Le livre paru il y a quelques années se lit comme l'oeuvre du jour. Ray Irving inspecteur au commissariat n° 4 à New York est confronté à une série de meurtres qui semblent être le fait d'un seul tueur. La plupart des femmes assassinées sont jeunes, très jeunes. Mêmes procédés, même approche et semblable rejet. Et ces drames bien que courants dans la Grosse Pomme, et ailleurs bien sûr, pourraient intéresser la Presse, Jay Irving intervient donc auprès de Karen Langley journaliste pour mettre fin aux articles prévus dans le Herald Tribune. La présence de Jo Costello, archiviste au journal est troublante car il a réchappé quelques années plus tôt à celui qui se faisait appelé " le Marteau de Dieu ", mais tua sa jeune compagne Nadia, 17 ans. Jo Costello, personnage étonnant, depuis le coup reçu et dont il réchappa, il compte, tout, le nombre de voitures et autres, mais a aussi une mémoire développée. Et entraîne l'enquêteur plus loin qu'il ne s'y attendait. Il a sorti de ses archives, dit-il, la quasi-certitude que le tueur en série qui sévit actuellement, quelque décennie après son assassinat manque et ceux réussis comme celui de son amie, est un copieur, de dates, de mois, de jours. Quelles sont ses motivations ? Quatre mois durant, bien qu'ayant quelque doute sur les conclusions de Jo Costello qui après son travail vit quasiment reclus, ne donne son adresse et son téléphone qu'à Karen Langley. Au cours des 576 pages l'auteur Ellory nous emmène entre autres chez les amateurs de souvenirs, clichés, objets ayant appartenu ou du lieu où vécut la victime. C'est glauque, glaçant bien qu'aucune scène soit insupportable, parce qu'il y a Irving et son immense fatigue, Faraday hésitant à lui donner les moyens en hommes pour mettre fin à ces meurtres effroyables. Et les élections approchent la pression monte, et les hommes se déploient là dans Central Park. Un grand tour de New York de rues en avenues. Un très bon polar qu'il serait dommage de laisser échapper bien que pas récent. Une enquête de bout en bout. Bonne lecture.
jeudi 6 janvier 2022
mercredi 5 janvier 2022
Zaï ZaÏ Zaï Zaï Fabcaro ( BD France )
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< ZaÏ ZaÏ Zaï Zaï
Caustique, lucide, de l'humour et plus encore. Fabien fait ses courses au supermarché, l'acte le plus simple de la vie quotidienne, oui mais... Les clients, tous, doivent présenter une carte de fidélité. Fabien n'a pas la sienne laissée dans la poche de son pantalon abandonné dans la corbeille linge à laver. Présenté comme un road-movie, c'est exactement la seule solution que trouve notre héros pour ne pas rejoindre une cellule. Car ce seul fait d'être sorti sans sa carte de fidélité provoque un très grand trouble dans la société. Le vigile, les passants interrogés, car la presse est sur le pied de guerre, il faut retrouver ce jeune père de famille obligé de téléphoner à ses petites filles pour préciser qu'il n'a tué personne, il a seulement oublié sa carte de fidélité. Un couple installé, le mari rentre, rapporte les courses, annonce à son épouse qu'ils ne sont plus qu'à trente points du robot ménager, grâce bien sûr à la carte de fidélité, jamais oubliée, ce qui rend l'épouse si heureuse et fière de l'époux. Mais Fabcaro profile à l'issue de ce jeu de cache-cache entre Fabien et les autres tous les autres, les travers de notre société. Le journaliste qui interroge les passants sur ce sujet grave, sortir sans sa carte de fidélité, donne la réponse qu'on veut entendre dans la question, et ainsi de suite, l'amie outrée de l'avoir reçu, lorsqu'elle apprend le méfait. Et ainsi sur environ 70 pages, petites vignettes, crayonnées. Fabien sait qu'il a fait une grosse erreur, il se sait menacé : " J'ai toujours gardé en mémoire cette phrase que répétait souvent ma grand'mère : Les pierres n'ont pas toujours la même ombre " Fabien est auteur de BD ce qui le déclasse : " Il semblerait que nous soyons ici en présence d'un représentant de la branche dite < humour > - Humour ? - Eh bien il s'agit d'un courant d'auteurs qui s'inspirent de situations du quotidien et les déforment de manière à détendre les gens...... " Philosophe Fabien : " ...... C'est fou comme la vie est un long chemin d'où partent plusieurs petits chemins et suivant le chemins qu'on prend, on va ailleurs que où on serait allé si on avait pris l'autre chemin...... " Parue il y a quelques années mais très actuelle cette bande dessinée simplissime, un personnage commun, sympathique est réjouissante. Bonne BD, bonne lecture. MB
