mardi 25 janvier 2022

L'inconnue Guy de Maupassant ( Nouvelle France )


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                                               L'inconnue

            On parlait de bonnes fortunes et chacun en racontait d'étranges : rencontres surprenantes et délicieuses, en wagon, dans un hôtel, à l'étranger, sur une plage. Les plages, au dire de Roger des Annettes, étaient singulièrement favorables à l'amour.
            Gontran, qui se taisait, fut consulté.
            - C'est encore Paris qui vaut le mieux, dit-il. Il en est de la femme comme du bibelot, nous l'apprécions davantage dans les endroits où nous ne nous attendons point à en rencontrer ; mais on n'en rencontre vraiment de rares qu'à Paris. 
            Il se tut quelques secondes, puis reprit :
            - Cristi ! c'est gentil ! Allez un matin de printemps dans nos rues. Elles ont l'air d'éclore comme des fleurs, les petites femmes qui trottent le long des maisons. Oh ! le joli, le joli, joli spectacle ! On sent la violette qui passe dans les voitures lentes poussées par les marchandes.
            Il fait gai par la ville ; et on regarde les femmes. Cristi de cristi, comme elles sont tentantes avec leurs toilettes claires, leurs toilettes légères qui montrent la peau. On flâne, le nez au vent et l'esprit allumé ; on flâne, et on flaire et on guette. C'est rudement bon, ces matins-là !
            On la voit de loin, on la distingue et on la reconnaît à cent pas, celle qui va nous plaire de tout près. A la fleur de son chapeau, au mouvement de sa tête, à sa démarche, on la devine. Elle vient. On se dit : " Attention, en voilà une ", et on va au-devant d'elle en la dévorant des yeux.
            Est-ce une fillette qui fait les courses du magasin, une jeune femme qui vient de l'église ou qui va chez son amant ? Qu'importe ? La poitrine est ronde sous le corsage transparent.
            - Oh ! si on pouvait mettre le doigt dessus, le doigt ou la lèvre.
            Le regard est timide ou hardi, la tête brune ou blonde. Qu'importe ! L'effleurement de cette femme qui trotte vous fait courir un frisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu'au soir, celle qu'on a rencontrée ainsi ! Certes, j'ai bien gardé le souvenir d'une vingtaine de créatures vues une fois ou dix fois de cette façon et dont j'aurais été follement amoureux si je les avais connues plus intimement.
            Mais voilà, celles qu'on chérirait éperdument, on ne les connait jamais. Avez-vous remarqué ça ? c'est assez drôle ! On aperçoit, de temps en temps, des femmes dont la seule vue nous ravage de désirs. Mais on ne fait que les apercevoir, celles-là. Moi, quand je pense à tous les êtres adorables que j'ai coudoyés dans les rues de Paris, j'ai des crises de rage à me pendre. Où sont-elles ? Qui sont-elles ? Où pourrait-on les retrouver ? Les revoir ? Un proverbe dit qu'on passe souvent à côté d'un bonheur, eh bien ! moi je suis certain que j'ai passé plus d'une fois à côté de celle qui m'aurait pris comme un linot avec l'appât de sa chair fraîche.
            Roger des Annettes avait écouté en souriant. Il répondit :
            - Je connais ça aussi bien que toi. Voilà ce qui m'est arrivé, à moi. Il y a cinq ans environ, je rencontrai pour la première fois, sur le pont de la Concorde, une grande jeune femme un peu forte qui me fit un effet... mais un effet... étonnant. C'était une brune, une brune grasse, avec des cheveux luisants, mangeant le front, et des sourcils liant les deux yeux sous leur grand arc allant d'une tempe à l'autre. Un peu de moustache sur les lèvres faisait rêver... rêver... comme on rêve à des bois aimés en voyant un bouquet sur une table. Elle avait la taille très cambrée, la poitrine très saillante, présentée comme un défi, offerte comme une tentation. L'œil était pareille à une tâche d'encre sur de l'émail blanc. Ce n'était pas un œil, mais un trou noir, un trou profond ouvert dans sa tête, dans cette femme par où on voyait en elle, on entrait en elle. Oh ! l'étrange regard opaque et vide, sans pensée et si beau !
            J'imaginai que c'était une juive. Je la suivis. Beaucoup d'hommes se retournaient. Elle marchait en se dandinant d'une façon peu gracieuse, mais troublante. Elle prit un fiacre place de la Concorde. Et je demeurai comme une bête, à côté de l'Obélisque, je demeurai frappé par la plus forte émotion de désir qui m'eût encore assailli.
            J'y pensai pendant trois semaines au moins, puis je l'oubliai.
            Je la revis six mois plus tard, rue de la Paix ; et je sentis, en l'apercevant, une secousse au cœur comme lorsqu'on retrouve une maitresse follement aimée jadis. Je m'arrêtai pour bien la voir venir. Quand elle passa près de moi, à me toucher, il me sembla que j'étais devant la bouche d'un four. Puis, lorsqu'elle se fut éloignée, j'eus la sensation d'un vent frais qui me courait sur le visage. Je ne la suivis pas. J'avais peur de faire quelque sottise, peur de moi-même.                       
            Elle hanta souvent mes rêves. Tu connais ces obsessions-là.                              pinterest.fr  
            Je fus un an sans la retrouver ; puis, un soir, au coucher du soleil, vers le mois de mai, je la reconnus qui montait devant moi l'avenue des Champs Elysées.
            L'arc de l'Etoile se dessinait sur le rideau de feu du ciel. Une poussière d'or, un brouillard de clarté rouge voltigeait, c'était un de ces soirs délicieux qui sont les apothéoses de Paris.
            Je la suivais avec l'envie furieuse de lui parler, de m'agenouiller, de lui dire l'émotion qui m'étranglait.
            Deux fois je la dépassai pour revenir. Deux fois j'éprouvai de nouveau, en la croisant, cette sensation de chaleur ardente qui m'avait frappé, rue de la Paix.
            Elle me regarda. Puis je la vis entrer dans une maison de la rue de Presbourg. Je l'attendis deux heures sous une porte. Elle ne sortit pas. Je me décidait alors à interroger le concierge. Il eut l'air de ne pas me comprendre. " .
            Et je fus encore huit mois sans la revoir.
            Or, un matin de janvier, par un froid de Sibérie, je suivais le boulevard Malesherbes, en courant pour m'échauffer, quand, au coin d'une rue, je heurtai si violemment une femme qu'elle laissa tomber un petit paquet.
            Je voulus m'excuser. C'était elle !
            Je demeurai d'abord stupide de saisissement ; puis, lui ayant rendu l'objet qu'elle tenait à la main, je lui dis brusquement :
       
