vendredi 24 février 2012

Les Fenêtres Stéphane Mallarmé

Mai 1863 à Londres où il se trouve Mallarmé ne goûte guère la vie.et poursuit son Idéal de Beauté qui ne peut se trouver que dans le Rêve non dans l'Action, apparît le futur athéiste.  Il publie ce poème paru trois ans plus tard en 1866 au début de dix autres textes dans Le Parnasse Contemporain.


                               Les Fenêtres

                Las du triste Hôpital, et de l'encens fétide
                Qui monte en la blancheur banale des rideaux
                Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide,
                Le moribond sournois y redresse un vieux dos,

                Se traîne et va moins, pour chauffer sa pourriture
                Que pour voir du soleil sur les pierres, coller
                 Les poils blancs et les os de la maigre figure
                Aux fenêtres qu'un beau rayon clair veut hâler,

                 Et la bouche, fiévreuse et d'azur bleu vorace,
                 Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,
                 Une peau virginale et de jadis ! encrasse
                  D'un long baiser amer les tièdes carreaux d'or.

                  Ivre, il vit, oubliant l'horreur des saintes huiles,
                  Les tisanes, l'horloge et le lit infligé,
                  La toux ; et quand le soir saigne parmi les tuiles,
                  Son oeil, à l'horizon de lumière gorgé,

                  Voit des galères d'or, belles comme des cygnes,
                  Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir
                  En berçant l'éclair fauve et riche de leurs lignes
                  Dans un grand nonchaloir de souvenirs !

                  Ainsi, pris du dégoût de l'homme à l'âme dure
                  Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits
                   Mangent, et qui s'entête à chercher cette ordure
                   Pour l'offrir à la femme allaitant ses petits

                   Je fuis et je m'accroche à toutes les croisées
                   D'où l'on tourne l'épaule à la vie, et, béni,
                   Dans leur verre, lavé d'éternelles rosées,
                   Que dore le matin chaste de l'Infini

                   Je me mire et me vois ange ! et je meurs, et j'aime
                   - Que la vitre soit l'art, soit la mysticité -
                   A renaître, portant mon rêve en diadème
                   Au ciel antérieur où fleurit la beauté !

                   Mais, hélas ! Ici-bas est maître : sa hantise
                   Vient m'écoeurer parfois jusqu'en cet abri sûr,
                   Et le vomissement impur de la Bêtise
                   Me force à me boucher le nez devant l'azur.

                   Est-il moyen, ô Moi qui connais l'amertume,
                   D'enfoncer le cristal par le monstre insulté
                   Et de m'enfuir, avec mes deux ailes sans plume
                   - Au risque de tomber pendant l'éternité ?

                                                                                                           Stéphane Mallarmé

jeudi 23 février 2012

Intermittence Andréa Camilleri ( roman Italie )

                                             
IntermittenceIntermittence

                           Abandonné Montalbano, éloignée la Sicile, nous voici en Italie plongés dans une aventure qui trouvera son dénouement rapidement, c'est ce qu'espère Mauro de Blasi le directeur général de la Manuelli usine au centre de l'affrontement entre ouvriers qui craignent leur licenciement, et Birolli patron d'Arténia. Un jeu d'écritures, des négociations secrètes, des millions attendus, guère défendus. Fusion d'entreprises, le travail délocalisé en Chine, tout l'univers de l'économie, de l'industrie traité comme une comédie italienne. Il y a la bonne-espionne, l'excellente secrétaire qui tombe malheureusement amoureuse et Marisa jeune, frivole épouse, qui prend des coups et un drame sournois De Blasi est-il victime d'hallucinations ou... " ce fut alors qu'il eut la certitude déchirante de la proximité de sa mort... " Tout cela sous la plume de Camilleri. C'est vif, agaçant, on couche beaucoup, tous les âges se mêlent, scabreux, drôle.




                                         

                                       

mercredi 22 février 2012

le Grelot Andréa Camilleri ( roman Italie )








Le Grelot









Le Grelot

                Le premier jour de février du siècle dernier, le curé de Vigàta appelle les fidèles à l'église
très tôt car il a eu un pressentiment et ce qu'il va leur annoncer ce n'est pas " des charamènes ".
En ce temps là dans ce village très pauvre de bord de mer les pêcheurs louaient leurs enfants de 7 à 14 ans aux propriétaires des mines de souffre. Petits ils circulaient dans d'étroits couloirs, mais ils ressortaient voûtés, malades. Cette année-là l'un d'eux, Giurla, eut la chance de partir dans les hauts pâturages garder de gros troupeaux de chèvres.
Et Camilleri nous promène dans une vie faite de nature, de roches et de lacs, d'orages et de soleil et surtout de silence. L'adolescent Giurla n'est pas sot, il observe, les trayeuses sont bonnes femmes, de plus il lit Lucrèce tant bien que mal, livre trouvé dans la cabane. Quels sentiments poussent une jolie chevrette vers le jeune chevrier ? La solitude a tôt fait de rapprocher le jeune homme de Béba. Il lui livre ses pensées, elle répond " béé... béé... " dort dans le cabanon toute proche à ses côtés. Puis apparaît dans l'histoire une jeune femme fille du propriétaire. Béba boude, Béba est jalouse. Giurla travailleur honnête va vivre un drame, un jour où le vent, l'orage, la pluie emportent tout ce qui se trouve au bord du lac. Roman pastoral, plein de verdeur et de verdure. Le sujet serait scabreux sous certaines plumes il est écrit là dans le langage Camilleri qui propose le 3è volet des Métamorphoses. " ... Les botians se chauchent à coups de cornes... ils peuvent te charger... de collagne..." " ... Le silence de la campagne... riche de cent parfums... des couleurs à revorge..."
Un joli roman pour amoureux du naturel."...Les quatre voyages de Christophe... il a su tracer un chemin sur la mer... il a doublé la surface du monde, il a peuplé l'horizon... " Ainsi parle Bartolomé au terme de sa vie.





