mardi 28 décembre 2021
Sapiens Yuval Noah Harari Vandermeulen Casanave ( BD France )
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Sapiens
La naissance de l'humanité
Harari nous éclaire sur ce que nous avons su et oublié. Détaillé dans de petites cases, de l'arrivée du poney, pas fortuite, rétropédalons jusqu'au grand singe et avant même le big bang. Puis les humains firent des enfants et "... la plupart des mammifères sortent de l'utérus telles des poteries émaillées d'un four...... les humains sortent de l'utérus comme du verre fondu, on peut les tourner, les étirer...... " Comment se nourriront-ils ? Avec difficulté durant deux millions d'années " ... Mais Homo Sapiens n'a atteint le sommet de la chaîne alimentaire qu'au cours des 100 000 dernières années.... " La découverte du feu offre quelques pages distrayantes " .... La nouvelle méthode facile d'Homo Polbocus....." et transformation, un beau cerveau et moins de ventre. Promenade, l'homme est un immigrant, plutôt Sapiens va rencontrer Néandertal. Dans l'histoire contée par Harari les questions sont posées et les réponses aussi au professeur Saraswati, " .... Nous les chercheurs n'avions aucune envie d'ouvrir la boîte de Pandore du racisme.... " De théorie en théorie, c'est compliqué. Et l'intolérance a eu de beaux jours bien avant nos années dites civilisées. " .... Il est difficile de dire ce qui se serait passé si les néandertaliens et les dénisoviens avaient survécu à Sapiens.... " Les Sapiens évoluent, capacités cognitives, et comparant les possibilités d'adaptation sociale entre humains, animaux divers, voici la rencontre avec le professeur Dunbar expert en communication. " ...... Les chimpanzés sont friands d'informations sociales...... Les nouvelles capacités linguistiques que le Sapiens moderne a acquises voici quelques 70 millénaires lui ont permis de bavarder des heures d'affilée....... Et Sapiens domine le monde parce que Sapiens est le seul animal sachant créer et croire en des histoires fictives..... " La société s'est construite et en construisant son histoire de Sapiens. Yuval Harari nous propose la construction et la vente de la plupart des actions de la famille Peugeot à la Chine, et cela à partir du logo, le petit lion et la proximité du premier atelier situé près de la grotte où l'on retrouva la sculpture d'un certain lion. Croire ou pas : " .... On crée une entreprise de la même manière qu'on crée des dieux. On raconte des histoires et on convainc des gens d'y croire. " Alors vivons-nous dans une société pérenne ? " En règle générale, il ne peut y avoir de changement significatif de comportement social sans mutations génétiques. Tout ce texte soutenu par les vignettes de Vandermeulen et Casanave dans cette grande BD. Yuval et la professeure Saraswati donnent des conférences, la présentatrice annonce : " Nous allons nous demander comment nous savons ce que nous croyons savoir. " Le cerveau de l'individu a-t-il régressé depuis les chasseurs-cueilleurs ? " Eh bien cela dépend à qui vous les comparez. " Dans le désert du Kalahari peut-être. Voyage en France dans la vallée de la Vézère, interrogeons-nous, théiste ou animiste ? Pour terminer le premier volume de cette longue histoire, 236 pages, retour à notre siècle de prédateurs, et arrive un procès contre le gang des Sapiens. Disparition des dodos, des lions marsupiaux et autres mastodontes, tour d'une partie du monde pour comprendre l'avancée des Sapiens sur les routes qui les a amenés du sud à l'Alaska. C'est passionnant, moins technique que dans le volume classique et retiendra l'attention de tous. Belle BD sympathique, intelligente, passant de la préhistoire à nos jours, Yuval se met en scène et conduit une petite Zoé à travers ses pérégrinations préhistoriques. Bonne lecture et bonne année 2022 !! MB