    " Je suis désolé et ravi, Madame, de vous avoir bousculée ainsi. Voilà plus de deux ans que je vous connais, que je vous admire, que j'ai le désir le plus violent de vous être présenté ; et je ne puis arriver à savoir qui vous êtes ni où vous demeurez. Excusez de semblables paroles, attribuez-les à une envie passionnée d'être au nombre de ceux qui ont le droit de vous saluer. Un pareil sentiment ne peut vous blesser, n'est-ce pas ? Vous ne me connaissez point. Je m'appelle le baron Roger des Annettes. Informez-vous, on vous dira que je suis recevable. Maintenant, si vous résistez à ma demande, vous ferez de moi un homme infiniment malheureux. Voyons, soyez bonne, donnez-moi, indiquez-moi un moyen de vous voir. "
            Elle me regarda fixement, de son œil étrange et mort, et elle répondit en souriant :
            " Donnez-moi votre adresse. J'irai chez vous. "
             Je fus tellement stupéfait que je dus le laisser paraître. Mais je ne suis jamais longtemps à me remettre de ces surprises-là, et je m'empressai de lui donner une carte qu'elle glissa dans sa poche d'un geste rapide, d'une main habituée aux lettres escamotées.
            Je balbutiai, redevenu hardi : 
            " Quand vous verrai-je ? "
            Elle hésita, comme si elle eût fait un calcul compliqué, cherchant sans doute à se rappeler, heure par heure, l'emploi de son temps ; puis elle murmura : 
                                                   " Dimanche matin, voulez-vous ?                                                               artistikrezo.com                                                   - Je crois bien que je veux. "
            Et elle s'en alla, après m'avoir dévisagé, jugé, pesé, analysé de ce regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chose sur la peau, une sorte de glu, comme s'il eût projeté sur les gens un de ces liquides épais dont se servent les pieuvres pour obscurcir l'eau et endormir leurs proies.
            Je me livrai, jusqu'au dimanche, à un terrible travail d'esprit pour deviner ce qu'elle était et pour me fixer une règle de conduite avec elle.
            Devais-je la payer ? Comment ?
            Je me décidai à acheter un bijou, un joli bijou, ma foi, que je posai, dans son écrin, sur la cheminée.
            Et je l'attendis, après avoir mal dormi.
            Elle arriva, vers dix heures, très calme, très tranquille, et elle me tendit la main comme si elle m'eût connu beaucoup. Je la fis asseoir, je la débarrassai de son chapeau, de son voile, de sa fourrure, de son manchon. Puis je commençai, avec un certain embarras, à me montrer plus galant, car je n'avais point de temps à perdre.
            Elle ne se fit nullement prier d'ailleurs, et nous n'avions pas échangé vingt paroles que je commençais à la dévêtir. Elle continua toute seule cette besogne malaisée que je ne réussis jamais à achever. Je me pique aux épingles, je serre les cordons en des liens indéliables au lieu de les démêler ; je brouille tout, je confonds tout, je retarde tout et je perds la tête.
            Oh ! mon cher ami, connais-tu dans la vie des moments plus délicieux que ceux-là, quand on regarde, d'un peu loin,  par discrétion, pour ne point effarouché cette pudeur d'autruche qu'elles ont toutes, celle qui se dépouille, pour vous, de toutes ses étoffes bruissantes tombant en rond à ses pieds, l'une après l'autre ?
            Et quoi de plus joli aussi que leurs mouvements pour détacher ces doux vêtements qui s'abattent, vides et mous, comme s'ils venaient d'être frappés de mort ? Comme elle est superbe et saisissante l'apparition de la chair, des bras nus et de la gorge après la chute du corsage, et combien troublante la ligne du corps deviné sous le dernier voile !
            Mais voilà que, tout à coup, j'aperçus une chose surprenante, une tache noire, entre les épaules ; car elle me tournait le dos ; une grande tache en relief, très noire, J'avais promis d'ailleurs de ne pas regarder.
            Qu'était-ce ? Je n'en pouvais douter pourtant, et le souvenir de la moustache visible, des sourcils unissant les yeux, de cette toison de cheveux qui la coiffait comme un casque, aurait dû me préparer à cette surprise.
            Je fus stupéfait cependant, et hanté brusquement par des visions et des réminiscences singulières. Il me sembla que je voyais une de ces magiciennes des " Mille et Une Nuits ", un de ces êtres dangereux et perfides qui ont pour mission d'entraîner les hommes en des abîmes inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glace la reine de Saba pour s'assurer qu'elle n'avait point le pied fourchu.
            Et... et quand il a fallu lui chanter ma chanson d'amour, je découvris que je n'avais plus de voix, mais plus un filet, mon cher. Pardon, j'avais une voix de chanteur du Pape, ce dont elle s'étonna d'abord et se fâcha ensuite absolument, car elle prononça, en se rhabillant avec vivacité :
            " - Il était bien inutile de me déranger. "
            Je voulus lui faire accepter la bague achetée pour elle, mais elle articula avec tant de hauteur :
            " - Pour qui me prenez-vous, Monsieur ? "
            Que je devins rouge jusqu'aux oreilles de cet empilement d'humiliations. Et elle partit sans             bullies.centerblog.net                                           ajouter un mot.
            Or voilà toute mon aventure. Mais ce qu'il y a de pis, c'est que maintenant, je suis amoureux d'elle et follement amoureux.
            Je ne puis plus voir une femme sans penser à elle. Toutes les autres me répugnent, me dégoûtent, à moins qu'elles ne lui ressemblent. Je ne puis poser un baiser sur une joue sans voir sa joue à elle à côté de celle que j'embrasse, et sans souffrir affreusement du désir inapaisé qui me torture.
            Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caresses qu'elle me gâte, qu'elle me rend odieuses. Elle est toujours habillée ou nue, comme ma vraie maîtresse ; elle est là, tout près de l'autre, debout ou couchée, visible mais insaisissable. Et je crois maintenant que c'était bien une femme ensorcelée, qui portait entre ses épaules un talisman mystérieux
            Qui est-elle ? Je ne le sais pas encore. Je l'ai rencontrée de nouveau deux fois. Je l'ai saluée. Elle ne m'a point rendu mon salut. Elle a feint de ne me point connaître. Qui est-elle ? Une Asiatique, peut-être ? Sans doute une Juive d'Orient ? Oui, une Juive ! J'ai dans l'idée que c'est une juive. Mais pourquoi ? Voilà ! Pourquoi ? Je ne sais pas ! "


                                                            Guy de Maupassant

                                           ( Nouvelle parue dans Gil Blas le 27 janvier 1885 )

















                                                                                                                             
















            

jeudi 20 janvier 2022

Premier sang Amélie Nothomb ( Roman Belgique France )

 





       



                                              Premier sang

            Le livre charmant de la rentrée littéraire 2021 est signé Amélie Nothomb. L'auteur s'immisce dans la petite enfance de son père et décrit sous la plume du petit garçon, six ans au début, une vie sans père, mort alors qu'il n'est qu'un bébé. Né dans une famille belge, sa maman se réfugie dans un deuil mondain, et l'enfant est élevé par les grands-parents maternels. Heureuse enfance, dans les années 30, costume de velours et boucles blondes. Mais le grand-père trouve le petit garçon pas aguerri pour affronter les garçons de son âge. Alors il l'envoie chez l'autre grand-père, et le petit mollasson découvre le chateau ardennais du père de son père. La famille Nothomb. Grand-père Nothomb est père de 13 enfants, dont 3 aînés morts de même que sa première épouse. Et chez ces Nothomb l'argent manque cruellement, car un papa poète d'abord puis avocat, sans réelle cause à défendre, les repas sont maigres, presque. Morceau de choix à la lecture, car Patrick va adorer ses vacances, et même s'il revient à Bruxelles sale et dépenaillé, il veut retrouver ses cousins ou tantes, il ne sait plus aux prochaines vacances, grelottant certes, mais vite remis par une grand-mère bruxelloise qui paraît délicieuse. Puis Patrick a quinze ans. Amitié, amour et malaise de l'adolescent lorsque son ami le plus proche, tuberculeux, crache le sang. Tout cela est conté avec verve, sans mots excessifs. Et enfin de jeune garçon le voici consul à Stanleyville, père de famille, il a vingt-huit ans. Mais la révolte gronde, Lumumba a été assassiné quelques mois plus tôt. Sa famille repartie en Belgique, il est lui, comme consul et nombre de ses collègues pris en otage. Là encore la plume d'Amélie Nothomb ne lâche pas son personnage, qu'elle connaît bien. Ce pourrait être truculent mais ce n'est pas le style de l'auteur. On sourit beaucoup. On aime tous les personnages. Le grand-père perdu dans son chateau des Ardennes, sa deuxième épouse poussée à planter de la rhubarbe, parce que ça pousse vite, et les enfants moqueurs.
C'est du Nothomb, pas de mots superflus, guère de sentiments, 170 pages à peine plus. Amélie Nothomb a réussi son livre consacré à son père, à sa famille, elle n'est pas encore née lorsque le livre s'achève.  Bon livre, le 30è de l'auteur, bonne lecture. M.
            

mardi 18 janvier 2022

Lettre d'un fou Guy de Maupassant ( Nouvelle France )

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                                           Lettre d'un fou

            Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu'il vous plaira. 
            Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d'esprit, et vous apprécierez s'il ne vaudrait pas mieux qu'on prît soin de moi pendant quelque temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent.
            Voici l'histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme.