Lettres à Madeleine 11 Apollinaire

                Lettre à Madeleine

                ( après plusieurs lettres toujours pleines de ses sentiments, de quelques confidences - son argent épuisé, sa mère à sa charge son frère parti à Mexico - de son autoportrait " poète fantasque pas buveur pas joueur plus très beau alors qu'il fut un très bel enfant " il informe Madeleine que le courrier sera désormais ouvert et enfin demande la main de la jeune femme à sa mère Madame Pagès  " Aux Armées le 10 août 1915 " signé            brigadier au 38è Rgt d'Artillerie de campagne
                               45è batterie secteur 138 

                                                                                                                 11 août 1915


                  Ma petite fée,
                 
                  J'ai écrit hier à votre maman. -
                  - S i j'ai écrit " fantasque " je n"ai voulu donner à cette épithète que le sens qui procède de fantaisie ; la véritable fantaisie en effet ne vient pas de l'incertitude, ni du changement irraisonné et vous qui êtes une fée, pouvez-vous croire qu'une féerie se développe au hasard ? Mes seuls changements sont dans les nuances comme celles qui animent la gorge d'un pigeon. Au reste, je me suis chanté ainsi

                                             Les jours s'en vont, je demeure
                   Et je ne change oint si on ne me fait pas changer. Entre nous, les liens de l'esprit assureront, bien qu'une telle sûreté soit inutile, les liens du coeur.
                   La vie n'est douloureuse que pour ceux qui se tiennent éloignés de la poésie par quoi il est vrai que nous sommes à l'image de Dieu. La poésie est ( même étymologiquement ) la création. La création, expression sereine de l'intelligence hors du temps est la joie parfaite.
                   L'enfantement seul est douloureux.
                   Le poète doit créer et non pas enfanter. C'est pourquoi les poètes passent souvent pour des paresseux, car ils ne peinent point et c'est leur destinée.
                   C'est ainsi qu'en toutes traverses de bonheur ou autres, j'ai toujours été heureux car la vie même est mon bonheur.
                   Vous êtes ma vie, Madeleine, c'est-à-dire mon bonheur ineffable et cette joie qui ne participe point du temps.
                   Et il ne peut changer celui que la redoutable fuite des heures ne saurait entraîner.
                   Non, il ne faut point voir de tristesse dans mon oeuvre, mais la vie même, avec une constante et consciente volupté de vivre  de connaître de voir, de savoir et d'exprimer.
                   Votre raison, dites-vous, Madeleine, s'accorde parfaitement avec l'amour, moi, c'est un instinct, une fureur prophétique, comme celle dont brûlait la Sibylle, qui m'a poussé vers vous. Pour la fidélité, rien n'est plus fidèle à ses engagements qu'un poète.
                   Et au hasard de l'histoire des lyres, y a-t-il de vie plus dissipée que celle de Racine jusqu'à son mariage ?
                   Et le plus tendre des poètes fut-il moins bon époux d'avoir connu la Champmeslé ?
                   D'ailleurs, Madeleine, je ne pêche point contre vous et je suis absous par votre amour.
                   Je m'attacherai à votre bonheur de toutes mes forces et de toute mon âme...
                   Tristan Bernard m'a envoyé les 15 premiers n° de son Poil civil. Je vous les enverrai un de ces jours. L'esprit qui dicte ce petit pamphlet périodique me plaît assez à cause de la liberté d'esprit qu'il reflète.
Cette liberté d'esprit qui est la plus belle qualité française on ne saurait trop la sauvegarder.
                   Pour nous, soldats du Front la liberté d'écrire ne nous est plus dévolue ; je m'étais d'abord persuadé du peu d'à-propos de cette restriction. Nos lettres envoyées ouvertes sont lues par des officiers censeurs. A la réflexion, je me suis dit que l'art épistolaire allait renaître car chacun s'efforcera d'écrire le mieux qu'il peut, on cherchera des formules nouvelles pour dire ce qu'il faut faire deviner, l'esprit critique qui ayant tant de sujets n'avait plus d'objet va s'exercer le plus finement du monde et notre intelligence aiguisée par la nécessité va redevenir ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être : forte et subtile.
                   Voilà qui est de bon augure pour que la guerre finisse et Paul-Louis Courier qui avait tant d'esprit et de si raisonnable pouvait bien écrire sa Pétition pour des villageois qu'on empêche de danser mais se garderait bien de formuler une Pétition pour les soldats qu'on gêne dans leur correspondance. La mesure est excellente. E sur cette réflexion ma fiancée très chérie je vous donne mon âme...

