée de la Griffe.
            Le fils me regarda. Il avait l'aspect d'une tête brûlée, le calot d'un côté, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon. Mais il se taisait.
            - Vous entrerez bien une minute, Monsieur, me dit la femme âgée.          

            - Mais oui, entrez donc prendre une tasse de thé, ou quelque chose. Ca vous fera du bien à vous qu'avez rapporté l'oiseau. Allons Maggie ma fille, entrons dans la maison.
            Aussi nous pénétrâmes dans la salle commune, trop encombrée, trop douillette, trop chaude et qui sentait plutôt le renfermé. Le fils nous suivit, le dernier et se tint sur le seuil. Le père me faisait la conversation. Maggie sortit les tasses à thé. La mère repartit pour la laiterie.
            - ... Allons Maggie, secoue-toi un peu, dit le beau-père, puis à mon intention, elle n'a pas été très brillante depuis qu'Alfred est revenu à la maison et que l'oiseau s'est envolé. Il est revenu mercredi soir, Alfred. Mais j'y pense, vous saviez ça, hein ? Ouais, il est rentré mercredi, et m'est avis qu'il y a eu des histoires entre eux, pas vrai Maggie ?
            Il cligna malicieusement de l'oeil à sa bru qui rougit, éclatante et belle.
            - Oh ! taisez-vous donc, père. Vous m'avez l'air bien remonté, lui dit-elle, agacée.
            Mais elle n'arrivait jamais à se fâcher contre lui.
            - Elle a retrouvé ses couleurs ce matin, continua lentement le beau-père. Il a fait de l'orage dans sa tête ces deux derniers jours. Le vent a soufflé du nord-est, depuis qu'on vous a vu mercredi.
            - Assez père, vous nous cassez la tête. Je me demande où vous avez bien pu retrouver votre langue, tout d'un coup, dit Maggie avec une dureté caressante.
            - Je l'ai retrouvée où je l'avais perdue. Tu viens donc pas t'asseoir, Alfred ?
            Mais Alfred tourna les talons et disparut.
            - ... Il est aux cent coups à cause de cette histoire de lettre, m'apprit le père en confidence. La mère ne sait rien. Sottises tout ça, hein ? Mais oui ! A quoi bon faire tout ce foin sur ce qui est loin et ne peut que le rester. Non, inutile tout ça. Je me tue à le répéter à ma bru.
            La mère étant revenue, la conversation devint générale. Maggie, de temps en temps, braquait sur moi son regard étincelant. Évoluer parmi des hommes la rendait complaisante. Je lui faisais de petits compliments qu'elle avait l'air de ne pas entendre. Elle me servait avec une sorte d'amabilité sinistre de sorcière, sa tête sombre enfoncée entre les épaules, à la fois humble et puissante. S'occuper de son beau-^père et de moi rendait la jeune femme heureuse ainsi qu'une enfant. Mais il y avait entre ses sourcils quelque chose d'inquiétant, comme si un sombre papillon de nuit se fût posé là, et quelque chose d'inquiétant dans l'attitude inclinée, rigide, de la jeune femme.
            Elle était assise auprès du feu sur un tabouret bas, à côté de son beau-père. La tête penchée elle avait l'air absente. De temps en temps elle revenait brusquement à elle et levait les yeux vers nous, rieuse et bavarde. Ensuite, elle nous oubliait de nouveau. Toutefois, cette forme noire, rigide, semblait toute proche de nous dans son oubli.
            La porte ayant été ouverte, le paon fit lentement son entrée. Il se pavanait, tranquille. Il s'approcha de la jeune femme et s'accroupit, repliant son cou bleu. Elle lui jeta un coup d'oeil, mais presque comme si elle ne le remarquait pas. L'oiseau reposait silencieux, comme endormi. La femme aussi reposait, rigide et silencieuse, apparemment indifférente. Puis on entendit à nouveau un pas lourd. Alfred entra. Il regarda sa femme, il regarda le paon accroupi auprès d'elle. Alfred était debout, vaste, sur le seuil, les mains enfoncées devant lui dans les poches de sa culotte. Nul ne souffla mot. Alfred, à nouveau, tourna les talons et sortit.
            Je me levai pour partir aussi. Maggie tressaillit comme revenue à elle.
            - Faut-il vraiment que vous partiez ? demanda-t-elle se levant et s'approchant de moi, se tenant debout devant moi, la tête inclinée de côté, levant les yeux vers moi. Ne pouvez-vous rester encore un peu ? Aujourd'hui nous pouvons tous rester bien au chaud, il n'y a rien à faire au-dehors.
            Elle éclata de rire en découvrant les dents bizarrement. Elle avait le menton allongé.
            Je répondis que je devais partir. Accroupi devant l'âtre, le paon déployait et repliait son long cou bleu. Maggie restait debout devant moi, tout près, de sorte que j'éprouvais une conscience aiguë de mes boutons de gilet.
            - Dans ce cas, dit la jeune femme, vous reviendrez, n'est-ce pas ? Revenez, je vous en prie.
            Je promis.
            - Venez prendre le thé un de ces jours, oui, venez !
            Je promis. Un de ces jours.
            A l'instant même où je fus hors de sa présence, je cessai complètement d'exister pour Maggie, aussi complètement que je cessai d'exister pour Joey. Par suite de ses curieuses absences, elle m'oublia aussitôt. Je le savais quand je la quittai. Pourtant elle avait presque l'air en contact physique avec moi tandis que je me trouvais auprès d'elle.
            Le ciel était redevenu tout blême, jaunâtre. Quand je sortis il n'y avait plus de soleil, la neige était bleue et froide. Je descendis rapidement la colline en songeant à Maggie. La route faisait une boucle dans la descente de la pente escarpée. Tandis que je foulais laborieusement la neige craquante, j'aperçus une silhouette qui dévalait à grandes enjambées le chemin abrupt afin de m'arrêter au passage. C'était un homme qui portait les mains devant lui, à demi enfoncées dans les poches de sa culotte, un homme aux épaules carrées, un vrai fermier des collines. Alfred, cela va sans dire. Il m'attendit près du petit mur de pierre.
            - Excusez-moi, dit-il à mon approche.