            Je vivais comme tout le monde, regardant la vie avec les yeux ouverts et aveugles de l'homme, sans m'étonner et sans comprendre. Je vivais comme vivent les bêtes, comme nous vivons tous, accomplissant toutes les fonctions de l'existence, examinant et croyant voir, croyant savoir, croyant connaître ce qui m'entoure, quant, un jour, je me suis aperçu que tout est faux.
            C'est une phrase de Montesquieu qui a éclairé brusquement ma pensée. La voici :
            " Un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre intelligence... Enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d'une certaine façon seraient différentes si notre machine n'étaient pas de cette façon. "
            J'ai réfléchi à cela pendant des mois, des mois et des mois, et, peu à peu, une étrange clarté est entrée en moi, et cette clarté y a fait la nuit.
            En effet - nos organes sont les seuls intermédiaires entre le monde extérieur et nous. C'est-à-dire que l'être intérieur, qui constitue le Moi, se trouve en contact, au moyen de quelques filets nerveux, avec l'être extérieur qui constitue le monde.
            Or, outre que cet être extérieur nous échappe par ses proportions, sa durée, ses propriétés innombrables et impénétrables, ses origines, son avenir ou ses fins, ses formes lointaines et ses manifestations infinies, nos organes ne nous fournissent encore sur la parcelle de lui que nous pouvons connaître que des renseignements aussi incertains que peu nombreux.
            Incertains, parce que ce sont uniquement les propriétés de nos organes qui déterminent pour nous les propriétés apparentes de la matière.
            Peu nombreux, parce que nos sens n'étant qu'au nombre de cinq, le champ de leurs investigations et la nature de leurs révélations se trouvent fort restreints.
            Je m'explique. - L'œil nous indique les dimensions, les formes et les couleurs. Il nous trompe sur ces trois points.
            Il ne peut nous révéler que les objets et les êtres de dimensions moyenne, en proportion avec la taille humaine, ce qui nous a amenés à appliquer le mot grand à certaines choses et le mot petit à certaines autres, uniquement parce que sa faiblesse ne lui permet pas de connaître ce qui est trop vaste ou trop menu pour lui.  D'où il résulte qu'il ne sait et ne voit presque rien, que l'univers presque entier lui demeure caché, l'étoile qui habite l'espace et l'animalcule qui habite qui habite la goutte d'eau.
            S'il avait même cent millions de fois sa puissance normale, s'il apercevait dans l'air que nous respirons toutes les races d'êtres invisibles, ainsi que les habitants des planètes voisines, il existerait encore des nombres infinis de races de bêtes plus petites et des mondes tellement lointains qu'il ne les atteindraient pas.
            Donc toutes nos idées de proportions sont fausses puisqu'il n'y a pas de limite possible dans la grandeur ni dans la petitesse.
            Notre appréciation sur les dimensions et les formes n'a aucune valeur absolue, étant déterminée uniquement par la puissance d'un organe et par une comparaison constante avec nous-mêmes.
            Ajoutons que l'œil est encore incapable de voir le transparent. Un verre sans défaut le trompe. Il le confond avec l'air qu'il ne voit pas non plus.
            Passons à la suivante .
            Le couleur existe parce que notre œil est constitué de telle sorte qu'il transmet au cerveau, sous forme de couleur, les diverses façons dont les corps absorbent et décomposent, suivant leur constitution chimique, les rayons lumineux qui les frappent.                                                  wikimedia.org
            Toutes les proportions de cette absorption et de cette décomposition constituent les nuances.
             Donc cet organe impose à l'esprit sa manière de voir, ou mieux sa façon arbitraire de constater les dimensions et d'apprécier les rapports de la lumière et de la matière.
            Examinons l'ouïe.
            Plus encore qu'avec l'œil, nous sommes les jouets et les dupes de cet organe fantaisiste.
            Deux corps se heurtant produisent un certain ébranlement de l'atmosphère. Ce mouvement fait tressaillir dans notre oreille une certaine petite peau qui change immédiatement en bruit ce qui n'est, en réalité, qu'une vibration.
            La nature est muette. Mais le tympan possède la propriété méticuleuse de nous transmettre sous forme de sens, et de sens différents suivant le nombre de vibrations, tous les frémissements des ondes invisibles de l'espace.
            Cette métamorphose accomplie par le nerf auditif dans le court trajet de l'oreille au cerveau nous a permis de créer un art étrange, la musique, le plus poétique et le plus précis des arts, vague comme un songe et exact comme l'algèbre.
            Que dire du goût et de l'odorat ? Connaitrions-nous les parfums et la qualité des nourritures sans les propriétés bizarres de notre nez et de notre palais ?
            L'humanité pourrait exister cependant sans l'oreille, sans le goût et sans l'odorat, c'est-à-dire sans aucune notion du bruit, de la saveur et de l'odeur..
            Donc, si nous avions quelques organes de moins, nous ignorerions d'admirables et singulières choses, mais si nous avions quelques organes de plus, nous découvririons autour de nous une infinité d'autres choses que nous ne soupçonnerons jamais faute de moyen de les constater.
             Donc, nous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés d'Inconnu inexploré.
             Donc, tout est incertain et appréciable de manières différentes.
             Tout est faux, tout est possible, tout est douteux.
              Formulons cette certitude en nous servant du vieux diction : " Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. "
            Et disons : vérité dans notre organe, erreur à côté.
            Deux et deux ne doivent plus faire quatre en-dehors de notre atmosphère.
            Vérité sur la terre, erreur plus loin, d'où je conclus que les mystères entrevus comme l'électricité, le sommeil hypnotique, la transmission de la volonté, la suggestion, tous les phénomènes magnétiques, ne nous demeurent cachés que parce que la nature ne nous a pas fourni l'organe, ou les organes nécessaires pour les comprendre.
            Après m'être convaincu que tout ce que me révèlent mes sens n'existe que pour moi tel que je le perçois et serait tellement différent pour un autre être autrement organisé, après en avoir conclu qu'une humanité diversement faite aurait sur le monde, sur la vie, sur tout, des idées absolument opposées aux nôtres, car l'accord des croyances ne résulte que de la similitude des organes humains, et les divergences d'opinions ne proviennent que des légères différences de fonctionnement de nos filets nerveux, j'ai fait un effort de pensée surhumain pour soupçonner l'impénétrable qui m'entoure.
            Suis-je devenu fou ?            
            Je me suis dit : " Je suis enveloppé de choses inconnues. " Jai supposé l'homme sans oreilles et soupçonnant le son comme nous soupçonnons tant de mystères cachés, l'homme constatant des phénomènes acoustiques dont il ne pourrait déterminer ni la nature, ni la provenance. Et j'ai eu peur de tout, autour de moi, peur de l'air, peur de la nuit. Du moment que nous ne pouvons connaître presque rien, et du moment que tout est sans limites, quel est le reste ? Le vide n'est pas ? Qu'y a-t-il dans le vide apparent ?
            Et cette terreur confuse du surnaturel qui hante l'homme depuis la naissance du monde est légitime puisque le surnaturel n'est pas autre chose que ce qui nous demeure voilé !
            Alors j'ai compris l'épouvante. Il m'a semblé que je touchais sans cesse à la découverte d'un secret de l'univers.
            J'ai tenté d'aiguiser mes organes, de les exciter, de leur faire percevoir par moments l'invisible.
            Je me suis dit : " Tout est un être. Le cri qui passe dans l'air est un être comparable à la bête puisqu'il naît, produit un mouvement, se transforme encore pour mourir. Or l'esprit craintif qui croit à des êtres incorporels n'a donc pas tort. Qui sont-ils ? "
            Combien d'hommes les pressentent, frémissent à leur approche, tremblent à leur inappréciable contact. On les sent auprès de soi, autour de soi, mais on ne les peut distinguer, car nous n'avons pas l'œil qui les verrait, ou plutôt l'organe inconnu qui pourrait les découvrir.
              Alors, plus que personne, je les sentais, moi, ces passants surnaturels. Etres ou mystères ? Le sais-je ? Je ne pourrais dire ce qu'ils sont, mais je pourrais toujours signaler leur présence. Et j'ai vu - j'ai vu un être invisible - autant qu'on peut les voir, ces êtres.
             Je demeurais des nuits entières immobile, assis devant ma t
able, la tête dans mes mains et songeant à cela, songeant à eux. Souvent j'ai cru qu'une main intangible, ou plutôt qu'un corps insaisissable, m'effleurait légèrement les cheveux. Il ne me touchait pas, n'étant point d'essence charnelle, mais d'essence impondérable, inconnaissable.
            Or, un soir, j'ai entendu craquer mon parquet derrière moi. Il a craqué d'une façon singulière. J'ai frémi. Je me suis tourné. Je n'ai rien vu. Et je n'y ai plus songé.
            Mais le lendemain, à la même heure, le même bruit s'est produit. J'ai eu tellement peur que je me suis levé, sûr, sûr, sûr, que je n'étais pas seul dans ma chambre. On ne voyait rien pourtant. L'air était limpide, transparent partout. Mes deux lampes éclairaient tous les coins.
            Le bruit ne recommença pas et je me calmai peu à peu ; je restais inquiet cependant, je me retournais souvent.
*          Le lendemain je m'enfermai de bonne heure, cherchant comment je pourrais parvenir à voir l'Invisible qui me visitait. 
            Et je l'ai vu. J'en ai failli mourir de terreur.
            J'avais allumé toutes les bougies de ma cheminée et de mon lustre. La pièce était éclairée comme pour une fête. Mes deux lampes brûlaient sur ma table.
            En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. A droite, ma cheminée. A gauche, ma porte que j'avais fermée au verrou. Derrière moi, une très grande armoire à glace. Je me regardai dedans. J'avais des yeux étranges et les pupilles très dilatées.
            Puis je m'assis comme tous les jours.
         Le bruit s'était produit, la veille et l'avant-veille, à neuf heures vingt-deux minutes. J'attendis. Quand arriva le moment précis, je perçus une indescriptible sensation, comme si un fluide, un fluide irrésistible eût pénétré en moi par toutes les parcelles de ma chair, noyant mon âme dans une épouvante atroce et bonne. Et le craquement se fit, tout contre moi.
            Je me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n'étais pas dedans, et j'étais en face cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n'osais pas aller vers elle, sentant bien qu'il était entre nous, lui, l'Invisible, et qu'il me cachait.
            Oh ! comme j'eus peur ! Et voilà que je commençai à l'apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers de l'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de seconde en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait n'avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s'éclaircissant peu à peu.
            Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je le fais tous les jours en me regardant.
            Je l'avais donc vu !
            Et je ne l'ai pas revu.
            Mais je l'attends sans cesse, et je sens que ma tête s'égare dans cette attente.
            Je reste pendant des heures, des nuits, des jours, des semaines, devant ma glace, pour l'attendre ! Il ne vient plus.
            Il a compris que je l'avais vu. Mais moi je sens que je l'attendrai toujours, jusqu'à la mort, que je l'attendrai sans repos, devant cette glace, comme un chasseur à l'affût.
            Et, dans cette glace, je commence à voir des images folles, des monstres, des cadavres hideux, toutes sortes de bêtes effroyables, d'êtres atroces, toutes les visions invraisemblables qui doivent hanter l'esprit des fous.