dimanche 26 décembre 2021
L'ami arménien Andeï Makine ( Roman France )
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L'ami arménien
L'ami arménien, Vardan, a quatorze ans lorsque l'auteur ( le livre est écrit à la première personne ) qui n'a que 13 ans mais est plus grand, le rencontre. Nous sommes en 1970 et l'Arménie est alors sous la coupe de l'URSS. Un certain nombre d'Arméniens révolutionnaires ont été arrêtés, envoyés en Sibérie où ils seront jugés. Pour certains, amis et familles ont suivi n'ayant plus rien à perdre hormis quelques biens qu'ils vendront en dernier ressort attendant le verdict. Ils logent dans un quartier excentré, dans des cabanes en tôle ou en rondins, appelé le Bout du diable. Vardan habite avec sa mère dans une pièce louée à une voisine, les murs sont couverts des voiles du pays abandonné et le garçon dort sur un lit fait de deux grosses valises. Ils sont une petite communauté regroupée au pied de la prison, à 5 000 kilomètres de l'Arménie. Au collège, l'adolescent arménien est la cible des élèves, bousculé, sans réaction sous les premiers coups et les quolibets ce qui agace les plus forts et Vardan sera sauvé par celui plus jeune mais plus fort, habitué aux brutalités des élèves et ramené au logis, et le nouveau camarade sera accepté par le petit groupe qui pour l'intégrer à leur conversation parle russe devant lui. Le soir venu, il rentre à l'orphelinat où il loge. De jour en jour les deux amis s'apprécient d'autant plus que Vardan semble atteint d'une maladie incurable alors, la maladie arménienne dit-on, il étouffe, sa respiration douloureuse l'oblige à rester étendu parfois plusieurs jours. Rétabli le jeune garçon fragile fait découvrir un passage au pied d'un rempart qui entoure la prison. D'une écriture retenue Andreï Makine décrit les ombres et la lumière en septembre, puis sans insistance mais clairement le génocide arménien. Ce vieux pays qui fut grand et n'était plus qu'enclavé entre la Géorgie et l'Azerbaïdjan. " La population du Bout comptait bon nombre d'anciens prisonniers, d'anciens aventuriers vieillis et fourbus, de déracinés hagards qui, comme souvent en Sibérie, avaient pour toute biographie, la seule géographie de leurs errances. " Il faut quitter la taïga. Bonne lecture.
vendredi 24 décembre 2021
Monsieur Dentscourt ou le Cuisinier d'un grand Homme Gérard de Nerval ( Théâtre France)
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Monsieur Dentscourt,
ou Le Cuisinier d'un grand Homme
Personnages
M. Dentscourt aîné, cuisinier.
Son Frère cadet.
Un gros Monsieur.
Le sous-chef de cuisinier.
Troupe de cuisiniers et de fournisseurs.
Décor
Une grande cuisine. Au-dessus de la porte est inscrit : " Bureaux culinaires, 1è division".
Cuisiniers en nombre, marmitons, etc. Monsieur Dentscourt, bonnet sur la tête, est assis. Deux fourneaux brûlent près de lui comme cassolettes. Les fournisseurs de vivres défilent.
Scène Première
M. Dentscourt, son Frère cadet,
Le Sous-Chef, cuisiniers,
Fournisseurs, Marmitons, etc.
M. Dentscourt
Cuisiniers, fournisseurs, je suis content de vous ;
Nos affaires vont bien, en dépit des jaloux ;
Et d'excellents dîners, remèdes efficaces,
De nos derniers échcs ont effacé les traces ;
Quelques mauvais esprits ont en vain prétendu
Que nous dévorons tout, que l'Etat est perdu,
Que notre pot-au-feu cuit aux dépens des autres,
Et bientôt cuira seul ; qu'hormis nous et les nôtres,
Tous les Français rentiers, perdant leurs capitaux,
Iront, vides de sang, garnir les hôpitaux.
Quelle horreur !... Cependant, qu'ont les Français à craindre ?
De mauvais procédés ils n'ont point à se plaindre :
De tous leurs envoyés nous nous sommes chargés ;
Ne sont-ils pas nourris, et quelquefois logés ?
Et n'avons-nous pas même, en mainte circonstance,
Offert de les blanchir, s'ils ne l'étaient d'avance ?
Qui, comme nous encor, avec un tel succès,
A su faire fleurir le commerce français ?