            Je fis halte en face de lui, les yeux dans ses maussades yeux bleus. Il avait une étrange expression hautaine. Mais ses yeux bleus me fixaient avec insolence.
Afficher l'image d'origine              - Avez-vous entendu parler d'une lettre, en français, que ma femme a ouverte, une lettre adressée à moi... ?
            - Oui, répondis-je. Votre femme m'a prié de la lui traduire.
            Il me regardait fixement. Il ignorait ce qu'il devait penser.
            - Qu'est-ce qu'il y avait dans cette lettre ? interrogea-t-il.
            - Quoi ! m'écriai-je. Vous ne savez donc pas ?
            - Ma femme prétend l'avoir brûlée, déclara-t-il.
            - Sans vous la montrer ? demandai-je.
            Il fit de la tête un léger signe affirmatif. Il semblait réfléchir à la ligne de conduite qu'il convenait de prendre. Il voulait connaître le contenu de la lettre. Il devait le connaître. Il devait, par conséquent, m'interroger puisque, de toute évidence, sa femme s'était payé sa tête. En même temps, nul doute qu'il eût aimé se venger secrètement sur mon infortunée personne. Aussi, me regardait-il. Aussi le regardais-je sans qu'aucun de nous ne parlât. Il ne voulait pas répéter sa requête. Et pourtant, je me bornais à le regarder, méditatif.
            Il rejeta soudain la tête en arrière et baissa les yeux vers la vallée. Puis il changea de position, il était dans la cavalerie. Puis il me considéra d'un air plus confiant.
            - Elle a brûlé cette satanée lettre avant que je n'aie pu la voir, dit-il.
            - Eh bien, répliquai-je avec lenteur, votre femme ignore elle-même ce qu'il y avait dans cette lettre.
            - Il continuait de me scruter. Je me souris à moi-même.
            - ... Je n'ai pas voulu traduire ce qu'il y avait dedans, poursuivis-je.
           Il rougit brusquement, au point que les veines de son cou saillirent et s'agita de nouveau, mal à son aise.
            - ... La fille belge annonçait que son enfant était né la semaine précédente et qu'on le prénommerait Alfred, ajoutai-je.
            Ses yeux rencontrèrent les miens. Je souriais. Lui sourit aussi.
            - Bonne chance à elle, déclara-t-il.
            - Certes, dis-je.
            - Et à ma femme, qu'est-ce que vous avez raconté ? questionna-t-il.
            - Que l'enfant était celui de la vieille mère, que c'était le frère de votre amie qui vous écrivait comme à un ami de la famille.
            Il souriait avec la lente, la subtile malice du fermier.
            - Et ma femme a pris ça pour de l'argent comptant ? demanda-t-il.
            - Autant que le reste.
           Il continuait de sourire. Puis il éclata d'un rire bref.
           - Ça lui fera les pieds ! s'exclama-t-il mystérieusement.
           Alors, il rit à nouveau bruyamment, estimant de toute évidence avoir gagné une manche importante dans sa lutte avec sa femme.
            - Et l'autre ? demandai-je.
            - Qui ça ?
            - Élise.
            - Oh !..  fit-il en s'agitant, gêné, elle n'était pas mal...
            - Vous allez retourner auprès d'elle, dis-je.
            Il me lança un coup d'oeil, et grimaça.
            - Vous ne m'avez pas regardé, répondit-il. Je vous parie que c'est un coup monté.
            - Vous ne croyez pas que " le cher petit bébé " soit un petit Alfred ?
            - Ça se peut, dit-il.
            - Ça se peut seulement ?
            - Oui. Il y a beaucoup d'asticots dans une livre de fromage.
            Il éclata d'un rire bruyant, mais gêné.                                           fermedebeaumont.com
Afficher l'image d'origine            - ... Qu'est-ce qu'elle disait, au juste ? interrogea-t-il.
            J'entrepris de répéter, du mieux que je pus, les phrases de la lettre.
            - " Mon cher Alfred... Figure-toi comme je suis désolée... "
            Il écoutait avec un certain embarras. Quand j'eus épuisé tout ce que je me rappelais, il déclara
            - Elles s'entendent à vous tourner une lettre, ces filles belges.
            - La pratique, observai-je.
            - Elles en ont beaucoup, dit-il.
            Il y eut une pause.
            - ... Et puis, reprit-il, cette lettre, au bout du compte, je ne l'ai jamais reçue.
            Le vent soufflait, coupant, dans le soleil, à travers la neige. Je me mouchai et m'apprêtai à m'éloigner.
            - Alors, " elle " ne sait rien ? poursuivait Alfred, indiquant du chef le sommet de la colline, la direction de Tible.
            - Elle ne sait que ce que je lui ai dit, à condition qu'elle ait réellement brûlé la lettre.
            - Je crois qu'elle l'a brûlée, fit-il, par méchanceté pure. C'est une diablesse, vous savez. Mais ça ne se passera pas comme ça.
            Il avait la mâchoire obstinée, opiniâtre. Et soudain avec une nouvelle expression, il se tourna vers moi.
            - Pourquoi ? s'écria-t-il. Pourquoi est-ce que vous n'avez pas tordu le cou à ce bon Dieu de paon... à ce bon Dieu de Joey ?
            - Comment ça ? dis-je. Pour quelle raison ?
            - Cette bête me fait horreur, expliqua-t-il. Je lui ai tiré dessus...
            Je me mis à rire. Debout, immobile, Alfred rêvassait.
            - ... Pauvre petite Élise, murmura-t-il.
            - Elle était petite ? m'enquis-je.
            Il redressa la tête.
            - Non, répondit-il, plutôt grande.
            - Plus grande que votre femme, je suppose.
            A nouveau, il me regarda dans les yeux. Puis, une fois de plus, partit d'un grand éclat de rire qui retentit en écho dans la vallée immobile, ce désert de neige.
            - Bon Dieu, c'est knock-out ! dit-il enchanté.
            Puis il se tint au repos, un pied en-dehors, les mains dans ses poches de culotte, la tête rejetée en arrière, un beau spécimen d'homme.
            - ... Mais j'aurai la peau de ce satané Joey... rêva-t-il.
            Je dévalai la colline en riant aux éclats.