            Voilà ma confession, mon cher docteur. Dites-moi ce que je dois faire ?

* maisondenergie.fr

                                                                   Guy de Maupassant

                                                ( nouvelle parue dans Gil Blas le 17 février 1885 )














jeudi 13 janvier 2022

Rien ne t'appartient Natacha Appanah ( Roman France )

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            Tara danse dans son salon. Elle est maigre, dénudée, elle a environ trente cinq ans, veuve d'Emmanuel depuis peu, beaucoup plus âgé qu'elle. Tara perd la tête, le désordre de son esprit gagne son logement. Son beau-fils, Eli lui rend visite, pour une raison importante dit-il. Et Tara craint la raison importante, dans ses moments de lucidité. Dans le salon un jeune homme occupe le fauteuil elle le prie de déguerpir, parce qu'elle attend la visite de Eli, et parce que. celui que tout au long du livre elle nomme " le garçon " reste muet et inerte. Eli ne le verra pas, elle seule est consciente de sa présence. Fin de la 1è partie. Dans les nouveaux chapitres l'auteur nous raconte l'enfance de la femme encore jeune, douloureuse, incapable de réagir aux ordres de son esprit lucide de courts moments. Enfance heureuse, choyée, protégée, loin de nos villes occidentales. Sa mère, ex-danseuse a abandonné son art pour élever son enfant et suivre un époux enseignant homme public qui professe des idées politiques avancées pour le peuple qui l'écoute : égalité religieuse, égalité sociale. Son chauffeur avertit le maître, ses propos sont mal perçus, d'autant que la petite ne fréquente ni l'école, ni les enfants du village. Ils n'habitent pas très loin de la capitale. Mais le père obstiné, refuse de se taire, parle à la radio, à la télévision, choisit ce qu'il considère comme une bonne conduite. Il le paiera d'un prix fort. Incendiée la maison, le couple assassiné, l'enfant sauvée. La servante et le chauffeur décident de conduire l'enfant chez un cousin dans un autre village. La vie de Tara bascule une première fois. Elle est confrontée à la méchanceté, à l'ignorance et à l'appétit du garçon ami de ceux qui l'ont recueillie. Totalement ignorante, elle sera une fille " gâchée ". Nouveau départ vers une maison qui recueille quelques très jeunes filles à qui l'on donne un produit et une confiture amère pour éviter une naissance. Là encore la mère a développé cette structure, proche de la mer avec apparemment de bons sentiments, mais les filles sont à peine nourries, récurent, lavent le linge, à la main, des hôtels environnants, car les touristes sont curieux de voir les temples et la  maison, propre où les filles sont souvent frappées, à qui l'on ne laisse aucun bien, même les nattes longues et belles : " ici rien ne t'appartient " Puis un jour, un tsunami. L'écriture suit le rythme du cours de la vie de Tara. Tara qui a tout perdu, mais trouve sur son chemin un destin heureux, qui a réchappé d'un tsunami, Et ainsi les premiers chapitres s'éclairent. Livre court, 156 pages, une écriture qui vous emporte. Une pépite. Bonne lecture. L'auteure est mauricienne et son 11è roman en cette rentrée 2021. M


 


















mardi 11 janvier 2022

Le Noël de Dan le Danseur Damon Runyon ( Nouvelle Etats Unis )

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                                       Le Noël de Dan le Danseur