                                                                                                                                   Gui
                                                                A MADELEINE

                                          Je serre votre souvenir comme un corps véritable
                                       Et ce que mes mains pourraient prendre de votre beauté
                                       Ce que mes mains pourraient en prendre un jour
                                       Aura-t-il plus de réalité ?
                                       Car qui peut prendre la magie du printemps ?
                                       Et ce qu'on peut avoir n'est-il pas moins réel encore
                                       Et plus fugace que le souvenir ?
                                 Et l'âme cependant prend l'âme même de loin
                                 Plus profondément plus complètement encore
                                 Qu'un corps ne peut étreindre un corps.
                                 Mon souvenir vous présente à moi comme le tableau de la création
                                 Se présentait à Dieu le septième jour
                                 Madeleine mon cher ouvrage
Que j'ai fait naître brusquement
         Votre deuxième naissance
Nice les Arcs Toulon Marseille Prunay Wez Thuizy Courmelois
      Beaumont-sur-Vesle
Mourmelon-le-Grand Cuperly Laval S-Jean-sur-Tourbe Le Mesnil
      Hurlus
Perthes-lès-Hurlus Oran Alger
Et j'admire mon ouvrage
Nous sommes l'un à l'autre comme des étoiles très lointaines
Qui s'envoient leur lumière...
vous en souvenez-vous ?
Mon coeur
Allait de porte en porte comme un mendiant
Et vous m'avez fait l'aumône qui m'enrichit à jamais
Quand noircirai-je mes houseaux
Pour la grande cavalcade
Qui me ramènera près de vous ?
Vous m'attendez ayant aux doigts
Des pauvres bagues en aluminium pâle comme l'absence
Et tendre comme le souvenir
Métal de notre amour métal semble à l'aube
Ô Lettres chères lettres
Vous attendez les miennes
Et c'est ma plus chère joie
D'épier dans la grande plaine où s'ouvrent comme le désir les
     tranchées
                                  Blanches les tranchées pâles
D'épier l'arrivée du vaguemestre
Les tourbillons de mouches s'élèvent sur son passage
Celles des ennemis qui voudraient l'empêcher d'arriver
Et vous lisant aussitôt
Je m'embarque avec vous pour un pèlerinage infini
Nous sommes seuls
Et je chante pour vous librement joyeusement
Tandis que seule votre voix pure me répond
Qu'il serait temps que s'élevât cette harmonie
Sur l'océan sanglant de ces pauvres années
Où le jour est atroce où le soleil est la blessure
Par où s'écoule en vain la vie de l'univers
Qu'il serait temps, ma Madeleine, de lever l'ancre !

                                                                                                                                     Gui













                                      



                     


                                                                                                                                                                                                                                     

                                                                                                               

                                                                                                             

lundi 20 février 2012

Sonnets Stéphane Mallarmé


Stéphane Mallarmé
       portrait
  Edouard Manet                  Sonnets

                            
                                                              Le Cantonnier

                                                      Ces cailloux, tu les nivelles
                                                      Et c'est, comme troubadour
                                                      Un cube aussi de cervelles
                                                      Qu'il me faut ouvrir par jour.


                                            
                                              Le Marchand d'Ail et d'Oignons

                                                      L'ennui d'aller en visite
                                                      Avec l'ail nous l'éloignons.
                                                      L'élégie au pleur hésite
                                                      Peu si je fends des oignons.



                                                     La Femme de l'Ouvrier

                                                      La femme, l'enfant, la soupe
                                                      En chemin pour le carrier
                                                      Le complimentent qu'il coupe
                                                      Dans l'us de se marier.



                                                              Le Vitrier

                                                      Le pur soleil qui remise
                                                      Trop d'éclat pour l'y trier
                                                      Ôte ébloui sa chemise
                                                      Sur le dos du vitrier.



                                                      Le Crieur d' Imprimés

                                                      Toujours, n'importe le titre,
                                                      Sans même s'enrhumer au
                                                      Dégel, ce gai siffle-litre
                                                      Crie un premier numéro.



                                                   La Marchande d'Habits

                                                      Le vif oeil dont tu regardes
                                                      Jusques à leur contenu
                                                      Me sépare de mes hardes
                                                      Et comme un dieu je vais nu.



                                                                                                      Stéphane Mallarmé



samedi 18 février 2012

Lettres à Madeleine 10 ( suite ) Apollinaire

               Lettre à Madeleine
                                   
                                                                                                        30 juillet 1915 ( suite )
                                                                              