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                                                                                       D.H. Lawrence        

Quatrains et autres poèmes Emily Dickinson 7 ( extraits ( Poèmes Etats-Unis )

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                       Poèmes brefs

            Franchise - ma tiède amie -
            Avec moi ne viens pas jouer -
            Les Myrrhes, et les Mokas de l'Esprit
            Sont sa perversité -

             
            Candor - my tepid friend -
            Come not to play with me -
            The Myrrhsn and Mochas of the Mind
            Are it's iniquity.


***********************


           Se fiancer à la Vertu pourrait être
           Une discrète Volupté
           Mais la Nature se délecte des Roses
           Qu'on lui a appris à consommer.


            Bethrothed tdiscreeto Righteousness
            An Ecstasy discreet
            But Nature relishes the Pinks
            Which she was talkj ti eat -



*************************
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            Âme, cours ton risque,
            Être avec la Mort
            Vaudrait mieux qu'avec toi ne pas être

                   
            Soul, take thy risk,
            With Death to be
            Were better than be not with thee


                            
                                              Emily Dickinson     

                    in Quatrains col. Poésie éd. bilingue Gallimard  Extraits 


    
                             



lundi 14 décembre 2020

Le mystérieux correspondant Proust ( Nouvelle France )éta

       lemonde.fr




 

                       



                                          Le mystérieux correspondant

            - Ma chérie je te défends de revenir à pied, je vais faire atteler, il fait trop froid, tu pourrais prendre du mal.
            Françoise de Lucques avait dit cela tout à l'heure en la reconduisant à son amie Christiane et maintenant qu'elle était  partie elle avais des remords de cette phrase maladroite bien insignifiante si elle eût été dite à une autre qui pouvait inquiéter la malade sur son état. Assise près du feu où elle se chauffait tour à tour les pieds et les mains, elle se posait sans cesse la question qui la torturait : " Pourrait-on guérir Christiane de cette maladie de langueur. " On n'avait pas encore apporté les lampes. Elle était dans l'obscurité. Mais maintenant comme de nouveau elle chauffait ses mains le feu éclairait leur grâce et leur âme. En leur beauté résignée de tristes exilées dans ce monde vulgaire on pouvait lire aussi clairement les émotions que dans un regard expressif. Habituellement distraites elles s'allongeaient avec une langueur douce. Mais ce soir au risque de froisser la tige délicate qui les portait si noblement elles s'épanouissaient douloureusement comme des fleurs tourmentées. Et bientôt des larmes tombées de ses yeux dans l'obscurité apparurent une à une au moment où elles touchaient les mains qui tendues contre la flamme étaient en pleine lumière. Un domestique entre, c'était le courrier, une seule lettre et d'une écriture compliquée que Françoise ne connaissait pas.
            ( Malgré que son mari aimât Christiane autant qu'elle et consolât tendrement Françoise de sa peine quand il la remarquait elle voulait ne pas l'inutilement attrister de la vue de ses larmes s'il rentrait brusquement et voulait avoir eu le temps de s'essuyer les yeux dans l'obscurité. ) Aussi dit-elle d'apporter les lampes seulement dans cinq minutes et elle approcha la lettre du feu pour s'éclairer. Le feu jetait assez de flammes pour qu'en se penchant pour l'éclairer Françoise pût distinguer et voici ce qu'elle lut.
            " Madame,
               Il y a longtemps que je vous aime mais je ne puis ni vous le dire ni ne pas vous le dire. Pardonnez-moi. Vaguement tout ce qu'on m'a dit de votre vie intellectuelle, de l'unique distinction de votre âme m'a persuadé qu'en vous seule je rencontrerais après une vie amère la douceur, après une vie aventureuse la paix, après une vie d'incertitude et d'obscurité le chemin vers la lumière. Et vous avez été sans le savoir ma compagne spirituelle. Mais cela ne me suffit plus. C'est votre corps que je veux et ne pouvant l'avoir, dans mon désespoir et ma frénésie j'écris pour me calmer cette lettre, comme on froisse un papier quand on attend, comme on écrit un nom sur l'écorce d'un arbre, comme on crie un nom dans le vent ou sur la mer. Pour relever avec ma bouche le coin de vos lèvres, je donnerais ma vie. La pensée que ce pourrait être possible et que c'est impossible me brûlent également. Quand vous recevrez des lettres de moi, vous saurez que je suis dans un moment où ce désir m'affole. Vous êtes si gentille, ayez pitié de moi, je me meurs de ne pas vous posséder. "