Les vins que la province en nos celliers envoie,
Ces produits de Strasbourg, de Bayonne et de Troie,
De toute autre cuisine orgueilleux ornements,
Ne sont de nos valets que les vils aliments.
Des mets plus délicats à nos palais conviennent ;
Du Périgord jaloux les fruits nous appartiennent.
Ces fruits, que le gourmet sait priser aujourd'hui,
L'étranger voudrait bien les emporter chez luI :
Mais il ne l'aura point, cette plante chérie,
Ce précieux produit du sol de la patrie !
Français ! Gardons nos droits, frustrons-en nos voisins ;
C'est assez qu'on leur donne et nos blés et nos vins.
Non, ces mets délicats, que nous offre la terre,
N'iront point engraisser les porcs de l'Angleterre !
Les notres désormais en auront le régal ;
Ces bienfaits éclatants, qu'à peine on apprécie,
Contre notre puissance ont éveillé l'envie ;
De nos bruyants amis l'héroïque valeur ;
Contre tant d'ennemis sent glacer son ardeur :
Monseigneur au lever m'a fait, avec prudence,
Dans son appartement, admettre en sa présence ;
Et maîtrisant à peine un trop juste courroux :
" Il est temps, m'a-t-il dit, de frapper les grands coups,
De plus puissants efforts sont enfin nécessaires ;
Assemble, ce matin, mes bureaux culinaires,
Je veux, désappointant mes nombreux ennemis,
D'un splendide repas réveiller mes amis.
Tu sais, ainsi que moi, que ces messieurs du centre
Sont des gens de tout coeur, mais ont le coeur au ventre,
Trop longtemps, par un mets à grands frais acheté,
Nous avons cru flatter leur sensalualité :
Leurs palais sont usés ; leur goût blasé sommeille
Il nous faut inventer un mets qui le réveille.
Il m'est venu, Dentscourt, un singulier projet :
Je ne redoute point d'en gonfler mon budget ;
Je m'appauvirais peu par de telles vétilles :
Le mets qu'il faut offrir, c'est... - Eh quoi ? - Des lentilles.
- Des lentilles ! Grand Dieu ! repris-je, tout surpris.
- Oui, Dentscourt ; tous diront que le mets est exquis.
Mais les montrer à nu serait une imprudence :
Il faut adroitement en sauver l'apparence.
- Je comprends, Monseigneur, ai-je alors répondu ;
Je vais me signaler, et tout n'est pas perdu,
On verra si mon art brave les destinées,
Ou si, dans les fourneaux, j'ai perdu trente années.
Cuisiniers, fournisseurs, l'honneur en est à nous :
Votre zèle m'annonce un triomphe bien doux.
Trop longtemps dans nos murs a régné l'anarchie,
Ces temps-là reviendraient ; sauvons la monarchie !
Et que notre bourgeois, grandi par nos succès,
Soit le restauranteur du royaume français.
De nos amis, qu'arrête une indigne épouvante,
Gorgeons la conscience affamée et béante ;
Et comme au triple chien qui garde les damnés,
Jetons-lui la pâtée et les gâteaux sacrés !
Scène II
M. Dentscourt, son frère cadet
Le cadet
Mon frère, embrassez-moi ; pour mon coeur quelle fête
De vous revoir ici, quand si longtemps...
M.Dentscourt
Chapeau bas, mon cadet, devant ton frère aîné !
Tu vois de quels honneurs je marche environné.
Le cadet
Il est vrai : quel éclat ! quelle magnificence !
Jusqu'où d'un cuisinier peut aller la puissance !
Mon frère, est-ce bien vous que je vis autrefois, lesfoodamour.com
Récurer les chaudrons et laver les assiettes ?
Les temps sont bien changés !
M.Dentscourt
Ignorant que vous êtes !
Dans l'état où jadis le sort m'avait jeté,
Un cuistre comme vous serait toujours resté ;
Moi, j'en ai su bientôt laver l'ignominie,
Il n'est point d'état vil pour l'homme de génie ;
Afin de s'élever, il faut ramper, dit-on :
On devient cuisinier, mais on naît marmiton.
Longtemps je végétai dans cette classe obscure,
Où, comme en un creuset, me jeta la nature ;
Mais un feu, plus ardent que celui des fourneaux,
Vint épurer en moi des sentiments nouveaux.