            C'est le temps de Noël, en fait c'est la veille de Noël, et je suis dans le petit bistrot de Charley Bernstein, autrement dit Charley Bon Temps, dans la 47è Rue Ouest, en trains de souhaiter un joyeux Noël à Charley et de boire quelques Tom et Jerry chauds avec lui.
            Ce Tom et Jerry chaud est une boisson du vieux temps utilisé autrefois par tout un chacun dans ce pays pour fêter Noël et, en fait, est si populaire que beaucoup de citoyens croient que Noël est inventé seulement pour fournir un prétexte de boire un Tom et Jerry chaud, bien que naturellement ce ne soit vrai en aucun cas.
            Mais n'importe qui vous dira que rien ne met dans une véritable humeur de fête comme un Tom et Jerry chaud et j'entends dire que, depuis que Tom et Jerry n'est plus à la mode aux États Unis, l'humeur de la fête n'est plus jamais la même.
            La raison pour laquelle Tom et Jerry est démodé aux États Unis, c'est parce qu'il faut utiliser du rhum, et une chose et une autre, pour le préparer, et naturellement, quand le rhum devient illégal dans ce pays, Tom et Jerry l'est aussi, parce que le rhum est une chose très difficile à trouver en ville à cette époque.
            Pendant quelque temps, certains particuliers essaient de faire des Tom et Jerry chauds sans rhum mais, d'une manière ou d'une autre, ça n'a jamais le même vieil esprit de fête, aussi presque tous abandonnent, dégoûtés, ce qui n'a rien de surprenant, car fabriquer un Tom et Jerry n'est pas un jeu d'enfant. En fait, il faut un vrai connaisseur pour réussir un bon Tom et Jerry, et lorsqu'il n'est pas illégal, un expert en bon Tom et Jerry bien chaud gagne beaucoup de fric et d'amis.
             Or, naturellement, Charley Bon Temps et moi ne mettons pas de rhum dans notre Tom et Jerry, ne voulant rien faire d'illégal. Ce que nous employons, c'est du whisky de seigle que Charley Bon Temps obtient sur ordonnance médicale, à un drugstore, car nous buvons personnellement ce Tom et Jerry chaud et naturellement nous ne sommes pas assez idiots pour employer le whisky personnel de Charley Bon Temps.                                                                         new-york-en-francais
Résultat de recherche d'images pour "noel new york images animées"            L'ordonnance pour le whisky de seigle est prescrite par le vieux Doc Moggs pour les rhumatismes de Charley Bon Temps au cas où Charley a par hasard des rhumatismes, car Doc Moggs dit qu'il n'y a rien de meilleur pour les rhumatismes que le whisky de seigle, surtout s'il est mélangé à un Tom et Jerry chaud. En fait le vieux Doc Moggs s'amène et avale avec nous plusieurs grands verres de Tom et Jerry chauds pour ses rhumatismes personnels.
            Il se pointe pendant l'après-midi, car Charley Bon Temps et moi commençons à préparer ce Tom et Jerry à l'aube, pour être sûrs d'en avoir assez pour Noël, et il est maintenant environ six heures du soir, et notre humeur de fête est pratiquement à cent pour cent.
            Or, pendant que Charley Bon Temps et moi nous souhaitons bonne fête par-dessus nos verres de Tom et Jerry chaud et que j'essaie de me rappeler le poème sur la veille de Noël qui, je sais, intéresse Charley plus qu'un peu, voici que soudain on cogne très fort à la porte, et quand Charley l'ouvre, qui croyez-vous qui entre en portant un grand paquet sous le bras sinon un mec du nom de
Dan le Danseur.
            Ce Dan le Danseur est un beau jeune mec qui a toujours l'air élégant, et on l'appelle Dan le Danseur parce qu'il n'a pas son pareil pour guincher ici et là avec des pépées dans les boîtes et autres coins où l'on guinche.
            En fait, Dan n'a jamais l'air de faire autre chose, bien que des bruits courent que, quand il ne danse pas, il s'occupe d'une façon illégales d'une chose ou d'une autre. Mais naturellement on entend toujours des rumeurs de ce genre dans cette ville au sujet de n'importe qui, et personnellement j'aime assez Dan le Danseur, parce qu'il a toujours l'air de s'amuser dans la vie.
            N'importe qui, en ville, vous dira que Dan le Danseur est un mec qui n'a rien de bidon et, en fait, qu'il a autant d'estomac que tout un chacun ici, bien que je tienne à dire que je doute toujours de son jugement quand je le vois danser si souvent avec Miss Muriel O'Neill, qui travaille à la boîte de la Demi-Lune. Et la raison qui me fait douter de son jugement à cet égard, c'est que nul n'ignore que Miss Muriel O'Neill est une pépée dont Heine Schmitz pense le plus grand bien, et Heine Schmitz n'est pas un mec susceptible d'être bien disposé envers un type qui danse plus d'une fois et demie avec une poupée dont il pense du bien.
           Ce Heine Schmitz est un citoyen très influent de Harlem où il a de grands intérêts dans la bière et autres affaires, et ce n'est nullement trahir une confidence que de vous dire que Heine Schmitz est aussi disposé à vous faire sauter la cervelle qu'à vous regarder. En fait, il préfère, dit-on, la première solution, et de nombreux citoyens prennent la peine d'avertir Dan le Danseur qu'il ne fait pas seulement preuve d'impertinence en guinchant avec Miss Muriel O'Neill, mais qu'il fait chuter son prix jusqu'à ce qu'il soit réduit à zéro.
            Mais Dan le Danseur se contente de rire ( ha ! ha ! ) et continue à danser avec Miss Muriel
O'Neill à chaque fois qu'une occasion se présente, et Charley Bon Temps déclare qu'il ne le blâme pas, car Miss Muriel O'Neill est si belle qu'il guincherait bien avec elle quoi qu'il arrive, s'il avait cinq ans de moins et pouvait braquer son Roscoe aussi vite que lorsqu'il courrait avec Paddy le Chimpanzé et autres mecs cascadeurs.
            En tout cas, en entrant Dan le Danseur parcourt la boîte d'un rapide coup d'oeil, puis il jette le paquet qu'il porte dans un coin où il tombe raide, comme s'il contenait une chose très lourde, et il revient au bar s'asseoir près de Charley et moi et demande ce que nous buvons.
            Naturellement nous recommandons un Tom et Jerry chaud à Dan le Danseur. Il dit qu'il va en essayer un avec nous et, après un coup d'essai, Dan déclare qu'il en aura un autre, et Bon Noël à Tous, et qu'est-ce que nous voyons sinon que deux heures plus tard nous essayons toujours des Tom et Jerry chauds avec Dan le Danseur, et Dan le Danseur affirme qu'il n'a jamais rien bu d'aussi calmant de sa vie. En fait, Dan le Danseur dit qu'il recommandera les Tom et Jerry à toutes ses relations, mais il ne connaît personne d'assez bien pour les boire sauf peut-être Miss Muriel O'Neill, et elle ne boit rien qui contienne du whisky du drugstore.
             Or plusieurs fois pendant que nous buvons ces Tom et Jerry, des clients frappent à la porte du petit bar clandestin de Charley Bon Temps. Mais Charley commence à avoir peur qu'ils ne commandent un Tom et Jerry aussi, et il ne pense pas que nous en aurons assez pour nous, alors il suspend une pancarte qui indique : " Fermé pour cause de Noël ", et le seul mec qu'il laisse entrer est un type du nom de Ooky, qui n'est qu'un vieux soûlard, qui va ici et là toute la semaine déguisé en Père Noël et portant un panneau publicitaire pour la boutique de vêtements de Moe Lewinsky dans la Sixième Avenue.
            Cet Ooky porte encore son costume de Père Noël quand Charley lui ouvre la porte, et la raison pour laquelle Charley laisse un type comme Ooky entrer dans sa boîte, c'est que Ooky fait le portier pour Charley quand il n'est pas Père Noël pour Moe Lewinsky, il balaie, lave les verres et une chose et une autre.
            Eh bien, il est environ 9 heures et demie du soir quand Ooky arrive, et ses panards lui font mal, et il est complètement crevé à marcher de long en large et ici et là avec son panneau, car à chaque fois que Moe Lewinsky engage un mec pour faire le Père Noël, il faut qu'il gagne son fric.
            En fait, Ooky est si fatigué, ses panards lui font si mal que Dan le Danseur, Charley Bon Temps et moi avons grand-pitié et que nous l'invitons à boire quelques chopes de Tom et Jerry chaud avec nous et lui souhaitons des tas de Joyeux Noël.                                         premiere.fr
Résultat de recherche d'images pour "noel new york images animées"            Mais le vieux Ooky n'est pas habitué aux Tom et Jerry et vers la cinquième chope il se recroqueville dans un fauteuil, et nous fausse compagnie en s'endormant profondément.
            Il porte un assez joli costume de Père Noël, rouge bordé de ouate blanche, une perruque, un faux nez, de longs favoris blancs, une grosse hotte bourrée de copeaux sur le dos, et si je ne savais pas que le Père Noël n'est pas un mec qui ronfle si fort que les fenêtres en tremblent, je croirais que Ooky est vraiment le Père Noël.