            Françoise venait de finir cette lettre quand le domestique entra avec les lampes, donnant pour ainsi dire la sanction de la réalité à la lettre qu'elle avait lue comme dans un rêve, à la lueur mobile et incertaine des flammes. Maintenant la lumière douce mais sûre et franche des lampes faisait sortir de la pénombre intermédiaire entre les faits de ce monde et les rêves de l'autre, notre monde intérieur, lui donnait comme la griffe de l'authenticité selon la matière et selon la vie. Françoise voulut d'abord montrer cette lettre à son mari. Mais elle pensa qu'il était plus généreux de lui épargner cette inquiétude et qu'elle devait au moins à l'inconnu à qui elle ne pouvait rien donner d'autre le silence, en attendant l'oubli. Mais le lendemain matin elle reçut une lettre de la même écriture contournée avec ces mots : *
" Ce soir à 9h je serai chez vous. Je veux au moins vous voir. " Alors Françoise eut peur. Christiane devait partir le lendemain pour aller passer quinze jours dans une campagne où l'air plus vif pouvait lui faire du bien. Elle écrivit à Christiane en la priant de venir dîner avec elle son mari sortant justement ce soir-là. Elle recommanda aux domestiques de ne laisser entrer personne d'autres et fit fermer solidement tous les volets. Elle ne raconte rien à Christiane mais à 9h lui dit qu'elle avait la migraine la priant d'aller dans le salon à la porte qui commandait l'entrée de sa chambre et de ne laisser personne entrer. Elle se mit à genoux dans sa chambre et pria. A 9h un quart se sentant défaillir elle alla dans la salle à manger pour chercher un peu de rhum. Sur la table il y avait un grand papier blanc avec en lettres d'imprimerie ces mots : " Pourquoi ne voulez-vous pas me voir. Je vous aimerais si bien. Vous regretterez un jour les heures que je vous aurais fait passer, je vous en supplie. Permettez que je vous voie mais si vous l'ordonnez je m'en irai immédiatement. " Françoise ( fut ) épouvantée. Elle pensa dire aux domestiques de venir avec des armes. Elle eut honte de cette idée et pensant qu'il n'y avait pas, pour avoir prise sur l'inconnu, plus efficace autorité que la sienne elle écrivit en bas du papier : " Partez immédiatement je vous l'ordonne. " Et elle se précipita dans sa chambre, se jeta sur son prie-Dieu et ne pensant à rien d'autre elle pria la Sainte Vierge, avec ferveur. Au bout d'une demi-heure elle alla chercher Christiane qui lisait sur sa demande au salon. Elle voulait boire un peu et lui demanda de l'accompagner dans la salle à manger. Elle entra en tremblant soutenue par Christiane défaillit presque en ouvrant la porte puis s'avança à pas lents, presque mourante. A chaque pas il ne semblait pas qu'elle eût la force d'en faire un de plus et qu'elle allait défaillir là. Tout à coup elle dut étouffer un cri. Sur la table un nouveau papier où elle lisait : " J'ai obéi. Je ne reviendrai plus. Vous ne me reverrez jamais. " Heureusement Christiane, tout occupée du malaise de son amie, n'avait pu le voir et Françoise eut le temps de le prendre vite mais d'un air indifférent et de le mettre dans sa poche.
            - Il faut que tu rentres de bonne heure, dit-elle bientôt à Christiane, puisque tu pars demain matin. Adieu ma chérie. Je ne pourrai peut-être pas aller te voir demain matin si tu ne me vois pas c'est que j'aurai dormi tard pour guérir ma migraine.t
            ( Le médecin avait défendu les adieux pour éviter une trop vive émotion à Christiane ). Mais Christiane consciente de son état comprenait bien pourquoi Françoise n'osait pas venir on avait défendu ces adieux et elle pleurait en disant adieu à Françoise qui surmonta son chagrin jusqu'au bout et resta calme pour rassurer Christiane. Françoise ne dormit pas. Dans le dernier mot de l'inconnu les mots - Vous ne me reverrez plus - l'inquiétaient plus que tout. Puisqu'il disait revoir, elle l'avait donc vue *( orthographe de Proust ). Elle fit examiner les fenêtres : pas un volet n'avait bougé. Il n'avait pu entrer par là. Il avait donc corrompu le concierge de l'hôtel. Elle voulut le renvoyer, puis incertaine attendit.
            Le lendemain le médecin de Christiane à qui Françoise avait demandé sitôt le départ de celle-ci  de lui donner de ses nouvelles vint la voir. Il ne lui cacha pas que l'état de son amie sans être irrémédiablement compromis pouvait subitement devenir désespéré et qu'il ne voyait pas de traitement précis à lui faire suivre.
            - Ah c'est un grand malheur qu'elle ne se soit pas mariée, dit-il. Cette vie nouvelle pourrait seule avoir sur son état de langueur une influence salutaire. Des plaisirs aussi nouveaux pourraient seuls modifier un état aussi profond. 
            - Se marier, s'écria Françoise mais qui voudrait l'épouser maintenant qu'elle est si malade.                        - Qu'elle prenne un amant, dit le docteur. Elle l'épousera s'il la guérit.
            - Ne dites pas d'horreurs pareilles docteur, s'écria Françoise.
            - Je ne dis pas d'horreurs, répondit tristement le médecin. Quand une femme est dans un état pareil et qu'elle est vierge, une vie absolument différente peut seule la sauver. Je ne crois pas qu'on doive, à ces moments suprêmes, s'inquiéter des convenances et hésiter. Mais je reviendrai vous voir demain, je suis trop pressé aujourd'hui, et nous en reparlerons.