               ... Mais dans  Alcools, c'est peut-être " Vendémiaire " que je préfère, et j'aime aussi " Le Voyageur ", d'ailleurs j'aime beaucoup mes vers, je les fais en chantant et je me chante souvent le peu dont je me rappelle et c'est bien peu surtout maintenant... je ne me rappelle un vers de " Zone ".
                Puis, j'aime beaucoup mes vers depuis Alcools, il y en a pour un volume au moins et j'aime beaucoup beaucoup " Les Fenêtres " qui a paru à part en tête d'un catalogue du peintre Delaunay. Ils ressortissent à une esthétique toute neuve dont je n'ai plus, depuis, retrouvé les  ressorts; mais dont j'ai avec étonnement  retrouvé l'exposé dans une de vos divines lettres.
                 Voilà toutes mes grandes amours, et ce n'est rien pour mon âge, ne pensez-vous pas Madeleine, ce n'est rien surtout en regard de notre amour si absolu débutant si purement, si tragiquement, si passionnément, ma chérie, ma toute jolie, ma joie divine et ma petite fée.
                  Voilà donc ma confession entière, Madeleine. Vous avez lu, et j'aime aussi ces vers que j'oubliais, mais le Journal d'hier et d'avant-hier me les a rappelés : mes vers, six petites pièces je crois, écrits à la prison de la Santé, en 1911. Vous connaissez l'histoire sans doute. J'avais recueilli en 1911 un garçon intelligent mais fou et sans scrupules - malheureux plutôt que méchant et qui sait ce qu'il est devenu aujourd'hui. - Il avait volé en 1907 au Louvre deux statues hispano-romaines, qu'il avait vendues à Picasso, grand artiste mais sans scrupules aucuns et dont le nom grâce à moi ne fut pas prononcé en cette affaire. J'essayai - nous voilà loin de 1911 et encore en 1907 ou 1908 - de persuader Picasso de rendre ces statues au Louvre, mais ses études esthétiques le pressaient et il en naquit le cubisme. Il me dit qu'il les avait abîmées pour découvrir certains arcanes de l'art antique et barbare à la fois auquel elles ressortissaient. J'avais cependant trouvé le moyen de l'en débarrasser sans qu'il en coûtât à son honneur. Mon ami Louis Lumet, inspecteur des Beaux-Arts à qui j'avais raconté la chose avait pensé s'associer à cette bonne oeuvre en en faisant une amusante prouesse journalistique simulée. On aurait proposé au Matin de montrer au public que les trésors du Louvre étaient mal gardés en volant une statue d'abord - grand fracas - puis une autre - autre grand fracas. L'affaire ainsi ne pouvait avoir de conséquence. Mais Picasso voulait garder ses stature. En 1911, le voleur dont les journaux ont suffisamment dit les aventures pour m'éviter désormais de prononcer son nom, le voleur ou plutôt le héros revint. On parlait beaucoup de L'Hérésiarque et Cie  qui avait eu à la fin de 1910 le plus grand nombre de voix au prix Goncourt et n'échoua - in justement d'ailleurs - au témoignage de Judith Gauthier, Léon Daudet et Elémir Bourges qui avaient voté pour et au témoignage même de Mirbeau, des 2 Rosny et de Paul Margueritte qui ne lurent le livre qu'après le vote, ils l'ont dit souvent à Elémir Bourges qui était le parrain du livre et le seul artiste sans aucun doute de cette Académie. Celui qui eut le prix à ma place a été tué il n'y a pas longtemps : Louis Pergaud avec un livre intitulé De Goupil à Margot, tâchez de lire les deux livre et me dire ce qu'en pensez. C'est là-dessus donc que le héros des statues revint me voir, il arrivait d'Amérique plein d'argent qu'il perdit aux courses et sans le sou revola une statue. C'est alors que pour sauver ce pauvre hère je le recueillis, tâchai de lui faire rendre la statue, mais rien n'y fit je dus le mettre à la porte avec la statue. Quelques jours après on vola la Joconde. Je pensai comme le pensa la police que c'était lui le voleur. Bref, il ne l'était pas mais vendit sa statue à Paris-Journal qui la restitua au Louvre. J'allais voir Picasso pour lui dire combien son geste avait été malheureux et les risques qu'il courait. Voilà un homme affolé qui me dit m'avoir menti, les statues étaient intactes. Je luis dis d'aller les rendre sous le sceau du secret à Paris-Journal ce qu'il fit. Grand scandale ! Le malheureux voleur vient me voir et me supplie de le sauver. Je l'embarque de Lyon avec quelque argent pour compléter le viatique qu'il avait tiré de Paris-Journal. Là-dessus on m'arrête pensant que je savais où était la Joconde puis que j'avais eu un " secrétaire " qui volait des statues au Louvre. Je reconnais avoir eu le " secrétaire " mais refuse de le livrer, on me cuisine, on menace de perquisitionner chez tous les miens. Enfin situation à la fois crevante et terrible. Finalement pour éviter des ennuis à mon amie, à ma mères, à mon frère, je suis obligé de dire non pas le rôle de Picasso mais qu'on l'avait abusé et que les antiquités qu'il avait achetées, il ne savait pas qu'elles venaient du Louvre.
                 Le lendemain confrontation avec mon ami, qui nie savoir rien de cette affaire, je me croyais perdu, mais le juge d'instruction voyant bien que je n'avais rien fait que j'étais simplement victime de la police à qui je n'avais pas voulu livrer le fugitif, m'autorisa à interroger le témoin et me servant de la maïeutique chère à Socrate je forçai vite Picasso à avouer que tout ce que j'avais dit était vrai, j'eus un non-lieu et son nom à lui ne fut même pas prononcé. L'affaire fit à l'époque un bruit énorme, tous les journaux donnèrent mon portrait. Mais je me serais bien passé de cette publicité. Car si je fus passionnément défendu par la plupart des journaux, je fus dans le début attaqué et parfois ignoblement par les antisémites qui ne peuvent se figurer qu'un Polonais ne soit pas juif. Léon Daudet alla jusqu'à nier avoir voté pour moi au prix Goncourt, ce qui révolta le noble père bourges qui alla à ce moment jusqu'à donner 2 interviews en un jour dans les journaux, lui qui obstinément n(avait jamais voulu donner d'interview sur aucun sujet.
                 Voilà donc cette histoire à la fois singulière, incroyable, tragique et plaisante qui fait que j'ai été la seule personne arrêtée en France à propos du vol de la Joconde. Et la police fit d'ailleurs tout ce qu'elle put pour justifier son acte elle cuisina ma concierge les voisins, demandant si je recevais des petite filles, des petits garçons que sais-je encore et si mes moeurs avaient été le moindrement douteuses on ne m'aurait point lâché, l'honneur de la corporation étant en jeu. C'est alors que je connus le mot de celui qui disait que si on l'accusait d'avoir volé les cloches de N-D il s'empresserait de prendre la fuite.
                 * J'ajoute qu'on ne me fit pas d'excuse mais que la plupart des journaux me citèrent comme un exemple d'hospitalité. J'ajoute encore l'épilogue de l'affaire : le Héros fut arrêté au Caire à la fin de 1913 et les tribunaux l'acquittèrent. Ce dont je fus heureux car le pauvre garçon était un fou plutôt qu'un malfaiteur, ils ont pensé comme j'avais pensé moi-même. *
              Voilà l'histoire des six petits poèmes écrits à la Santé et ce sont d'ailleurs là tous les éclaircissements biographique que comporte Alcools.
                Je vous ai dit que " Vendémiaire " était mon poème préféré d'Alcools. J'y songe, le plus nouveau et le plus lyrique, le plus profond ce sont ces " Fiançailles " dédiées à Picasso dont j'admire l'art sublime et qui vous concernent tout à fait, vous, Madeleine, car nulle femme n'a été l'objet de ce poème-là sinon vous-même qui deviez venir et nul doute qu'avec " Le Brasier ", il ne soit mon meilleur poème sinon le plus immédiatement accessible.
                 Pour le demeurant, nous nous aimons tant que vous avez pardonné mes scandales. Ma vie de poète est une des plus singulières sans doute, mais le destin m'a toujours entouré de tant de troubles qui me plaisent infiniment après tout que je suis une des plus grandes joies de l'humanité, j'ai conscience de cela et ce que j'aime le mieux c'est de vous avoir rencontrée, vous que je cherchais, le cerveau sororal du mien, la plus grande beauté, la plus tendre obéissance attentive, ce qui m'a toujours manqué, vous Madeleine, pour m'aimer dans une paix lyrique loin des fausses amours et des rumeurs malsaines loin aussi de cette guerre qui s'éternise et sur laquelle étant soldat je me garderai bien de porter un jugement qui existe cependant en mon for et qui d'ores et déjà est définitif.
                 Lisez donc cette confession écrite à la hâte, mais en en pesant même le désordre de style, puis si vous m'aimez ainsi ( mon image cependant n'est point ici seulement, mais dans tout Alcools , j'écrirai à votre maman.