Nous étions dans un temps où de nobles cuisines
Effrayèrent les yeux de leurs vastes ruines.
Voyant de possesseurs tant de tables changer,
Le peuple qui jeûnait crut avoir à manger :
Mais les nouvelles dents n'étaient pas moins actives :
Ces grandes tables-là sont pour peu de convives ;
Ce sont de gros gaillards, ayant bon appétit :
L'un tient la poêle à frire, et puis le peuple cuit.
Alors on nous disait que les hommes sont frères,
Que les distinctions ne sont qu'imaginaires,
Et que, si le destin l'environne d'éclat,
L'homme le doit à soi, mais non à son état
Et je me dis : " Il faut que je sois quelque chose " ;
Et de peur qu'à ma gloire un obstacle s'oppose,
Je transporte en un lieu plus propre à mon emploi,
Les dieux de mon foyer, mon art sublime et moi.
Je pars de la Gascogne, et... Mais ma vie entière
Serait à te conter une trop longue affaire.
Qu'il me suffise donc de te dire qu'enfin,
Quelquefois malheureux, mais bravant le destin
Et sans être jamais du parti qu'on opprime,
Je changeai de ragoûts ainsi que de régime.
Mais après la journée où certain grand bouillon,
Pour l'avoir trop chauffé, but un mauvais bouillon,
Un noble personnage où j'étais fort à l'aise,
Se sentant prêt à cuire, et les pieds sur la braise,
Sans rien dire à ses gens, s'enfuit à l'étranger,
Me laissant lourd de graisse, et d'argent fort léger..
Alors je m'accostai d'un homme à faible trogne,
Tout récemment encor arrivé de Gascogne,
Audacieux, fluet, médiocre et rampant,
Toujours grand ennemi du premier occupant,
Très vide de vertu, mais gonflé d'espérance,
Qui sur sa route avait laissé sa conscience,
Comme un poids incommode à qui fait son chemin.
Le poids n'était pas lourd, il est vrai ; mais enfin,
A ravoir le paquet, comme il pouvait prétendre,
Bientôt, grâce à mes soins, il en eut à revendre.
Je ne te dirai pas nos immenses succès,
Si nous savons flatter les appétits des hommes :
Lève les yeux, cadet ; et vois ce que nous sommes !
Jusqu'au faîte élevé, par mes nobles travaux,
Monseigneur a dompté ses plus fameux rivaux.
L'un d'eux, plus rodomont, voulait faire le crâne
Mais nous avons prouvé que ce n'était qu'un âne :
Et, comme il refusait d'aller à sa façon,
Monseigneur l'a chassé comme un petit garçon.
Puis, étouffant enfin d'audacieux murmures,
Nous avons en tous lieux semé nos créatures :
Comme les spectateurs ne battaient plus des mains,
Nous avons au parterre envoyé des romains.
En vain quelques railleurs attaquaient notre empire,
Nous les avons, sous main, muselés sans rien dire.
Sur le ventre fondé, nourri par l'appétit,
L'appétit, roi du monde, et d'autant plus terrible
Qu'il cache au fond des coeurs sa puissance invisible.
Le cadet
Je conviens qu'un tel sort peut avoir des appas ;
Mais un abîme s'ouvre, et bâille sous vos pas :
La France trop longtemps a tremblé sous un homme,
Son pouvoir abattu...
M. Dentscourt
Mais il faudra voir comme
Le cadet
Eh bien, nous le verrons ; il n'est pas très aimé ;
Le peuple, contre lui dès longtemps animé,
Portant au pied du trône une plainte importune...
M. Dentscourt
Et comptes-tu pour rien César et sa fortune ?
Me comptes-tu pour rien moi-même ? et nos amis
A nos moindres désirs ne sont-ils pas soumis ?
Le cadet
Ne comptez pas sur eux, si le sort vous traverse.
Amis du pot-au-feu, tous fuiront, s'il renverse.
Tremblez qu'un grand échec n'abaisse votre ton
Car... Plus grand ministre est mort à Montfaucon.
M. Dentscourt
Il faut faire une fin ; et pour nous quelle gloire,
Quand la postérité lira dans notre histoire :
" Ces deux héros sont morts ; la France les pleura,
L'un fut grand diplomate, et l'autre... "
Le cadet
Et caetera
L'histoire sur son compte en aurait trop à dire :
Pensons-le seulement, gardons-nous de l'écrire.