            Donc, nous oublions Ooky qu'on laisse dormir, et continuons à avaler nos Tom et Jerry, et pendant ce temps nous essayons de nous souvenir de chansons appropriées à Noël. Dan le Danseur interprète finalement Le potager de mon vieux, d'une agréable voix de baryton très forte, tandis que je fais merveille avec M'aimeras-tu en décembre comme tu m'aimes en mai ? Mais personnellement je pense toujours que Charley Bon Temps Bernstein n'est pas réglo lorsqu'il essaie de chanter un hymne en yiddish pour une telle occasion, et cela provoque des mots entre nous.
            Pendant que nous chantons de nombreux clients frappent à la porte, puis ils lisent la pancarte de Charley et cela semble provoquer quelque agitation parmi eux. Plusieurs restent dehors et disent que c'est une honte, jusqu'à ce que Charley passe sa cafetière à travers la porte et menace d'abîmer le portrait de ceux qui ne vont pas vaquer à leurs affaires et ne cessent pas de déranger les citoyens paisibles.
            Naturellement les clients se dispersent, car ils ne veulent pas qu'on leur abîme le portrait, et Dan le Danseur, Charley et moi continuons à boire nos Tom et Jerry chauds. A chaque Tom et Jerry nous nous souhaitons un très joyeux Noël, et parfois une très heureuse Nouvelle Année, bien que cela ne s'adresse pas encore à Charley parce que Charley a une Nouvelle Année différente de Dan le Danseur et moi.
            Bientôt nous réveillons Ooky déguisé en Père Noël et lui offrons d'autres Tom et Jerry chauds, en lui souhaitant un Joyeux Noël, mais Ooky le prend très mal et nous traite de tous les noms. Nous voyons donc qu'il n'a pas vraiment le bon esprit de fête et le laissons tranquille jusque vers minuit où Dan le Danseur décide de voir quelle tête il a en Père Noël.
            Alors Charley Bon Temps et moi aidons Dan le Danseur à retirer le costume d'Ooky et à le mettre à Dan, ce qui est facile parce que Ooky a cet attirail de Père Noël sur ses vêtements ordinaires et qu'il ne se réveille même pas quand nous lui retirons son uniforme de Père Noël.
            Eh bien, ce que je voudrais dire, c'est que je vois beaucoup de Père Noël dans ma vie, mais je n'en vois jamais de plus beau que Dan le Danseur, surtout après avoir posé la perruque et les favoris blancs juste comme il faut. Nous enfonçons dans son pantalon un coussin que Charley Bon Temps se trouve avoir dans sa boîte pour que le chat puisse pioncer, ce qui donne à Dan le Danseur un agréable gros ventre que le Père Noël doit avoir.
            En fait, lorsque Dan le Danseur se regarde dans une glace, il est ravi de son aspect, pendant que Charley Bon Temps est dans tous ses états, bien que personnellement je commence à en avoir marre de l'intérêt que prend Charley au Père Noël et à Noël en général, car il n'a personnellement aucun droit sur ces questions. Puis je me souviens que Charley offre les Tom et Jerry chauds, et je suis plus tolérant envers lui.                                                                                           bedetheque.com
Résultat de recherche d'images pour "boissons tom et jerry"           " - Eh bien, s'écrie finalement Charley, c'est bien dommage que nous ne savons pas où sont suspendus les bas parce que, dit-il, tu serais allé les bourrer de cadeaux, comme j'entends toujours dire que c'est le rôle du Père Noël. Mais, ajoute Charley, je ne suppose pas que quelqu'un dans ce quartier ait suspendu des bas de Noël, ou s'il l'a fait, dit-il, il y a des chances pour qu'il soit si troués que tout passera à travers. D'ailleurs, continue Charley, même s'il y en a nous n'avons rien à y mettre, bien que personnellement je donnerais volontiers quelques bouteilles de scotch. "
            Alors je fais remarquer que nous n'avons pas de renne et qu'un Père Noël a forcément l'air d'un parfait idiot s'il circule sans renne. Mais les remarques de Charley ont l'air de donner une idée à Dan le Danseur car, tout à coup, il dit ce qui suit :
            " - Mais, dit Dan le Danseur, je sais où est accroché un bas. Il est accroché dans l'appartement de Miss Muriel 0'Neill, là-bas, dans la 49è Rue Ouest. Ce bas est suspendu par quelqu'un qui n'est autre que Mémé O'Neill, la grand-mère de Miss Muriel O'Neill, explique Dan le Danseur. Mémé
O'Neill va avoir quatre-vingt-dix ans et quelques, dit-il, et Miss Muriel O'Neill me raconte qu'elle ne va pas durer longtemps, avec une chose et une autre, y compris qu'elle perd un peu la boule par moments.
            Or, comme Dan le Danseur, je me rappelle que Miss Muriel O'Neill me dit l'autre soir que Mémé O'Neill accroche son bas la veille de Noël toute sa vie et, qu'il ajoute, je juge d'après ce que raconte Miss Muriel O'Neill que la vieille gonzesse croit toujours que le Père Noël viendra remplir son bas de beaux cadeaux une nuit de Noël. Mais, conclut Dan le Danseur, Miss Muriel O'Neill me dit que le Père Noël apporte toujours quelques cadeaux qu'elle fourre dans le bas pour que ça rebecte Mémé O'Neill.
            Mais, naturellement, dit Dan le Danseur, ces cadeaux ne sont pas grand chose parce que Miss Muriel O'Neill est très pauvre, fière et sage aussi, et ne prend pas une thune à quiconque, et je flanquerais volontiers une raclée au mec qui l'accuse de le faire, bien que, ajoute Dan le Danseur, entre moi, Heine Schmitz et une tirée d'autres mecs que je connais, Miss Muriel O'Neill peut en prendre beaucoup. "
            Or je sais que ce que dit Dan le Danseur de Miss Muriel O'Neill est tout à fait vrai, et en fait ce problème est souvent discuté à Broadway, parce que Miss Muriel O'Neill ne peut pas gagner plus de vingt tickets par semaine en travaillant à la Demi-Lune, et tout un chacun sait bien que c'est pas assez de fric pour une poupée aussi chouette que Miss Muriel O'Neill.
            " - Alors, continue Dan le Danseur, il semble que tout en étant très heureuse de trouver ce qu'il y a dans son bas le matin de Noël, Mémé O'Neill ne comprend pas pourquoi le Père Noël n'est pas plus généreux et, explique-t-il, Miss Muriel O'Neill me dit qu'elle voudrait bien donner à Mémé
O'Neill un vrai beau Noël avant que la vieille gonzesse ne cane.
            Donc, déclare Dan le Danseur, voici un boulot pour nous. Miss Muriel O'Neilll et sa grand-mère vivent toutes seules dans l'appartement de la 49è Rue Ouest et, dit-il, à l'heure qu'il est, Miss Muriel O'Neill est sûrement au boulot et y a des chances pour que Mémé O'Neill roupille profondément. Nous allons juste y faire un saut et le Père Noël remplira son bas de chouettes cadeaux. "
            Eh bien, que je dis, je ne vois pas où nous allons trouver de chouettes cadeaux à cette heure de la nuit, toutes les boutiques étaient fermées à moins de nous précipiter dans un drugstore ouvert vingt quatre heures sur vingt quatre, pour acheter des fiole de parfum et un nécessaire de toilette moche comme font toujours les mecs qui oublient leurs épouses très aimantes jusqu'après la fermeture des boutiques la veille Noël, mais Dan le Danseur dit peu importe, mais buvons tout d'abord quelques Tom et Jerry.
            Nous avalons donc quelques Tom et Jerry de plus, et Dan le Danseur ramasse le paquet qu'il a laissé tomber dans la cour. Il déverse presque tous les copeaux de rembourrage de la hotte de Ooky, y met le paquet, et Charley Bon Temps éteint toutes les lumières sauf une, laisse une bouteille de scotch sur la table, devant Ooky, comme cadeau de Noël, et nous voilà partis.
            Personnellement je regrette beaucoup de cesser de boire des Tom et Jerry, mais je suis aussi très enthousiaste à l'idée d'aider Dan le Danseur à jouer les Père Noël. Charley Bon Temps déborde de joie, car c'est la première fois de sa vie que Charley est mêlé à une telle fête. En fait Charley ne veut rien savoir avant que nous ne nous soyons arrêtés dans plusieurs bistrots pour boire des verres à la santé du Père Noël et ces visites sont de grands succès, bien que tous soient très surpris de voir Charley et moi avec le Père Noël, surtout Charley, bien que personne ne reconnaisse Dan le Danseur.
            Mais naturellement il n'y a pas de Tom et Jerry dans ces bistrots où nous allons, il faut donc bien avaler ce qui se trouve, et personnellement je croirai toujours que la gueule de bois que j'ai après vient du mélange de ces verres dont on s'est imbibés dans ces coins après mes Tom et Jerry.
            Tout en montant vers Broadway en direction de la 49è Rue, Charley et moi voyons beaucoup de mecs de connaissance et leur adressons un grand " salut " et leur souhaitons un joyeux Noël et quelques-uns serrent la main du Père Noël, sans savoir qu'il n'est autre que Dan le Danseur, mais je comprends après qu'il y a quelques rumeurs parmi ces citoyens parce qu'ils prétendent qu'un Père Noël qui a l'haleine de notre Père Noël est un peu dévoyé.                               youtube.com