                 Je ne relis pas ma lettre, elle est trop longue, ma petite fée rétablira les mots sautés, les phrases boiteuses et tout ce qui peut manquer, je baise votre front chéri...

                                                                                                                  Gui

vendredi 17 février 2012

Lettres à Madeleine 10 Apollinaire

      Guillaume Apollinaire - Alcools                                                                                                                                                                    
Alcools couverture Picasso                                                                               30 juillet 1915

                   Ma chère petite fée chérie,

                   Je suis moi-même si bouleversé par vos lettres et par tout ce qui s'est passé qu'il m'a été impossible d'écrire avant ce soir et je le fais avec une passion si joyeuse et si douloureuse à la fois que mes doigts se crispent en vous écrivant.
                    Je réponds avant tout à votre lettre de votre fête où le lendemain vous me buviez en lisant Alcools.
                    J'ai reçu aujourd'hui le vôtre. Intact cette fois et je suis presque heureux que votre fraîcheur se soit la première fois répandue en libation à notre destinée. D'autre part le verre blanc brisé est un très heureux présage et enfin le parfum avait profondément imprégné la boîte et votre fraîcheur se répand encore dans toute ma cellule.
                    Pour ce qui est de ma permission je comptais bien aller la passer, sinon à Oran, du moins à Alger car on a facilement six jours quand on va en Algérie et le jour du débarquement ne comptant pas, si l'on arrive le matin ça fait presque sept jours. Ces dispositions sont relatives à l'Algérie seulement.
                    Notez, Madeleine, que je ne pense pas avoir de permission avant octobre, je dirais plus, janvier ou février. Je suis dans une formation où les permissions sont données de cette façon et il n'y a rien à en dire qu'à s'incliner.
                    Pour ce qui est de mon livre, au début, je préférais que vous ne le lisiez pas avant que je vous l'envoyasse. Mais depuis nos aveux, c'était tout le contraire et je suis bien content qu'au travers de ces pages vous ayez beaucoup lu de ma vie.
                   Je vous ai dit de ne pas être jalouse et comme vous ne l'êtes plus, sachant que vous êtes l'élue à jamais vous pouvez faire toutes les questions avec la liberté que vous jugerez devoir y apporter et j'y répondrai avec la franchise qu'un galant homme doit apporter à ces sortes de confidences, franchise pleine de discrétion, mais franchise sans réticences.
                   Venons(en maintenant au portrait et à la littérature. Le portrait est ressemblant au sens immédiat du mot. Mais cours d'esthétique que je pourrais vous envoyer à ce propos n'est pas de saison. Et il ne reste de cela que votre déception, mon aimée, devant un dessin qui est un chef-d'oeuvre. Déception toute naturelle à qui n'est pas au courant d'un art fort légitime et que l'on goûte aussitôt qu'on en a découvert le sens et la logique.
                  J'ai écrit là-dessus un petit livre intitulé Méditations esthétiques, les peintres cubistes,mais la seconde partie du titre qui aurait dû être un sous-titre a été imprimé en beaucoup plus gros caractères que la première et est devenue ainsi le titre ( Paris, Figuière, 1912 ou 1913 (?) mais je ne l'ai pas plus que mes autres livres. L'éditeur est aux Armées, en outre. Je ne sais si on peut ce procurer ce petit ouvrage.
                  Pour ce qui est des poèmes, vous aimez "Zone " dont je vous ai parlé dans une lettre. Je vous expliquerai la genèse de ce poème de fin d'amour... Et puis je puis vous l'expliquer de suite. En 1907 j'ai eu pour une jeune fille qui était peintre un goût esthétique  qui confinait à l'admiration et participe encore de l'admiration  de ce sentiment. Elle m'aimait ou le croyait et je crus ou plutôt m'efforçai de l'aimer , car je ne l'aimais pas alors. Nous n'étions connus en ce temps-là ni l'un ni l'autre et je commençais mes méditations et écrits esthétiques qui devaient avoir une influence en Europe et même ailleurs. Je puis dire que je fis mon possible pour faire partager mon admiration à l'univers. Elle voulait que nous nous mariions, ce que je ne voulus jamais cela dura jusqu'en 1913 où elle ne m'aima plus. C'était fini, mais tant de temps passé ensemble, tant de souvenirs communs, tout cela s'en allant j'en eus une angoisse que je pris pr de l'amour et je souffris jusqu'au moment de la guerre où je connus une femme charmante, passionnée pour le plaisir, vous la vîtes dans le train lors de mon