M. Dentscour
Qu'entendez-vous par là ? Pas tant de libertés,
Cadet : on n'aime point toutes les vérités ;
Mais on doit avouer que sa digne excellence
Sait fort bien travailler un royaume en finance :
On se plaint qu'en ses mains, sans s'en apercevoir,
Mais on sait que jadis, sur un autre rivage,
De l'art d'administrer il fit l'apprentissage ;
Ainsi...
Le cadet
Je sais fort bien que ton maître autrefois
Fit la traite des Noirs, et leur donna des lois :
Belle preuve !
M. Dentscourt
Oh ! très belle : il est homme de tête ;
Mais en ce moment-ci ce sont les Blancs qu'il traite :
Et l'on peut demader à tous nos invités
Si je ne suis qu'un cuistre, et s'ils sont bien traités.
Le cadet
Mais le peuple l'est mal ; et bientôt sa misère
Demandera du pain aux gens du ministère ;
Ou dans son désespoir, pour recouvrer son bien,
Il le menacera...
M. Dentscourt
Nous ne redoutons rien.
Par nos soins rétabli, Montrouge nous protège ;
Montrouge protégé par le Sacré-Collège,
Montrouge triomphant, et qui, malgré vos cris,
Envahit pied à pied le pavé de Paris ;
Ce grand ordre, qu'à peine on a senti renaître,
Dans nos murs étonnés s'élève et rentre en maître ;
Et bientôt ses enfants, armés de nouveaux fers,
Vont dévorer Paris, la France et l'univers !
Ignobile vulgus, tremblez !
Le cadet
Tremblez vous-même !
On a longtemps souffert votre insolence extrême ;
Mais on vous montrera, de la bonne façon,
Que la majorité n'a pas toujours raison ;
Et les Français, bravant vos pouvoirs arbitraires,
Se plaindront... Le monarque entendra leurs prières.
M. Dentscourt
Ceci ne peut se faire au temps où nous voilà :
Si vous voulez crier, les gendarmes sont là !
Des mouchards décorés, ou portant des soutanes,
Empoignent, dans leur vol, les paroles profanes.
Nous irons droit au but que nous nous proposons :
D'ailleurs, nous vous donnons les meilleures raisons ;
Dans notre coffre-fort, si nous serrons vos pièces,
C'est pour vous enseigner le mépris des richesses,
Car le bon temps revient, les bons pères aussi,
A tout cela d'ailleurs l'esprit public se prête.
La canaille, il est vrai, comme dit la Gazette,
Fait quelquefois du bruit, et veut montrer les dents :
Mais, nous avons pour nous tous les honnêtes gens.
Une dame a marché pieds nus ; une seconde
A voulu l'imiter... Hein ? voilà du grand monde !
Nous avons vu passer un illustre baron,
De la nef d'une église en celle de Caron ;
Et, dans chaque soirée, il est de bienséance
D'entendre, avant le bal, sermon et conférence.
Ecrivez, maintenant, messieurs les beaux esprits :
Il est certain endroit, dans un coin de Paris,
Où, par arrêt de cour, quand ils ont beau ramage
Nous savons faire entrer les oiseaux dans la cage.
Le cadet
Ne vous en vantez point : la cour n'est pas pour vous ;
L'équité la conduit, et non votre courroux ;
Déjà, plus d'une fois, sa justice prudente
A détruit les projets que l'artifice enfante ;
Le Tartufe puissant compte sur son appui,
Mais les efforts du vice ont tourné contre lui :
Et vous avez appris que, bravant vos caprices,
La cour rend des arrêts, mais non pas des services.
M. Dentscourt
Je n'ai rien à répondre à cette raison-là,
Mais nous...
Scène III
M. Dentscour, son frère, le Sous-Chef
Le Sous-Chef
Monsieur le chef, nos invités sont là !
M. Dentscour
Déjà ? La cinquième heure à peine au chateau sonne ;
A cette heure jamais nous n'attendons personne.
Le Sous-Chef
C'est vrai, monsieur le chef ; mais nos nobles amis
Attendaient ce repas, depuis longtemps promis ;
Et même tel d'entre eux que l'appétit réveille,
Pour y mieux faire honneur, n'avait rien pris la veille.
