pinterest.fr
Lettre
à
Agnes Hull1
Oxford, le 21 avril 1881
Mon Agie chérie,
( Oh oui, je sais fort bien ce que tu vas dire : " Comment se fait-il qu'il ne comprenne pas ce qu'on lui laisse entendre ? Il aurait quand même pu se rendre compte, d'après le début de ma dernière lettre, que je voulais lui indiquer que mon affection était en train de s'affaiblir ! " Bien sûr que je l'ai compris ! Mais était-ce une raison pour que la mienne, par symétrie, s'affaiblisse aussi ? Je te soumets ce problème, à toi, jeune personne douée de raison, et qui, à force de discuter avec Alice une heure chaque matin avant de te lever, a un bon entraînement à la logique : n'ai-je pas le droit d'être affectueux si j'en ai envie ? Assurément je l'ai, tout autant que toi le droit d'être aussi peu affectueuse qu'il te plaît. Et il va de soi que tu ne saurais envisager d'écrire quoi que ce soit que tu ne sentes pas. Non, non, la vérité avant tout !
( Applaudissements, dix minutes de pause pour se désaltérer. )
Je suis arrivé à Londres lundi, venant d'Eastbourne, avec Mr Sampson ( quelques-unes d'entre vous l'ont rencontré à Eastbourne ), pour voir The Cup et The Belle's Stratagem, et mardi j'ai rendu une ou deux visites avant de rentrer à Guildford, et je suis passé par High Streed, Kensington. J'avais à
" demi " agité la " demi " idée de sonner au numéro 55. Mais le Bon Sens me dit :
- " Non, Agie se contentera de t'asticoter et de t'offrir l'extrémité de son oreille gauche pour un baiser, te disant :
- C'est vraiment la dernière fois, Mr Dodgson, car je vais avoir seize ans le mois prochain !
- Ne sais-tu pas, me dit le Bon Sens, que les dernières fois de toutes choses sont extrêmement désagréables ? Mieux vaut les éviter et attendre qu'elle ait passé son seizième anniversaire. Vous en serez alors à vous serrer la main, ce qui sera reposant et commode.
* - Tu as raison, Bon Sens, répondis-je. Je vais aller rendre visite à d'autres jeunes filles. "
Cela dit, inutile de bâiller et de dire : " Que cette lettre est ennuyeuse ! "
Je vais te raconter quelque chose au sujet de The Cup, qui va t'intéresser.
Une dame ( une cousine à moi ) m'a écrit qu'elle souhaitait vivement lire cette pièce : pourrais-je lui en offrir la possibilité ( car on ne l'a pas publiée ) ? J'écrivis donc à la perle du Lyceum pour lui demander si elle pouvait nous aider. Je reçus aussitôt un paquet par la poste contenant, tout d'abord, son propre exemplaire imprimé, portant la dédicace : " A Ellen Terry, de la part de A. Tennyson, avec des corrections de Tennyson lui-même, et aussi des notes écrites par elle-même concernant des attitudes et des expressions du visage, etc. ( ce qu'on appelle sur scène des " indications " ) toutes choses qui rendaient le volume extrêmement intéressant, en sorte que, bien que j'aie découvert par la suite que l'exemplaire en question m'avait été expédié par erreur, je fus ravi que l'erreur ait été commise. L'autre livre était une copie manuscrite du premier, présentée dans un album merveilleusement écrite par une jeune fille de ses amies. Je renvoyai l'exemplaire imprime et envoyai l'autre à ma cousin pour qu'elle le lise. Si Miss Terry m'y autorise, je compte le recopier avant de le lui rendre. Et si je le fais, il se peut qu'un jour, si tu es vraiment très sage et que tu ne te sois pas fâchée de toute la journée, je te le laisse regarder, d'un œil seulement. Comment ! Cela ne te suffira donc pas ? Comme tu es exigeante ! Eh bien, d'accord, tu pourras utiliser tes deux yeux .
Quant à The Belle's Stratagem, je ne l'estime guère, mais elle contient deux scènes très drôles. L'une où Létitia Hardy ( Ellen Terry ), pour faire une plaisanterie à Doricourt ( H, Irving ) qui est obligé ( en vertu de quel testament ) de l'épouser, se fait passer pour une campagnarde turbulente. L'autre où Doricourt, pur éviter de l'épouser, fait semblant d'être fou. Irving est capable, quand il le veut, d'être extrêmement comique. Pour ce qui est d'elle, les mots ne suffisent pas à décrire ses talents comiques ! mieux vaut pour toi essayer de les imaginer.
Bon, je suppose que tu vas dire : " Cette lettre est décidément assez longue, Mr Dodgson ! "
Je m'arrête donc. Embrasse bien vos sœurs ( j'espère que c'est du bon français ) pour moi.
Ton ami qui t'aime
* lepoint
C.L.D.
***********************************
Lettre
à
Agnes Hull
Oxford, le 30 avril 1881
( Vous avez bigrement raison : la façon dont on commence une lettre n'a pas la moindre importance, pas plus, du reste, de la façon dont on la continue, ni même que celle dont on la termine. Au bout de quelque temps il devient incroyablement facile d'écrire froidement, plus facile sans doute que d'écrire ardemment.
C'est ainsi que j'ai récemment écrit au Doyen à propos de questions concernant Christ Church, et que j'ai commencé ma lettre en ces termes :
" Obscur Animalcule "
Or, il a la sottise de s'en montrer fâché, de dire que ça n'était pas une manière correcte de s'adresser à lui et de prétendre vouloir demander au Vice-Chancelier de m'expulser de l'Université. Et tout cela par votre faute ! )
Non, je ne crois malheureusement pas pouvoir vous envoyer ce livre si précieux : on a fait que me le prêter, à moi et à ma cousine. Mais je crois pouvoir dire que j'aurai sous la main cet ouvrage, ou sa copie, durant mon séjour à Eastbourne et qu'alors, le jour où il vous arrivera de porter par ici, toute seule ( il me semble vous voir ), vos pas nonchalants avec l'intention de vous amuser à feuilleter mes livres, à compulser ma collection de photographies, ou de jouer de mon orguinette, tandis que je continuerai de travailler, ayant toutefois l'œil sur vous, au cas où vous feriez des bêtises, eh bien je ne verrai aucun inconvénient à ce que vous en lisiez quelques lignes, vous aussi d'un seul œil, tout en fixant sur moi le regard de votre second œil brillant de reconnaissance.
Qu'est-ce qu' Aymatt pense du Colonel ? Une de mes voisines et amies m'affirme que c'est
" complètement idiot ".
Sur quoi, je vous salue
Votre très méprisant
C.L.D.