            Restée seule Françoise songea quelques instants aux paroles du médecin mais bien vite involontairement se reprit à songer au mystérieux correspondant qui avait été si adroitement audacieux, si brave quand il s'était agi de la voir et quand il avait fallu lui obéir si humblement renonçant, si doux. L'idée de l'extraordinaire décision qu'il lui avait fallu pour tenter ce coup par amour pour elle, la transportait. Déjà elle s'était plusieurs fois demandé qui il pouvait être et maintenant elle s'imaginait que c'était un militaire. Elle les avait toujours aimés et d'anciennes ardeurs, des flammes à qui sa vertu avait refusé leur aliment, mais qui avaient embrasé ses rêves et fait passer parfois d'étranges reflets dans ses yeux chastes, se rallumaient. Autrefois elle avait souvent souhaitée d'être aimée d'un de ces soldats dont le ceinturon est long à défaire, dragons qui le soir au coin des rues laissent derrière eux traîner leur sabre en détournant la tête et quand on les serre de trop près sur un canapé risquent de vous piquer les jambes avec leurs grands éperons qui tous cachent sous une trop rude étoffe pour qu'on le sente facilement battre un cœur insouciant, aventureux et doux.                             pinterest.fr
            Bientôt comme un vent mouillé de pluie effeuille, détache, disperse, pourrit les plus embaumantes fleurs, le chagrin de sentir son amie perdue noya sous une ondée de larmes toutes ses voluptueuses pensées. La face de nos âmes change aussi souvent que la face du ciel. Nos pauvres vies flottent désemparées entre les courants de la volupté où elles n'osent pas rester et le port de la vertu qu'elles n'ont la force d'atteindre.
            Une dépêche arriva. Christiane était plus mal. Françoise partit, arriva le lendemain à Cannes, A la villa louée par Christiane le médecin ne permit pas que Françoise la vît. Elle était trop faible pour le moment. 
            - Madame, dit enfin le médecin, je ne voudrais rien vous révéler de la vie de votre amie, que j'ignore d'ailleurs entièrement. Mais je crois devoir vous raconter un fait qui pourrait peut-être à vous qui la connaissez mieux que moi faire deviner le secret douloureux qui semble oppresser ses dernières heures et par là lui apporter un apaisement, qui sait un remède peut-être. Elle demande sans cesse une petite boîte, fait sortir tout le monde et a avec elle de longs tête-à-tête, qui se terminent toujours par une sorte de crise de nerfs. La boîte est là je n'ai pas osé l'ouvrir. Mais étant donné l'état d'extrême faiblesse de la malade qui peut à tout moment devenir d'une grande et immédiate gravité, je crois qu'il serait peut-être de votre devoir de voir ce qu'il y a dedans. Ainsi pourrons-nous savoir si c'est de la morphine. Il n'y a pas de piqûres sur le corps mais elle pourrait en avaler. Nous ne pouvons pas refuser de lui donner cette boîte, son émotion quand on résiste est telle qu'elle deviendrait vite dangereuse et peut-être fatale. Mais nous aurions grand intérêt à savoir ce qu'on lui apporte ainsi à tout instant. 
            Françoise réfléchit quelques instants. Christiane ne lui avait confié aucun secret de cœur et certes elle l'eut fait si elle en avait eu. C'était certainement de la morphine ou quelque poison analogue, l'intérêt pour le médecin de savoir était pressant, immédiat. Avec une légère émotion elle ouvrit, ne vit rien d'abord, déplia un papier, demeura une seconde hébétée, poussa un cri et tomba. Le médecin se précipita sur elle, elle n'était qu'évanouie. Près d'elle la boîte qui avait échappé de ses mains gisait et à côté le papier qui en était tombé. Le médecin lut dessus : " Allez-vous-en, je vous l'ordonne."
Françoise revint vite à elle, eut tout d'un coup une contraction douloureuse et violente puis d'une voix comme calmée dit au médecin :
            - Figurez-vous que j'ai cru voir du laudanum, dans mon émotion. Je suis folle. Croyez-vous demanda Françoise que Christiane puisse être sauvée.
            - Oui et non, répondit le médecin. Si l'on pouvait suspendre cet état de langueur, comme elle n'a pas d'organe atteint elle pourrait se rétablir complètement. Mais on ne peut pas prévoir que rien puisse l'arrêter. Il est malheureux que nous ne puissions pas savoir le chagrin probablement d'amour dont elle souffre. S'il était au pouvoir d'une personne actuellement vivante de la consoler et de la guérir, je pense, accomplirait dût-il lui coûter ce devoir de stricte charité.
            Françoise fit porter immédiatement une dépêche. Elle demandait par le prochain train son directeur. Christiane passa la journée et la nuit dans une presque complète somnolence. On lui avait caché l'arrivée de Françoise. Le lendemain matin elle se trouva si mal, était si agitée, que le médecin après l'avoir préparée fit entrer Françoise. François approcha, lui demanda de ses nouvelles pour ne pas l'effrayer, s'assit près de son lit et gentiment la consolait avec des paroles ingénieuses et tendres.
   