Image associée            Une fois aussi nous sommes un peu embarrassés quand des tas de petits gosses, rentrant chez eux avec leurs parents d'une fête de Noël, entourent le Père Noël avec des cris de joie enfantine. Certains veulent grimper autour des guiboles du Père Noël. Naturellement Dan se fiche un peu en rogne et se met à les engueuler, et un des parents s'approche et demande ce que signifie un tel langage dans la bouche d'un Père Noël, et Dan lui donne un gnon, ce qui est sûrement très ahurissant pour les petits mômes qui croient que le Père Noël est un vieux mec très bienveillant. Mais naturellement ils ne savent pas que Dan le Danseur a mélangé l'alcool que nous avons bu dans les bistrots avec les Tom et Jerry ou ils auraient compris que même le Père Noël peut se fiche en rogne.
                Nous arrivons donc devant l'endroit où Dan le Danseur dit que Miss Muriel O'Neill et sa mémé habitent, et ce n'est autre qu'un immeuble de logements ouvriers pas très loin derrière Madison Square Garden, et de plus il n'y a pas d'ascenseur. A cette heure-là il n'y a aucune lumière dans la bicoque sauf un bec de gaz dans l'entrée et grâce à lui nous jetons un oeil sur les boîtes à lettres, comme on en trouve toujours dans ce genre de bicoque, et nous voyons que Miss Muriel O'Neill et sa mémé habitent au cinquième.
            C'est le dernier étage et, personnellement, l'idée d'escalader cinq étages ne me sourit pas beaucoup, et je veux bien laisser Dan le Danseur et Charley y aller sans moi, mais Dan le Danseur insiste et dit que nous devons tous monter et j'accepte finalement parce que Charley commence à dire que la chose à faire c'est de grimper sur le toit et de faire descendre le Père Noël par la cheminée, et il fait tant de chahut que j'ai peur qu'il réveille quelqu'un.
            Aussi nous grimpons l'escalier et finalement arrivons en face d'une porte, au dernier étage, avec une petite carte dans une fente qui dit O'Neill, ce qui nous apprend que nous avons atteint notre destination. Dan le Danseur essaie d'abord de tourner la poignée et la porte s'ouvre aussitôt. Nous sommes dans un petit appartement de deux ou trois pièces pas très meublé, et le peu de meubles qui s'y trouvent sont très pauvres. Un seul bec de gaz est allumé près du lit, dans une turne qui communique avec celle où s'ouvre la porte d'entrée, et cette lumière éclaire une très vieille poule qui dort dans le lit, aussi nous en déduisons qu'elle n'est autre que Mémé O'Neill.
            Son visage est fendu d'un large sourire comme si elle rêvait de choses très agréables. Sur une chaise, à la tête du lit, est suspendu un long bas noir, et il a l'air d'un bas souvent reprisé et raccommodé, aussi je peux voir que ce que Miss Muriel O'Neill raconte à Dan le Danseur au sujet de sa Mémé accrochant son bas, est réellement vrai, bien que jusqu'ici j'en ai douté.
            Or, je voudrais bien filer après un regard sur la vieille poule, surtout que Charley Bon Temps commence à rôder dans l'appartement pour voir s'il y a une cheminée par où le Père Noël peut descendre et il flanque tout par terre, mais Dan le Danseur debout regarde longtemps Mémé O'Neill.
Image associée  *          Finalement, il décroche sa hotte, sort son paquet, et soudain déverse un tas de gros bracelets de diamants, de bagues de diamants, de broches de diamants, de colliers de diamants, et je ne sais plus quoi en diamants. Dan le Danseur et moi nous mettons à bourrer ces diamants dans le bas et Charley Bon Temps se met au boulot et nous donne un coup de main.
            Il y a assez de diamants pour remplir le bas jusqu'en haut, et c'est pas un petit bas, et je pense que Mémé O'Neill a eu une assez jolie paire de gambilles dans sa jeunesse. En fait, il y a tellement de diamants qu'il nous en reste assez pour faire un beau petit tas sur la chaise après avoir bourré le bas au maximum, faisant dépasser un vanity-case incrusté de diamants qui attirera le regard de Mémé
O'Neill quand elle se réveillera.
            Et ce n'est pas avant d'être de nouveau au grand air que je me souviens tout à coup d'avoir vu de gros titres dans les journaux du soir au sujet d'un casse de cinq cents mille dollars cet après-midi-là, chez un des plus gros marchands de diamants de Maiden Lane pendant qu'il est assis à son bureau et il me revient aussi d'avoir entendu des rumeurs sur Dan le Danseur, paraît-il l'un des meilleurs braqueurs du monde à opérer seul.
            Naturellement je commence à me demander si je suis en bonne compagnie avec Dan le Danseur, même s'il est le Père Noël. Aussi je le laisse au prochain coin de rue discuter avec Charley Bon Temps pour savoir s'ils devraient aller chercher d'autres cadeaux ailleurs, et d'autres bas à remplir. Je rentre précipitamment dans ma piaule et me couche.
            Le lendemain j'ai une telle gueule de bois que je ne tiens pas à me remuer et, en fait, je ne ressors pas beaucoup pendant une couple de semaines.
            Puis un soir j'entre en passant dans le petit bistrot de Charley Bon Temps, et je demande à Charley ce qui se passe.
            " - Eh bien, dit Charley, il se passe beaucoup de choses, et personnellement je suis très étonné de ne pas te voir à la veillée funèbre de Mémé O'Neill. Tu sais que Mémé O'Neill a quitté ce vieux monde dégueulasse deux jours après Noël, continue Charley Bon Temps, et Miss Muriel O'Neill dit que Doc Moggs prétend que c'est au moins un jour de plus qu'elle n'aurait dû partir, mais elle est soutenue, explique Charley, par le grand bonheur de trouver son bas plein de beaux cadeaux le matin de Noël.
            Selon Miss Muriel O'Neill, dit Charley, Mémé O'Neill meurt pratiquement convaincue que le Père Noël existe, bien que naturellement Miss Muriel O'Neill ne lui raconte pas qui est le vrai propriétaire des cadeaux : un mec O.K. du nom de Shapiro qui lui laisse les cadeaux après que Miss Muriel O'Neill lui apprend qu'elle les a trouvés. Il paraît, explique Charley, que ce Shapiro est un mec au coeur tendre qui accepte de garder Mémé O'Neill avec nous un peu plus quand Doc Moggs déclare qu'elle restera si on lui laisse les cadeaux un peu plus longtemps.
            Donc, conclut Charley, tout est absolument O.K., parce que les poulets ne trouvent rien sinon que peut-être le salaud qui rafle les diamants chez Shapiro a des remords de conscience, les abandonne dans le premier endroit où il peut et Miss Muriel O'Neill reçoit une récompense de dix billets de dix mille dollars pour les avoir trouvés et rendus. Et, continue Charley, j'apprends que Dan le Danseur est à San Francisco et songe à s'acheter une conduite et à devenir professeur de danse pour pouvoir épouser Miss Muriel O'Neill et, naturellement qu'il dit, nous espérons tous qu'elle n'apprend jamais de détails sur la carrière de Dan le Danseur. "
            Or, c'est la veille de Noël, un an plus tard et je tombe sur un mec du nom de Sam la Mitraillette, qui fait partie du gang de Heine Schmitz à Harlem et qui est un particulier très antipathique.
            " - Bien, bien, bien, dit la Mitraillette, la dernière fois que je te vois c'est la veille de Noël comme aujourd'hui, tu sors du bistrot de Charley Bon Temps et, ajoute-t-il, tu détiens une cuite de première.
                - Mitraillette, que je réponds, je regrette de t'avoir fait une aussi mauvaise impression, mais la vérité, le jour dont tu parles, je souffre de vertiges dans le crâne.
                - Moi, je m'en fiche, dit la Mitraillette, je suis informé que Dan le Danseur est dans le bistrot de Charley Bon Temps le soir où je te rencontre, et Morgan, Jack l'Artilleur et moi surveillons la boîte parce que, explique-t-il, Heine Schmitz est furieux contre Dan à propos d'une pépée, mais naturellement, ajoute Mitraillette, il s'en fout maintenant parce qu'il en a une autre.
                 En tout cas, continue-t-il, nous n'arrivons pas à loger Dan le Danseur. Nous surveillons le bistrot de six plombe et demie du soir jusqu'à l'aube de Noël et, pendant la nuit, personne n'entre excepté le vieil Ooky déguisé en Père Noël et personne ne sort sauf toi, Charley Bon Temps et Ooky
                 Or, conclut la Mitraillette, Dan le Danseur a beaucoup de chance de ne jamais entrer ni sortir de chez Charley Bon Temps, parce que, qu'il dit, nous l'attendons au deuxième étage de l'immeuble d'en face avec de gentils petits fusils à canons sciés, et Heine nous a donné l'ordre de ne pas le manquer.
                 - Eh bien, Mitraillette, que je dis, joyeux Noël.
                 - Bien, répond Mitraillette, joyeux No