retour de permission quand je vous rencontrai : c'est une charmante et malheureuse jeune femme à qui la vie réservera toujours des douleurs car elle sera toujours un jouet dans la main des hommes rien de plus. . Ce n'est pas par cynisme que je dis cela. Car j'ai été sur le point de l'aimer mais elle pouvait tout au plus chasser ma douleur d'alors et je lui en garde une grande reconnaissance et une amitié éternelle. Rien de plus. Mais son caractère est exquis autant que sa naissance est élevée. Le badinage est fini mais nous nous écrivons sans fadeur. Elle est au front près de son ami le plus sûr, dans les Vosges, lui-même qui sait ce qui est arrivé, m'écrit et ne m'en veut que d'une chose, c'est que l'oaristys n'ait point continué. Il ne sait pas que Madeleine est une fée plus sérieuse.Néanmoins, j'ai pour ma pauvre petite amie royale de Nice  un attachement dont vous ne devez pas être jalouse, car chez les femmes dans les veines desquelles court le sang de Saint-Louis, fussent-elles débauchées, il y a une noblesse qui leur permet l'amitié après la rupture. Et tout cela n'est que gentillesses sans conséquence mais qui n'existent plus, n'auront plus lieu, puisque Madeleine existe seule. Néanmoins, je garde à cette héroïne de la Fronde, une amitié véritable et complète, car elle digne d'amitié, de pitié, de vénération et d'indulgence, parce qu'elle a beaucoup aimé, beaucoup souffert et je voudrais que sa vie fût très douce.
                   Notez que mon amie de tant longtemps et célèbre aujourd'hui entre toutes les femmes peintres et dans le monde entier, s'est mariée l y a un an et demi à peu près avec un hobereau allemand, elle parisienne, qui imposa en partie la mode de ces deux derniers ans et qui, laide mais charmante était arrivée à imposer son type de femme, à tout Paris et là au monde entier, se trouvait à Arcachon dans une villa qu'y possédait son mari au moment de la mobilisation et du fait de son mariage était devenue allemande. Ils sont parvenus à fuit, je ne sais comment et échappant aux camps de concentration sont à Malaga. Son mari que je ne connais pas n'a pas voulu porter les armes contre la France. Elle, Parisienne tragique et exilée, me fait une grande peine. Elle m'a écrit à Nîmes  et ici même. Et ses lettres où il y a encore l'esprit et la fantaisie confinent cependant à une sorte de folie désespérée. Elle m'écrit avec l'assentiment de son mari, d'ailleurs et je me demande quelles doivent être ses pensées à lui quand il lit les lettres qu'elle m'écrit où malgré elle les souvenirs se pressent en foule sous chaque mot.
                    Me voilà donc comme un autre Marius sur les ruines d'une Carthage que sont mes amours défuntes.
                     Pardonnez-les moi, Madeleine ; voilà pour " Zone " et aussi pour l'ensemble de Case d'Armons si jamais je vous l'envoie ; " Le Pont Mirabeau " est aussi la chanson triste de cette longue liaison brisée avec celle qui ayant inspiré " Zone " dessina pour la traduction de la couverture allemande du poème, mon portrait à cheval et de poème-là, elle saisissait bien toute l'amertume en outre au point d'en sangloter et que si ç'avait été possible si elle avait bien connu mon coeur aurait tout renoué. Et cependant elle aura toujours en moi un ami, un admirateur, un défenseur même. Elle le sait et bien des gens le savent à Paris qui m'en ont écrit, rares gens de coeur qui ne lui ont point jeté la pierre.
                   " Aubade " n'est pas un poème à part mais un intermède intercalé dans " La Chanson du mal-aimé " qui datant de 1903 commémore mon premier amour à vingt ans, une Anglaise rencontrée en Allemagne, ça dura un an, nous dumes retourner chacun chez nous, puis nous ne nous écrivîmes plus. Et bien des expressions de ce poème sont trop sévères et injurieuses pour une fille qui ne comprenait rien à moi et qui m'aima puis fut déconcertée d'aimer un poète, être fantasque ; je l'aimais charnellement mais nos esprits étaient loin l'un de l'autre. Elle était fine et gaie cependant. J'en fus jaloux sans raison et par l'absence vivement ressentie, ma poésie qui peint bien cependant mon état d'âme d'alors, poète inconnu au milieu d'autres poètes inconnus, elle loin et ne pouvant venir à Paris. Je fus la voir deux fois à Londres, mais le mariage était impossible et tout s'arrangea par son départ à l'Amérique, mais j'en souffris beaucoup, témoin ce poème où je me croyais mal-aimé, tandis que c'était moi qui aimais mal et aussi " L'Emigrant de Landor Road " qui commémore le même amour, de même que " Cors de chasse " commémore les mêmes souvenirs déchirant que "Zone", " Le Pont Mirabeau" et " Marie " le plus déchirant de tous je crois................. à suivre