        - Je suis si faible, dit Christiane, approche ton front, je veux t'embrasser.
            Françoise instinctivement s'était reculée et heureusement Christiane ne l'avait pas vu. Vite elle se domina, la baisa tendrement et longuement sur les joues. Christiane parut mieux, plus animée, voulut manger. Mais on vint dire un mot à l'oreille de Françoise. Son directeur, l'abbé de Tresves venait d'arriver. Elle alla causer avec lui dans une chambre voisine, adroitement, sans rien lui laisser deviner.
            - Abbé, si un homme se mourait d'amour pour une femme, qui appartient à une * ( id ) autre et qu'il aurait eu la vertu de ne pas chercher à séduire, si l'amour de cette femme pouvait seul le sauver d'une mort prochaine et certaine, serait-elle excusable de le lui offrir, dit bientôt Françoise.
**          - Comment ne vous êtes-vous pas répondu à vous-même, dit l'abbé. Ce serait, profitant de la faiblesse d'un malade, souiller, ruiner, empêcher, anéantir le sacrifice de sa vie qu'il a faite à la bonne volonté de son cœur et à la pureté de celle qu'il aimait. C'est une belle mort et agir comme vous dîtes ce serait fermer le royaume de Dieu à celui qui l'a mérité en triomphant si noblement de sa passion. Ce serait surtout pour l'amie trop pitoyable la déchéance d'y rejoindre un jour celui qui sans elle, eût chéri son honneur au-delà de la mort et au-delà de l'amour.
            On vint appeler Françoise et l'abbé, Christiane se mourait, demandait la confession et l'absolution. Le lendemain Christiane était morte. Françoise ne reçut plus jamais de lettres l' Inconnu.