*  ibroderiediamant.fr

                                                         Damon Runyon

                                                                 ( 1932 )       

  

dimanche 9 janvier 2022

Rêves Guy de Maupassant ( Nouvelle France )






.franceculture.fr
Rêvez, une œuvre de Claude Lévêque exposée au Musée Cantini dans l'exposition Le Rêve en 2017
                                                            Rêves

            C'était après un dîner d'amis, de vieux amis. Ils étaient cinq : un écrivain, un médecin et trois célibataires riches, sans profession. 
            On avait parlé de tout, et une lassitude arrivait, cette lassitude qui précède et décide les départs après les fêtes. Un des convives qui regardait depuis cinq minutes, sans parler, le boulevard houleux, étoilé de becs de gaze et bruissant, dit tout à coup :
            - Quand on ne fait rien du matin au soir, les jours sont longs.
            - Et les nuits aussi, ajouta son voisin. Je ne dors guère, les plaisirs me fatiguent, les conversations ne varient pas ; jamais je ne rencontre une idée nouvelle, et j'éprouve, avant de causer avec n'importe qui, un furieux désir de ne rien dire et de ne rien entendre. Je ne sais que faire de mes soirées.
            Et le troisième désœuvré proclama : 
            - Je paierais bien cher un moyen de passer, chaque jour, seulement deux heures agréables.
            Alors, l'écrivain, qui venait de jeter son pardessus sur son bras, s'approcha.
            - L'homme, dit-il, qui découvrirait un vice nouveau, et l'offrirait à ses semblables, dût-il abréger de moitié leur vie, rendrait un plus grand service à l'humanité que celui qui trouverait le moyen d'assurer l'éternelle santé et l'éternelle jeunesse.
            Le médecin se mit à rire, et tout en mâchonnant un cigare : 
            - Oui, mais ça ne se découvre pas comme ça. On a pourtant cherché et travaillé la matière, depuis que le monde existe. Les premiers hommes sont arrivés, d'un coup, à la perfection dans ce genre. Nous les égalons à peine.
            Un de ces trois désœuvrés murmura :
            - C'est dommage !
            Puis au bout d'une minute, il ajouta :
            - Si on pouvait seulement dormir, bien dormir sans avoir chaud ni froid, dormir avec cet anéantissement des soirs de grande fatigue, dormir sans rêves.
            - Pourquoi sans rêves ? demanda le voisin.
            L'autre reprit :
            - Parce que les rêves ne sont pas toujours agréables, et que toujours ils sont bizarres, invraisemblables, décousus, et que, dormant, nous ne pouvons même savourer les meilleurs à notre gré. Il faut rêver éveillé.
            - Qui vous en empêche ? interrogea l'écrivain.
            Le médecin jeta son cigare.
            - Mon cher, pour rêver éveillé, il faut une grande puissance et un grand travail de volonté, et, partant, une grande fatigue en résulte. Or le vrai rêve, cette promenade de notre pensée à travers des visions charmantes, est assurément ce qu'il y a de plus délicieux au monde ; mais il faut qu'il vienne naturellement, qu'il ne soit pas péniblement provoqué et qu'il soit accompagné d'un bien-être absolu du corps. Ce rêve-là, je peux vous l'offrir, à condition que vous me promettiez de n'en pas abuser.
            L'écrivain haussa les épaules :
            - Ah ! oui, je sais, le haschisch, l'opium, la confiture verte, les paradis artificiels. J'ai lu Baudelaire ; et j'ai même goûté la fameuse drogue, qui m'a rendu fort malade.
            Mais le médecin s'était assis :
            - Non, l'éther, rien que l'éther, et j'ajoute que vous autres, hommes de lettres, vous en devriez user quelquefois.
            Les trois hommes riches s'approchèrent. L'un demanda :
            - Expliquez-nous-en donc les effets.
            Et le médecin reprit :
            - Mettons de côté les grands mots, n'est-ce pas ? Je ne parle pas médecine, ni morale : je parle plaisir. Vous vous livrez tous les jours à des excès qui dévorent votre vie. Je veux vous indiquer une sensation nouvelle, possible seulement pour hommes intelligents, disons même : très intelligents, dangereuse comme tout ce qui surexcite nos organes, mais exquise. J'ajoute qu'il vous faudra une certaine préparation, c'est-à-dire une certaine habitude, pour ressentir dans toute leur plénitude les singuliers effets de l'éther.
            Ils sont différents des effets du haschisch, des effets de l'opium et de la morphine ; et ils cessent aussitôt que s'interrompt l'absorption du médicament, tandis que les autres producteurs de rêveries continuent leur action pendant des heures.                                                      bradford.fr 
            Je vais tâcher maintenant d'analyser le plus nettement possible ce qu'on ressent. Mais la chose n'est pas facile, tant sont délicates, presque insaisissables, ces sensations.
            C'est atteint de névralgies violentes que j'ai usé de ce remède, dont j'ai peut-être un peu abusé depuis.
            J'avais dans la tête et dans le cou de vives douleurs, et une insupportable chaleur de la peau, une inquiétude de fièvre. Je pris un grand flacon d'éther et, m'étant couché, je me mis à l'aspirer lentement.
            Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout l'intérieur de mon corps devenait léger, léger comme l'air, qu'il se vaporisait.
            Puis ce fut une sorte de torpeur de l'âme, de bien-être somnolent, malgré les douleurs qui persistaient mais cessaient cependant d'être pénibles. C'était une de ces souffrances qu'on consent à supporter, et non plus de ces déchirements affreux contre lesquels notre corps torturé proteste.
            Bientôt l'étrange et charmante sensation de vide que j'avais dans la poitrine s'étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d'être couché dans ce bien-être. Je m'aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s'en était allée, fondue aussi, évaporée. Et j'entendis des voix, quatre voix, deux dialogues,  sans rien comprendre des paroles. Tantôt ce n'étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait. Mais je reconnus que c'étaient là simplement les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais ; je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d'esprit, une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultés mentales.
            Ce n'était pas du rêve comme avec le haschisch, ce n'étaient pas les visions un peu maladives de l'opium ; c'était une acuité prodigieuse de raisonnement, une nouvelle manière de voir, de juger, d'apprécier les choses de la vie, et avec la certitude, la conscience absolue que cette manière était la vraie.
    Et la vieille image de l'Ecriture m'est revenue soudain à la pensée. Il me semblait que j'avais goûté à l'arbre de science, que tous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l'empire d'une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversés immédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus fort. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J'étais un être supérieur, armé d'une intelligence invincible, et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance...
            Cela dura longtemps. longtemps. Je respirais toujours l'orifice de mon flacon d'éther. Soudain je m'aperçus qu'il était vide. Et j'en ressentis un effroyable chagrin.
            Les quatre hommes demandèrent ensemble :
            - Docteur, vite une ordonnance pour un litre d'éther !
            Mais le médecin mit son chapeau et répondit :
            - Quant à ça, non ; allez vous faire empoisonner par d'autres !
            Et il sortit.
            Mesdames et Messieurs, si le cœur vous en dit ?


* attrape-rêves .hugolescargot.com

                                               Guy de Maupassant

                                     nouvelle parue le 8 juin 1882 in Le Gaulois )






































     

jeudi 6 janvier 2022

Les Assassins RJ Ellory ( Policier Anglais )



                                                    Les Assassins

            Le livre paru il y a quelques années se lit comme l'oeuvre du jour. Ray Irving inspecteur au commissariat n° 4 à New York est confronté à une série de meurtres qui semblent être le fait d'un seul tueur. La plupart des femmes assassinées sont jeunes, très jeunes. Mêmes procédés, même approche et semblable rejet. Et ces drames bien que courants dans la Grosse Pomme, et ailleurs bien sûr, pourraient intéresser la Presse, Jay Irving intervient donc auprès de Karen Langley journaliste pour mettre fin aux articles prévus dans le Herald Tribune. La présence de Jo Costello, archiviste au journal est troublante car il a réchappé quelques années plus tôt à celui qui se faisait appelé " le Marteau de Dieu ", mais tua sa jeune compagne Nadia, 17 ans. Jo Costello, personnage étonnant, depuis le coup reçu et dont il réchappa, il compte, tout, le nombre de voitures et autres, mais a aussi une mémoire développée. Et entraîne l'enquêteur plus loin qu'il ne s'y attendait. Il a sorti de ses archives, dit-il, la quasi-certitude que le tueur en série qui sévit actuellement, quelque décennie après son assassinat manque et ceux réussis comme celui de son amie, est un copieur, de dates, de mois, de jours. Quelles sont ses motivations ? Quatre mois durant, bien qu'ayant quelque doute sur les conclusions de Jo Costello qui après son travail vit quasiment reclus, ne donne son adresse et son téléphone qu'à Karen Langley. Au cours des 576 pages l'auteur Ellory nous emmène entre autres chez les amateurs de souvenirs, clichés, objets ayant appartenu ou du lieu où vécut la victime. C'est glauque, glaçant bien qu'aucune scène soit insupportable, parce qu'il y a Irving et son immense fatigue, Faraday hésitant à lui donner les moyens en hommes pour mettre fin à ces meurtres effroyables. Et les élections approchent la pression monte, et les hommes se déploient là dans Central Park. Un grand tour de New York de rues en avenues. Un très bon polar qu'il serait dommage de laisser échapper bien que pas récent. Une enquête de bout en bout. Bonne lecture.