Vous jugez qu'un discours sur l'impôt des cotons
N'avait nul intérêt pour des gens si profonds :
Non plus qu'un autre encor sur les toiles écrues.
Ensuite un monnayeur a parlé de sangsues ;
" Lesquelles ? " a-t-on dit. - Là-dessus, grands éclats ! -
Tous ont dit : " La clôture ! à demain les débats ! "
Ces débats cependant promettaient des merveilles ;
Mais un ventre affamé, dit-on, n'a point d'oreilles,
Tous on fui jusqu'ici.
M. Dentscourt
Eh bien, tout est prévu ;
Le Sous-Chef
C'est prêt : on a mis en purée
Celles que ce matin vous aviez préparées.
M. Dentscourt
On n'attend plus personne ? Ils sont tous arrivés ?
Le potage est sur table ?
Le Sous-Chef
Oui, tout est prêt.
M. Dentscourt à la cantonnade.
Servez !
Le Sous-Chef sort.
Scène IV
M. Dentscourt, son Frère
M. Dentscourt
Mon triomphe s'apprête, et ma gloire s'achève :
On verra si nos plans ne sont point un vain rêve.
Le projet cependant était audacieux,
Le sort en a trahi de moins ambitieux ;
La roche Tarpéienne...
Le cadet
Est près du Capitole.
M. Dentscourt
Mais, si l'on tombe aussi,... c'est du ciel !
Le cadet
Ca console.
M. Dentscourt
Ah bah ! ne craignez rien, nous sommes dans le port.
Il rêve un moment.
Ecoute, mon cadet ; je veux te faire un sort ;
Car, quoique parvenu, je suis encor bon frère ;
Je te reçois ici... comme surnuméraire.
Le cadet
Où cela conduit-il ?
M. Dentscourt
A de bons résultats :
C'est comme qui dirait cadet dans les soldats.
Le cadet
Il n'en existe plus.
M. Dentscourt
Nous en verrons encore.
Les aînés n'étaient plus : Monseugneur les restaure.
Ah ! messieurs les cadets, tremblez, vous n'aurez rien.
Mais plutôt, soyez gais, car c'est pour votre bien :
Le monde a, voyez-vous, un attrait bien perfide pinterest.fr
Vous avez faim ? L'église engraisse ses enfants.
Vous n'avez point d'asile ? Allez dans les couvents :
C'est là que vous pourrez mener vie agréable,
Prier le ciel pour nous qui nous donnons au diable.
Le cadet
Comment, mon frère aîné ? voici bien du nouveau !
M. Dentscourt
Oui, pourquoi t'étonner d'un projet aussi beau ?
Il prendra : tu verras si ma nouvelle est fausse ;
Monseigneur l'a fait cuire, et j'en ai fait la sauce ;
Le dîner, qu'aux ventrus nous offrons aujourd'hui,
A notre noble cause assure leur appui :
Oh ! nous avons compris les besoins de l'époque !
Le cadet
On rira, c'est absurde.
M. Dentscourt
Oh parbleu ! qu'on s'en moque,
Que nous importe, à nous ? Les rieurs pleureront :
Comme a dit Mazarin : " Ils chantent, ils paieront ! "
Le cadet
Oui, mais nos Pairs sont là ; cette assemblée auguste
Refusera ses voix à ce projet injuste ;
Et les nobles fauteurs, et leurs subordonnés,
Resteront à la porte avec un pied de nez.
Va, tôt ou tard le temps confondra l'artifice ;
Nous vivons sous un prince ami de la justice :
Il a déjà montré, par d'équitables lois,
Qu'il soutiendrait la Charte et maintiendrait nos droits ;
Le colosse puissant, qui pèse sur la France,
S'écroulera : tous ceux qu'opprime sa puissance
Contemplant de leur roi la pure majesté,
Se promettront la gloire et la félicité.
Scène V
M. Dentscourt, son frère, le Sous-Chef
M. Dentscourt
Ciel ! Qu'as-tu donc, sous-chef ? quel trouble !
Le Sous-Chef
Ô trop malencontreuse et fatale journée !
M. Dentscourt
Assieds-toi, conte-nous...
Infendum !... sed.. quanquam...
Meminisse horret, luctu... - Incipiam !