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                                                   Marcel Proust


         

dimanche 13 décembre 2020

Un Réveillon Guy de Maupassant ( Nouvelle France )
















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                            Un Réveillon

            Je ne sais plus au juste l'année. Depuis un mois entier je chassais avec emportement, avec une joie sauvage, avec cette ardeur qu'on a pour les passions nouvelles.
            J'étais en Normandie, chez un parent non marié, Jules de Banneville, seul avec lui, sa bonne, un valet et un garde dans son château seigneurial. Ce château, vieux bâtiment grisâtre entouré de sapins gémissants, au centre de longues avenues de chênes où galopait le vent, semblait abandonné depuis des siècles. Un antique mobilier habitait seul les pièces toujours fermées, où jadis ces gens dont on voyait les portraits accrochés dans un corridor aussi tempétueux que les avenues recevaient cérémonieusement les nobles voisins.
            Quant à nous, nous étions réfugiés simplement dans la cuisine, seul coin habitable du manoir, une immense cuisine dont les lointains sombres s'éclairaient quand on jetait une bourrée nouvelle dans la vaste cheminée. Puis, chaque soir, après une douce somnolence, devant le feu, après que nos
 bottes trempées avaient fumé longtemps et que nos chiens d'arrêt, couchés en rond entre nos jambes, avaient rêvé de chasse en aboyant comme des somnambules, nous montions dans notre chambre.
            C'était l'unique pièce qu'on eût fait plafonner et plâtrer partout, à cause des souris. Mais elle était demeurée nue, blanchie seulement à la chaux, avec des fusils, des fouets à chiens et des cors de chasse accrochés aux murs, et nous nous glissions grelottants dans nos lits, aux deux coins de cette case sibérienne.
            A une lieue en face du château, la falaise à pic, tombait dans la mer, et les puissants souffles de l'Océan, jour et nuit, faisaient soupirer les grands arbres courbés, pleurer le toit, et les girouettes, crier tout le vénérable bâtiment, qui s'emplissait de vent par ses tuiles disjointes, ses cheminées larges comme des gouffres, ses fenêtres qui ne fermaient plus.
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Résultat de recherche d'images pour "paysans noel 19ème siècle"            Ce jour-là il avait gelé horriblement. Le soir était venu. Nous allions nous mettre à table devant le grand feu de la haute cheminée où rôtissaient un râble de lièvre flanqué de deux perdrix qui sentaient bon.
            Mon cousin leva la tête :
            - Il ne fera pas chaud en se couchant, dit-il.
            Indifférent, je répliquai :
            - Non, mais nous aurons du canard aux étangs demain matin.
            La servante, qui mettait notre couvert à un bout de la table et celui des domestiques à l'autre bout, demanda :
            - Ces messieurs savent-ils que c'est ce soir le réveillon ?
            Nous n'en savions rien assurément, car nous ne regardions guère le calendrier. Mon compagnon reprit :
            - Alors c'est ce soir la messe de minuit. C'est donc pour cela qu'on a sonné toute la journée !
            La servante répliqua :
             - Oui et non, monsieur. On a sonné aussi parce que le père Fournel est mort.
             Le père Fournel, ancien berger, était une célébrité du pays. Âgé de quatre-vingt-seize ans, il n'avait jamais été malade jusqu'au moment où, un mois auparavant, il avait pris froid, étant tombé dans une mare par une nuit obscure. Le lendemain il s'était mis au lit. Depuis lors il agonisait.
            Mon cousin se tourna vers moi
            - Si tu veux, dit-il, nous irons tout à l'heure voir ces pauvres gens.
            Il voulait parler de la famille du vieux, son petit-fils âgé de cinquante-huit ans, et sa petite belle-fille, d'une année plus jeune. La génération intermédiaire n'existait déjà plus depuis longtemps. Ils habitaient une lamentable masure, à l'entrée du hameau, sur la droite.
            Mais je ne sais pourquoi cette idée de Noël, au fond de cette solitude, nous mit en humeur de causer. Tous les deux, en tête-à-tête, nous nous racontions des histoires de réveillons anciens, des aventures de cette nuit folle, les bonnes fortunes passées et les réveils du lendemain, les réveils à deux avec leurs surprises hasardeuses, l'étonnement des découvertes.
            De cette façon notre dîner dura longtemps. De nombreuses pipes le suivirent et, envahis par ces gaietés de solitaires, des gaietés communicatives qui naissent soudain entre deux intimes amis, nous parlions sans repos, fouillant en nous pour nous dire ces souvenirs confidentiels du coeur qui s'échappent en ces heures d'effusion.
            La bonne, partie depuis longtemps, reparut.
            - Je vais à la messe, monsieur.
            - Déjà !
            - Il est minuit moins trois quarts.
            - Si nous allions jusqu'à l'église ? demanda Jules, cette messe de Noël est bien curieuse aux champs.                                                                                                         meubliz.com
maie en rondin au début du XVIe siècle.            J'acceptai, et nous partîmes, enveloppés en nos fourrures de chasse.
            Un froid aigu piquait le visage, faisait pleurer les yeux. L'air cru saisissait les poumons, desséchait la gorge. Le ciel profond, net et dur, était criblé d'étoiles qu'on eût dites pâlies par la gelée, elles scintillaient non point comme des feux, mais comme des astres de glace, des cristallisations brillantes. Au loin, sur la terre d'airain, sèche et retentissante, les sabots des paysans sonnaient, et, par tout l'horizon, les petites cloches des villages, tintant, jetaient leurs notes grêles comme frileuses aussi, dans la vaste nuit glaciale.
            La campagne ne dormait point. Des coqs trompés par ces bruits, chantaient, et en passant le long des étables, on entendait remuer les bêtes troublées par ces rumeurs de vie.
            En approchant du hameau, Jules se ressouvint des Fournel.
            - Voici leur baraque, dit-il. Entrons !
            Il frappa longtemps en vain. Alors une voisine qui sortait de chez elle pour se rendre à l'église, nous ayant aperçus :
            - Ils sont à la messe, messieurs. Ils vont prier pour le père.
            - Nous les verrons en sortant, dit mon cousin.
            La lune à son déclin profilait au bord de l'horizon sa silhouette de faucille au milieu de cette semaille infinie de grains luisants jetés à poignée dans l'espace. Et par la campagne noire, des petits feux tremblants s'en venaient de partout vers le clocher pointu qui sonnait sans répit. Entre les cours de fermes plantées d'arbres, au milieu des plaines sombres, ils sautillaient, ces feux, en rasant la terre.
C'étaient des lanternes de corne que portaient les paysans devant leurs femmes en bonnet blanc, enveloppées de longues mantes noires, et suivies des mioches mal éveillés, se tenant la main dans la nuit.
            Par la porte ouverte de l'église, on apercevait le chœur illuminé. Une guirlande de chandelles d'un sou faisait le tout de la nef, et par terre, dans une chapelle à gauche, un gros Enfant-Jésus étalait sur de la vraie paille, au milieu des branches de sapin, sa nudité rose et maniérée.
             L'office commençait. Les paysans courbés, les femmes à genoux, priaient. Ces simples gens, relevés par la nuit froide, regardaient, tout remués, l'image grossièrement peinte, et ils joignaient les mains, naïvement convaincus autant qu'intimidés par l'humble splendeur de cette représentation puérile.
            L'air glacé faisait palpiter les flammes. Jules me dit :
            - Sortons ! on est encore mieux dehors.
            Et sur la route déserte, pendant que tous les campagnards prosternés grelottaient dévotement, nous nous mîmes à recauser de nos souvenirs, si longtemps que l'office était fini quand nous revînmes au hameau.
            Un filet de lumière passait sous la porte des Fournel.
            - Ils veillent leur mort, dit mon cousin. Entrons enfin chez ces pauvres gens, cela leur fera plaisir.