jeudi 16 février 2012

Lettres à Madeleine 9 Apollinaire

                       Lettre à Madeleine
                       ( cette lettre suit celles des 15 - 17 et 18 juillet. Le poète se dit las mais très gai ; s'inquiète de leur différence d'âge, elle a 22ans lui 34, puis se rassure. Professeur de lettres elle semble avoir échoué à un examen. Il console. )

                                                                                                        Le 22 juillet 1915

                       Je vous souhaite une bonne fête, ma petite Madeleine, je suis en retard avec vous. Je n'ai pas eu le temps de vous écrire depuis plusieurs jours. Vous aimez dites-vous ce qui est à vous. C'est un sentiment que j'ai aussi. Je suis à vous et vous êtes à moi n'est-ce pas. Ça s'appelle quasi ne faire qu'un et la paix nous prouvera mon obéissante petite fée charmante que c'est ce que nous voulons. Je sais, oui, je sais, ma Madeleine, et vous n'avez pas à être confuse. Je vous adore. J'espère que votre oeil lésé par le simoun va mieux.
                      Moi aussi ma Madeleine, je suis avec vous. Je pense avec vous et en vous - mon coeur est où vous êtes, si vous êtes où je suis et l'un et l'autre avons ainsi un don charmant d'ubiquité qui vaut mieux que tout - Je vous adore. Certes quand vous serez en France, notre correspondance nous parviendra bien plus vite. Nous serons près l'un de l'autre.
                     Je crains toutefois que les 5 mois dont vous parlez ne fassent pas du tout le compte de Bellone et du dieu Mars qui entendent régner bien plus longtemps.
                     Moi aussi je souris en pensant à ce retour, le grand retour aurait dit Nietzsche. Oui soignez-la bien cette Madeleine adorable. Qu'on la retrouve la petite fée mignonne bien dodue et aux bons endroits comme montrent galamment les chères photos qui sont ma joie. Mais même manche à balai, la sorcière gracieuse de ce manche-là me plaira autant et comme elle sera.
                     C' est drôle que vous regardiez le soleil en face, je l'ai fait aussi souvent étant plus jeune et ma vue a baissé depuis. Faut pas.
                     L'Hirondelle a dit la vérité, mon amie exquisément tendre, je vous aime profondément, je pense à vous terriblement. Ma Poppée mon Hermione, n'ayez pas peur d'être romance. Je vous adore sous toutes vos apparences, une fée ne se métamorphose-t-elle pas comme elle veut. - Je vous verrais ici en artilleur que n'en serais pas étonné, mais vous dirais de vous en aller bien vite, car je ne voudrais pas que vous courriez un danger qu'elle qu'il fût - fût-ce celui de mon  amour et je vous l'ai dit je vous aime terriblement ici. Je suis certainement aussi volcanique que vous. Le petit geyser n'attendrait pas longtemps la réponse de son jumeau. J'aime mieux n'en pas parler et je suis encore plus bête que vous ( , ) allez, mon adorée. Rien que le lacet de soie qui vous a touchée m'affole. Tenez, c'est idiot d'être comme ça. Pardonnez-moi. Et croyez bien que je suis réservé quand faut l'être - comme je voudrais vous voir , vos beaux cheveux sur le dos.
                     Comme amis, j'ai tous mes compagnons d'armes. J'ai commencé un roman, mais je n'écris pas tous les jours.
                     Vous direz à la mer que je l'aime parce qu'elle vous a portée et vous portera encore, au ciel que je l'aime aussi parce que je vous ai vue à Sa lumière et vous direz à la petite voyageuse que je l'aime à en mourir s'il le fallait.
                    Écrivez-moi vite beaucoup beaucoup de bêtises. Mais parlez de vous surtout, de vous, du reste je m'en... parfaitement. Vous savez que je ne pense pas avoir une permission avant 8bre. Il part une personne par batterie tous les 2 ou 3 jours. Voilà ! Les brigadiers ont un tour à part ainsi que les sous-off, et pr chacun d'eux, il faut environ 12 mois pr que tous aient eu leur permission.
                   Maintenant pour finir , je vous aime; j'aime vos cheveux sur le dos, j'aime vos seins que révèle le peignoir, l'aime le front, les yeux, la bouche et tout ce qui est à vous, qui est ma Madeleine.