La soupe n'était plus... et les bouches bourrée
Avaient, sans dire un mot, envahi les entrées ;
Tout à coup, Monseigneur se lève avec éclat,
Et, d'un bras intrépide... il découvre le plat ;
On sert. - Qu'est-ce ? - On l'ignore. - Et chacun d'un air louche,
Porte, en la flairant bien, la cuillère à la bouche.
Des lentilles ! - Grand Dieu !- Tout ce monde à ce mot
Frémit. " Nous offre-t-on la fortune du pot,
Se sont-ils écriés ? Quelle horrible imposture !
Nous ont-ils invités pour nous faire une injure ?
Monseigneur est confus ; ses illustres amis
Regardent l'assemblée avec des yeux surpris ;
L'un oppose à ce bruit, que chaque instant redouble,
Un air indifférent qu'a démenti son trouble ;
Un marin, l'oeil fixé sur les deux précédents,
Reste, la bouche ouverte, et la cuiller aux dents ;
Pendant qu'un autre encor, sentant la conséquence,
S'appuyait sur son Turc, et fumait d'importance ;
Enfin, c'est un tumulte !... on se lève en jurant...
Presque tous sont partis... Monsieur l'Indifférent
Fait pour les retenir un effort inutile ;
Et lui-même, en pleurant, suit la foule indocile.
L'après-dînée en vain promettait à la fois
Lecture édifiante et le prince Iroquois ;
Tout s'enfuit... Resté seul, Monseigneur est perplexe,
Et veut...
Scène VI
Les précédents, un gros monsieur
Le Monsieur
Hé, cuisiniers, suis-je un homme qu'on vexe !
Croit-on qu'un orateur, qu'on place entre deux feux,
Quand il a bien parlé, n'ait pas le ventre creux ?
Lorsque j'ai mal dîné, ma voix en est aigrie ;
Comme mon estomac, ma conscience crie :
Qui pourra l'apaiser ?... Est-ce pour de tels mets,
Que j'ai de tout Paris bravé les quolibets ;
J'ai trompé tous les voeux que formait ma province !
Et sur tant de sujets, pour calmer mon effroi,
Corbleu ! monsieur le chef, des lentilles à moi !
On ne m'aurait pas fait une pareille injure
Dans les obscurs dîners d'une sous-préfecture.
Quand, nourrissant l'espoir d'un dîner bien complet,
J'avais, avant d'entrer, dessérré mon gilet ;
A de pareils affronts aurais-je dû m'attendre ?
AM. Dentscourt qui veut sortir.
Restez, monsieur le chef, restez ! Il faut m'entendre !
Quoique mauvais chrétien, par l'odeur excité,
J'avais dit hautement mon bénédicité !
Tout essoufflé.
Et ces dîners encor, qu'aidé de ses complices,
Monseigneur, l'autre jour, rogna de deux services !...
N'est-ce pas conspirer contre notre estomac ?
Nous avons trop longtemps supporté ce micmac :
De sorte que, pour prix d'un généreux courage,
Nous nous voyons réduits à trois pour tout potage.
Les choses désormais n'en iront point ainsi ;
Et, pour n'y plus rentrer, je m'arrache d'ici.
Il est encor des gens, non séduits par le ventre,
Peu nombreux, il est vrai, mais placés loin du centre...
Je m'en vais, dans un coin, prendre place avec eux,
On y dîne un peu moins, mais on y parle mieux !
Scène VII et dernière
M. Dentscour, son frère, le Sous-Chef
Le cadet
Eh bien ! tout est flambé ; qu'en dis-tu, mon cher frère ?
M. Dentscour
Quel déchet !
Le sous-chef
Monseigneur est en grande colère ;
De son mauvais succès c'est à vous qu'il se prend.
M. Dentscourt
Et voilà ce que c'est que de servir un grand !
Qu'une vaste entreprise échoue ou réussisse,
Nous en avons les coups, ou lui le bénéfice.
Le sous-chef
Il sera moins terrible en pesant sur nous tous.
M. Dentscour
Oui, vous le dompterez toujours par la famine.
Le sous-chef
Très bien !... mais s'il allait supprimer la cuisine ?
M. Dentscourt
Non, non.
Le sous-chef pinterest.fr
Je l'aperçois... où fuir ? où vous cacher ?
M. Dentscourt, d'un ton tragique
Dans les bureaux... Crois-tu qu'il m'y vienne chercher ?
FIN
( in : Oeuvres complètes Gérard de Nerval )
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