            Dans la cheminée, quelques tisons agonisaient. La pièce noire, vernie de saleté, avec des solives vermoulues brunies par le temps, était pleine d'une odeur suffocante de boudin grillé. Au milieu de la grande table, sous laquelle la huche à pain s'arrondissait comme un ventre dans toute sa longueur, une chandelle, dans un chandelier de fer tordu, filait jusqu'au plafond l'âcre fumée de sa mèche en champignon. Et les deux Fournel, l'homme et la femme, réveillonnaient en tête-à-tête.
            Mornes, avec l'air navré et la face abrutie des paysans, ils mangeaient gravement sans dire un mot. Dans une seule assiette, posée entre eux, un grand morceau de boudin dégageait sa vapeur empestante. De temps en temps, ils en arrachaient un bout avec la pointe de leur couteau, l'écrasaient sur leur pain qu'ils coupaient en bouchées, puis mâchaient avec lenteur.
            Quand le verre de l'homme était vide, la femme, prenant la cruche au cidre, le remplissait.
            A notre entrée, ils se levèrent, nous firent asseoir, nous offrir de " faire comme eux ", et, sur notre refus, se mirent à manger.                                       linternaute.com
Résultat de recherche d'images pour "les mangeurs de pommes de terre van gogh"            Au bout de quelques minutes de silence, mon cousin demanda :
            - Eh bien, Anthime, votre grand-père est mort ?
            - Oui, mon pauv' monsieur, il a passé tantôt.
            Le silence recommença. La femme, par politesse, moucha la chandelle. Alors, pour dire quelque chose, j'ajoutai :
            - Il était bien vieux.
            Sa petite belle-fille de cinquante-sept ans reprit :
            - Oh ! Son temps était terminé, il n'avait plus rien à faire ici.
            Soudain, le désir me vint de regarder le cadavre de ce centenaire, et je priai qu'on me le montrât.
            Les deux paysans, jusque-là placides, s'émurent brusquement. Leurs yeux inquiets s'interrogèrent, et ils ne répondirent pas.
            Mon cousin, voyant leur trouble, insista.
            L'homme alors, d'un air soupçonneux et sournois, demanda :
            - A quoi qu'ça vous servirait ?
            - A rien, dit Jules, mais ça se fait tous les jours, pourquoi ne voulez-vous pas le montrer ?
            Le paysan haussa les épaules.
            - Oh ! moi, j'veux ben. Seulement, à c'te heure-ci, c'est malaisé.
            Mille suppositions nous passaient dans l'esprit. Comme les petits-enfants du mort ne remuaient toujours pas, et demeuraient face à face, les yeux baissés, avec cette tête de bois des gens mécontents, qui semble dire : " - Allez-vous-en ", mon cousin parla avec autorité :
            - Allons, Anthime, levez-vous et conduisez-nous dans sa chambre.
            Mais l'homme, ayant pris son parti, répondit d'un air renfrogné :
            - C'est pas la peine, il n'y est pu, monsieur.
            - Mais alors, où donc est-il ?
            La femme coupa la parole à son mari.
            - J'vas vous dire : J'l'avons mis jusqu'à d'main dans la huche, parce que j'avions point de place
            Et, retirant l'assiette au boudin, elle leva le couvercle de leur table, se pencha avec la chandelle pour éclairer l'intérieur du grand coffre béant au fond duquel nous aperçûmes quelque chose de gris, une sorte de long paquet d'où sortait ( sortaient ), par un bout, une tête maigre avec des cheveux blancs ébouriffés, et, par l'autre bout, deux pieds nus.
            C'était le vieux, tout sec, les yeux clos, roulé dans son manteau de berger, et dormant là son dernier sommeil, au milieu d'antiques et noires croûtes de pain, aussi séculaires que lui.
            Ses enfants avaient réveillonné dessus !
            Jules, indigné, tremblant de colère, cria :
            - Pourquoi ne l'avez-vous pas laissé dans son lit, manants que vous êtes ?
            Alors la femme se mit à larmoyer, et très vite :
            - J'vas vous dire, mon bon monsieur, j'avons qu'un lit dans la maison. J'couchions avec lui auparavant pisque j'étions qu'trois. D'puis qu'il est si malade, j'couchons par terre. C'est dur, mon brave monsieur, dans ces temps ici. Eh ben, quand il a été trépassé, tantôt, j'nous sommes dit comme ça : Puisqu'il n'souffre pu, c't'homme, à quoi qu'ça sert de l'laisser dans le lit ? j'pouvons ben l'mettre jusqu'à d'main dans la huche, et je r'prendrions l'lit c'te nuit qui s'ra si froide. J'pouvions pourtant pas coucher avec ce mort, mes bons messieurs !...
            Mon cousin, exaspéré, sortit brusquement en claquant la porte, tandis que je le suivais, riant aux larmes.


                                                       Maupassant

                                                                 ( 1882 - Maufrigneuse )