                                                                                                                     Gui        

mercredi 15 février 2012

Le Testament de l'âne Rutebeuf ( fabliau France )

                     

                                                Le Testament de l'âne
                                                      ( XIIIè sc )

                       Qui veut vivre estimé du monde et suivre l'exemple de ceux qui cherchent à faire fortune va rencontrer bien des ennuis. Les médisants ne manquent pas qui, pour un rien, lui cherchent noise , et il est entouré d'envieux. Si bon, si gracieux qu'il soit, s'il en est dix assis chez lui, il y aura six médisants et d'envieux, on en verra neuf. Ces gens-là derrière son dos, ne le prisent pas plus qu'un oeuf ; mais par devant ils lui font fête , chacun l'approuvant de la tête. Si l'on ne reçoit rien de lui, comment ne pas le jalouser quand ceux qui mangent à sa table ne sont ni loyaux ni sincères ? Il ne peut pas en être autrement et c'est la pure vérité.
                                                           
   
                        Je cite l'exemple d'un prêtre, curé d'une bonne paroisse, qui mettait son talent, son zèle à en tirer des revenus. Il avait de l'argent, des robes ; ses greniers regorgeaient de blé qu'il savait vendre au bon moment, attendant, si besoin était, de Pâques à la Saint-Rémi. Et le meilleur de ses amis ne pouvait rien tirer  de lui sinon par contrainte et par force. Il avait un âne au logis comment on n'en vit jamais de tel, qui le servit vingt ans entiers : rares sont pareils serviteurs ! Après l'avoir bien enrichi, la bête mourut de vieillesse ; mais par respect pour sa dépouille, il ne la fit pas écorcher et l'enterra au cimetière.

                        Passons à un autre sujet. L'évêque du diocèse était à l'opposé de son curé : ni avare, ni convoiteux, mais courtois et fort bien appris. Aurait-il été très malade que, voyant venir un ami, il n'aurait pu rester au lit. La compagnie de bons chrétiens pour lui valait les médecins. Tous les jours sa salle était pleine. On le servait de bonne grâce et quoi qu'il pût leur demander, jamais ses gens ne se plaignaient. Il était riche, mais de dettes, car qui trop dépense s'endette. Cet excellent prudhomme un jour avait nombreuse compagnie. On parla de ces riches clercs, de ces prêtres ladres et riches qui n'honorent pas de leurs dons leur évêque ni leur seigneur. Notre curé fut mis en cause : il était riche, celui-là ! On raconta toute sa vie comme on l'aurait lue dans un livre et on lui prêta, c'est l'usage, trois fois plus qu'il ne possédait. " Encore a-t-il fait une
chose qui pourrait lui coûter cher si quelqu'un la faisait connaître, dit l'un pour se faire valoir. - Et qu'a-t-il fait ? dit le prudhomme. - Il a fait pire qu'un Bédouin : il a mis en terre bénite le corps de son âne Beaudouin. - Si la chose est vraie, dit l'évêque, honnis soient les jours de sa vie et que maudit soit son avoir ! Gantier, faites-le comparaître ; j'entendrai le curé répondre aux accusations de Robert. Et je dis, Dieu me vienne en aide, que si le fait est avéré, il devra m'en payer l'amende. - Sire, je veux bien qu'on me pende, si ce que je dis n'est pas vrai. "                                                                
                                                                                                                                                                                                          
                                                                                                        Honoré Daumier
                                                                                                                                                                                          
                                                                                                                                                                                                 
             Le prêtre, cité, se présente au tribunal de son évêque : il risque d'être suspendu. " Félon, traître, ennemi de Dieu, où donc avez-vous mis votre âne ? dit l'évêque. Vous avez fait grande offense à la Sainte Église, telle que jamais on n'en fit. Vous avez enterré votre âne au cimetière des chrétiens. Par sainte Marie l'Egyptienne, si j'ai des preuves de la chose, si j'ai témoin de bonne foi, je vous ferai mettre en prison. A-t-on jamais vu pareil crime ? " Le prêtre répond : " Très doux sire, toute parole se peut dire. Je demande  un jour de délai, car je voudrais prendre conseil en cette affaire, s'il vous plaît ; non que je désire un procès. - Monseigneur, ce n'est pas croyable. " Là-dessus, l'évêque s'en va, et sans avoir envie de rire. Le prêtre, lui, ne s'émeut pas, car il a une bonne amie, il le sait très bien, c'est sa bourse qui, s'il faut payer une amende, ne lui fera jamais défaut.
                       La nuit passée, le terme arriva. Le prêtre revient chez l'évêque avec vingt livres dans sa bourse : argent comptant, de bon aloi ; il ne craint la soif ni la faim. L'évêque, le voyant venir, s'empresse de l'interroger : " Curé, vous avez pris conseil ; et que nous en rapportez-vous ? - Monseigneur, j'ai bien réfléchi. Conseil peut aller sans querelle. Il ne faut pas vous étonner qu'on doive en conseil s'arranger. Je veux décharger ma conscience ; si j'ai mérité pénitence d'argent, de corps, punissez-moi. " L'évêque s'approche, voulant l'entendre de bouche à oreille, et le prêtre lève la tête : il ne tient plus à ses deniers ! sous sa cape il a son argent, n'osant le montrer à personne. A voix basse il dit son affaire : " Sire, quelques mots suffiront. Mon âne a bien longtemps vécu ; j'avais en lui de bons écus. Il m'a servi sans rechigner loyalement vingt ans entiers. Que Dieu me pardonne mes fautes, chaque année il gagnait vingt sous si bien qu'il épargna vingt livres que, pour échapper à l'enfer, il vous laisse par testament. " Et l'évêque dit : " Que Dieu l'aime ; qu'il lui pardonne ses méfaits et les pêchés qu'il a commis.
                                                             
                      Ainsi, vous l'avez entendu, l'évêque a su tirer profit de l'argent  du riche curé ; il lui apprit en même temps à ne pas se montrer avare.

                                                                                      Rutebeuf ( extrait des oeuvres complètes )